le portrait inconscient

~ portraits de gens et paysages du monde

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G ou Grégaires en fuite (alphabet renversé de l’été n. 23)

24 mardi Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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alphabet renversé de l'été, portraits d'artistes

g_modifié-2 480

Heureusement, dans le passage de la lettre H à la lettre G, j’ai réussi à me dérober à la brutale alternative
entre
l’Hôpital et la Galère
l’Huis clos et la Grange aux belles
Audrey Hepburn et Juliette Gréco
l’Hockey et le Gymkhana.

Cependant, la possibilité de rencontrer au-delà de la Grille une inquiétante multitude de Géants — comme Garibaldi et Guevara, Gorbaciov et Gandhi, Goya et Giorgione, Goethe et Giordano Bruno, Giacometti et Gerschwin, Genet et Goldoni, Giono et Gide — m’avait tellement Gêné que j’ai décidé de m’adresser d’abord aux Gendarmes, ensuite au Gouvernement.
On m’a proposé une visite à la Gare d’Orsay, aux Galeries La Fayette et à la Géode. Ensuite, on m’a offert une Glace avant d’ouvrir Grand les bras et me proposer, résignés, d’attendre Godot.
Mais, tandis que j’attendais, entouré de Gentilshommes de ma même Génération, très experts en matière de Guerres, de Grands Hommes et de plats Gourmands, un Gouffre s’est creusé sous mes pieds.
Je suis alors rentré dans ma Guinguette où j’ai pu me désaltérer avec plusieurs Gorgées de Glen Grant et hurler librement « ta Gueule » à l’adresse d’un cher ami venu de Groënland. Mais j’ai aussi flanqué une Gifle à Giovanni, le Garçon italien qui m’a répondu « Grazie tante ! » avant de me traîner par les Gencives jusqu’à la première chambre à Gauche.
Une fois dans mon lit je ne réussissais pas a m’endormir, car j’avais l’estomac Gonflé par l’effort de Gérer tous ses personnages en G Grimpant comme de milliers de Gnomes du Genou à la Gorge, tandis que mon corps de plus en plus Gaillard ressemblait à celui de Gulliver à Lilliput.

gulliver a parigi 180

Pour me libérer de ce cauchemar, je songeai d’attaquer ces redoutables espèces de Grenouilles comme avait fait à son époque Luigi Galvani, en les transperçant par d’épouvantables décharges de courant électrique. Galvanisé par mon Geste, je m’adressai à la statue de ce tortionnaire bienfaisant dont Bologne est justement fière, installé juste à côté de la cathédrale de Saint-Petronio. Mais celui-ci fit semblant de ne pas me connaître ou, pour mieux dire, il m’indiqua sournoisement le plafond. « Gutta cavat lapidem… Les Gouttes creusent la pierre ! » me dit-il.
En comptant une à une les Gouttes de l’horrible lustre central, je me suis finalement abandonné à la protection de mes Anges Gardiens, qui s’étaient entre-temps chargés de Gommer, pour un peu, mes Gribouillis mentaux.

garde-corps002 180

Au centre de la nuit, l’urgence de me rendre aux toilettes me fit Goûter le plaisir du vide noir du jardin au-delà du Garde-corps rouillé.
— Tu Gaspilles inutilement ton temps, me dit mon ami Gilles jaillissant de toute sa maigre silhouette derrière une Gloriette blanche Gracieusement illuminée.
D’un coup, j’eus la sensation d’une Galaxie de prénoms en G qu’on ne pouvait pas arrêter.
Où allaient-ils Giuliano et Giuseppe, Giacomo, Giorgio, Gino, Gina, Giusto, Guerrina, Giada, Giovanna, Gabriele, Guido ?
Où allaient-ils Gérard et Geneviève, Guy et Gustave ?
Ce n’est pas la peine d’observer qu’entre eux pourrait bien y être Giacomo Leopardi marchant bras dessus bras dessous avec Giacomo Casanova ; Giorgio Bassani avec Giovanni Pascoli ; Guy de Maupassant avec Gustave Flaubert…

anonimato a turno 740

Anonymat à tour de rôle

M’unissant à ce cortège de Gens illustres, ô combien familiers, je reconnus le centre de Gênes où, petit à petit, au lieu des hommes et des femmes du passé, je vis glisser l’un après l’autre les vélos légers du troupeau du Giro d’Italie. Cela me fit tout de suite souvenir des Grégaires en fuite de Paolo Conte.
J’ai déjà illustré quelque part le Goût de l’anonymat, la Gloutonnerie un peu perverse de la vie en retrait. Avant de m’endormir, avec ces figures des coureurs Grégaires qui tirent la volée aux champions, je me suis souvenus des branches latérales dont me parlait Paolo, mon cousin psychanalyste… En fait, il y a une petite différence entre Grimper en Grommelant pour la conquête d’un Graal invisible et Gagner le prix Goncourt ou le Roland Garros. Sans aucun rapport avec le talent et la force de leur voix il y a des Gens qui naissent vainqueurs du Grand Prix et d’autres Gamins et Gamines qui sont nés pour le refuser.
Plus difficile trouver des Généreux qui soient prêt à lire les bouquins égarés, Gravés parfois avec le sang, une Goutte à la fois.
Mais cela peut arriver. Ainsi se console le Grégaire éreinté qui a fuit le troupeau juste pour se Gratifier en traversant tout seul une redoutable Gorge aux rochers saillants. Sous la pluie battante et Gelée, évidemment.
Pendant la nuit j’ai conté plusieurs troupeaux de cyclistes à la poursuite du Grimpeur ailé, un personnage très célèbre de mes temps : le Luxembourgeois Charlie Gaul. Seul sur l’Aubisque, seul sur le Tourmalet…

G ou la Gifle du hasard
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Le tableau giflé

Avec l’image du coureur Glissant heureux parmi deux parois de Glace je suis plongé dans le vieux placard de mon Grand-père maternel, Alfredo. Parmi la naphtaline et les cintres de bois — ressemblant des Glaives dont je me servais avec mon frère pour combattre jusqu’au dernier sang — il y avait un vieux tableau enroulé, très abîmé par la poussière et l’abandon. Ma mer m’avait dit que c’était l’œuvre d’un frère cadet d’Alfredo s’appelant Roberto, unique artiste auquel je peux remonter dans le vaste arbre Généalogique de ma famille pour retrouver quelqu’un qui m’aurait transmis cette propension… Ce tableau, que j’avais vu trôner au-dessus du buffet dans la salle à manger de mes Grands-parents, avait maintenant une très mauvaise mine. Après, dans le rêve je me Glissai péniblement sur le carrelage noir et blanc. Dans la chambre au fond il y avait une Grande agitation. Mon Grand-père était tombé du lit et ses trois filles, le voyant tout courbaturé mais sain, essayaient de se moquer un peu de lui en lui demandant les circonstances de sa chute.
— J’ai eu un litige avec Roberto, répondit Alfredo avec un regard excité. Je lui ai donné une Gifle… Et suis fini à terre !
Je me demande aujourd’hui s’il y avait de la jalousie ou de l’envie de la part de ce très sérieux professeur de mathématiques et ce peintre aux couleurs obscures des paysages de Léonard qui avait eu peut-être, au contraire de son frère, une vie précaire et malheureuse. Ou alors c’était l’amour de leur mère qui les divisait, ou une femme… Pourquoi pas ?
Car une Gifle est toujours une Gifle. C’est une chose qu’on devrait Garder juste pour les bonnes occasions…
En me réveillant dans mon abri parisien j’ai regardé longuement le tableau de l’oncle Roberto que ma femme avait voulu restaurer. Maintenant, ressuscité, il me semble Cendrillon dans les habits de la fête. Il suffit d’un seul rayon de soleil, qui réussit parfois à se faufiler parmi les immeubles de la cour. Quand il effleure le tableau, celui-ci devient un endroit réel. Je reste enchanté à observer ces rives, le maquis, les arbres, le mouvement sinueux que fait le Garigliano, Glorieux fleuve de la Campania…
Je n’accuse pas mon Grand-Père adoré qui me portait à cheval sur ses genoux se réjouissant toujours de mes dessins de soldats sur les collines et des contes que je m’inventais pour lui faire plaisir. Ce fut peut-être la première personne avec laquelle je m’ouvrisse librement, la première autorité bienveillante (et patiente) qui m’encouragea à raisonner.
Mais, combien de gifles à-t-il adressé à cette branche latérale de l’arbre familial ?
Si l’on devait accrocher aux murs tout ceux qui ont été fauchés par une gifle réelle ou symbolique, on aurait besoin de la Muraille chinoise. Mais ce serait le Mur des larmes, une chose qui évoquerait moins la vie que la mort.

G ou Galerie des Poètes,
échos d’une exposition en cours :
Trois Jeunes peintres ukrainiens à Paris.

000a_les trois peintres 740 Alexandre Dmitriev, Suleiman Kadyr-Ali et Ouliana Ivanova
Société des Poètes Français, Espace Mompezat
16, rue Monsieur le Prince, 75006 Paris

Vendredi dernier, dans les locaux de la Société des Poètes Français j’ai participé comme spectateur à l’installation d’une exposition très intéressante, concernant trois jeunes peintres venant de l’Ukraine. Dans le peu de mots que j’en dirai, on comprendra bien la raison de l’insertion de cet évènement au beau milieu d’une de mes lettres biaises et farfelues.

D’abord, je suis sorti particulièrement ému de cette expérience en raison de la grande simplicité des rapports réciproques entre les Poètes Français, faisant partie de la plus ancienne et noble association de poésie de Paris, et le groupe d’artistes venant d’une ville située en Crimée sur les rives de la mer Noire : Simféropol. Dans la même région de l’immense Ukraine on nous a évoqué les noms d’Yalta et de Sébastopol, la première très connue pour des raisons éminemment politiques, la deuxième pour le siège franco-anglais de 1854-1855, dont il nous reste à Paris le nom d’un boulevard très connu.

À la tête de la « délégation », la professeure Nadège Lessova-Yuzefovich de l’Alliance française de Simféropol. Les jeunes peintres — Alexandre Dmitriev, Suleiman Kadyr-Ali et Ouliana Ivanova — ont fréquenté tous les trois l’Académie Nationale des Beaux Arts et d’Architecture de Kiev en Ukraine, l’ancien « état cosaque », dont on cherche encore de traces dans plusieurs endroits d’Europe.

On dirait que c’est normal. Il y a toujours des échanges culturels entre les pays d’Europe et du monde entier et Paris est souvent au centre de ces échanges dans le rôle de promoteur, d’hôte accueillant. Ce n’est évidemment pas la première fois que Paris et la France découvrent des trésors d’art venant de loin.

On dirait que pour rejoindre la Crimée il ne faut que trois heures d’avion. Pourtant le déplacement n’est pas évident. Si d’un côté les Français ne sont pas de grands connaisseurs des beautés sauvages et culturelles de la Crimée ou d’autres endroits et villes d’Ukraine, comme Kiev et Odessa, les Ukrainiens, quant à eux, n’ont pas l’habitude ni souvent la possibilité de visiter Paris ou de venir en France pour faire connaitre leur culture.

au travail 740

Je veux commencer mon petit récit-commentaire avec les premiers moments de cette rencontre avec ces trois artistes, eux aussi, peut-être, des « grégaires en fuite », comme la plupart des artistes. D’abord, à cause du manque provisoire d’une langue d’échange basée sur les mots et les gestes, on était au mutisme. Ensuite, au fur et à mesure que la préparation de l’exposition avançait, avec le désemballage des tableaux et la révélation des tableaux mêmes, le dialogue a commencé et a vite trouvé son rythme.
Et voilà l’incroyable surprise : depuis un territoire assez éloigné, trois jeunes amènent à Paris un monde extrêmement familier. Je ne dirais pas un déjà vu, mais plutôt une nouvelle interprétation, dans leur contexte, de certains exemples et modèles incontournables. À travers leurs tableaux nous ne voyons que des petites nuances qui nous font arriver de temps en temps des émotions inattendues.
On pourrait appeler cela « peinture du commencement et de l’élan poétique ». D’abord le commencement vis-à-vis de l’expression picturale, où le choix des maîtres se fixe sur certains artistes de la belle époque, dont les impressionnistes, évidemment et en particulier, Edgar Degas… Ensuite, le nouveau commencement de l’après-Seconde Guerre, avec le choix de La vie en rose — chanson créée par Édith Piaf en 1947 — qui semble transparaître dans certains tableaux ici exposés.
Dans ces tableaux on retrouve d’ailleurs un esprit et une recherche commune : « la redécouverte de l’âme ». Face à la « tabula rasa » d’identités plusieurs fois niées ou carrément effacés par un siècle implacable, quel est notre point de repère ?
On dirait que le trio de peintres remonte consciemment au 1889, c’est-à-dire cent ans avant l’écroulement du mur de Berlin avec pour conséquence la fin de l’Union Soviétique et la naissance d’une nouvelle galaxie des nations russes.
Les trois peintres, jeunes et modernes, se servant de l’acrylique d’une façon qui ne fait pas regretter ni les huiles ni les pastels et les aquarelles d’il y a 130 ans, remontent résolument à la période de la Belle Époque, en Europe et surtout en France… N’oublions pas combien la langue française était présente dans Guerre et Paix de Tolstoj (roman qui acheva sa publication en 1869) et dans la plupart des romans russes d’avant la Première Guerre.
On voit cela en observant la presque totalité des tableaux ici exposés, où l’évocation de la Belle époque est particulièrement évidente.

001_la dame au petit chien 180

La Dame au petit chien est un film Soviétique en NB réalisé par Iossif Kheifitz, sorti en 1960 qui fut présenté au Festival de Cannes, tiré de la nouvelle éponyme d’Anton Tchekhov de 1889, situé à Yalta, sur la mer Noire.

002_nu 180

Un nu sereinement étendu au centre d’une chambre dont chaque particulier assume une importance particulière… Renvoyant à Velasquez plutôt qu’à Goya… Renvoyant, plutôt qu’à Modigliani, à Edgar Degas et aux nus que celui-ci avait peints à la même époque où Tchekhov écrivait la Dame au Chien…

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Paysages de la Crimée qu’on devine splendide, avec des nuances de sable et de couleurs pâles de la mer se trouvant à la même latitude ne notre Côte d’Azur…

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Gogol, le grand écrivain qui nous regarde, inspiré et pensif, depuis un autre siècle.

