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Corinne Royer et la « jeune fille de longue date »

08 vendredi Fév 2019

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Corinne Royer, Marthe Gautier

Corinne Royer

Corinne Royer et la « jeune fille de longue date »

Au bout d’une lecture passionnée et attentive, j’ai suivi, comme d’habitude, l’instructive suggestion que me donna jadis mon grand-père napolitain. J’ai déposé sur la pile des livres à ne pas perdre de vue « Ce qui nous revient » de Corinne Royer (Actes Sud, 2019) et j’ai fermé les yeux.
« C’est la meilleure façon de retenir l’essence d’un livre, pour pouvoir en parler ou en écrire depuis ! » disait mon aîné de son air triomphant. Pour moi, cette brusque séparation a été aussi une façon de continuer à être hanté par le livre, à le lire mentalement, en y recherchant les réponses cachées ou alors des interprétations que le livre même n’a peut-être pas données.

J’ai beaucoup aimé « Ce qui nous revient ». Il s’agit d’un très beau roman, qui m’a conquis dès la première page jusqu’au dénouement serein et heureux ainsi qu’aux notes hors texte, ô combien nécessaires et parlantes  !
Et voilà le résultat de mes réflexions « à chaud ».
« Ce qui nous revient » de Corinne Royer est un livre courageux qui ne se borne pas à évoquer et transmettre les faits et les circonstances réels de l’insupportable injustice qu’une extraordinaire femme de science, Marthe Gautier, a dû endurer tout au long da sa vie.
Ce livre s’engage jusqu’au bout dans un « j’accuse » net et cristallin visant à rendre publiques les contradictions du monde universitaire et scientifique français à la fin des années 50 et notamment les protections et complicités octroyant à un chercheur tout à fait ordinaire de l’Université Pitié-Salpétrière de Paris une fulgurante carrière. Celui-ci, Jérôme Lejeune, avait reçu des mains confiantes de sa jeune collègue Marthe Gautier les vitres portant la preuve d’une exceptionnelle découverte, qu’il aurait dû se borner à photographier pour le bien de la science. Au contraire, une fois saisie l’importance internationale de cette découverte, il n’avait pas hésité à la rendre publique en s’en attribuant la paternité. Aurait-il perpétré une telle imposture s’il avait eu affaire à un collègue mâle ?
À partir de ce primordial noyau, « Ce qui nous revient » ne se sépare jamais d’une vision passionnée des existences au fur et à mesure interpellées, en France et dans le monde entier, par cette précieuse découverte ainsi que par la personnalité charismatique de Marthe Gautier. S’occupant, avec détermination et pénétration psychologique, des interactions souvent compliquées ou dramatiques entre ses personnages réels ou fictifs, Corinne Royer réussit enfin à briser toute distance entre l’Histoire, la littérature et la vie en nous faisant cadeau d’un texte bouleversant où la tension morale et intellectuelle pour l’histoire douloureuse de la dépossession du travail d’une vie est confrontée à une fiction narrative qui s’inspire toutefois à deux circonstances tout à fait réelles :
— la découverte du chromosome 21, a fait finalement déclencher, malgré le retard de cinquante années, le procès vertueux du rétablissement de la vérité ;
— les familles touchées par « l’anomalie » du chromosome surnuméraire, désignant l’ainsi dit « syndrome de Dawn », sont toutes redevables à la femme de science qui s’est consacrée parmi les premiers à cette recherche ô combien utile dans l’évolution des recherches « génétiques ».
Tout cela ouvre la porte à nombreuses interrogations, dont Corinne Royer s’est sans doute chargée tout au long de sa dure et tumultueuse traversée :
— « ça sert à quoi, lors d’un test de grossesse, de savoir que dans le sang du foetus qu’on a dans le ventre il y a un chromosome en plus et cela le condamne à devenir un enfant trisomique ? »
— «  serviront-ils, les résultats des recherches de Marthe Gautier, avec toutes les conquêtes successives dans le domaine « génétique », à modifier sensiblement les destins des personnes affectées par ce handicap ? »

Tout en laissant au lecteur la tâche et la liberté de se donner des réponses au fur et à mesure du déroulement du roman, Corinne Royer demeure avant tout fidèle à l’exigence de recueillir les témoignages et les preuves pour que son réquisitoire soit incontestable. Tout cela aurait trouvé aussi bien sa place dans un récit que dans un essai, mais Corinne Royer, heureusement, n’a pas hésité à emprunter le chemin du roman, façon privilégiée de s’exprimer pour elle et seul moyen pour intégrer à l’histoire de la découverte du chromosome 21 les histoires infinies qui se déclenchent partout dans la planète lorsque cette « anomalie » touche une famille.

Marthe Gautier et Corinne Royer

Dans ce roman, comme aussi dans les précédents de Corinne Royer, les personnages et les circonstances réels vont constituer un indispensable pilier et point de repère pour les personnages fictifs, tandis que l’histoire de pure invention où des personnages fictifs tiennent magnifiquement debout, aura la fonction de contrepoint rythmique et émotionnel vis-à-vis de l’Histoire réelle.

Un binôme s’installe alors entre deux figures tout à fait affines et complémentaires : la bien réelle Marthe Gautier, « jeune fille de longue date », et Louisa Gorki, un personnage de fiction issu d’un univers familial et social dont la plupart des lecteurs français peuvent bien reconnaître et partager la physionomie et l’esprit. Louisa peut être considérée aussi comme un avatar de Corinne Royer, ayant à son tour un rôle essentiel dans le rapprochement du lecteur à Marthe Gautier, avec tout ce que représente sa découverte pour la science et la multitude de familles qui se trouvent confrontés à la redoutable « modification » génétique marquant le destin d’une cohue d’enfants problématiques partout dans le monde.

J’ai dû un peu réfléchir, avant de comprendre jusqu’au bout le message que Corinne Royer nous a voulu transmettre avec le titre du roman : « Ce qui nous revient ». Sans doute, ce titre met en valeur la leçon morale de cette rare victoire primant pour une fois une femme, en lui redonnant la place qu’elle aurait dû occuper depuis soixante ans désormais. Une reconnaissance tardive, qui nous laisse imaginer ce qu’aurait pu offrir à la collectivité humaine Marthe Gautier si elle avait eu la chance de diriger, elle, la recherche génétique en France.
Cependant, le sujet même de la découverte du chromosome surnuméraire 21 déclenche forcément une série de réflexions et interrogations et bien sûr une modification importante chez les familles concernées : on ne peut pas parler d’une conquête scientifique dans le champ médical tout en demeurant en deçà de ce qu’elle représente pour la vie humaine !

