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Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

Il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche.. (rencontre avec Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod)

Le dernier vendredi 21 septembre, avec grand émoi, j’ai participé à une extraordinaire réunion des Poètes sans frontières, association culturelle et humanitaire à la fois, se déroulant dans un accueillant local auprès du bassin de la Villette dans le 19e arrondissement.
C’était la première fois que Vital Heurtebize animait une rencontre de poètes à Paris après sa démission de l’association des Poètes français dont il a été l’incontournable Président pendant plus que vingt années.
À l’ordre du jour de cette « assemblée d’amis », il y avait la présentation du dernier recueil de poèmes de Jean-Noël Cuénod, chroniqueur judiciaire et grand reporter à la « Tribune de Genève » ainsi qu’écrivain et poète reconnu : « En État d’urgence », sorti en 2017 chez les Éditions de La Nouvelle Pléiade, Grand Prix de poésie des Jeux floraux du Béarn 2017, est un profond et lucide reportage poétique de ce qui s’est passé à Paris — et notamment dans la place de la République qui venait juste d’être transformée et livrée à son rôle de pôle citoyen majeur — dans l’un des moments les plus tragiques de notre histoire récente, marqués chronologiquement par le massacre du Bataclan du 13 novembre 2015 et le début de la Nuit début, quatre mois plus tard, le 31 mars 2016. Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

La présence, à côté de Vital Heurtebize, de Jean-Noël Cuénod, avec son livre juste et dense d’interrogations passionnantes, constituait déjà, en elle-même, la preuve de l’existence d’une profonde affinité, liant ces deux hommes hors du commun, qui allait même au-delà de l’œuvre extraordinaire de chacun d’eux : le même impératif moral et la même conscience face à nos collectivités menacées de régression dans la barbarie :
« La destinée collective et le destin individuel, affirme Jean-Noël Cuénod, se bousculent, se pénètrent… Agir sur ce qui doit être balayé pour faire advenir un monde où l’humain cessera enfin d’être écrasé par le Système cupide ».
« Le poète, dit Vital Heurtebize dans son commentaire au recueil de Cuénod, ne cessera jamais de croire en l’Homme, mais au prix de combien de désillusions ! Une vague d’amour passera toujours et repassera sur nos désespérances, et s’il n’en reste rien “qu’un peu de sel à nos âmes”, remercions-en le poète : il nous a montré la voie de l’honneur. » Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

En fait, la rentrée d’automne des Poètes sans frontières a marqué un tournant. Qu’est-il est arrivé, avant ? Qu’est-ce qu’on s’attend pour le futur ?
On a entendu Vital Heurtebize poser des questions essentielles, voire existentielles, à Jean-Noël Cuénod. On a entendu le poète « invité » exprimer son ressenti sur les événements qui ont bouleversé Paris et la France et demeurent lourdement présents dans notre quotidien de plus en plus hanté d’inquiétudes. On a entendu ce journaliste sensible et honnête développer des analyses, notamment sur la question épineuse de l’état d’urgence et de la Babel des propos contradictoires que nous ont livrés les Nuits debout place de la République…
Ensuite, on a entendu la voix sublime de Claire Dutrey, absorbée et nette, lire un extrait qu’on ne pouvait plus efficace et poétique à la fois :

« … Nuit Debout s’est couchée sans attendre son Grand Soir. Le flot de paroles n’a rien irrigué. Nous sommes toujours aussi secs. Et la place de la République a été nettoyée de tous les signes de la tristesse collective. Peluches, poèmes, fleurs, drapeaux, bougies qui faisaient luire des larmes les visages ne sont plus que détritus emportés par la voirie. Les derniers attentats ont recouvert les premiers d’une épaisse couche de salive et d’images.
L’état d’urgence, lui, reste permanent. Mais c’est d’un autre état et d’une autre urgence qu’il s’agit désormais. L’état d’urgence saisit tout être qui est traversé comme un éclair par la certitude de sa mort à plus ou moins brève échéance. Oh, certes, il se savait mortel, mais ce n’était qu’une idée chassée d’un revers de main comme une mouche inopportune. Et puis, l’éclair est tombé… tout est devenu urgence

La place de la République s’est vidée comme une piscine. Il ne reste que des pigeons sautillants et le reflet des nuages qui fait bouger les flaques. En haut, que se passe-t-il ? »

Jean-Noël Cuénod

Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

Où est-elle la lumière ?
Et les poètes, que sont-ils devenus ?
Est-ce qu’un poète est toujours inspiré par la lumière, voire par l’honnêteté de l’esprit et l’intransigeance de l’âme ?
Dans l’une de ses réponses aux questions de Vital Heurtebize, Jean-Noël Cuénod avait dit aimer les poètes où l’on découvre la lumière. Et voilà que la lumière, synthèse des innombrables couleurs de l’existence, jaillit dans son texte « au ventre » de la vie :

« … Et les fumées du matin
Cachent encore des mystères

Nous respirons la poussière
Comme l’univers aspire
Ses planètes ses soleils
Pour en faire des trous noirs

Au ventre la lumière !
Des astres courent en nous… »