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Le portrait d’un couple d’antan, assis sur des fauteuils hautains dans un coin très élégant d’un atelier d’un peintre qui donne autant de valeur au portrait fidèle des deux personnages assis qu’à la mise en scène de cette ambiance du passé.

En plus de quelques natures mortes évoquant Cézanne ou Matisse, ou les fleurs jaunes de Van Gogh, on observe juste quelques petites ouvertures, pour le moment, envers la peinture abstraite et les nombreuses expériences qui se sont développées en Europe après la Première Guerre. Aucun clin d’œil, pour le moment, au constructivisme russe de l’époque de la révolution dont je rappellerais ici le nom de Tatlin ni au futurisme d’El Lissitzky qui a vu ici à Paris les preuves incontournables de Natalia Gonciarova et Vladimir Larionov.

Dans ce groupe marchant en contre-tendance vis-à-vis des modes contemporaines, il y a donc une précise volonté que je n’appellerais pas « retour à l’ordre » ni « assomption » de énièmes formes de récupération du passé en clé moderne. Ils repartent de là, de cette Belle Époque qui a été aussi un moment de grande rupture où le langage des peintres a eu un rôle sans précédent dans l’histoire des nations et de leur civilisation.
L’idéologisation de la peinture — d’un côté l’art abstrait, de l’autre l’art figuratif, pour faire une banale simplification — ont amené une rupture parfois déchirante et dramatique dans la vie de beaucoup de peintres, coupant net la continuité du procès d’émulation et d’assimilation du savoir-faire dans les arts plastiques.
Et je me trouve d’accord avec Alexandre, Suleiman et Ouliana, venus ici à Paris à la primordiale source de leur inspiration. Je partage absolument leur besoin de se relier aux mouvements picturaux de la Belle époque, non seulement en raison de leur merveilleuse exploitation de la figure humaine et du paysage , mais aussi, surtout, parce que ces formes d’art gardaient encore des liens robustes avec l’art des grands maîtres du passé.
Ils évolueront bien sûr et peut-être changeront, en devenant de plus en plus témoins de notre temps complexes et difficiles. Pourtant ils seront partis d’une base solide, qui correspond d’ailleurs à leur vision passionnée et sentimentale de la réalité de l’homme et de la femme.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 24 septembre 2013

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H ou Héroïquement (alphabet renversé de l’été n. 22)

22 dimanche Sep 2013

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alphabet renversé de l'été, portraits d'écrivains, Valère Staraselski

H sur fontainebleau 480

Io Ho abitato a Roma — J’ai Habité à Rome
Tu Hai una invidiabile abilità manuale — Tu as des enviables Habiletés manuelles
Egli Ha  un certo senso della gerarchia — Il a un certain sens de la Hiérarchie
Horizon
Himalaya
Homère
Horace
Henri IV
Hugo
Hollywood
Hidalgo
Homme
Humanité…

Hélas ! Depuis ce dernier mot, Humanité, je ne réussis plus à avancer… Est-il possible qu’un alphabet puisse gâter l’Humeur ?
Pardonnez-moi, oui ! Même un alphabet renversé peut déclencher un renversement, plus ou moins sensible et grave. D’abord, le choix d’une telle contrainte n’a pas les mêmes conséquences que celui de la rime ou du mètre réglant le flux des vers. Cela ressemble plutôt au choix d’un titre pour un texte quelconque, décidé bien avant d’exploiter le thème évoqué. Parfois, on se borne à formuler des titres splendides, comme il arrivait à Charles Baudelaire, sans jamais trouver le juste élan ou le juste esprit pour les remplir d’images et d’événements également beaux : « Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui même une jouissance suffisante ? » (cf. Giovanni Macchia  sur Beaudelaire, dans « Ja suis un esprit à projets« , page 1252 Ritratti, personaggi, Fantasmi, I Meridiani, Mondadori, 1997). Le titre original ou farfelu nous attend au passage, menaçant et terrible, comme cette idée de l’alphabet…
Ensuite, petit à petit, tandis que l’été se brûle et l’automne s’installe, cet alphabet, qui avait tant Héroïquement démarré, s’effiloche comme Les feuilles mortes de Juliette Gréco. Et la contrainte devient diabolique. En principe, on pourrait s’adonner, en toute liberté, à chaque fois, aux suggestions momentanées de la fantaisie et de la mémoire. En réalité, dans cette opportunité alphabétique librement assumée, il peut y avoir une sorte d’inexorabilité.
 Car, en fin de compte, cette idée de l’alphabet renversé — et inconscient — peut se révéler bel et bien comme un escamotage aidant son inventeur à être acquitté ou blanchi par le tribunal du web.
Un tribunal hypothétique, dirait quelqu’un, moins redoutable que celui dont parle Kafka dans Le Procès. Pourtant j’en perçois parfois les échos, comme des chuchotements presque imperceptibles qui frôlent l’écran de mon ordinateur ou voltigent perplexes au-dessus de la corbeille virtuelle. Difficiles à atteindre, comme des ombres ayant des silhouettes quasiment humaines. Ce n’est que mon ombre à moi, diriez vous, que le réflexe de ma voix. En fait c’est justement ma propre voix qui me dérange.
Je pourrais m’écarter de tout cela, me dérober avec un simple déclic, comme j’avais déjà fait, il y a longtemps, en éteignant la télévision. Je pourrais me refuser de continuer à me soumettre au flux inexorable de paroles et d’images dures à maîtriser, s’accumulant l’une sur l’autre comme autant de cadavres ou de gestes intimes ou de rires souvent vulgaires. Mais…
J’arrête ici.
Je ne suis pas le seul à vivre ce défi avec le web, cette inquiétante contiguïté avec les innombrables voix du monde, dans une alternance de confiance et de peur, de délire enthousiaste et de sombre pessimisme.
Donc, je m’arrête à la mauvaise Humeur d’aujourd’hui, à l’état Hargneux dans lequel je frôle pourtant l’envie de me cloîtrer dans un Huis clos, bordé de Haies sombres.
J’arrête parce que je n’aime pas trop me vautrer dans le refus, dans les sentiments contradictoires de l’Honneur perdu ou raté ni surtout de la Honte.
 Honte de quoi, d’ailleurs ? Mon fils Paolo émerveilla un jour tout le monde en nous reprochant de glisser facilement dans un sentiment de culpabilité qui n’était pas catholique ni dicté par une autre religion quelconque. Un sentiment que seulement une religion excessivement rigide ou une fausse superstition aurait dû nous inculquer.
Je suis d’accord, mais au fond, je crois que la religion, dans ses formes extrêmes ou hypocrites d’intolérance et de nivèlement des consciences, ne fait que profiter des maux profonds, ancestraux, qui se déclenchent spontanément depuis toujours entre tout Homme et tout regroupement Humain.
Le réflexe le plus immédiat est celui de fuir (suivant la pulsion même de fuir, comme dirait Guillaume Vissac). 
Sinon on part à l’attaque, Héroïquement, suivant une pulsion opposée, presque amoureuse, celle du combat sans répit, jusqu’à la mort :
Dulce et decorum est pro patria mori
« Il est doux et glorieux de mourir pour sa patrie » (Horace)

002_cavaliere nel fiume Iphoto NB 180 L’Adieu aux Rois de Valère Staraselski

En 1794, lorsqu’on sortit de son tombeau le cadavre d’Henri IV, presque 184 années s’étaient écoulées depuis sa mort violente. Ce fut une page sombre de l’Histoire française et de la Révolution aussi, ce lynchage des corps des Rois morts auquel nombre de Français participèrent avec tous leurs sentiments.
Maintenant, je suis en train de lire L’adieu aux Rois, ce passionnant roman de Valère Staraselski qui — tout en décrivant le lieu, l’incontournable basilique de Saint-Denis, juste en dehors des portes de Paris et les menues circonstances de cette honteuse tuerie des morts — reconstruit fidèlement les derniers six mois de vie de Maximilien Robespierre. Celui-ci fut un personnage unique et sans doute un point d’ancrage primordial pour les chefs de la Révolution.
Comme l’auteur a illustré dans la présentation du livre au café de la Mairie de Saint-Sulpice le dernier 10 septembre, il n’y a pas de rue Robespierre à Paris. Ce pilier de l’Histoire de la France ayant eu de millions d’admirateurs partout dans le monde fut considéré après sa mort comme le principal responsable de la Terreur. Mais, de l’analyse fouillée de tous les documents disponibles, quiconque peut vérifier que Robespierre n’avait jamais partagé l’idée de la Révolution permanente ni surtout l’utilisation de la guillotine pour régler les rapports de force dans le Comité de salut publique.

valère s 180.Quant à moi, je partage absolument deux choses que Staraselski a déclaré ce mardi soir : la première, très importante aujourd’hui, selon laquelle les partis de la gauche ne devraient pas passer à côté des valeurs fondantes de la nation Française. Sans négliger l’importance de l’ouverture européenne et de la possibilité, un jour, d’un monde sans frontières, il ne faut pas oublier l’identité d’une nation, sa spécificité, sa civilisation. En défendant sa propre culture, on rend un service meilleur à la collectivité internationale. La seconde chose est très simple et originale en même temps : dans une société qui connait de moins en moins son Histoire, il fait travailler pour la faire comprendre et partager telle une donnée indispensable du présent. Valère Staraselski, auteur d’importantes études sur Louis Aragon, soutient qu’on peut raconter l’Histoire dans un roman aussi bien et même mieux que dans un essai classique. Je pense tout de suite aux Misérables et à Quatre-vingt-treize et n’hésite pas à lui donner raison.
Ayant appris que Robespierre avait fort condamné cet assaut sauvage aux tombeaux des rois, je me permets d’extraire de l’Humus de ce livre — parfaitement calé dans l’esprit et dans la langue de ce temps évoqué — la description de l’ouverture du premier cercueil royal, celui d’Henri IV :

adieu aux rois 180

« Tout d’abord, on a commencé par tirer le bon roi Henri IV, mort le 14 mai 1610 à l’âge de 57 ans, ainsi que l’annonçait la plaque de cuivre sur son cercueil. La première enveloppe de chêne a été fracassée avec un ciseau et un marteau. L’étrange bruit mat que cela faisait ne m’a pas quitté et résonne dans mon crâne. Le bois écorché, déchiré, éventré… Tout cela a paru aller très vite. On voyait bien à leur mine que le cœur des uns et des autres battait la breloque.
Chacun à sa manière, vivait avec intensité ce moment, empli d’un reste de respect sacré et se demandant forcément en même temps quels avaient été les ravages de la mort pendant les deux siècles qui venaient de s’écouler.
Un des ouvriers, il avait le bras presque nu, a osé. Il a avancé la main et soulevé avec précaution le suaire blanc encore intact. Et le corps du roi est apparu, étonnamment conservé, avec sa barbe presque blanche, les traits de son visage à peine altérés, parfaitement reconnaissable. Il semblait dormir et devoir s’éveiller d’un moment à l’autre. Pour ma part, j’ai cru que mon cœur, à force de cogner, allait éclater. Mon sang s’était glacé. Autour de moi, le trouble, le malaise étaient palpables. Il était impossible de détacher son regard de la figure du roi. »
Valère Staraselski, L’adieu aux rois, Paris, janvier 1794, pages 100-101. Le Cherche midi, roman, 2013

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 22 septembre 2013

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I ou Île verdoyante (alphabet renversé de l’été n. 21) III/III

20 vendredi Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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alphabet renversé de l'été

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Il y a juste 143 ans, le matin du 20 septembre 1870 vers 9 heures, l’artillerie de l’armée italienne, dirigée par le général Raffaele Cadorna ouvre une brèche d’une trentaine de mètres dans le remparts nord-est de Rome, à proximité de la Porta Pia, ce qui permet à deux bataillons, un d’infanterie, l’autre de Bersaglieri, d’occuper la ville. Par hasard, 75 ans après cette héroïque journée, je suis né juste au-delà de la brèche, dans un des premiers quartiers bâtis par les Piémontais, glorieux et contradictoires artifex de la transformation de Rome en capitale de l’Italie.
Je ne me considère pas un homme âgé. Du moins pas encore. Et pourtant ma naissance sans poids ni mérite se situe presque à mi-chemin de ces 143 ans de pleine unité territoriale. Donc, cela exprime très efficacement, à mon avis, combien l’Italie est jeune, très jeune.
Cela autorisera peut-être certaines historiens à chercher les plus grandes fautes et retards de ce pays, accumulés au cours de ces 143 ans, dans le manque de temps et dans la hâte, parfois convulsive, de faire.
Ayant vécu la plupart de ma vie au milieu de ce tourbillon, toujours avec le rêve d’une île verdoyante de bien-être et tranquillité au milieu de la tempête, je peux dire qu’on n’a pas eu vraiment le conscience de la rapidité brûlante par laquelle certaines conquêtes économiques, sociales et politiques avaient été réalisées. On ne réfléchissait pas combien le Risorgimento était encore proche de nous, tandis que deux guerres mondiales, ne faisant qu’un avec les vingt ans du régime fasciste, s’étaient déroulées vite, l’une après l’autre. On n’évaluait pas non plus l’importance de l’héritage que nous consignaient ces expériences intenses et prodigieuses de la Résistance et de la Libération, vécues en première personne et transférées à nous par une multitude de survécus de la génération de nos pères et oncles : leur élan de justice et de liberté voulait se projeter en avant, pour construire un futur plus rassurant pour tous, une démocratie plus solide.
Maintenant, depuis mon Îlot parisien, beaucoup de faits m’échappent, je ne peux plus saisir le quotidien de ma patrie vaguement lointaine. Et pourtant je vois bien, depuis cet observatoire, dans le cœur et dans l’esprit de ce peuple désormais orphelin de la plupart de ces hommes généreux et honnêtes, un sentiment d’incertitude et de déception face à une crise sans précédents.

la breccia di porta pia 180

Chacun doit respecter l’Histoire de sa patrie et ne cesser de l’étudier, d’y fouiller dedans à la recherche des raisons primordiales de la presque totalité des destins individuels de ses enfants. Suivant ces analyses Indispensables, on croise souvent la question de l’émigration et de l’exil. Depuis toujours et particulièrement dans le siècle dernier, des millions d’Italiens ont abandonné le sol de la patrie pour chercher fortune ailleurs, partout dans le monde. On ne connait pas bien les vicissitudes que nos compatriotes ont dû traverser. En général, selon le lieu commun auquel on veut croire, les Italiens se sont toujours bien débrouillés et beaucoup d’entre eux ont eu de la chance, sinon du véritable succès, dans tous les domaines.
La plupart des émigrés italiens se sont installés définitivement à l’étranger devenant « ancêtres italiens » de vastes familles françaises, anglaises, allemandes ou américaines, sans nécessairement transmettre à leurs enfants et petits enfants la même nostalgie, les mêmes émotions vis-à-vis de leur patrie perdue. Une patrie tout à fait particulière, sinon unique.