Ce titre exprime donc la satisfaction de l’écrivaine à l’heure du rétablissement de la Vérité, qui nous « revient » et nous aide à avancer dans un monde de plus en plus dur et difficile. Toujours est-il que dans ce mot « revient » s’inscrit la Vie !
Cependant, il ne faut pas négliger que la réalisation de ce roman a demandé à Corinne Royer un engagement sans bornes et, par conséquent, un très délicat jeu d’équilibre, l’empêchant de se passer des émotions fortes et même violentes que le sujet comporte en lui-même.

Dès le début, Corinne savait qu’elle ètait concernée à la première personne par le livre qui allait parler de Marthe et de sa longue traversée avant de rencontrer la reconnaissance et une provisoire justice qui attend encore une sanction définitive, tandis que Marthe Gautier savait qu’elle serait au centre des regards, forcément indiscrets, de milliers de personnes anxieuses de mêler — bien sûr à respectueuse distance — leurs vies avec la sienne.
Voilà pourquoi Corinne a offert à Marthe une partenaire, Louisa, pour l’aider à supporter les contrecoups et les émotions fortes de cette tardive notoriété. Louisa à son tour se trouvera doublement impliquée — en tant que chercheuse au sujet du chromosome surnuméraire 21 et fille d’une mère touchée personnellement par ce syndrome de Dawn — dans le même cyclone que Marthe et Corinne affrontent bras dessus bras dessous dans la réalité.
Au bout de ce cyclone — ou pour mieux dire au lendemain de l’effrayante tempête qui envahit en plein été la pointe du Raz et son phare à quelques pas de la Maison des Sables à Douarnenez (où se rencontrent au jour le jour des enfants touchés par le syndrome de Dawn) —, le calme de la raison et de l’instinct de conservation prend le dessus : la vie c’est une déflagration terrible qu’on ne peut pas s’empêcher de regarder dans les yeux. Mais après ? Après le déluge, un accord s’installe parmi les humains. Les survivants dénombrent les morts et lèchent leurs blessures, avant de constater ce que l’on est devenu, « ce qui nous revient » de tout cela.

« Est-ce que, une fois traduit en italien, je proposerais la lecture de ce livre à mes chers amis de Latina, par exemple, qui se voient confrontés à des épreuves de plus en plus dures et difficiles dès qu’ils sont devenus les parents d’un enfant touché par le syndrome de Dawn ? »
« Est-ce qu’ils comprendront qu’en fin de compte Corinne Royer, dans cette histoire à bout de souffle, ne fait que laisser marcher ou courir librement la fantaisie et l’intelligence du lecteur, qui trouvera lui-même, dans le roman et dans sa propre humanité, toutes les réponses ? »
Oui, j’enverrai ce livre à mes amis. Ils comprendront sans doute et partageront ce sentiment de pitié et solidarité profondes qui fait la beauté et la force magnanime de « Ce qui nous revient ».

« Ce qui nous revient » ressuscite en moi la grande fascination de l’autre roman de Corinne Royer : « La vie contrariée de Louise » dont je garde un souvenir plein d’émotion et de gratitude.
De Louise à Marthe, la jeune fille de longue date… et finalement de Louise à Louisa, la jeune fille dans le plein de ses énergies qui est là pour prendre le relais… je retrouve le même parcours dur et accidenté : les deux romans de Corinne Royer échouent tous les deux dans la joie libératrice du partage de la vérité ! J’y retrouve aussi le même but de rapprocher le passé au présent, en créant une continuité entre la positivité de ces deux figures phares, Marthe et Louise, et la positivité qui jaillit prodigieusement au sein de nouvelles générations avec Louisa, femme exemplaire et très attachante elle aussi : une jeune femme qui a su trouver toute seule la façon de se sauver en se frayant un chemin lumineux parmi les ruines et les ombres d’une famille dérangée et distraite.
Il y a sans doute une magique ressemblance entre le personnage de Louisa et son auteur, Corinne Royer : les deux partagent la même capacité de poursuivre des objectifs ambitieux sans s’en faire détourner, avec une sincère disponibilité à l’écoute qui ne se dissocie jamais de la capacité de reconnaître la valeur de leurs interlocuteurs.
Cependant, la vie de tout un chacun est constamment menacée par le mauvais hasard ou par la méchanceté indifférente d’un quidam qui nous traverse la rue. Tout progrès peut être arrêté ou gravement compromis, comme il arriva en 1959 à Marthe Gautier quand elle se vit subtiliser la découverte clé de sa vie.
Il suffit parfois de nuances, de petites modifications dans le quotidien pour que l’on passe du chagrin lié au manque d’une figure essentielle dans une famille à la détresse de l’abandon où devient lourde et pénible toute recherche d’une nouvelle raison de vie. Abandonnée par sa mère à l’âge de dix ans, Louisa trouve presque immédiatement dans son talent de petite chercheuse la bonne clé pour refouler ce manque et donner un sens à son existence : elle saura tout sur ce chromosome 21 qui a brisé chez elle tous les équilibres. Et elle utilisera ses acquis scientifiques pour aider les familles touchées par ce fléau.
Quinze ans plus tard, Louisa paraît prodigieusement affranchie de ses plus profondes souffrances et semble retrouver nouvel équilibre dans la rencontre avec Marthe Gautier : d’un côté, elle aidera la vieille dame à vaincre la bataille de l’indispensable reconnaissance ; de l’autre, une affection sincère s’installe quand cette femme charismatique va provisoirement remplir le rôle de la figure maternelle depuis si longtemps disparue.
C’est en fait au moment où Marte Gautier se soumet à une vidéoconférence — sans bouger de chez elle — que le roman frôle un long instant de bonheur et de confiance dans le futur. Et c’est à ce moment-là que le lecteur comprend combien il est affectionné à Louisa.
Cependant, il manque encore des choses pour l’accomplissement du roman : tandis que le passé revient brusquement à la surface avec l’apparition d’Elena Paredes et ses instances péremptoires, Louisa va bientôt découvrir la raison cachée de son intérêt spasmodique pour le chromosome 21.
Pendant la rencontre télévisée entre Paris et Bonn — où Marthe Gautier a la chance de dialoguer avec de jeunes handicapés dans un contagieux climat de bonheur —, Louisa reconnaît sa mère au milieu de la petite foule des participants à l’émission et le lecteur perçoit immédiatement le danger. Est-ce que Louisa aurait pris le courage de chercher sa mère s’il n’y avait pas eu Marthe à la pousser ?
Elle ne pouvait pas se dérober à une telle épreuve, bien sûr. Et finalement, lorsqu’on verra flotter en filigrane le mot « FIN », on saura que cette épreuve a échoué dans une heureuse reconstitution familiale.
Toujours est-il que l’acte final de ce roman entraîne Louisa dans un crescendo d’événements traumatiques dont la tempête et le phare de la pointe du Raz giflée par les ondes sont deux symboles hautement poétiques et lourdement dramatiques.
Avec la mère, le passé revient, imposant à Louisa un engagement total auquel en principe elle ne devait pas être prête. Ou alors, l’auteur nous suggère de creuser dans l’empreinte ineffaçable que chaque mère grave en profondeur dans l’esprit et dans l’âme de ses enfants en leur transmettant l’amour pour la mère avec un réflexe spontané : celui d’accueillir avec ce même amour tout ce qu’il leur arrivera de sa part.