Jean-Noël Cuénod

 Vital Heurtebize et Claire Dutrey vendredi 21 septembre, à Paris

Tous les présents à cette réunion connaissaient les événements traumatiques qui avaient amené Vital Heurtebize à se séparer de sa créature la plus chérie. Oui, bien sûr, la Société des Poètes français existe depuis plus qu’un siècle, désormais. Mais c’est Vital Heurtebize qui l’a remise debout après une période de crise profonde. Cet homme généreux et combatif n’a fait que donner aux autres, se chargeant de toutes les besognes, de façon que l’association vive librement en multipliant ses initiatives en France et ailleurs. Il a d’ailleurs le grand mérite d’avoir cueilli au vol l’occasion d’un don à l’association pour qu’elle s’achète un siège, et c’est donc grâce à lui que depuis des années les Poètes français disposent, dans le quartier de l’Odéon, de cet Espace Mompezat dont des cohues de poètes et d’artistes ont pu profiter pour se rencontrer et se faire connaître.
Vital Heurtebize, voyant s’approcher un âge plus avancé, avait décidé un beau jour de passer le relais de la Présidence de l’association, sans pour autant se dérober à son rôle de guide, à son devoir de présence charismatique…
Tout en faisant partie moi aussi de cette association, je m’en étais éloigné les derniers temps pour une série de raisons personnelles, donc je ne connais pas les circonstances qui ont occasionné, comme on dit, la « conventio ad excludendum » qui a privé la Société des Poètes français de son homme meilleur.
Cependant, la déchirure a été sans doute violente et injuste, si Vital Heurtebize, dans son dernier recueil poétique, « Sur le Parvis du Temple », Éditions de La Nouvelle Pléiade, 2018, a finalement rendu public son effroi :

 .                          Claire Dutrey vendredi 21 septembre, à Paris

« Que sont “mes amis” devenus ?

Tous ces poètes que naguère j’ai connus,
des bruns, des blonds, plus ou moins grands, des gros, des maigres,
qui sont partis et jamais ne sont revenus ?…
Partis sur des propos envers moi plutôt aigres :

Me jetant à la face, un… mot, et s’en allant,
après m’avoir longtemps vénéré comme un maître,
avec mépris, ils m’ont privé de leur talent
que je n’avais pas su, selon eux, reconnaître… »

Vital Heurtebize

Oui, les poètes sont des hommes comme les autres. Et s’ils prêchent plus que les autres les bons sentiments, dont évidemment la fraternité, la solidarité, le respect, ils peuvent être plus que tant d’autres lâches et mesquins. Surtout quand ils sont en troupeau, comme les chiens et les loups, ils peuvent bien arriver à se passer du devoir de reconnaissance envers leurs pères et leurs mères !
Il m’est difficile de croire que des personnes que j’ai connues à l’espace des poètes français ont pu oublier ce que Vital Heurtebize a fait pour tout un chacun ainsi que pour la poésie française. Mais cela est arrivé, et il faut bien en prendre acte…

 .                        Vital Heurtebize vendredi 21 septembre, à Paris

L’avenir

Quand il faut s’arrêter, c’est bien simple, on s’arrête !
On lâche les brancards sans honte ni remords,
car on a su tirer assez loin la charrette
comme le cheval blanc que nous chante Paul Fort.

Sur le bord de la route on pose sa besace,
un maigre baluchon, mais devenu trop lourd,
il se trouvera bien quelqu’un qui le ramasse :
déjà, de toute part, on se presse, on accourt…

Tu verras ton labour dénigré tout de suite,
toi-même relégué parmi les vieux croûtons :
c’est qu’il faut du tableau gommer ta réussite…
N’avais-tu pas écrit naguère, « les gloutons » ?

Ils sont tous là ! prêts à griffer et prêts à mordre :
assoiffés de paraître, affamés de pouvoir,
ils vont sur ton passé répandre leur désordre…
« Le passé ! Circulez ! il n’y a rien à voir ! »

Va ! ne nous montre plus ces sourires moroses :
à quoi bon refuser qu’on te mette au placard ?
Dénigrer, condamner, c’est dans l’ordre des choses :
Les Fleurs de Baudelaire ont toujours leur Pinard.

Détourne ton regard de ce monde putride
pense à ton avenir et ne pense qu’à lui !
Sous ses lauriers ton front n’a pas pris une ride,
l’avenir n’attend pas : pour toi, c’est aujourd’hui.

Vital Heurtebize

Vendredi dernier, l’avenir est arrivé. Vital Heurtebize a retrouvé ses amis poètes les plus fidèles. D’autres reviendront, avec ce même enthousiasme de retrouver en cet homme bon et même trop démocratique leur repère et leur vie même.
Au bout de la rencontre, Claire Dutrey nous a fait cadeau de l’une de ses interprétations les plus spontanées, en nous livrant l’essence magique d’un poème particulièrement « vital » et touchant de Vital Heurtebize, où une « lumière blanche » nous amène l’écho solennel d’un amour extrême, très proche du divin :

La lumière blanche

Au balcon de la nuit, chaque soir, je me penche
et, chaque soir, je suis saisi du même émoi :
Je retrouve aussitôt cette lumière blanche,
et vive, et qui m’attend, et n’est là que pour moi !

Car elle est là, fidèle, à ma vie attachée
comme autour de mon corps une écharpe sans fin
qui me relie à mon existence passée
et m’entraîne vers l’autre inscrite à mon destin.

Et je suis là comme tulipe sur sa tige
que balancent des vents venus de nulle part.
Le vide sidéral me donne le vertige
et le froid perce sur mes haillons de vieillard…

Cette lumière est-elle blanche ? Je l’ignore !
je parle à l’infini ma langue de nabot.
Est-elle vive ? Elle est je crois bien plus encore !
Mais pour le dire, hélas, je n’ai pas d’autre mot.

Mais je sais qu’elle est là, pour moi, sans aucun doute
elle franchit d’un trait les mondes inouïs,
elle trace pour moi, dans l’univers, ma route
vers l’Ultime qui s’ouvre à mes yeux éblouis…

C’est ainsi chaque soir, cette lumière, blanche
et vive, me saisit et m’attache à ses pas :
il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche…
Un soir je partirai mais ne reviendrai pas.

Vital Heurtebize

Claire Dutrey lit Vital Heurtebize (vidéo)

Giovanni Merloni