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Carlo Goldoni peut bien représenter le prototype de l’Italien Installé à l’étranger. Quelqu’un qui fait presque l’Impossible pour s’Intégrer, s’efforçant à apprendre la langue et se soumettant aux corvées de l’apprentissage d’usages et de points de vue souvent assez différents. Un Italien qui ne s’est jamais considéré comme un apatride, mais, au contraire a toujours défendu son identité et ses habitudes invétérées, même celles qu’il ne supportait plus.

Deuxième séance de l’Interview à Carlo Goldoni chez l’Association des Garibaldiens. 29 et 29 mai 2011 (voir la séance précédente)
Journaliste : Nous pouvons encore visiter des châteaux et des jardins où nous avons la chance de nous plonger dans l’atmosphère de ce XVIIIe siècle qui est le vôtre et que nous tous aimons de façon particulière. Cependant, vous pourriez nous raconter quelques anecdotes, quelques souvenirs à vous…
Goldoni : C’était en 1765. J’étais chargé d’enseigner à des Mesdames de la Cour. Le Roi part ; la famille royale le suit. Le monde reste ; on joue alors comme on veut, tant qu’on veut… J’avais tous les jours mes heures réglées pour travailler avec Mesdames ; je me trouvai un jour sur le passage d’une de mes augustes écolières qui allait se mettre à table. Elle me regarde, et me dit : — À tantôt. Tantosto, en Italien, veut dire immédiatement. Je crois que la Princesse veut prendre sa leçon à la sortie de son diner ; je reste et j’attends aussi patiemment que l’appétit me le permettait, et enfin à quatre heures du soir la première femme de chambre me fait entrer. La Princesse, en ouvrant son livre, me fait la question qu’elle avait l’habitude de me faire presque tous les jours ; elle me demande où j’avais dîné ce jour-là. Aucune part, Madame, lui dis-je. — Comment, dit-elle, n’avez-vous pas dîné ? — Non, Madame. — Êtes-vous malade ? — Non, Madame. — Pourquoi donc n’avez-vous pas dîné ? Parce que Madame m’avait fait l’honneur de me dire, à tantôt. — Ce mot prononcé à deux heures ne veut-il pas dire au moins à quatre heures de l’après-midi ? — Cela se peut, Madame, mais ce même terme signifie, en Italien, tout à l’heure, immédiatement. Voilà la Princesse qui rit, qui ferme son livre, et m’envoie dîner.
J. : Toujours le même problème de la langue…
G. : Il y a des termes français et des termes italiens qui se ressemblent, et dont l’acception est tout à fait différente ; je donnais encore dans des quiproquos, et je puis dire que le peu de français que je sais, je l’ai acquis pendant trois années de mon emploi au service de Mesdames ; elles lisaient les poètes et les prosateurs italiens : je bégayais une mauvaise traduction en Français ; elles la répétaient avec grâce, avec élégance, et le maître apprenait plus qu’il ne pouvait enseigner.
J. : Vous avez donc dû attendre des années avant de faire connaître vos comédies dans la langue française !
G. : J’aspirais à faire quelque chose en français : je voulais prouver à ceux qui ne connaissaient pas l’Italien que j’occupais une place parmi les auteurs dramatiques, et je concevais qu’il fallait tâcher de réussir ou ne pas s’en mêler.
J. : Vous pouviez les traduire.
G. : J’essayai de traduire quelques scènes de mon théâtre : mais les traductions n’ont jamais été de mon goût, et le travail me paraissait même dégoûtant sans l’agrément de l’imagination. Mon traducteur, j’aurais mieux aimé qu’il se donnât plus de liberté dans sa traduction pour la rendre plus lisible et plus supportable en Français ; mais ayant rendu le texte mot pour mot, il est tombé dans l’inconvénient d’une diction triviale et insipide.
J. : Cela c’est douloureux pour quelqu’un qui a consacré sa vie au théâtre, c’est comme être empêché de parler !
G. : Cet ouvrage n’a pas eu de suite ; il ne pouvait pas en avoir ; on ne peut faire connaître le génie de la littérature étrangère que par les pensées, par les images, par l’érudition ; mais il faut rapprocher les phrases et le style du goût de la nation pour laquelle on veut traduire. Il ne faut pas traduire, il faut créer, il faut imaginer, il faut inventer : je n’étais pas encore en état de hasarder une pièce en français, mais je pouvais essayer, tâtonner ; je cherchais des sujets qui puissent me fournir quelques nouveautés, et j’ai cru un jour les avoir trouvés, et je me suis trompé.
J. : On vous a invité à Paris, le pôle du théâtre en Europe à l’époque. Mais vous n’avez pas pu faire aimer vraiment vos chefs d’œuvre.
G. : Je ne veux me plaindre de rien. On m’a gâté. On m’a accueilli. C’est une question qui est au fond des choses, qu’on ne peut surmonter ni par la volonté ni par la bienveillance d’un roi.
J. : On vous gâtait, mais on ne faisait pas trop d’efforts pour vous connaître, quand même !

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G. (s’adressant au public) : J’étais invité à dîner chez une Dame très aimable, mais dont le ménage était mystérieux. J’y vais à deux heures, et je la trouve auprès du feu avec un Monsieur à cheveux longs, qui n’était pas Conseiller au Parlement, ni au Châtelet ou à la Cour des Aides et à la Chambre des Comptes. Il n’était pas non plus Maître de Requêtes ni avocat ou Procureur.
Madame (en s’adressant à Monsieur) : Je vous présente Goldoni.
Monsieur (Fait semblant de vouloir se lever.)
G. : Ne vous dérangez pas !
Monsieur (Reste sans difficulté sur la bergère qu’il occupait.)
Madame : Monsieur, vous devez connaître M. Goldoni de réputation.
Monsieur : N’est-ce pas un auteur italien ?
Madame : Oui, Monsieur, c’est le Molière de l’Italie.
G. : Il faut pardonner l’exagération à une femme honnête et polie.
Monsieur : C’est singulier : est-ce que Monsieur s’appelle Molière aussi ?
Madame (en riant) : Ne vous ai-je pas dit qu’il s’appelait Monsieur Goldoni ?
Monsieur : Eh bien, Madame, y a-t-il de quoi rire ? L’auteur Français ne s’appelait-il pas Poquelin de Molière ; pourquoi un Italien ne pourrait-il pas s’appeler Goldoni de Molière ? (En se retournant vers Goldoni.) Madame a de l’esprit, mais elle est femme, elle veut toujours avoir raison ; mais je la corrigerai.
Madame (d’un ton brusque) : Allons, allons, taisez-vous.
Monsieur (à Madame) : Vous êtes aimable, admirable, divine. (En se retournant vers Goldoni.) Monsieur, vous êtes auteur, vous êtes Italien, vous devez connaître une pièce italienne… Une pièce que je vais vous nommer. C’est… C’est… J’ai oublié le titre… Mais c’est égal. Il y a dans cette comédie un Pantalon… Il y a… un Arlequin… Il y a un Docteur, un Briguelle. Vous devez savoir ce que c’est.
G. : Si Monsieur n’a pas d’autres renseignements à me donner…
Madame : Messieurs, nous sommes servis ; allons dîner.
G. (s’adressant au public) : Monsieur offre son bras à Madame, elle prend le mien.
Monsieur : Vous me refusez, Madame ; je ne vous adore pas moins.
G. (s’adressant au public) : Nous nous mettons à table. Monsieur se place à côté de Madame, et s’empare de la grande cuiller.
Monsieur : Comment, Madame, vous donnez de la soupe au pain à un Italien ?
Madame : Que fallait-il donner à votre avis ?
Monsieur (en servant la soupe) : Du macaroni, du macaroni. Les Italiens ne mangent que du macaroni.
Madame : Vous êtes singulier, Monsieur de la Clo…
Monsieur (à Madame) : Paix !
Madame (un peu fâchée) : Qu’est-ce que cela veut dire, Monsieur ? Vous êtes bien grossier aujourd’hui.
Monsieur : Paix, ma belle ; paix, mon adorable.
G. : Est-ce que je ne pourrais pas savoir le nom de celui avec qui j’ai l’honneur de dîner ?
Monsieur (à Goldoni) : C’est inutile, Monsieur ; je suis ici incognito.
Madame : Qu’appelez-vous incognito, Monsieur de la Cloche ? Vous n’êtes ici ni à l’auberge, ni dans un mauvais lieu. On vient chez moi honnêtement comme partout ailleurs, et j’espère bien que ce sera la dernière fois que vous y mettrez les pieds.
G. (s’adressant au public) : Cette femme qui était très décente et très sensible, mais qui avait malheureusement quelque chose à se reprocher, se crut offensée par le propos du jeune étourdi ; elle fond en larmes ; elle se trouve mal. Sa femme de chambre vient à son secours ; elle la ramène dans l’appartement. Monsieur veut la suivre, on lui ferme la porte au nez. Je quitte la table ; il faisait froid, je vais me chauffer dans le salon. Monsieur, piqué à son tour, se promenait en long et en large, se jetant tantôt sur l’ottomane, tantôt sur les fauteuils et sur les bergères ; c’était un meurtre, de le voir gâter avec sa chevelure des meubles très élégants. Je ne savais quel parti prendre ; je n’avais pas dîné. (S’adressant à Monsieur) : Vous comptez rester ou partir ?
Monsieur : Vous êtes bien heureux, vous autres Italiens ! Vos femmes sont vos esclaves ; nous les gâtons ici, nous avons tort de les flatter, de les ménager.
G. : Monsieur, les femmes sont respectées en Italie comme en France, surtout quand elles sont aimables comme celle-ci. Elle est fâchée.
Monsieur : J’en suis pénétré ; je suis au désespoir…
G. : Ce n’est rien, ce n’est rien, vous la verrez bientôt revenir. (En s’adressant au public) Monsieur va à la porte de la chambre, il frappe, il crie. La porte s’ouvre, c’est la femme de chambre. Ma maîtresse, dit-elle, est couchée, elle ne verra plus personne aujourd’hui. Elle referme la porte, et blesse la main du Robin qui voulait entrer. Il peste, il menace.
Monsieur (se tournant vers Goldoni) : Allons, allons dîner quelque part.
G. (s’adressant au public) : J’en avais besoin autant que lui ; nous sortons ensemble, nous traversons le Palais-Royal. Monsieur voit deux grisettes se promener dans les bosquets ; il veut les suivre, il m’engage d’aller avec lui ; je refuse ; il les suit tout seul ; il me plante là, et je vais dîner chez le Suisse, bien content d’en être débarrassé. Je ne manquai pas de placer cet original sur mes tablettes, non pas pour l’exposer sur la scène ; mais pour remplir quelques vides dans la conversation.

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J. : Vous saviez très bien comment vous tirer d’affaire, avec des gens comme ça. Mais comment auriez-vous réglé votre déception en face d’un homme que vous estimiez ?
G. : Cela m’arriva avec le Père de Famille de M. Diderot, une comédie qui avait eu du succès. On disait à Paris que c’était une imitation de la pièce que j’avais composée sous ce titre, et qui était imprimée. J’allai la voir, et je n’y reconnus aucune ressemblance avec la mienne. C’est vrai que M. Diderot avait donné quelques années auparavant une Comédie intitulée le Fils naturel, que, selon quelqu’un, avait beaucoup de rapport avec mon Vrai Ami. Les unes et les autres paraissaient couler de la même source, et le journaliste avait dit que l’auteur du Fils naturel promettait un Père de Famille, que Goldoni en avait donné un, et qu’on verrait si le hasard les ferait rencontrer de même.
J. : Cela arrivait souvent, à ces temps-là, mais je ne crois pas au plagiat.
G. : Bien sûr. M. Diderot n’avait pas besoin d’aller chercher au-delà des monts des sujets de Comédie, pour se délasser de ses occupations scientifiques. Il donna au bout de trois ans un Père de Famille qui n’avait aucune analogie avec le mien. Mon protagoniste était un homme doux, sage, prudent, dont le caractère et la conduite pouvaient servir d’instruction et d’exemple. Celui de M. Diderot était, au contraire, un homme dur, un père sévère qui ne pardonnait rien, qui donnait sa malédiction à son fils… C’est un de ces êtres malheureux qui existent dans la nature, mais je n’aurais jamais osé l’exposer sur la scène.
J. : Vous avez protesté, quand même ?
G. Pas du tout. Je rendis justice à M. Diderot, je tâchai de désabuser ceux qui croyaient son Père de Famille puisé dans le mien ; mais je ne disais rien sur le Fils naturel. L’auteur était fâché contre le journaliste et contre moi ; il voulait faire éclater son courroux, il voulait le faire tomber sur l’un ou sur l’autre, et me donna la préférence. Il fit imprimer un Discours sur la Poésie dramatique, dans lequel il me traite un peu durement.
J. : Mais qu’a-t-il dit, Diderot ?

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G. : Charles Goldoni, dit-il, a écrit en italien une comédie, ou plutôt une farce en trois Actes… Et dans un autre endroit : Charles Goïdoni a composé une soixantaine de farces… On voit bien que M. Diderot, d’après la considération qu’il avait pour moi et pour mes ouvrages, m’appelait Charles Goldoni, comme on appelle Pierre le Roux dans Rose et Colas. C’est le seul écrivain français qui ne m’ait pas honoré de sa bienveillance.
J. : La meilleure défense est l’attaque !
G. J’étais fâché de voir un homme du plus grand mérite indisposé contre moi. Mon intention n’était pas de me plaindre, mais je voulais le convaincre que je ne méritais pas son indignation. Enfin, ennuyé d’attendre, je forçai sa porte. J’entre un jour chez M. Diderot, escorté par un musicien italien qui était du nombre de ses amis. Nous sommes annoncés, nous sommes reçus. L’ami en commun me présente comme un homme de lettres de son pays, qui désirait faire connaissance avec les athlètes de la Littérature française.
J. : Et Diderot ?
G. Il s’efforce en vain de cacher l’embarras dans lequel mon introducteur l’avait jeté. Il ne peut pas, cependant, se refuser à la politesse et aux égards de la société. On parle de choses et d’autres ; la conversation tombe sur les ouvrages dramatiques.