En relisant ce livre, qui mériterait d’ultérieurs examens au sujet de l’histoire fictive qui en représente le décor principal et la colonne vertébrale, je me suis demandé quels sont la véritable signification et le rôle précis que Corinne Royer attribue à la « passion », aux « liaisons » et au « danger ».
En fait tout cela fait rebondir en moi le souvenir scandaleux d’un bouquin à la couverture bleu céleste que ma mère n’avait pas eu la promptitude de faire disparaître de notre bibliothèque lors de mes 16-17 ans. Le titre italien du fameux roman épistolaire de Choderlos de Laclos était « I pericoli delle passioni », c’est-à-dire « les dangers amenés par les passions ». À mon avis, s’éloignant du titre d’origine, « Les liaisons dangereuses », cette traduction relève surtout d’une mentalité, l’Italienne, plus moraliste et rigide : tandis que le père moral du vicomte de Valmont circonscrit la dangerosité des passions à des cas tout compte fait limités, ses traducteurs sont là pour mettre le lecteur en garde : attention ! Il y a un danger ici dedans ! Il ne faut pas se laisser traîner par les passions… même lire ce livre-ci est dangereux, peut-être ! À cet âge-là, je ne pouvais pas envisager une différence entre amour — où je voyais bien le côté érotique et charnel — et passion, tandis qu’en cachette je dévorais ce chef d’œuvre à plusieurs reprises…
Pourquoi ai-je introduit cette digression ? Parce qu’au cours de la lecture de ce roman à bout de souffle de Corinne Royer je me suis souvent demandé quel rôle y assumaient les passions des uns et des autres en dehors des événements causés de façon spécifique par la procréation, dans la famille de Louisa, d’un enfant trisomique.

Le premier mouvement de cette histoire se déroule entre Saint-Raphaël et Fréjus, auprès d’un grand hêtre pleureur évoquant une ambiance qui m’a fait songer à « La promenade au phare » de Virginia Woolf . On y voit presque indissolublement unis entre eux Louisa, ses parents Elena et Nicolaï et le chien fidèle. Le lecteur est encore en train de s’accoutumer aux personnalités de la petite enfant de dix ans et des autres personnages de la scène quand la mère quitte aussi élégamment que brusquement les lieux.
Plus tard, on saura qu’elle est partie pour avorter d’un fœtus de douze semaines destiné a priori à une vie très difficile et malheureuse. Plus tard, Elena écrit à son mari qu’elle a entamé une nouvelle vie auprès de sa mère, en Bretagne. Son mari subit cette décision sans réagir, plongeant bientôt dans la dépression. Il est convaincu que sa femme a rencontré quelqu’un d’autre et se sent rejeté.
Pendant les quinze ans qui se suivent, le lecteur essaie de se convaincre qu’Elena a quitté le foyer familial et la fille adorée surtout en fonction de son sentiment de culpabilité pour cette violente interruption de la grossesse, tout en adossant à son mari, peut-être, la responsabilité de cet acte.
Le deuxième mouvement du roman s’entame avec le merveilleux entêtement de Louisa, devenue une femme de vingt-cinq ans, qui décide d’étudier jusqu’au bout, dans sa thèse universitaire, la question du vingt unième chromosome présent dans la structure sanguine des gens trisomiques : elle veut se libérer des non-dits qui ont hanté son adolescence à côté d’un père annihilé. Un jour, à Paris, elle rencontre Marthe Gautier qui l’aide à trouver le fil pour coudre et accomplir efficacement sa thèse doctorale. Quelques jours après, elle est à côté de la vieille octogénaire lorsqu’elle participait à une téléconférence entre Paris et Bonn. Ce jour-là, au milieu d’un groupe d’enfants trisomiques très vivants et originaux, Louisa reconnaît sa mère.
Le lecteur commence à deviner la raison de la présence d’Elena à côté de ce groupe d’enfants handicapés, mais sa fantaisie ne va pas au-delà de cela. Certes, il s’inquiète pour le destin de cette famille, ne cessant de se demander si c’était une passion, plus forte que la honte, qui avait poussé la mère de Louisa à l’abandonner.
Songeant à mes deux amis bien courageux qui se soutiennent l’un l’autre pour ne pas céder au désespoir, je me suis dit que probablement Elena se consacrait depuis longtemps désormais aux enfants handicapés pour se punir de la faute primordiale d’avoir tué le fruit de son ventre.
Plus tard, dans le troisième mouvement du roman, tout s’explique et s’apaise pour la petite communauté reconstituée, dans le partage d’un « esprit de Noël hors saison » envahissant leurs sentiments retrouvés. Des sentiments d’amour, selon ce que je comprends. Je n’y vois pas, en perspective, des liaisons dangereuses. Et même dans le passé, entre le père et la mère de Louisa, je vois moins une liaison dangereuse qu’une réciproque incompréhension, proche de l’incommunicabilité. Des passions isolées, oui, j’en vois beaucoup, dans le cœur et les tripes — comme on dit — de chacun des acteurs du drame. Des passions, peut-être dangereuses, qui peuvent toucher toute famille, même les familles épargnées par le fléau du chromosome surnuméraire 21  !

