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« Mais les communistes, ne mangeaient-ils pas les enfants ? »

Mardi 6 novembre 1962
La lumière irréelle de sept heures du matin souffle sur les vitres et sur les rideaux instables, faisant grincer une fenêtre. Une journée froide, ressemblant à une main qui vient de dehors caresser des joues fiévreuses.
Sur la table, des livres usés affichent leurs reliures abîmées à plusieurs endroits. Si je songe à tous ces mots enchevêtrés les uns sur les autres, formant des tissus aux couleurs les plus variées d’où pointent, inattendues, des réflexions primordiales au centre et à la base de tout… cela provoque en moi une vague nausée, un vertige et, en même temps, un désir de paroles sincères en dehors des labyrinthes de la vie des hommes et des femmes… Je reste au lit jusqu’au dernier instant, enveloppé dans une chaleur ancestrale. Après une courte escapade aux toilettes, je me lave de façon sommaire avant d’avaler le chaud et le froid d’un petit déjeuner rapide. Puis, imprégné de sentiments sombres et têtus, j’affronte la lumière glacée de la rue et ses fantômes.
Avec mon allure engourdie, je suis arrivé à l’entrée de l’école :
— Tout le monde est dehors, ce matin ? demandai-je, interloqué par le climat d’incertitude et de fatalisme qui avait pris le dessus.
— Personne n’est rentré, m’a répondu une camarade très jolie. À l’intérieur, une délégation d’étudiants est en train de discuter avec le directeur !
On parle de grève. Devant la sortie des femmes, beaucoup d’écharpes et paletots traînent avec la fumée de leurs cigarettes. Ma classe au complet est intentionnée à faire grève, même si personne entre nous n’en connaît les motivations… Moi aussi, avec mon interrogation en sciences, presque inévitable, j’ai très peu d’envie d’entrer.
Le matin dessine un mur sans décors et, derrière ce mur, un boulevard de platanes nus. Tout le monde se regroupe devant l’entrée principale. Maintenant, la délégation est sortie, avec une dizaine de mes camarades qui étaient en classe par excès de ponctualité.
— Alfredo ! hurle Tonino Quercia.
— Comment est-il possible ? Vous êtes entrés et sortis, n’est-ce pas ? Et Trentavizi ? Bellobono ?
À sa façon, Tonino reconstruit les évènements :
— Numéro un, nous avons entendu des hurlements ; numéro deux, c’étaient des camarades des classes terminales qui s’adressaient bruyamment au Directeur ; numéro trois, je m’y suis rendu aussi ; numéro quatre, j’ai été témoin d’une situation assez ridicule, avec le directeur affolé derrière ses grosses lunettes qui essayait de calmer les trois porte-parole, tandis que petit à petit la masse des étudiants se rétrécissait : sans attendre la fin du colloque, quelqu’un avait décidé qu’il fallait sortir « immédiatement » ; numéro cinq, on a entamé une fuite précipitée, poursuivis par le pas accéléré d’un des gardiens…
Dans les yeux noirs de Tonino Quercia je perçois un sentiment de grande libération, rien que pour avoir atteint une rue d’asphalte et un ciel qu’on ne pourrait plus bleu.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On fait la grève pour qu’on installe de nouveaux radiateurs ! Notre école est sans chauffage ! s’est écrié un camarade que je n’avais jamais vu, apparemment un redoublant de la classe terminale. Ou alors s’agissait-il d’un « infiltré » de l’université ?

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Fortunato Depero, image empruntée à un tweet de Anne Mortier (@AnneMortier1)

Rangés en colonne sur l’asphalte, ne partageant que la petite gêne du chauffage insuffisant, nous avons enfin marché jusqu’à Palazzo Chigi, siège du Gouvernement, sans écouter ni comprendre les slogans absurdes et incohérents qu’on hurlait à nos côtés.
Cela ne pouvait pas être un jeu innocent. Je commençais à douter quand, depuis la Galleria Colonna, Carlo Imbellone, leader reconnu des communistes « carbonari », a attiré mon attention par un geste éloquent :
— Nitrodi, que fais-tu ? À côté de lui, immanquable, pointait la gueule inspirée de Maurizio Ficcadenti et d’autres camarades de ma classe : Dario Incocciati, Tonino Quercia, Roberto Trentavizi e Mario Colaneri. Au dos de ce dernier, s’était montré, en riant, Vincenzo Bellobono, le dernier à se sauver, lui aussi, du cortège fasciste.
Pour une telle bagatelle, on nous a tous suspendus et, bien sûr, empêchés de rentrer en classe. Le même que dire qu’on nous avait accordé, pendant une journée de réflexion, une sorte d’exil pour que le jour après nous rentrions obéissants et contrits !
Par petits groupes, nous sommes de même revenus au rendez-vous devant l’entrée du Mamiani, où j’ai serré pour la première fois la main à tous ceux qui avaient finalement tout compris. La provocation avait été insupportable : « ils » risquaient de réussir à coller l’étiquette de « fasciste » sur notre lycée ! Cela ne pouvait plus se répéter, et l’heure était venue de s’engager politiquement ! Une décision, celle-ci, qui demeurait depuis longtemps suspendue en l’air, pour moi. Je ne pouvais pas me bercer à l’infini dans mes idéaux, sans rien faire ! À quoi bon se reconnaître en des hommes et des femmes qui peuvent avoir besoin de toi, si tu n’essaies même pas de faire le premier pas ?

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Fortunato Depero, image empruntée à un tweet de Anne Mortier (@AnneMortier1)

Le groupe s’est acheminé, sans qu’il y ait un vrai but, par une allée très peu fréquentée. Les murs d’une caserne incombaient sur le trottoir avec une gueule autoritaire que je n’avais pas noté, avant. Piazza des Quiriti, au bout de la rue, on entendait distinctement le tic-tac de l’eau sur la glace de la fontaine, quand je réussis à m’écarter du troupeau, avant de m’acheminer seul, protégé par mes airs nonchalants de « promeneur sans gêne ».
À l’arrêt du bus 47, j’ai retrouvé Mario, « l’enfant de la salle Colaneri » qui, par un sourire incertain, avait écarquillé les yeux tout en hochant les épaules, avant de me lancer une question très ancienne qui restera sans doute sans réponse :
— Mais les communistes, ne mangeaient-ils pas les enfants ?
Lui aussi avait deviné l’une de mes invincibles incertitudes.

Giovanni Merloni