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Diderot (en bonne foi) : Quelques-unes de vos pièces m’ont causé beaucoup de chagrin.
G. : Je m’en étais aperçu.
Diderot : Vous savez, Monsieur, ce que c’est qu’un homme blessé dans la partie la plus délicate.
G. : Oui, Monsieur, je le sais ; je vous entends, mais je n’ai rien à me reprocher.
Le Musicien (en les interrompant) : Allons, allons, ce sont des tracasseries littéraires, qui ne doivent pas tirer à conséquence ; suivez l’un et l’autre le conseil du Tasse : « Qu’on ne rappelle pas des souvenirs fâcheux,/et que tout ce qui s’est passé soit enseveli dans l’oubli. »

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G. (en s’adressant à la journaliste) : M. Diderot, qui entendait assez l’Italien, semble souscrire de bonne grâce à l’avis du poète italien ; nous finissons notre entretien par des honnêtetés, par des amitiés réciproques, et nous partons, le musicien et moi, très contents l’un et l’autre. J’ai été toute ma vie au-devant de ceux qui avaient des raisons bonnes ou mauvaises pour m’éviter, et quand je parvenais à gagner l’estime d’un homme mal prévenu sur mon compte, je regardais ce jour-là comme un jour de triomphe pour moi.
J. : C’est la figure de Diderot qui vous a inspiré Le bourru bienfaisant ?
G. : Ou plutôt Jean Jacques Rousseau, cet homme damné par soi même qui a tant donné à la poésie et à l’esprit de l’homme.
J. : Vous vous plaisiez à Paris, je comprends. Comment se passait-elle alors votre journée ?
G. : Je vais, pour changer d’air, passer quelques journées dans les environs de Paris : tantôt à Belleville, tantôt à Passy. Je vais aussi quelquefois à Clignancourt me promener dans le superbe jardin d’un honnête Vénitien… Pour le reste du temps, je mène ma vie ordinaire à la ville ; je me lève à neuf heures du matin, je déjeune avec du chocolat de santé : c’est Madame Toutain, rue des Arcis, qui m’en fournit d’excellents. Je travaille jusqu’à midi, je me promène jusqu’à deux heures ; j’aime la société, je vais la chercher, je dîne en ville très souvent, ou chez moi avec la société de ma femme.
J. : Et après ?
G. Après mon dîner, je n’aime ni le travail, ni la promenade ; je vais aux spectacles quelquefois, et le plus souvent je fais ma partie jusqu’à neuf heures du soir ; je rentre toujours avant les dix ; je prends deux ou trois diablotins, avec un verre d’eau et de vin, et voilà tout mon souper. Je fais la conversation avec ma femme jusqu’à minuit. Nous nous couchons maritalement en hiver, et dans deux lits jumeaux dans la même chambre en été ; je m’endors bien vite, et je passe les nuits tranquillement.
J. : Toutes les nuits ?
G. : Il m’arrive quelquefois comme à tout le monde d’avoir la tête occupée par quelque chose capable de retarder mon sommeil. Dans ce cas, j’ai un remède sûr pour m’endormir ; le voici. J’avais projeté depuis longtemps de donner un vocabulaire du dialecte vénitien, et j’en avais même fait part au public qui l’attend encore ; en travaillant à cet ouvrage ennuyeux, dégoûtant, je vis que je m’endormais ; je le plantai là, et je profitai de sa faculté narcotique. Toutes les fois que je sens mon esprit agité par quelque cause morale, je prends au hasard un mot de ma langue maternelle, je le traduis en Toscan et en François ; je passe en revue de la même manière les mots qui suivent par ordre alphabétique, je suis sûr d’être endormi à la troisième ou à la quatrième version ; mon somnifère n’a jamais manqué son coup.

Les interventions « spontanées » de Carlo Goldoni ont été extraites par mes soins depuis les Mémoires de M. Goldoni, pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, Mercure de France, édition 1988.

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 20 septembre 2013

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I ou Installation (alphabet renversé de l’été n. 20) II/III

17 mardi Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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alphabet renversé de l'été

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Le 28 août 2006, il y a sept ans, Gabriella et moi nous quittâmes Bordeaux pour nous rendre à Paris avec le TGV. Le lendemain, l’aspirante-comédienne avait rendez-vous à 13 h 30 pour passer l’audition au Cours Florent.
Au petit matin du 29, c’était la première fois que nous nous aventurions dans l’avenue Jean Jaurès. Moi j’étais fataliste et insouciant, Gabriella était concentrée, mais tranquille. À Bordeaux, lieu de nos vacances chez de chers amis, elle avait eu la chance de se préparer sur le texte ancien de Marivaux et le moderne de Queneau avec un très sympathique jeune professeur de Blaye, la patrie du Jaufré Rudel, l’incontournable chanteur de l’Amour de loin.
L’audition au Florent, dans une petite salle de théâtre peinte en noir, se déroula sur le fil de l’émotion et de l’agréable surprise. En fait, Gabriella provoqua le sourire convaincu de son examinateur qui, tout en déclarant qu’elle pouvait tranquillement s’inscrire à la deuxième classe, s’adressa à nous deux d’un ton gentiment sérieux, en disant :
— Avez-vous réfléchi que vous devez vous installer à Paris ?

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Il suffit d’un prétexte, parfois, pour donner une suite concrète à des rêves que d’habitude on laisserait suspendus dans l’air pendant longtemps avant de les oublier.
Au milieu de l’état d’âme de tout homme enthousiaste du changement total de vie, le mot « Installation » assume toujours une force mythologique telle que tout Inconvénient possible ou probable est écarté. On passe allègrement à côté de l’Ignorance de la langue aussi que des différentes règles et usages. Et l’on oublie tout de ce qu’on abandonne derrière soi : lieux, personnes, saveurs, odeurs, mémoires.
On est pris dans un tourbillon presque amoureux où chaque petit sourire, au milieu des Inévitables Incompréhensions et arrêts, assume la valeur d’une caresse, d’un encouragement.
Qu’est-ce que faisait Modigliani à ses premiers jours à Paris ? Et Gioacchino Rossini ? Et Filippo Turati, le chef des socialistes réformistes réfugié à Paris avec Anna Kuliscioff ? Et Goldoni ?

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Au tournant de ma quatrième année d’apprentissage de « l’art français du partage de la civilisation millénaire de l’occident », je pouvais désormais dire d’avoir achevé la partie la plus difficile de mon Installation. J’avais déjà connu trois fois l’hôpital, les incontournables Infirmières de la rue du faubourg Saint-Denis, les soins Indispensables d’un acuponcteur, d’un chiropraticien et d’un kinésithérapeute. Tout cela avait abondamment teinté de rouge mon journal Intime. Mais j’avais aussi transféré sans trop de contraintes mon habitation de Rome à Paris, sans changer même la disposition des meubles et des électroménagers. J’avais déjà connu la Sécu, la Maison des Artistes, la Préfecture, les Impôts… J’avais déjà voté pour correspondance et j’avais traduit en français mon permis de conduire, tandis que ma voiture affichait une nouvelle plaque avec le numéro 75.
J’avais déjà les premiers amis français, que j’avais connus dans le quartier de la rue du faubourg Saint-Martin entre le métro Château Landon et le métro Louis Blanc, là où j’avais Installé mon atelier de peintre. Les fréquentes promenades au long du canal Saint-Martin — pour me rendre dans mon petit appartement près du boulevard Richard Lenoir — avaient fait mûrir une affection croissante pour l’univers fourmillant autour de cette ligne d’eau et de gens. Un jour, pendant un de ces déplacements pendulaires, je découvris, presque à moitié, l’enseigne des « Garibaldiens », la glorieuse Association que des Français d’origine Italienne, passionnés de notre Risorgimento, ont créée depuis longtemps.
Sous l’Impulsion de Marc Margarit et d’autres fidèles de cette Association tout à fait bénévole, dont mon amie Catherine, j’ai eu la chance de participer à une journée Lire en fête tout à fait particulière : un des deux spectacles de rue se déroulait sous forme d’Interview. Une entrevue impossible avec Carlo Goldoni, le Molière Italien. En fait, en fouillant dans ses Mémoires, j’avais découvert en ce merveilleux Vénitien le même enthousiasme, le même pathos que prouve chaque Italien quand Il décide de passer à Paris le reste de sa vie. Dans le petit spectacle, Gabriella jouait le rôle d’une journaliste de nos temps, tandis que deux amis des Garibaldiens, Christian et Alex, ont Interprété celui de Goldoni.

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Journaliste : Mesdames messieurs, bonjour. Nous sommes venus ici, rue de Vinaigrier, juste à côté du canal Saint-Martin dans ce lieu où beaucoup de gens viennent chercher leurs racines. Il y a un grand nombre de Français qui ont un père ou une mère, un grand-père ou une grand-mère italienne. Les héritiers de cette multitude de visages inconnus partagent quelque chose qu’ils veulent découvrir de leur lieu et de leur famille d’origine. Combien de descendants de Napolitains, de Florentins, de Milanais, de Romains sont venus ici pour savoir comment s’était vraiment passée cette traversée de l’Italie à la France ? Mais, aujourd’hui, nous assistons à un phénomène tout à fait drôle et inattendu. Un ancêtre italien, pour mieux dire un grand ancêtre de tous les Italiens, est venu ici… Que cherchez-vous, Monsieur Goldoni ?
Goldoni : Non so veramente perché sono qua… Je ne sais pas vraiment pourquoi je me trouve ici. Cela peut-être parce qu’on m’a nommé plusieurs fois au fil des années. Ou peut-être mon âme s’inquiétait. Oui, c’est ça, je suis venu voir si mes pièces ont été oubliées ou pas.
J. : Au contraire, vous êtes encore au top. Paris n’a pas trop changé.
G. : Vous me réconfortez.
J. : Vous parlez très bien français. Mais au fond on ressent un accent particulier…
G. : Talvolta il veneziano… le vénitien est sans contredit le plus doux et le plus agréable de tous les autres dialectes de l’Italie. La prononciation en est claire, délicate, facile ; les mots abondants, expressifs ; les phrases harmonieuses, spirituelles ; et comme le fond du caractère de la nation vénitienne est la gaité, ainsi le fond du langage vénitien est la plaisanterie. Cela n’empêche pas que cette langue ne soit susceptible de traiter en grand les matières les plus graves et les plus intéressantes !
J. : Cependant, au moment clou de votre succès en Italie, vous avez accepté l’invitation de l’Ambassadeur de France…
G. : Ce n’était que pour deux années qu’on m’appelait en France ; mais je voyais de loin qu’une fois expatrié, j’aurais de la peine à revenir ; l’état de mes finances était précaire, il fallait le soutenir par des travaux pénibles et assidus, et je craignais les tristes jours de la vieillesse, où les forces diminuent, et les besoins augmentent. Je parlai à mes amis et à mes protecteurs à Venise ; je leur fis voir que je ne regardais pas le voyage de France comme une partie de plaisir, mais que la raison m’y forçait, pour tâcher de m’assurer un état.
J. : C’était en 1761, n’est-ce pas ? Vous étiez parti avec votre famille ?
G. : Ma mère était morte ; ma tante alla vivre avec ses parents. J’abandonnai à mon frère la totalité de nos revenus et je mis sa fille au couvent. Je partis de Venise avec ma femme et mon neveu, au commencement du mois d’avril…
J. : Ce fut un voyage aventureux ?
G. : Nous passâmes huit jours fort gaiement dans la patrie de mon épouse, Gênes, mais les larmes et les sanglots ne finissaient pas au moment de notre départ. Notre séparation était d’autant plus douloureuse, que nos parents désespéraient de nous revoir. Je promettais de revenir au bout de deux ans ; ils ne le croyaient pas. Enfin, au milieu des adieux, des embrassements, des pleurs et des cris, nous nous embarquâmes dans la felouque du courrier de France, et nous fîmes voile pour Antibes, en côtoyant le rivage que les Italiens appellent…
J. : La Riviera di Genova. Un ouragan vous éloigna de la rade, et vous manquâtes périr en doublant le Cap de Noli.
G. : Pourtant, une scène comique diminua ma frayeur. Il y avait dans la felouque un carme provençal qui écorchait l’Italien comme j’écorchais le Français. En voyant venir de loin une de ces montagnes d’eau qui menaçait de nous submerger, ce moine criait à gorge déployée : la voilà, la voilà. On dit en Italien la vela pour dire la voile. Je crus que le carme voulait que les matelots forçassent de voiles. Je voulais lui faire connaître son tort, il soutenait que ce que je disais n’avait pas le sens commun. Pendant la dispute le Cap fut doublé, nous gagnâmes la rade. J’eus le temps alors de reconnaître mon tort, et la bonne foi d’avouer mon ignorance.
J. : Vous étiez encore en Italie…
G. : Je partis de Nice le lendemain ; je traversai le Var qui sépare la France de l’Italie ; je renouvelai mes adieux à mon pays, et j’invoquai l’ombre de Molière pour qu’elle me conduisît dans le sien.
J. : Finalement vous arrivâtes à Paris !
G. : Mon arrivée fut fêtée le même jour par un souper fort galant et fort gai ; une partie des Comédiens italiens y était invitée ; nous étions fatigués, mais nous soutînmes avec plaisir les agréments d’une société brillante qui réunissait les saillies françaises au bruit des conversations italiennes. Le jour après, le réveil fut pour moi aussi agréable que l’avaient été les rêves de mon sommeil. J’étais à Paris, j’étais content, mais je n’avais rien vu, et je mourais d’envie de voir. J’en parle à mon ami et mon hôte. — Il faut commencer, dit-il, par faire des visites, attendons la voiture. — Point du tout, lui dis-je, je ne verrai rien dans un fiacre. Sortons à pied. — Mais c’est loin. — N’importe ! — Il fait chaud. — Patience.