Giovanni Merloni

Corinne Royer

Le cahier rouge de Louise et sa vie contrariée II/II, un roman de Corinne Royer

09 samedi Mai 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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Chambon-sur-Lignon, Corinne Royer, Le cahier rouge de Louise, les Ogres, les Petits Poucets

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Le cahier rouge de Louise et sa vie contrariée II/II, un roman de Corinne Royer 

L’étranger
« Il hésitait. Comment partir sans rien savoir de Louise ? Tant d’attachement à cette femme jusqu’alors inconnue lui inspirerait forcément un retour sur cette terre protestante, aux confins de l’Ardèche et de la Haute-Loire, avec ses maisons aux toits de lauze, ses murs de pierre grise, ses hameaux raturés, les lieux d’un crime qu’il n’avait pas commis, mais dont il se sentait pourtant coupable. »
Avec cette phrase énigmatique, l’Américain James Nicholson entre en scène, révélant déjà l’incertitude et le fatalisme de son caractère, mais aussi l’attachement acharné à ses mémoires familiales, voire à ses origines encore nuageuses. Il est l’étranger tombé du ciel, mais aussi le fils prodigue qui revient à sa terre paternelle après avoir gaspillé sa fortune ailleurs. Il repartira bientôt, comme Ulysse, pour son Ithaque américaine, mais, avant, il doit descendre dans l’Enfer et se donner une pause revitalisante avec la belle Nausicaa.
Il est accueilli avec l’enthousiasme aveugle des uns et la méfiance aveugle des autres, dans ce village au cœur de la France à l’apparence insouciant ou traversé de tous les maux contemporains. Ici, encore de nos jours, restent vifs le chagrin et la rage impuissante vis-à-vis des dix-huit enfants disparus une nuit dans le bois, lors de l’Occupation nazie, jamais plus retrouvés depuis. Dans son inguérissable humanité, James Nicholson voudrait toujours savourer la vie comme des œufs à la neige ou de la crème anglaise, cependant son attachement à sa grand-mère retrouvée lui donne un sursaut d’orgueil. Il se sent coupable de ce « trou » dans le cordon humanitaire qu’il appelle crime. Il craint peut-être que Louise, sa grand-mère, en soit de quelque façon responsable.

La résidence des Sycomores
Cet étranger paresseux et maladroit, mais très honnête quant aux sentiments, arrive tard à la résidence des Sycomores, maison de retraite où Louise Sorlin l’avait longuement attendu, en brodant ses vraies initiales — J.H. au lieu de J.N. — en espérant ainsi de recoudre la terrible déchirure qui avait marqué sa vie. Il trouve sa grand-mère morte, entourée de très faibles signes de sa longue vie. Un monde prêt à devenir cendre à cacher dans un columbarium. Il ne veut pas de cette disparition totale, même s’il lui incombe de se charger des frais : « — incombe, madame, incombe… il faut le faire rimer avec colombe… Il faut y réfléchir. » En affrontant ses devoirs de petit fils au rythme intérieur de cet « incombe-colombe, incombe-colombe » qui résonne dans sa tête, l’Américain révèle son âme sensible, tandis que l’auteure révèle, elle aussi, un penchant pour la rêverie qui nous aide à trouver les justes mots pour affronter les joies et les douleurs de la vie. En tout cas l’Américain n’est pas descendu inutilement de son avion : « Dans l’autre tiroir, une montre, un foulard en soie bleu, un cahier rouge. Machinalement, James Nicholson s’était emparé du cahier. Il était retourné sur le lit, avait calé son dos avec un oreiller. Louise, elle, avait pour habitude d’en disposer trois sous sa tête… Un fils, Louise avait eu un fils qu’elle n’avait pas vu grandir. Cette absence l’avait à jamais privée d’air, elle l’avait laissée suffocante, essoufflée au moindre geste, à l’aube de ses dix-sept ans. Calé contre les oreillers qui dégageaient une forte odeur d’eau de Cologne, il avait ouvert le cahier. Sur la première page courait une écriture à l’encre bleue, serrée, légèrement anguleuse : « À mon fils, aux enfants qui seront les siens » »

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La chambre dix-sept
« Sur le rebord de la fenêtre, James Nicholson restera, immobile, regard coulant au loin par-dessus les toits. Nul ne saurait affirmer qu’il perçût réellement la voix de Nina ni même la berceuse melliflue des mots sur ses lèvres. La voix de Nina, pareille à la lecture du menu du jour. »
Dans la chambre dix-sept de l’hôtel One Toutou, il n’y a pas le vicomte de Valmont à l’écoute de la voix candide et affolée de Cécile de Volanges, même si tout le monde le pense.
Bien sûr, l’Américain, venu à Chambon-sur-Lignon pour connaître sa grand-mère française, a jugé Nina, la serveuse de l’hôtel et du restaurant, adaptée au rôle de liseuse du cahier rouge qu’il a trouvé dans un tiroir de la maison de retraite des Sycomores, où Louise Sorlin venait juste de mourir. Il n’a pas l’esprit pour s’adonner aux plaisirs qu’une jeune paysanne lui voudrait spontanément offrir. Il « doit » savoir.
De l’autre côté, même si elle a été véritablement foudroyée par la vision de cet étranger tombé du ciel, Nina ne peut pas se dérober à sa fonction de vestale du feu sacré : elle aussi avait connu la glorieuse Louise.
Donc, l’histoire d’amour entre Nina et James Nicholson reste suspendue. Elle n’a pas pu exploser déjà le premier soir, lorsque Nina, tout emportée et sûre de soi, était montée à l’étage. Elle se concrétisera peut-être après, quand la lecture sera finie. Du moins, le lecteur s’attend à cela.
Après un premier chapitre consacré à la « descente sur les lieux », c’est avec cette invention géniale de la lecture décalée du « cahier rouge » que La vie contrariée de Louise prend le large.

Nina et Pierre  
Petit à petit, suivant les histoires parallèles — celle de Louise, Franz et Virginia Hall ; celle de James Nicholson, Nina et Pierre ; mais aussi celle de Gerlou avec la belle Canelle, celle d’Antoine et du croque-mort aimant de la vie —, on comprend combien le Chambon-sur-Lignon d’aujourd’hui est encore étroitement lié à son passé. On comprend aussi, au-delà de l’héritage de la miraculeuse solidarité qui a soudé une entière population contre l’Holocaust, que les hommes et les femmes sont toujours les mêmes, chaque microcosme reproduisant dans le bien et dans le mal des caractères qui se répètent à l’infini.
Deux personnages de nos jours, Nina et Pierre, sont essentiels pour ce qu’en langage théâtral on appellerait d’abord l’intrigue, enfin le dénouement du roman de Corinne Royer.
Nina, serveuse au One Toutou, est appelée de son ami Pierre, une femme « facile ». Je dirais qu’elle n’a pas peur de suivre son naturel parce qu’elle a une force en soi-même, parce qu’en fin de compte elle « sait ce qu’elle veut ».
Pierre, au contraire, ne dispose que de sa force physique et de la bienveillance des habitants du village que nous rencontrons soit parmi les clients du One Toutou, où Pierre va souvent, soit parmi les vieilles dames hébergées dans la résidence des Sycomores, où il travaille.
Avant l’arrivée de l’Américain, les deux fiancés se rencontraient de façon très spontanée et peut-être sans se poser trop de questions. Nina suivant son attitude généreuse. Pierre en conséquence de ses limites graves.
Donc, tandis que dans la chambre dix-sept du One Toutou Nina fait revivre à son petit-fils Louise Sorlin et tout le monde qui était autour d’elle, Pierre, en plus d’une jalousie tout à fait compréhensible envers cet étranger séducteur, révèle un côté sinistre. En fait, agissant d’une façon que seule la maladie mentale peut justifier, avec le manque d’attention de tous ses collègues des Sycomores, Pierre « aide » la vieille Louise à mourir : « Elle avait montré à Pierre les trois oreillers, lui avait demandé : Aide-moi mon p’tit, aide moi… Il avait appuyé sur les oreillers sans excès. Les mains de Louise avaient à peine bougé, elle avait gaspé quelques secondes comme un lièvre pris au collet, sa jambe droite s’était légèrement rétractée avant de se détendre pour toujours. La gauche ne bougeait plus depuis longtemps. »
Après cette mort — qui est bien sûr à l’origine de la découverte du cahier rouge, donc du « rite » de la lecture des mémoires de Louise —, Pierre alterne son « aide » aux vieilles pensionnaires des Sycomores par une quête, de plus en plus affolée, d’une bonne raison pour continuer à survivre. Tout à fait complémentaire à Nina, qui agit à travers Louise, Pierre parcourt en long en large, comme une âme en peine, les mêmes lieux qui furent théâtre des actions de désobéissance civile au temps de l’occupation. Jusqu’à rencontrer les traces de Virginia Hall, maîtresse de vie pour Louise et lumineuse figure de la Résistance. Qu’aurait-il fait le pauvre Pierre, survécu à l’âge de huit ans à un accident terrible qui lui avait lourdement endommagé la parole, qu’aurait-il pu faire si cette Nina ainsi belle que forte restait avec lui ?
Quant à Nina, elle est enfin la figure dominante du livre. En passant du rôle de témoin à celui de protagoniste, elle « devient » Louise jusqu’au point de prendre sur soi la responsabilité de connaître la vérité et de s’y positionner. Tout de même que la femme d’Aveuglement de José Saramago qui, seule à garder la vue, finit pour assumer le rôle de guide et de salvatrice : « Vingt et une heure quinze, une ligne droite, parfaite. Pourtant Nina ne parvient pas a y voir autre chose qu’un fil de funambule, très haut tendu entre son affection pour James Nicholson et l’atrocité de l’histoire qu’elle devra lui révéler… Elle lui dira : Tous les enfants sont morts. Elle le lui dira ainsi, sur le ton de la lecture du menu du jour, et après, tout de suite après, elle ajoutera : C’est quoi votre parfum ? Ou alors, elle le dira d’une seule traite : Tous les enfants sont morts c’est quoi votre parfum ? »
Voilà, avec ce petit jeu de mots, qui nous rappelle les nombreuses perles poétiques du récit de Louise, Nina assume son destin. Elle ne cachera pas son amour à James Nicholson, son Franz américain. Car, entre toutes les vérités qui se sont petit à petit révélées, celle de son amour est bien sûr la plus importante.