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J. : Qu’avez-vous pensé de cette ville tout à fait neuve pour vous ?
G. : Paris est un monde. Tout y est en grand ; beaucoup de mal, et beaucoup de bien. Allez aux spectacles, aux promenades, aux endroits de plaisirs, tout est plein. Allez aux églises, il y a des foules partout. Dans une ville de huit cent mille âmes, il faut de toute nécessité qu’il y ait plus de bonnes gens et plus de vicieux que partout ailleurs. On n’a qu’à choisir. Le débauché trouvera facilement de quoi satisfaire ses passions, et l’homme de bien se verra encouragé dans l’exercice de ses vertus… Mais plus j’allais en avant, plus je me trouvais confondu dans les rangs, dans les classes, dans les manières de vivre, dans les différentes façons de penser.
J. : Vous étiez un peu bouleversé.
G. : Oui, je ne savais plus ce que j’étais, ce que je voulais, ce que j’allais devenir. Le tourbillon m’avait absolument absorbé ; je voyais le besoin que j’avais de revenir à moi-même et je n’en trouvais pas, ou pour mieux dire, je n’en cherchais pas les moyens.
J. : Ce fut alors que vous suivîtes la Cour à Fontainebleau.
G. : Les Comédiens devaient s’y rendre pour y donner leurs représentations. Je les suivis de près avec ma petite famille, et je retrouvai, dans ce séjour délicieux, le repos, la tranquillité que j’avais sacrifiés aux amusements de la Capitale.
J. : Mais un Vénitien ne peut pas trop aimer le calme d’un château entouré d’une immense forêt.
G. : De retour à Paris, je regardai d’un autre œil cette Ville immense, sa population, ses amusements et ses dangers ; j’avais eu le temps de la réflexion, j’avais compris que la confusion que j’y avais éprouvée n’était pas un défaut du physique, ni du moral du pays ; je décidai de bonne foi que la curiosité et l’impatience avaient été les causes de mon étourdissement, et qu’on pouvait jouir et s’amuser à Paris sans se fatiguer, et sans sacrifier son temps et sa tranquillité ; j’avais fait en arrivant trop de connaissances à la fois ; je me proposai de les conserver, mais d’en profiter sobrement ; je destinai mes matinées au travail, et le reste du jour à la société.
J. : Qu’est-ce que vous pensiez, de l’opéra français ?
G. : Je n’oublierai jamais ces décorations superbes, ces machines bien ordonnées, parfaitement exécutées ; ces habits très riches, et tout ce monde sur la scène. Tout était beau, tout était grand, tout était magnifique, hors la musique.
J. : C’est-à-dire ?
G. : Il n’y avait qu’à la fin du drame une espèce de chaconne, chantée par une actrice qui n’était pas du nombre des personnages du drame, et qui était secondée par la musique des choeurs et par des pas de danse ; cet agrément inattendu aurait pu égayer la pièce, mais c’était un hymne plutôt qu’une ariette.
J. : Et vous ? Qu’avez-vous dit ?
G. : On baisse la toile. Tous ceux qui me connaissent me demandent comment j’ai trouvé l’opéra. La réponse part de mes lèvres comme un éclair : — c’est le paradis des yeux, c’est l’enfer des oreilles.
J. : Vous pouviez vous permettre de vous exprimer de façon assez sincère, me semble-t-il !
G. : En général, je faisais attention. Mais, si quelquefois cela arrivait, on me laissait faire. D’ailleurs, avec un emploi si honorable et avec des protections si fortes, j’aurais dû faire une fortune brillante en France ; c’est ma faute si je n’en ai eu qu’une modique ; j’étais à la Cour, et je n’étais pas courtisan.

Les interventions « spontanées » de Carlo Goldoni ont été extraites par mes soins depuis les Mémoires de M. Goldoni, pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, Mercure de France, édition 1988.

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(continue)

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 17 septembre 2013

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I ou Invisible (alphabet renversé de l’été n. 19) I/III

15 dimanche Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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alphabet renversé de l'été

Mes chers lecteurs,
Cela peut être amusant de frôler une  lettre sans la nommer, pourtant cet engagement solennel, cet hommage fort dévoué à George Perec peut se révéler assez lourd, surtout lorsqu’on entre en contact avec la seule voyelle restante, qu’on a pu garder à l’écart de la présente grâce à deux consonnes concurrentes, le y et le j…
Pourtant, en restant bloqué au-dedans de ces bornes on est empêchés de conjuguer les verbes et en même temps on a du mal à achever des phrases sensées.
Vous me pardonnerez alors, j’espère ! Car, devant les graves pertes ou les enjambements hasardeux que mon parcours tortueux ne peut pas cacher, ne trouvant en plus d’autres escamotages à vous proposer, je me résous à renoncer.
Ne pouvant même pas mettre mon nom et prénom au fond de ce texte juré, je vous avoue tout l’égarement de mon être et je vous demande humblement pardon.
Salut à la France, à l’Europe et au reste de la planète… on ne peut plus avancer sur cette route déformée et hantée de fantômes sans admettre et déclarer aux quatre bouts du monde qu’une lettre nous manque. Elle est une voyelle étrange, ressemblante à un pauvre homme en marche avec une ombrelle au-dessus de la tête. Une ombrelle ou, pour tout dire, une tête grande comme une puce suspendue dans l’atmosphère au-dessus de son corps.
Vous le voyez, mes chers lecteurs, le « i » éventant le drapeau blanc et vous saluant avec le bonjour ?
001_i blanche 480

Je ne suis pas un éditeur. Je ne suis pas non plus le patron d’un magazine excessivement suivi. Je pourrais donc me passer de trop expliquer mes propos ou mes changements de rythme dans la publication de mes textes.
Pourtant je ressent une sorte de responsabilité qui devient de plus en plus grave au fur et à mesure que j’avance dans mon alphabet renversé, espèce de cheval fou qui rebondit joyeusement dans mon crâne, refusant de m’amener sain et sauf jusqu’à la fin.  Pour amadouer mon alphabet sauvage et passionné de la digression oisive j’ai essayé, comme vous avez peut-être remarqué, de me montrer plus fou et moins fiable que mon cheval même…
Lorsque sur le museau de mon dada paré à fête s’est affiché le panache de la lettre « i », j’ai dû feindre d’être calme et patient et je lui ai promis, cette fois, de marquer le coup. Donc, on profitera de la semaine qui va s’écouler pour donner à César ce qui lui touche.

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Cliquer sur l’image pour l’agrandir

D’ailleurs la I n’est pas que l’initiale de l’Italie. Il y a Irma la douce, qui voltige encore parmi les toits des Halles. Il y a bien sûr Ivan le terrible de Eisenstein et l’Idiot de Dostojevski, avec Italo Svevo, Italo Calvino, Eugène Ionesco et l’Immortel dont nous parle Louis Borges, avec lequel nous essayons toujours de parler.
J’ai fait donc une sévère profession de patience. Ce que je demande aussi à vous, mes chers lecteurs.

002_italienne 180

Et pourtant ce I blanc d’aujourd’hui, suggestif et prodigue, ne va pas disparaître sans vous promettre un I rouge pour le prochain mardi 17 septembre et un I vert pour vendredi 20 septembre…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 15 septembre 2013

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J ou le Joug d’un Jumelage non Justifié (alphabet renversé de l’été n. 18)

13 vendredi Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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alphabet renversé de l'été

001_j_480

On est au passage du J, une lettre très engageante et Joliment ambigüe, demie-voyelle et demie-consonne à la fois, pilier irremplaçable de toute Juridiction Juste, lettre aux deux visages comme Janus, qu’on pourrait accuser, bien sûr avec un brin d’exagération, d’avoir aussi une double personnalité, comme Judas…
Après quoi une frontière invisible m’attend, dans les prochains jours, au passage de l’expression « Je… » à cette « Io » transalpine qui s’affiche tout à fait différente…

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Cette caractéristique unique du J, l’amenant à recouvrir le rôle de Joker ou de Jongleur parmi les vingt-six lettres de l’alphabet français, a provoqué en moi des nuits pénibles, où les rêves se sont bientôt mutés en cauchemars, tandis que des Jougs verbaux oulipiens et pataphysiques se sont mêlés à des hypothèses de Jumelage aussi hasardées qu’inavouables.
Heureusement, au petit matin, après des soliloques insomniaques sans but ni souffle, je me sauvais dans la lecture de Paperino (le Donald Duck italien) avec ses trois neveux Qui, Quo et Qua (Rifi, Fifi et Loulou), rigoureusement Jumeaux, qui m’aidaient à entamer agréablement la Journée avec leur façon spontanée et tout à fait insouciante de s’exprimer ensemble :
Qui : — Est-ce que vous pensez…
Quo : — … vous aussi…
Qua : — … ce que Je pense ?

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Jadis, un Jour de Janvier ou de Juin, Je m’invitai chez Monsieur et Madame Juvara avec le but innocent de boire avec eux du Jus d’orange ou alors un verre de J & B avec une Jiclée d’eau de Seltz dans le Jardin de leur maison de la rue Jean-Pierre Timbaud.
J’étais déjà au pas de la petite porte cochère qu’on avait Joliment laissée ouverte, en train de caresser prudemment le petit Jack-Russell Terrier qui pourtant Jappait comme un doberman, lorsqu’une Jeep Jaillit d’un nuage de poussière Jaune.
— Depuis combien de Jours êtes-vous ici ? demanda Monsieur Juvara par un Je-ne-sais-quoi de Jésuite prêt à Juger, avant de m’inviter à m’installer dans le Joli salon aux fenêtres Jumelles.

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Étonné par les rideaux en Jute dérobant le rez-de-chaussée de la lueur du Jour, Je demandai tout d’abord à mon hôte si Jamais Je me trompais :
— Avant de leur montrer vos Joyaux, vous offrez toujours à vos clients une collation, n’est-ce pas ?
Sa réplique Joyeuse fut tellement rassurante :
— Je ne vous laisserai Jamais à Jeun !
que J’oubliai d’un Jet les Jumeaux d’or que J’avais laissé retomber dans la vitrine de la Joaillerie d’en face, fermée ce Jeudi-là, en raison des Jappements du Jack-Russell-Terrier.
En passant dans le Jardin, Je reconnus le mur qu’un lierre gigantesque enveloppait strictement comme un Justaucorps. « Où suis-Je ? » me demandai-Je. « J’y suis venu peut-être dans l’ère Jurassique… Pourtant je suis sûr que c’était un Jeudi de Jubilation ! »

005_montaigne sorbonne BN 740

« Qui suis-Je ? Je ne suis pas un type à la Jean Jacques R. ni un sujet à la Jean Paul S. Je n’ai aucune ambition non plus à devenir l’incarnation simultanée de Jules et de Jim. J’ai d’ailleurs deux mémoires en forme de Jumbo que je ne réussis que rarement à relier entre elles par une Jonction solide. »
En me voyant interloqué, le Joaillier en Jogging me demanda d’un air Juvénil :
— Qui êtes-vous ?
Heureusement, je n’avais pas perdu mon esprit de Jacasseur passionné du Juste milieu. J’essayai de satisfaire sa curiosité Jugulaire avec une déclaration Jurée : Je Jaillis directement d’une lignée de Joueurs de mots dont l’écrivain irlandais James Joyce est un de mes Joyaux préférés !
— Ce n’est pas votre Job, la littérature, réagit immédiatement Jason Juvara, cet homme Judicieux aux airs de Je-sais-tout. Je vous appellerais plutôt James Jouasse. Vous avez bu à la fontaine de Jouvance !
Au Juste, je ne pouvais pas lui donner tort. En ce moment précis du passage du salon au Jardin, profitant en Justesse du très exigu espace d’ombre que laissait la silhouette monumentale du Joaillier. Je considérai mes attitudes maladroites et J’y vis d’un Jet un Jumelage avec les gags de Jacques Tati dans les beaux draps de ses personnages perdants.
Mais, pour quelle raison avais-Je parlé de ma Jeunesse de Jais, ce Jeudi de Janvier ou de Juin avec ce trafiquant de pierres en Jade ? Et quelle Justification avait-il, pour s’autoriser à trancher sur la couleur de mes Joues ?

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Je naviguais désormais comme une barque à la dérive quand Monsieur Juvara, dans son Jargon presque incompréhensible, tout en soulignant que Je ne pouvais pas cracher dans la Jatte, m’indiqua un inconfortable fauteuil de Jonc, encastré dans une Jonchée de Jasmins.
Juxtaposé en face du mien, Juché sur une espèce de butte de grabats, un autre fauteuil attendait cette espèce de Jean Valjean en Jeans. À côté de ce véritable trône, il y avait un vieux Juke-box allumé et prêt à exploser.
Au centre du Jardin, une énorme Jarre cachait peut-être une figure mythologique, une déesse…
— Mais Je vous connais…
Où avais-je rencontré ce contradictoire Joyau ? Dans la Jungle du Jura ? Dans l’île de Jersey ?
J’avais peut-être déjà vu quelque part Madame Juvara née Javert, cette femme Joufflue, un peu Junonienne, qui dissimulait sa silhouette sous une Jupe Jaunâtre et une Jaquette Jaspée claire empêchant toute évaluation de sa Jauge. Quant au visage elle aurait pu être la Jumelle de Jeanne Moreau (dans Journal d’une femme de chambre).
Très Joliment, fredonnant des mots adaptés au Jardin — au rythme de la Javanaise de Gainsbourg —, Madame Juvara-Javert  insista pour que J’avale du Jambon de Parme avec de la bière Jugoslave, tandis que son mari, retournant brusquement vers moi sa gueule empruntée à Jean Paul Belmondo (pendant le tournage de Joyeuses Pâques), me demanda si le prochain Jeudi J’aurais été disponible pour une séance de Judo.
Excusez-moi, mais j’ai mal à la Jambe, répondis-je. Je préfère accompagner votre pièce Jointe, c’est-à-dire votre femme, Jusqu’au Jeu de Paume ou alors au Musée Jacquemart-André. D’ailleurs, quelque part dans cette Jungle hérissée de surprises, on a monté une exposition pour fêter le centenaire du peintre Jordaens. Si tout cela n’est pas de votre goût, il y a toujours la Joconde…

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Juste au passage de ce tableau, Jaillissant énigmatique dans mon rêve, Je m’aperçus que la Jupe-culotte de Madame lui allait comme un gant, tout comme sa Jacquerie contre le Joug qu’elle pâtissait au Jour le Jour :
— Je ne suis pas un Joint, je ne suis un Jouet non plus, protesta la Jeune épouse de l’ennuyeux Juvara en Jetant dans la Jarre les Jumeaux d’or que J’avais laissés dans la vitrine.
Je devinai bientôt qu’elle n’était pas vraiment vexée. En passant sa bague de Jade devant mon visage Jauni, elle me proposa, de façon paresseuse et molle — avec un ton de Jaculatoire et pourtant rougissant de Joie —, d’écouter ensemble un vieux disque de Janis Joplin « tandis que mon mari se sauve avec un roman Juvénile de Jules Verne ».