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Le cahier rouge de Louise
Le drame des dix-huit enfants aurait-il pu être évité ? L’histoire racontée dans ce roman nous l’explique. Même si de façon imparfaite, l’amour coupable, mais tout à fait sincère de Louise envers Franz avait emmené ce dernier, pour une fois, à faire une bonne action, en soustrayant les dix-huit enfants à la déportation. Mais celle de Franz ne fut malheureusement qu’une action à moitié, que Louise aurait dû accomplir, si elle en avait eu la possibilité.
« Les Ogres étaient entrés au foyer des Lunes. Ils n’avaient découvert que des lits vides, encore chauds, mais ils avaient une liste de dix-huit noms, et le ton était monté. Ils ne repartiraient pas sans dix-huit enfants. Ils avaient menacé… Franz était là. Il parlait la langue barbare des Ogres et mimait leurs gestes brusques… Franz mon amour. Sans ces mots je me lèverais subitement, j’attraperais le grand couteau de boucher dans le tiroir du bas, je le planterai dans ton cœur. Et j’attendrais de savoir si j’ai mal. J’attendrais de savoir si j’étais là. Dans ton cœur… Magda à fait prévenir mon père… Il a tendu mes papiers. Puis il a traversé la pièce, jusqu’à Niels… Je me suis d’abord rassasiée de cette image…. Puis j’ai haï cet homme donnant en spectacle l’affection paternelle dont je l’avais toujours cru dépourvu… J’aurais voulu ne pas être sa fille. J’aurais voulu ne pas avoir ces papiers-là. Ne pas porter son nom. »
La scène suivante est digne de Kapo, l’inoubliable film de Gillo Pontecorvo :
« Magda a distribué des sacs remplis de saucisson, de fromage et de pain frais. On a même déniché quelques tablettes de chocolat… Les enfants pleuraient. Derrière les vitres, peu à peu, la buée les recouvrait… Niels me faisait un petit signe de la main… Jamais je n’avais vu les si grands yeux vides de Niels… Nous n’avons pas cessé de chanter, puis le miracle s’est accompli… Nous avons couvert de nos chants la langue barbare des Ogres qui nous invectivaient. Nous avons pris chaque enfant par la main, les avons fait sortir, l’un après l’autre, calmement… Soudain Niels à dégagé sa main. Il est remonté dans l’autobus… J’ai consenti, Niels, j’ai consenti à ton sacrifice…
C’est à ce moment là que le drame se figea dans tous les présents avec un sentiment de non-retour. Tout était perdu, les gens du village étaient tous avec Niels, l’esprit plongé dans l’antichambre de la mort. Cependant, comme il arrive souvent dans les tragédies classiques, un fait inattendu brise l’attention. Un objet s’affiche à la forte valeur symbolique : un pendentif avec un médaillon. Combien d’amoureux s’échangent leurs pendentifs ! C’est un rite ancestral très diffusé. En tout cas, s’il n’y avait pas eu une raison de vie ou de mort, Franz n’aurait pas poussé son désir de signifier son amour à Louise au-delà de toute prudence…
« Franz a fendu la foule. À ma hauteur, il a arraché le pendentif qui flanquait sa poitrine. Il l’a glissé dans ma poche… Il s’est retourné en criant : « Sieh drinnen nach ! »… Mon père m’a attrapée par le bras et nous avons traversé la foule silencieuse… Dans la cave, il m’a craché au visage. Puis avec une manche de fourche, il m’a battue jusqu’au sang… J’ai pensé aux enfants de la forêt, ceux que les Ogres n’avaient pas dévorés, mais qui devaient être rongé par la peur et le froid. »
Enfermée dans la cave, inquiète pour les premiers signaux d’une grossesse qui devenait de plus en plus certaine, Louise avait oublié le pendentif. Quelques jours après l’irruption bénéfique et salvatrice de Virginia Hall, Louise commence à regarder plus sereinement sa vie : « À qui vais-je donner naissance ? Les arbres et les fleurs savent à quoi ils vont donner naissance. Et moi, je l’ignore. J’ignore même en quoi consiste le fait de donner naissance… Cette phrase qui annonce le départ de Virginia, tard dans la nuit : Le requin a le nez tendre… La pire monstruosité peut receler un soupçon de tendresse… J’ai demandé à Virginia ce que signifiait Sieh drinnen nach. Virginia a souri : « C’est la plus belle chose qu’on puisse dire à quelqu’un qu’on aime. Cela signifie Regarde à l’intérieur. » »
Le jour venu de la naissance de son fils, Louise l’appelle Regarde-à-l’intérieur avant de le confier, comme avait fait Fantine avec la petite Cosette des Misérables à une dame à la capeline en train de partir en Amérique. Après quelques temps on reparle du médaillon. « Aujourd’hui, j’ai raconté à maman les mots de Franz lorsqu’il m’a tendu le médaillon. Et elle n’a rien trouvé d’autre à répondre : — Et alors, tu as regardé à l’intérieur ?… Elle a ouvert le médaillon… « Louise. Ai trouvé les enfants dans la forêts. Les ai mis dans les sous-sols de la Châtagneraie… Prends soin de toi. Et des enfants. Je ne sais pas quand la guerre sera finie. Je sais que je l’aurai gagnée à ma façon. Franz. »… Il aurait fallu ouvrir le médaillon avant. Bien avant. Maman l’a dit. Bien avant… Pourquoi n’en avais-je pas parlé à mon père ?… »

Giovanni Merloni

 

À nous la liberté : Louise et sa vie contrariée I/II. Un roman de Corinne Royer destiné aux nouvelles générations

08 vendredi Mai 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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Chambon-sur-Lignon, Corinne Royer, Le cahier rouge de Louise, les Ogres, les Petits Poucets

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À nous la liberté

Une jeune fille est en train de courir dans un pré, elle a les pieds nus. C’est une photo en couleur, pas du tout recherchée ou « traitée » avec un logiciel quelconque. La jeune fille de la couverture du livre a l’air simple, honnête, aussi pensif que confiant. Elle pourrait être la Louise dont parle le très intéressant et beau roman de Corinne Royer, La vie contrariée de Louise (Héloïse D’Ormesson, 2012, pages 232). Mais, en lisant la quatrième de couverture, on apprend que Louise avait dix-sept ans en 1944. En ces temps-là, les photos en couleurs étaient très rares. De ce passé-là, l’Histoire nous renvoie surtout des photos en noir en blanc. Des photos de guerre et de mort. Comme les millions des morts juifs, tués un à un avec une violence d’animaux sauvages et une brutalité obsessionnelle qui n’appartient qu’à l’homme. Heureusement, nous avons aussi dans les yeux les images de Paris libéré, les photos des villages français en fête. Entre elles, qui sait ? pourrait y être une photo de Louise, souriante au milieu de sa communauté héroïque, finalement autorisée à rentrer dans un rythme normal de vie.
Cette femme de la couverture n’est pas Louise. Elle est peut-être Nina, la jeune montagnarde qui va hériter d’elle, qui lui ressemble tellement en toutes ses attitudes. Elle aussi, traverse la vie, bien droite, le regard rêveur et légèrement troublé. Così felice, col vento nei capelli, ainsi que disait une célèbre chanson de l’italien Giorgio Gaber.
Ou bien, cette jeune femme quelconque à l’allure légère, suspendue dans l’air, caressant les prés de ses pieds nus, elle est une jeune d’aujourd’hui, qui court à la rencontre de la liberté. À nous la liberté, c’est le film incontournable de René Clair (1931) que je vis jadis dans un glorieux cinéma d’essai de Rome, qui représente efficacement soit le désir de liberté soit le travail incessant qu’il faut mettre en oeuvre pour l’atteindre. Une pareille conscience du défi de la liberté se joue aussi dans le monde flou que la photographie évoque et dans l’expression intense de cette jolie montagnarde.
Nous sommes dans le territoire de Chambon-sur-Lignon, commune « huguenote » de la haute Loire, qui dans un esprit unanime et solidaire sut nier toute complicité aux occupants nazis entre 1941 et 1945, en sauvant la vie de milliers de jeunes juifs. Un petit monde qui reste encore aujourd’hui ancré à ces mêmes valeurs civiles. Un monde qui pourtant ne s’offre pas à la vue comme île heureuse, aussi ennuyeuse qu’imperméable à la méchanceté et à la violence. Car le Mal — comme le Bien — arrive de l’extérieur aussi que de l’intérieur de nous-mêmes. Et souvent, notre vie est gênée, ou pour mieux dire « contrariée » par la cohabitation en nous de pulsions opposées, envers le Bien ou envers le Mal.
La plupart des fois, comme dans le cas de Louise, ce genre de contrariété ne descend pas d’une confusion ou d’un aveuglement venant de l’ignorance ou d’un malaise familial profond.
Et l’amour aussi, n’est pas toujours un sentiment aveugle. Louise aime Franz, contre sa volonté et ses valeurs solides. Elle ressemble à Aida, le personnage de Verdi, tragiquement amoureuse de Radames, le chef de l’armée ennemie : « Je ne veux pas croire qu’ils [les nazis] ne savent pas ce qu’ils font. Il me vient à l’idée qu’un jour, Franz, lui aussi, sera un de ces Ogres. C’est peut-être là ma mission divine, détourner Franz de sa destinée d’Ogre. Parfois j’ai peur pour Franz. Et d’autres fois j’ai peur de Franz. »
Car elle voit, dans le Mal dont Franz est complice, le Bien dont il est capable. Elle aime aussi ses parents, dont elle partage totalement les valeurs et les choix. Elle n’arriverait jamais à dire, comme Aida, Ritorna vincitor ! (Reviens en vainqueur !), parce que l’horreur dont les Ogres nazis se rendent responsables va bien au-delà des drames identitaires que les guerres font quelquefois exploser. Elle est même plus engagée qu’eux dans l’action de protection des juifs cachés. Donc sa contrariété, sa violente lutte intérieure, n’a rien à voir avec des pulsions positives et négatives en lutte. Elle naît du combat entre deux sentiments tout à fait sains : l’amour d’un jour pour un homme qui grâce à cet amour eut le courage, ce même jour, de faire une action bonne ; l’amour de toujours pour une humanité ouverte et solidaire, sérieusement intentionnée à lutter contre la barbarie : « La guerre… La guerre sur tous les visages, dans toutes les bouches, dans celle des grands, ce que je serai bientôt. La guerre, ils ont la voix qui grelotte lorsqu’ils en parlent. D’ailleurs, le plus souvent, ils n’en parlent pas, ils la chuchotent, comme des Petits Poucets dans la maison des Ogres… Si les Ogres ne parviennent pas tout de suite à soumettre nos âmes à l’idéologie totalitaire, ils voudront soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les Armes de l’Esprit. »
En pleine cohérence avec ces deux amours de la vie, La vie contrariée de Louise est un roman émouvant et sincère, une longue et profonde réflexion sur le sens de la vie. Ici, les personnages ne pourraient être mieux choisis, et l’existence même — aujourd’hui, dans le monde qui tourne autour de la chambre numéro dix-sept d’un petit hôtel, tout comme au temps de la jeunesse difficile de Louise, âgée alors de dix-sept ans — ne pourrait être mieux décrite.
Un livre courageux, que j’ai aimé pour la force de son langage « cinématographique » à la Victor Hugo, donc pour sa qualité littéraire qui m’a rapporté aussi le rythme de Vercors, la voix de Saint-Exupéry et l’esprit de Camus. Un roman qui puise aussi dans les proverbes, les dictons, les images des fables — les Ogres, les Petits Poucets, la Maligne — et dans les mots de tous les jours. Qui après utilise ce patrimoine « retrouvé » à l’intérieur d’une forme expressive « poétique » tout à fait originale.

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Le temps de Louise et le temps de l’Histoire