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— Jolanda, dit le mari avec emportement, révélant d’un coup une vision tranchante sinon Jacobine de l’existence… Jolanda, répéta-t-il d’un ton de moins en moins Jovial… la Jam-session est finie, et ton Jazz aussi (il flanqua un coup de pied contre le juke-box pour le faire taire)…
— Jolanda, reprit-il, la Joint-venture entre nous ce n’est pas un Jeu de rôles… Il afficha des airs hautains me rappelant de plus en plus l’attitude sévère et Juste de l’empereur Justinien dans les mosaïques de Ravenne :
— Cela n’admet pas de Justifications ni de Jacassements, continua-t-il, tu n’as pas le droit de te prendre pour une Justine quelconque ni de sortir, avec ton Juvénilisme déplacé, au dehors des Jalons qui marquent ma Juridiction !

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Juste à temps, Je me tournai avec une révérence de Je-m’en-foutiste vers Madame Jolanda :
— Je ne suis pas un faux Jeton, hurlai-Je. Je ne suis pas un Jusqu’au-boutiste non plus. Donc, je pars en Jamaïque !
— Trop facile, rétorqua le mari Justicier qui ne cachait plus sa Jalousie.
— Alors je vais au Japon, mais sans le Joug du Judo !

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En sortant par la grille Jacassante du Jardin, Je réfléchis à ma vie Jalonnée de conquêtes sans Jouissance, à mes Jumeaux d’or que J’avais oublié d’enlever de ma chemise, dans la hâte…
Pendant ma rentrée chez Joëlle qui m’attendait quai de Jemmapes, Je me demandais comment aurait-elle Jugé mon comportement de Judas ?
« À ton âge, tu cours encore le Jupon ? »
Tout en m’interrogeant sur les différences et les petites nuances opposant ou reliant le Jupon au Japon, je descendais parmi de Jolies vitrines discrètement illuminées, où je voyais des Jouets, un Javelot, un maillot à bandes noires et blanches pour un faux Joueur de la Juventus, glorieuse équipe italienne de foot, des Jeans empilés sur un divan de Jonc, de l’eau de Javel, des Jarretières démodées…)

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Ce fut à la vision de ces sous-vêtements du temps de Jadis que je me souvins de tout.
J’aurais voulu Joindre à mon Journal intime des vers Justifiés (suivant la leçon unique de Lucien Suel), avant de le Jeter à Jamais dans le canal en face de chez Joëlle… Mais, il n’y avait pas le temps. J’étais déjà à la hauteur du glorieux Hôtel Nord et j’avais l’impression de croiser Louis Jouvet avec sa canne de pêche… Comment me Justifier auprès de mon âme Jumelle…
« Nous étions Joue à Joue, prêts à faire la Java, c’est-à-dire une véritable Jam-session pour fêter le Jumelage entre France et Italie…Nous nous étions Jetés sur un canapé Japonais… Je l’avais appelée ma Jaspe ; elle m’avait dit Jojo avant de m’appeler carrément Jules… »

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 13 septembre 2013

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K ou Kumbaya (alphabet renversé de l’été n. 17)

08 dimanche Sep 2013

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alphabet renversé de l'été

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Dans ma langue maternelle étant plutôt inusité, je me demande en quelle occasion, pour ainsi dire, ma vie a été touchée pour la première fois par le K, exception faite pour Kim de Kipling, un de mes livres d’enfance les moins aimés…

002_1954_180 - copie

C’était probablement en 1954, au tournant critique de mes neuf ans, lors de la conquête du K2, le deuxième sommet du monde je crois, faisant partie de la chaîne du Kilimangiaro dans la région de l’Himalaya. C’étaient deux Italiens, Compagnoni et Lacedelli les deux héros nationaux, dont j’eus un jour la chance de voir de près le deuxième, montagnard de Cortina d’Ampezzo et guide alpin, avec son fameux chandail rouge se détachant contre le visage bronzé.

003_1954_zio tito 180

Ensuite, en juillet 1960 — j’étais justement à Cortina, plongé dans d’étranges vacances — notre famille fut frappée vivement par un événement tragique touché à mon oncle Tito, consul italien au Congo, tué par balles lors de l’insurrection du Katanga. Cette nouvelle pénétra dans nos cœurs de façon étrange et impersonnelle : la voix grésillante de la glorieuse Sony à transistor avait dit : Monsieur Spoglia est resté victime… (1) Et je ne pouvais accepter la mort qui se cachait dans ce mot victime. Après, ma tante Augusta, avant de rentrer en Italie avec le cercueil, avait fait une étape au Kenia…
(1) Dans Histoire du Congo RDC dans la presse – des origines à l’indépendance, de Jean-Chrétien D. Ekambo, Comptés Rendus, L’Harmattan
operaio 70 def - copieAu lycée j’avais une camarade qui s’appelait Katia en honneur du personnage des Frères Karamazov de Dostojevski. Là-dedans, au cours d’études assez nonchalantes, j’avais rencontré Kant et Kierkegaard, tandis qu’à la télévision s’affichaient le visage légendaire de Kennedy et les chaussures de Kruscev sur les planches de l’ONU.
Ce fut d’ailleurs une phase curieuse pour la planète, dans laquelle la guerre froide n’empêchait d’admirer l’élégante beauté de Grace Kelly ou les fabuleuses jambes des jumelles Kessler.
Ensuite, pendant les années universitaires qui marquèrent une brusque affirmation de mon tempérament d’artiste, je découvris une véritable passion pour les géométries de Klee et les femmes en Kimono de Klimt, mais aussi pour les architectures de Louis Kahn.
acquarello tavola parma 1991Plus tard, pendant la glorieuse période de mon emploi dans l’administration régionale à Bologne, je dus admettre la justesse et profondeur de l’analyse de Kafka à propos de l’aliénation que la bureaucratie engendre.
D’ailleurs, dans un grand film des années soixante, Kapò de Gillo Pontecorvo (1961), on avait bien montré comment le pouvoir, même le plus brutal et absurde, trouve toujours quelqu’un, parmi ses victimes, qui lui donne volontiers un coup de main.
Pendant cette période, qui fut pour moi un moment d’engagement politique, j’ai assisté aussi à la parabole ascendante et descendante du parti communiste, dont le prestigieux secrétaire, Enrico Berlinguer, était obsédé par la question insurmontable de la démocratie bloquée. Dans le moment plus critique, au lendemain du délit Moro (1978) et de l’achèvement de tout  processus vertueux — en train de rapprocher entre elles les forces politiques de l’ainsi dit « arc constitutionnel » —, un journaliste du Corriere della Sera, Alberto Ronchey, exploita dans un article — partagé par plusieurs et resté célèbre —, la question du facteur K. Ce dernier n’était pas représenté par le facteur qui sonne au moins deux fois, mais c’était le Kommunizm soviétique en personne qui par son inquiétante influence empêchait, à son avis, les communistes italiens d’entrer dans un gouvernement occidental au gré de l’allié nord-américain.
Je ne réfléchissais pas trop, à ce temps là, combien était redoutable aussi le facteur K représenté, par exemple, par M. Kissinger, un prix Nobel pour la paix dont on ne peut pas nier les intromissions planétaires.
Je me consolais avec les Kbytes dont me parlait mon premier ordinateur IBM n’ayant que 10 Mbyte de mémoire et, surtout, avec le catalogue Köchel des œuvres de Mozart. Quelle différence de son, mon cher lecteur, se déclenche depuis une Kalashnikov dans les main d’un Killer, vis à vis de la sérénade K. 525 no 13 en sol majeur « Eine kleine Nachtmusik » plus connue en français sous le titre Une petite musique de nuit !

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Dino Buzzati : Piazza del duomo

Ensuite, plusieurs facteurs K ont joué des rôles dans ma vie, dans une alternance de OK et de KO : d’un côté le Kiss qui ŕinvite à rester, de l’autre le Klaxon qui t’oblige à partir.
Tout cela s’explique très bien avec un conte célèbre de Dino Buzzati, Le K, que notre grand écrivain a publié en 1966, en pleine guerre froide, mais avant qu’on parlait du facteur K en Italie et dans le monde.
En fait le K dont il parle ne représente pas seulement la mort ou la menace d’un ami-ennemi juré qui nous poursuit continûment, dont nous nous sentons menacés : il y a toujours une deuxième voix dans nous — raisonnable ou déraisonnable, bonne ou méchante — à laquelle nous essayons toujours de nous dérober. Une voix qu’il faudrait avoir le courage d’écouter sans attendre que ce soit trop tard.
Un suspect s’affiche logiquement, à propos de la théorie d’Alberto Ronchey, journaliste-maître à penser du Corriere della Sera. Son monstre politique, empêcheur de la démocratie, qu’il avait évoqué sous le nom redoutable de facteur K, n’était-il pas inspiré par la lecture de cette petite perle de Buzzati, le journaliste-écrivain qui travaillait dans son même journal ? Voulait-il dire aux Italiens, inconsciemment, qu’il aurait fallu se risquer, en faufilant une main dans la bouche du K pour vérifier s’il la dévorerait ou pas ?
vivienne 180Les derniers temps, depuis mon installation à Paris, comme si d’un bond j’étais passé du noir et blanc au Kodacolor, j’ai énormément familiarisé avec le K, non seulement à travers les vicissitudes d’un certain DSK, dont je ne réussissais jamais à saisir exactement le nom, mais surtout pour les séances de Kinésithérapie que j’ai dû faire après une opération maladroite qui m’a coûté une série de difficultés et de gênes désormais chroniques au bras gauche.
Il est caché dans ce bras, devenu moins brillant qu’auparavant, mon personnel facteur K ? Que dirait-il Dino Buzzati aujourd’hui ?
Je crois qu’il donnerait la parole au K qui, ouvrant grand sa bouche, me dirait : Kumbaya  : Passe par ici !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8 septembre 2013

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L ou Elle est la Liberté (alphabet renversé de l’été n. 16)

03 mardi Sep 2013

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alphabet renversé de l'été

l_480

emma 180 prima

Elle m’abandonne.
Leste, elle s’écarte
Lumineuse et Louche
Longeant d’abord le Lac
Les Langues de golfes irisés
Elle frôle les Lauriers
Franchissant les Limbes
De solitudes Lointaines.

Avec ma Longue-vue
Je Lorgne ses Lignes courbes
Ses Longs cheveux Laqués
Ses Lèvres serrées
Ses yeux sans Larmes.

« Lâche, tu aurais dû Lutter :
À la Lueur d’une bougie
Descendre sur les Lieux
Entrer dans son Logis,
Nonchalant comme un Lord
Attendre près de son Lit
Qu’elle recouvre le Nord. »

Dans mon Laboratoire
Sans ponts Lévis, sans gloire
J’avais Loupé la belle
Pour des Liaisons de miel
Entre Lune et arc-en-ciel

Je ne veux plus de Liens
Ni de Lagunes virtuelles,
Dans mes Labyrinthes aériens
Je me Leste de chagrin.

Elle n’est plus Là,  la Limite
Rugueuse de mon désir Lisse,
La Lessive Légère de mon cœur
Abrupt, la Luxure prolixe
De mon corps Larmoyant,
La Lumière brûlante et fixe
De ma Laideur sans bornes.

Sans Lacets je me Livre
À des journées Limpides
Orphelines de Lustres
Et de Laines frustes
Et pourtant tous ces Leurres
Ces réseaux vides, ces Lierres
Qui me Liaient à la terre,
Évanouissant me Laissent
Une Langueur bien rapace.

Avec cette Lacune
Tel un Loup dans la brume
Sans changer de Latitude
Je partis sans Lanterne
Vers le pont de Lucerne
Fredonnant à la Lune
D’habitude La Fontaine
par ses pauses Lubriques
Me Lavant toute rancune.

Lorsqu’ensuite la Lumière
S’effondra dans le Lard
De l’oubli sans Limites
De journées de bâtard
Une silhouette Légère
Vint Lécher ma rivière.

C’était elle, avait changé.
Sans Limites elle revenait
Se Lover dans mon jardin
De Lys et de cyclamen
C’était elle, la Liberté
m’ayant Lourdement manqué.

Giovanni Merloni

M ou Mourir en paix (alphabet renversé de l’été n. 15)

30 vendredi Août 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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alphabet renversé de l'été

001_m_480Au Milieu de la Mer infinie des Mots, des noms des personnes et des lieux, des choses réelles ou figurées dont le M est le Maître, j’aurais eu envie de cueillir cette occasion Magnifique de l’alphabet renversé pour tirer le portrait d’hommes et de femmes, dont le nom ou prénom commence par M, que j’ai rencontrés lors de Moments cruciaux de Ma vie. Des Messieurs, Mesdames et Mesdemoiselles qui ont fait ou dit au Moins une chose restée Mémorable pour Moi, à partir de Ma Mère, évideMMent.
J’aurais pu en tirer une longue liste, en commençant par Ma Maîtresse aux écoles élémentaires, dont je suivis le Macabre enterrement aux premiers rangs avec Mes camarades de huit ans.