La vie contrariée de Louise est basée sur deux plans narratifs différents.
Celui du passé, représenté par le journal que Louise avait écrit sur son cahier rouge dans la période cruciale de sa jeunesse, auquel elle avait ajouté quelques mots à la veille de l’arrivée de son petit-fils James.
Celui du présent, où les histoires de certains habitants du village — travaillant dans le Restaurant One Toutou (Alice, Nina, Pierre, Gerlou et la belle Canelle) ou dans la maison de retraite des Sycomores (Pierre) ou ailleurs (Antoine) — sont touchées par la mort de Louise et par la présence de James Nicholson à Chambon-sur-Lignon, évènements qui entraîneront une accélération dans le dénouement final de leurs propres destinées.
Ce choix, qui se traduit en un récit volontairement fragmentaire pour le présent et, en revanche, en une exposition plus classique pour le passé, ne correspond pas seulement à la dynamique de la vérité qui tôt ou tard se révèle toujours. Et l’on ne peut pas nier qu’un certain suspens est toujours présent. Mais cette contamination réciproque du passé et du présent de Chambon-sur-Lignon naît, je crois, d’un constat philosophique et moral plus profond.
D’un côté, le passé est souvent un tabou. L’Histoire nous raconte que dans le Plateau de Chambon-sur-Lignon 3500 réfugiés ont été sauvés, tandis que dix-neuf jeunes hommes sont morts dans les champs nazis. Ces dix-neuf personnes qu’on n’a pu soustraire à la furie homicide sont une souillure douloureuse qui pèse sur la mémoire glorieuse de cette communauté. Corinne Royer à eu à ce propos le courage de renverser le sens de ce tabou, en se posant, j’imagine, la question suivante : et s’il y avait eu un manque d’attention, une erreur humaine, qui ont affaibli toute vigilance ? Une complicité ? D’ailleurs, sous le gouvernement collaborationniste de Vichy, combien de juifs ont été abandonnés à leur destin sinon carrément dénoncés à la Gestapo ? Selon ce que Louise raconte dans son imaginaire cahier rouge — que la visite de Nina avec un ami policier nous confirme —, dix-huit « Petit Poucets » seraient morts ensevelis dans le sous-sol de la Châtagneraie, c’est-à-dire le quartier général des occupants nazis, tandis que Niels, le dix-neuvième garçon, aurait été le seul déporté à Auschwitz. Nous revenons encore une fois au numéro dix-neuf.
De l’autre côté il y a le présent, où les gens ont peu appris et beaucoup oublié de ce qui s’est passé en Europe il y a soixante-dix ans. On s’en fiche du passé ou on en garde une image aussi figée que décolorée. Le monde d’aujourd’hui ne garde pas les mêmes valeurs qu’avant. Les lieux se transforment, le passage du relais entre les générations subit des traumatismes, des ruptures. Ceux ou celles qui pouvaient raconter se taisent, tandis qu’une sorte de négationnisme s’insinue, au nom de conditions de liberté et démocratie qui seraient désormais acquises.
On a bien compris qu’aucune conquête n’est jamais définitive. Il faut travailler sur la mémoire pour en tirer des leçons, pour s’en servir dans le présent. En même temps, notre sensibilité contemporaine nous aide à revisiter le passé avec souplesse, sinon de l’insouciance. Malheureusement, dans le présent, beaucoup de tragédies se reproduisent, et les horreurs se répètent. Mais au moins, dans le présent, on est capables de parler d’arguments « intimes » et surtout d’en écouter parler avec un brin de maturité en plus : « Je sais enfin pourquoi je suis née. Là, happant son souffle tiède contre ma nuque… Je suis née pour recevoir le sexe d’un homme dans mon ventre. Et ce n’est pas si terrible… Je ne me suis pas sacrifiée. Il n’y eut pas d’autre abandon que celui au désir, pas d’autre vacillement que cette chose que je nomme enfin jouissance. Si douce et si violente. Franz mon amour. » Cette phrase clou, qui synthétise mieux que toute autre l’esprit de Louise, répond efficacement à ce qu’on disait à propos du rôle de la sensibilité contemporaine dans la compréhension du passé.
Peut-être, une phrase comme ça elle ne la dit jamais à personne, sauf, j’imagine, à Virginia Hall. Cette femme extraordinaire — qui a réellement existé — eut d’ailleurs l’intelligence d’enlever Louise de la cave où l’inflexibilité de son père la tenait prisonnière. Louise aurait voulu confier cela à son fils et, plus tard, à son petit fils. Elle avait d’ailleurs une sensibilité qui allait au-delà de son temps : « J’ai parlé de Franz à Virginia… Hier soir, un des hommes en civil a apporté une bouteille de vin… Je leur ai demandé s’ils allaient tuer les Ogres. L’homme a froncé les sourcils : « J’espère bien qu’on les tuera tous ! » Je leur ai fait promettre d’épargner chacun de ceux qui se nommeraient Franz… On parlait d’un débarquement sur les plages normandes qui avait semé la panique chez les Ogres. L’air fut alors plein de récits de massacres… Me voilà bien avancée… Avec mes seins lourds, mon ventre rond, mes nausées, mon rat et mon petit Ogre dans l’utérus… »
Voilà alors le motif inspirateur de ce roman passionnant et riche de surprises : le thème de l’amour et de son extrême simplicité ou, si l’on veut, de sa facilité désarmante.
Un amour qui bouge à travers l’espace et le temps, ou plutôt un pont reliant le passé au présent. Louise à Franz. James Nicholson à Nina. Gerlou à la belle Canelle et Pierre au fantôme de Virginia Hall.

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L’originalité et la force de ce roman — fable douloureuse et, en même temps, récit décalé — jaillissent tout à fait naturellement de cette idée de l’amour, que je partage sans réserve, qui devient aussi un élément structurel de la narration : « Franz m’attendait devant la ferme. Les mains enfoncées dans les poches, le col de sa vareuse relevé jusqu’au-dessous du nez, l’œil sombre sous le ciel étoilé. Une clarté de lune lui barrait le visage. Il était beau… Sous la couverture… Le corps de Franz. Contre moi, le corps de Franz… Les visages des dix-huit enfants blottis dans la nuit, voletant au plafond de la grange, comme des anges… Franz mon amour. C’est donc seulement de cela qu’il s’agit dans le corps. Et tant de choses dans la tête. Franz, serre-moi. Reste encore. Une éternité. Jusqu’à l’aube. Jusqu’à la fin. »
C’est l’amour qui mobilisera le personnage de Pierre, l’obligeant à révéler ses actions incontrôlées et trouver enfin son inévitable destin. C’est l’amour qui poussera Nina à suivre le sillon de Louise jusqu’au point d’accomplir à sa place le rêve de sa vie. Et c’est enfin l’amour qui procure à James Nicholson une patrie et une entière identité : « Je marche dans les allées du parc des Sycomores… Depuis l’autre bout de l’allée, un homme vient à ma rencontre. Il avance péniblement, appuyé à sa canne. Arrivé à ma hauteur, il dit : Louise ? » Il le dit avec l’accent des Ogres. Je réponds : « Franz… » « Oui, dit-il, Franz Harster. » Je pense à James Harster, mon petit-fils. Toute la vie qu’il me reste à vivre, je broderai ses initiales sur des couvertures… Je pense à toi, mon fils. Il faut que tu me pardonnes. Il faut seulement que tu me pardonnes. »
Le mérite de l’indéniable réussite de La vie contrariée de Louise dérive de l’heureuse fusion de trois éléments : d’abord la force dramatique de l’histoire de Louise et des événements qui se déroulent autour et au-dedans d’une chambre de l’hôtel One Toutou; deuxièmement, la structure narrative et poétique, tout à fait anticonformiste — dans la rigueur comme dans la liberté —; enfin la grande humanité et véridicité de tous ses personnages, même des mineurs, comme cet Antoine (véritable sosie du Félix Tholomyès des Misérables).

Giovanni Merloni

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