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J’y aurais ajouté d’emblée le nom de Mon professeur d’histoire et philosophie du lycée, Giuliano Manacorda, avec ceux de l’architecte Pio Montesi et du journaliste Stelio Martini. J’étais assez subjugué par l’honnêteté et la cohérence de Manacorda, que j’aimais aussi en raison de ses perplexités vis-à-vis des certitudes de certains philosophes, auxquelles il préférait sans doute l’esprit chercheur des poètes. Pio Montesi M’aida à découvrir Mon parcours de travail après l’université et la Mort précoce de Mon père, dont il avait été un grand ami. Stelio Martini fut le premier à M’encourager dans la peinture, restant tout au long du parcours commune de vie, une des rarissimes personnes avec qui j’ai pu parler de tout. Trois figures nobles et inoubliables, à la tête d’un long cortège de Morts et de vivants en M, auxquels je M’unis souvent, pour échanger ou discuter avec eux sur le sens de cette Malle invisible et précaire qui se remplit au hasard de phrases et vicissitudes communes, vécues ou ressenties dans l’intimité de rapports exclusifs, dont aucun d’autre en dehors des deux personnes concernées ne pourra jamais garder la Mémoire.
J’aurais voulu aussi parler de choses gigantesques comme le Monde, ou petites comme la Main d’un enfant ; de choses Mystérieuses comme les Magies, ou les Manies et les Manipulations vertébrales et cérébrales.

003_libro aperto 180 piccolo

Mais c’était impossible : on devient d’un coup sourd comme une cloche si l’on se risque à entendre dans le Même instant tous les klaxons du Monde.

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D’ailleurs, la liste serait trop longue. Bien sûr, j’aurais aimé visiter Montaigne dans la bibliothèque de son ancien château sur les rives de la Dordogne ; frapper à la porte de La Brède pour assister, non vu, aux dictées de l’insomniaque Montesquieu à son Malchanceux secrétaire ; ou alors M’inviter à la table de Malagar, avec l’excuse d’une interview posthume sur le nouveau film sur Thérèse Desqueyroux. François Mauriac, épuisé dans un fauteuil, ne m’aurait pas écouté, évidemment, mais j’aurais pu quand Même, tout en regardant l’infini au-delà de la haie, M’aventurer dans le jardin, fouillant dans les nuances de ces textes profonds et douloureux qu’on dirait arrachés aux arbres, aux feuilles frémissantes, à la chaleur éblouissante de journées interminables et pourtant tourmentées.
J’aurais aussi aimé reconstruire à travers ses vers la vie extraordinaire d’Eugenio Montale, sans oublier la voix d’Alessandro Manzoni et les mots de Giuseppe Mazzini…

005_jardin public NB 180

Enfin, je ne pouvais pas parler ici de Wolfgang Amadeus Mozart. Il est tellement présent dans Ma vie que j’aurais pu en parler de façon Même trop familière, oubliant le respect que je dois à cet homme unique, que ses œuvres éternelles ressuscitent à chaque écoute, à chaque touche de violon ou de clavier. Il entre dans nos esprits et Même dans nos corps par le biais de sa Mort inconnue, unique événement silencieux dans sa vie pleine de notes, de joies et douleurs déchirants. J’aurais aimé aussi parler du décalage toujours gênant entre son œuvre et son image reproduite en quantité industrielle, exagérée, dans les livres et livrets d’opéra, dans les affiches et les bustes, dans les chocolats, dans les tapis de souris, dans les Marque-pages et cetera. Tandis que son image Meurt à chaque fois qu’un de ces avatars s’installe sur nos étagères, son œuvre renaît derechef, plus vivante que jamais.
C’est le Même Mystère qui se vérifie avec William Shakespeare et Homère…

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Je devais donc chercher quelque chose ou quelqu’un qui évoquât la Modestie que le Manque d’espace exige. Bien sûr, Modeste Moussorgski (1839-1881), avec ses « tableaux d’une exposition » (1874), aurait pu M’aider à M’en sortir. Mais, ce n’était pas du tout Modeste l’œuvre de cet incontournable compositeur, incarnant à la fois les illusions et les espoirs d’entières générations fixant le regard sur cette Russie prometteuse et prodigue d’artistes et d’hommes de génie.

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En Manque de personnages suffisamment Modestes, le M n’est pourtant pas avare, si nécessaire, d’un coup de Main, en M’offrant une Myriade de Miracles et de Mythes…
Je Me souviens Maintenant du projet littéraire de Mon ami Mirko M., ancien ouvrier de la Fiat à Turin, Maintenant retraité. Il M’avait envoyé de l’ancienne capitale au-delà des Alpes une lettre pleine de verve et de véritable passion. Est-ce que Mirko est un écrivain ? Est-il un scénariste, sinon franchement un dramaturge ? Je ne sais pas. Pourtant son idée personne ne l’a eue avant lui. Il me l’a confiée avec un sourire complice, en m’autorisant dorénavant à l’exploiter à Mon nom dans un texte littéraire, une pièce de théâtre ou aussi dans un film :
Un jour, sortant d’une librairie de Turin — où les nombreuses affiches exhibant les portraits incontournables d’une série de personnages, notamment du monde du spectacle, M’avaient procuré un véritable Malaise —, j’avais imaginé une nuit sans couleurs ni caresses, passée parmi les étalages de cette librairie, où quelqu’un, par distraction, aurait bien pu Me renfermer tandis que j’étais aux toilettes. Au cours de cette nuit traversée par tous les insectes et chauve-souris possibles et imaginables, étendu tant bien que mal à côté d’une porte, deux affiches étaient sorties de leur rectangle, avant de glisser avec classe parmi les livres. Habitué désormais à l’absence de la pleine lumière qui M’avait autant gêné pendant l’ouverture du Magasin, aidé aussi par les flashes verts provenant d’une enseigne clignotante dans la rue, je restai étonné en voyant deux silhouettes sombres debout contre les rideaux Métalliques. Deux corps tout à fait réels, auxquels j’avais peur d’adresser la parole : d’abord j’avais peur qu’on Me reproche Ma présence dans le local ; ensuite, j’aurais pu être un voleur ou un sans abri, je ne sais pas lequel des deux aurait été considéré comme le plus redoutable ; enfin les deux, avec leurs Mouvances complices, auraient pu être des faux ressuscités, des voleurs ou des assassins… Mais, j’avais surtout peur qu’ils puissent se révéler comme deux fantômes…

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Ernesto Che Guevara, comme je l’ai toujours nommé, était né a Rosario, Santa Fe, Argentine le 14 juin 1928, aujourd’hui il aurait quatre vingt cinq ans et peut-être il serait en parfaite forme, s’il n’avait été brutalement tué, à la Higuera, dans les Montagnes de la Bolivie, le 9 octobre 1967, juste un Mois avant la Mort de Mon père.
Marilyn Monroe, comme tout le Monde l’a toujours nommée, était née à Los Angeles (Californie) le 1 juin 1926 ; elle aurait Maintenant quatre-vingt sept ans… Tout le Monde sais désormais qu’elle a été assassinée le 5 août 1962, toujours à Los Angeles.
Ces données biographiques passèrent comme un flash — cette fois bleu — devant Mon regard incrédule et halluciné. Elle a deux ans plus que lui, pensais-je, Mais ce n’est pas grave. Moi aussi j’ai deux ans moins de M…
Marilyn est petite, avec son Mètre soixante six ; en plus elle Marche souvent courbe, pliée en deux. Avec son allure chancelante elle peut apparaître plus petite encore, tandis que lui, avec son Mètre quatre-vingt deux et son portement droit pourrait lui Manger sur la tête. Moi, j’ai sa même taille à lui, tandis que Ma M. à Moi est assez petite elle aussi.

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Mon ami Mirko, M’avait ensuite envoyé une deuxième lettre, dans laquelle il s’était chargé d’une reconstruction plus précise des circonstances de son expérience imaginaire :
Maintenant je me rappelle mieux. Je restai dans la librairie, d’accord, mais cela ne se vérifia pendant ma pause dans les toilettes et je ne vis pas vraiment les deux figures mythiques et incontournables descendre de leurs affiches en noir et blanc pour se colorer devant Moi. Et cela n’arriva pas au rez-de-chaussée, Mais…
C’était un samedi de la moitié de décembre, la Noël s’approchait et je devais M’acheter une agenda. J’aimais beaucoup celle qui avait sur la couverture une femme verte peinte par Tamara de Lempicka, mais j’étais dérangé par James Dean, Audrey Hepburn, Marylin Monroe… Au bout d’un couloir, derrière un étalage pivotant avec tous les noms possibles et imaginables il y avait des photos, des livres et des films sur Che Guevara.
La librairie n’affichait aucune hâte de fermer. Il Me fallut une heure pour M’apercevoir  de cette table aux jambes en l’air. Il ne s’agissait pas d’une table, mais d’une trappe pour descendre dans le sous-sol. En m’accoudant je humais une poignante odeur de sauce, accompagnée par cette inoubliable ritournelle :

Aprendimos a quererte
Desde la historica altura
Donde el sol de tu bravura
Le puso cerca la muerte
Aqui se queda la clara,
La entranable transparencia
De tu querida presencia
Comandante Che Guevara

(Quand mes enfants mâles étaient encore petits, je leur fredonnais des étranges fables, avec un côté sensuel, inspirées aux cangaçeiros et au redoutable Antonio das Mortes. Elles étaient toujours mêlées aux histoires quotidiennes des maisons aux balustrades de Turin et aux souvenirs vagues du film I compagni avec Marcello Mastroianni).
J’ai descendu ce peu de marches, l’agenda dans la poche (pourquoi dans la poche ? voulais-je peut-être l’emprunter sans payer ?) avec dans la main l’énième livre sur la mort de Marylin.

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Je Me disais : nous nous attachons à l’immortalité des nos vedettes, quitte à laisser que la barbarie jette dans la poubelle le travail de nos pères et grands-pères. Nous acceptons une mode, au fond, soit si nous poursuivons avec résignation l’esprit de décadence de l’homme sans qualités qui croît à l’intérieur de nous-mêmes, soit si nous nous laissons traîner per cette espèce de délire érotique envers les nouveaux dieux… Ils sont toujours beaux, intelligents et perdants, ennoblis et immortalisés par la mort précoce.
(Le cinéma n’a plus, aujourd’hui, la même force de suggestion, peut-être à cause de cette réalité que nous trouvons à la sortie, une réalité difficile à modifier, de plus en plus renfermée avec un caillou dans la bouche et une main qui nous empêche de cracher).
Je ne sais pas comment et pourquoi je m’assieds dans un coin, parmi les balais. Il me semble d’entendre des voix. En fait, la librairie est assiégée par un groupe de jeunes fascistes… Ce n’est pas possible, je me dis, le fascisme n’existe plus, il s’est évanoui, désormais. Pourtant…
À ce point-là la trappe se ferme juste au-dessus de ma tête avec un sourd écho. Cela me coupe le souffle. Attrapé par un sommeil inattendu, j’essaie de m’étendre. À terre, je découvre un gros livre, un de ces livres assez coûteux et difficiles à vendre. Déjà sur la couverture, un tigre ouvre grand sa gueule : Voyage à travers les dangers de l’Amérique du sud.
Enveloppé dans l’irréalité du sous-sol poussiéreux et de ce livre que j’aurais peut-être aimé dans mon enfance lointaine, j’étais finalement en train de m’endormir — en songeant, épouvanté, aux iguanes, au certao, au serpent des sept pas, à Salvador Allende le fusil dans la main —, essayant de m’accrocher à l’idée que sur la couverture il n’y avait que le tigre en papier dont fantasmait Mao Tse Tung… lorsqu’une voix calamiteuse m’embobina :

I wanna be loved by you, just you
Nobody else but you
I wanna be loved by you alone
I wanna kissed by you, just you
Nobody else but you
I wanna be kissed by you alone
I couldn’t aspire
To anything higher
Than to fill the desire
To make you my own…

N’était-ce pas elle la vertigineuse qui avant fait tourner en rond sa jupe plissée en exhibant ses jambes et ses slips juste au-dessus de la trappe ? Oui, c’était elle, mais ses cajoleries et voltigements n’étaient pas adressés à moi.

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Se suivit une des situations typiques, entre le cauchemar et le rêve, qui se déclenchent lorsqu’on on dort avec un gros livre au-dessous de l’oreille : un homme se présenta devant moi, ressemblant comme une goutte d’eau à un véritable chaman de Castaneda. Je reconnus Marcello Mastroianni… Cette apparition ne me surpris pas du tout, j’en devinais immédiatement le sens. Viens avec moi, dit brusquement le chaman Marcello, d’une telle façon que je n’osai pas lui répondre. Je le suivis donc sur une barque branlante, s’apprêtant à remonter un fleuve large et plat. Pendant un temps insupportable, dans lequel je mûris un sentiment de manque et de peur de nouveaux coups de théâtre — manque des jambes flexueuses dansant le twist au-dessus de ma tête ? peur que les fascistes rentrent dans la librairie et descendent par la trappe ? — nous tournâmes en rond dans un brouillard épais et ouaté.

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Petit à petit, la barque se Muta en yacht élégant et impeccable filant parmi les requins de la Mer des Caraïbes. Au Milieu de Mes pieds, Marylin dansait, chantait, tout en insistant chez Marcello, Muté en serviteur, pour avoir l’irish coffee et le savon de Marseille. Quant à lui, Che Guevara restait toujours étendu, comme un Mort, ou alors se levait, Montait sur le Mât pour guetter le vent avant de  s’efforcer de prononcer son discours. Mais, je voyais qu’il n’était pas trop convaincu. Il semblait Me regarder et Me dire : À quoi bon ?
Nous étions en vérité dans une barque ondoyante parmi les grands navires russes bourrés de Missiles au large de Cuba, quelque Mois avant le bras de fer entre les deux plus grandes puissances du globe. Marilyn ne pouvait pas connaître en avance la date de sa Mort imminente. Elle était en croisière, dans un rare instant d’insouciance et de simplicité. Là, je fus témoin de l’amour soudain, violent et doux, se déclenchant entre Che Guevara et Marilyn. Un amour discret, Ma foi, protégé par des rideaux de brouillard rose et bleu que Marcello, véritable chaman touche-à-tout, avait su créer pour leur donner, pour une fois dans la vie, l’illusion de la liberté. Un amour dont je n’aurais  perdu aucun passage, aucune caresse et Mot intime si j’avais eu envie de profiter de la perspective que Ma position oblique M’accordait. Mais je détournai le regard en bouchant Mes oreilles avec las Mains. Ou alors je dormis. Plus tard, une voix officielle Me susurra que les corps ressuscités des deux plus grands héros contemporains de la beauté et du courage s’étaient aimés pendant à peu près une heure et demie, le temps d’un film traditionnel de la Metro Goldwyn Mayer.

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Au lever du jour, hors de la librairie, il n’y avait plus de voix, ni de sirènes de la police. Ma fiancée, Marilina, M’appelait tout en hurlant :

I wanna be loved by you, just you
Nobody else but you
I wanna be loved by you alone

tandis que deux sales types en blouson noir saisissaient brusquement Mes bras, en raison de l’agenda qu’ils avaient trouvée dans Ma poche.

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Une fois tout éclairci — je leur avais expliqué que c’était un pari que Mes camarades de l’université M’avaient lancé. D’ailleurs, ce n’était pas la fin du Monde, que de voler un livre dans une librairie ! — je Me trouvai libre, encore endormi, appuyé au comptoir du bar Reale où ma future femme Marilina Me versait un cappuccino.
Quelque chose t’a effrayé, n’est-ce pas ? Me dit elle.
Oui, ces pauvres Morts, on ne les laisse jamais Mourir en paix !

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Avec cette histoire farfelue et triste de mon ami Mirko, je crois avoir finalement atteint la moitié de mon alphabet renversé. À Rome, si je ne me trompe pas, les annuaires téléphoniques étaient coupés en deux : le premier volume s’appelait A-L, le deuxième M-Z. Avant d’entamer le nouveau livre, chargé de remonter de la Liberté à l’Amitié ou, si l’on veut, de la Loupe à l’Aiguille, je suis monté sur la tour Eiffel et j’ai regardé en direction du Mistral. Là-bas, près d’un grand fleuve, au milieu des pierres et du va-et-vient d’anciennes et récentes Liturgies, Brigitte Célérier se détache nettement, avec des attitudes hagardes et gentilles. Vendredi 23 et samedi 24 août, sur son blog, elle avait déjà fouillé avec élégance et passion parmi les M, en me laissant une Malle pleine de suggestions, que j’ai peut-être empruntées sans lui demander la permission…

Giovanni Merloni

(Photos : cliquer pour agrandir.)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 30 août 2013

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N ou Nemo propheta in patria (alphabet renversé de l’été n. 14)

27 mardi Août 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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alphabet renversé de l'été

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Le dimanche dernier, le tramway sur lequel je voyageais — à la recherche d’un motif pour une dernière touche à l’O. de mon alphabet renversé, une touche capable de corriger son inguérissable propension à dire Oui, même contre sa propre volonté — ne s’est pas rencontré avec celui où Brigitte C., dans sa course tranquille, était en train d’attraper, avec un jour d’avance, la cohérence pour elle entre le N. et le Non. Aujourd’hui, nous sommes hélas lointains l’un de l’autre. Sa lettre O. est sortie hier sur « paumée » et je traverse maintenant des lieux et des mémoires encore imprégnées du passage de son N., orphelines de cette lettre si magiquement esquissée… Je pourrai en tout cas rattraper, dorénavant, avec un petit déclic virtuel, les M, les L et toutes les autres lettres que Brigitte a déjà visitées dans son blog. Je promets de le faire juste à la dernière minute, de façon que son passage Ne m’influence pas trop, sauf qu’à travers quelques vagues sensations dues à nos communs souvenirs générationnels.

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Rome, piazza Navona

Voilà donc que mon premier « doublon » va ressentir Nettement de l’austérité un peu hautaine de ce N. où je trouve, entre autres, les Noms célèbres : d’écrivains comme l’Italien Ippolito Nievo et le Russe-Américain Vladimir Nabokov ; d’architectes comme Oscar Niemeyer et Richard Neutra ; de villes prodigues de mystères comme Naples et Novgorod ; de lieux uniques comme Notre Dame de Paris et la piazza Navona de Rome ; des poètes comme Novalis et Pablo Neruda…

« Nonobstant les Nuages Noirs
Niant toute Nonchalance Naïve,
dans cette Nuit Nordique
Nous avons Nagé parmi les Nénuphars,
les Néréides et les Nymphes,
sans Négliger de Noyer Notre regard,
comme autant de Narcisses,
dans le Néant bleu de Neptune… »

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Notre-Dame de Paris, 850 ans

On a bien compris, peut-être à cause de son inguérissable propension à la Négation et au Nihilisme, que le N. s’efforce de se faire accepter par des attitudes démocratiques et assez équilibrées dans la représentation d’une grande variété de sensations et de personnages, que le N. même ressuscite un à un du fond de notre ignorance aggravé par l’oubli. Cependant, sans aucune raison apparente, cette consonne Neutre et Normalisatrice, a réussi tout à fait Naturellement à étendre au-dessus de mon élan de Naguère une Nappe sombre pour un déjeuner sur l’herbe aux Nuances Nocturnes, tandis qu’un rayon de soleil se Nouait Nerveusement à ma Nuque pour me Notifier, au contraire, l’ordre de m’arrêter et qu’une voix Nasale, Nichée dans un Nimbe voltigeant autour de mes oreilles, me susurrait un Nom en Naphtaline : Néandertal.
Il s’agissait d’un homme de Néandertal qui avait déjà accompli toute la parabole de l’existence humaine, de la Naissance fauve et héroïque jusqu’à la décadence, avec son inévitable taux de Névrose délirante.
Pourquoi appelais-je Néandertal, mon camarade de Bologne ? Parce qu’il avait une grosse tête de paysan en plus de deux yeux de peau rouge, accompagnés d’une voix d’ogre à la fois sibilante et rauque. Néanmoins, dans sa toux Nerveuse de fumeur acharné, et dans son allure préhistorique il y avait le charme du délire métropolitain, le goût tout entier d’une angoisse inédite, très difficile à maîtriser…
Je me souvins de Néandertal en 2000. À ce temps-là, j’étais à Nouveau capturé par les Niaiseries de Rome et par ses rites Néroniens dont pouvaient tout à fait Naturellement se déclencher des Narrations bizarres et inattendues. Mais, je Ne pouvais pas prévoir que mon camarade de Bologne se serait transformé en personnage et qu’il aurait rencontré la Lolita de Vladimir Nabokov, « écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre où il étudia la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne ».

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Giovanni Merloni, L’eau coule sous le pont, dessin à l’encre de chine, 2000

En mai 2000 (c’était l’année du Jubilée), il y avait eu une exposition sur l’Histoire du plus ancien pont de Rome, le pont Milvius ou Pont Molle, comme l’appelaient les Français jusqu’à la veille de l’annexion de Rome au reste de l’Italie unie. Une Histoire très longue, constellée de crues, d’invasions, d’écroulements et de reconstructions du pont.
Parmi les documents mis en valeur par l’exposition, à laquelle je donnai une petite contribution, deux dates se détachent. La plus récente c’était le 13 mars 1849, jour de la démolition du pont par ordre de Garibaldi, pour retarder l’avancée des Français venus en secours du pape Pius IX contre la République Romaine. Une autre, plus ancienne, c’est le 28 octobre 312, date de la bataille entre Constantin et Maxence, marquée par l’épisode désormais mythologique de l’apparition de la croix dans les cieux de Saxa Rubra, localité d’ailleurs très proche du pont Milvius.

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Giovanni Merloni, Cours, cours, il ne faut pas rater l’exposition de G. M., dessin à l’encre de chine, 2000

En octobre je vécus une Nuit de cauchemar, avec le sang qui ne finissait de couler, dans un hôpital Noirci, d’où je sortis Naïvement grâce aux portraits dont je faisais cadeau à la plupart des infirmières qui se disputaient le plaisir de me servir en me procurant une couverture, un oreiller ou un morceau de pain du jour avant. La lente reprise, vécue péniblement, dans la triste contemplation du cahier Noir dont une page était comblée d’encre rouge, fut interrompue par un coup de fil bénéfique : en reconnaissance de mon travail pour l’exposition et pour le scénario du spectacle musical titré Le pont des miracles, la Mairie de la 20ème circonscription m’offrait la possibilité de monter une exposition personnelle de tableaux dans la tour Valadier de pont Milvius. J’avais complètement oublié le spectacle et son improbable fil conducteur, ainsi que l’étrange statue de Saint-Jean Népomucène, originaire de Prague, placée sur la tête de pont opposée, qui m’avait peut-être influencé dans certains choix…

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Giovanni Merloni, La femme fleuve., dessin à l’encre de chine, 2000

Juste en 2000, dans une capitale de l’Italie et de la chrétienté moins Nonchalante que Navrée par une Nervosité de moins en moins souterraine, une jeune archéologue et paléontologue de Prague, Nigra, obtient la permission de visiter le sous-sol de la Tour Valadier, édifice du XIXe siècle occupant la tête de pont située sur le bord de la place du quartier populaire de pont Milvius. Nigra était une jeune femme « eau et savon » que pourtant personne n’aurait considéré comme une sainte-Nitouche Ni surtout comme une Lolita, si elle N’avait été passionnée pour l’œuvre de Nabokov ainsi que partisane de la théorie selon laquelle l’âge N’a aucune importance dans les relations humaines.
Néanmoins, elle Ne s’attendait pas à ce qu’il lui serait arrivé dans les caves mouillées de l’ancienne tête de pont.
Accompagnée par un policier d’origine paysanne plutôt grossier et pas du tout avare de compliments allusifs, dans une étroite catacombe creusée dans le tuf, Nigra découvre un cadavre parfaitement conservé. Néandertal ! hurle-t-elle sans pourtant perdre le Nord. Le policier, au contraire, s’évanouit. Tandis qu’elle considère les deux corps étendus à ses pieds, un vertige la surprend. Elle tombe au milieu des deux corps, avant de se réveiller dans un état de grave confusion. Pour se lever, elle saisit avec force un bras…

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Dans un latin approximatif, jaillissant d’une bouche qui était restée fermée depuis très longtemps, Nœvius, le vieux soldat romain, essaya tout de suite d’étreindre la jeune femme. Cela réveilla le policier. D’un bond, les deux hommes se levèrent, obligeant Nigra à une difficile action conciliatoire. Devenus amis, les trois remontèrent au rez-de-chaussée, où l’ancien Romain fut invité à s’asseoir sur un banc installé au-dessous de la voûte sombre d’où l’on pouvait accéder au pont, désormais interdit aux tramways et aux voitures et réservé aux piétons et aux vélos.
Entouré par une foule de curieux de plus en plus nombreuse, Nœvius, abasourdi par tout ce qu’il voyait autour de lui, fit tôt comprendre qu’il croyait, en pleine honnêteté, d’avoir dormi après un coup d’épée ou de dague sur la Nuque et de s’être réveillé juste au lendemain de la bataille. Il n’était pas un soldat de Constantin, donc il n’était pas du tout imprégné par le mysticisme religieux de cet empereur. En même temps il semblait encore écrasé par une montagne d’idoles et de superstitions dont Nigra n’avait jamais trouvé de traces importantes dans ses études fouillées.
Ensuite, une improbable confrontation se développa, autour des mémoires et des réflexions que les mêmes lieux provoquaient en Noevius et ses interlocuteurs. Au fur et à mesure que Nigra, aidée par un groupe d’intellectuels volontaires, expliquait tout ce qui s’était passé à Rome au cours des 2000 ans que Nœvius avait employé pour dormir, celui-ci essayait de s’adapter à la situation Nouvelle.
En fait, par des réactions pour la plupart inattendues — cynique lorsqu’il aurait dû l’être passionné et sentimental ; moraliste quand il aurait pu se borner à des haussements des épaules — Nœvius Ne se dérobait jamais à des responsabilités qui en fait Ne le concernaient pas.
Alors, en 2000, l’hypothèse, suggérée par la petite pièce, d’un amour aussi mental que passionné se déclenchant entre Nœvius et Nigra ne suscita aucun scandale. Personne ne s’était étonné à l’idée d’une possible union intime entre deux humains dont l’un avait mille sept cent deux ans plus que l’autre. Qu’importe s’il était resté hiberné et, au moment de son réveil, il avait l’âge de son corps au moment du coup fatal, c’est-à-dire à peu près quarante ans, tandis qu’elle en avait vingt-six.

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Giovanni Merloni, La femme-pont, dessin à l’encre de chine, 2000

Il aurait pu être son ancêtre. Probablement, le jour de la bataille il songeait à envoyer à son enfant aîné une bourse pleine de sesterces pour son prochain mariage…. Il faudrait faire l’examen de l’ADN, hurlerait un autre. Et si l’on découvre une parenté, c’est un inceste…
Pour des raisons plus modestes, Nigra n’eut pas la chance de couronner son rêve d’amour avec son Nœvius-Néandertal trop intelligent pour les Nouveaux Temps où il était ressuscité. Le ministère ne voulut pas renouveler la bourse pour exploiter jusqu’au bout le cas unique au cours de deux milléniums. Ensuite, elle et Nœvius ne réussirent pas à convaincre la Mairie de Rome pour la mise en place d’un « Musée de l’inexplicable ». Aidée par Renzo Piano et Dario Argento, Nigra avait dessiné un sous-sol aux lumières rouges avec deux niches où, dans les mêmes créneaux d’ouverture que les autres musées de Rome, Nœvius et elle-même s’étaient engagés à dialoguer avec les visiteurs, dans l’incommode position des statues gesticulantes. Nonobstant leur enthousiasme, on avait rejeté cette proposition avec des arguments Nuls et captieux, Notamment le coût excessif du personnel de billetterie.
Personne ne s’étonnait du fait extraordinaire d’un homme survécu à deux milleniums, donc très peu de gens auraient eu envie de frôler sa niche pour lui toucher la pointe du pied.

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Rome, pont Milvius en crue, novembre 2004

Nigra rentra donc à Prague, en larmes et pleine de rage comme Héloise après la brusque séparation d’Abelard.
Et Nœvius ? On dit qu’il dut vite s’intégrer et faire de façon que son cas fût oublié. Finalement, six ans après, le même jour où j’abandonnai Rome pour Paris, il partit à Bologne. Quelques mois depuis, un ami de Bologne m’appela, pour me reprocher mon absence. D’un coup, le discours tomba sur notre commun camarade : Ne savais-tu pas que Néandertal était à Nouveau parmi nous, très engagé comme architecte de la Mairie d’une petite commune de la banlieue ? Et puis il a une nouvelle femme !
Comment s’appelle-t-elle ?
Elle s’appelle Lola, les gens du village l’appellent Lolita, tandis que lui, il l’appelle Nigra.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 27 août 2013

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