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Une déconnexion forcée

20 lundi Août 2018

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits, portraits inconscients

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Gênes, les falaises


Une déconnexion forcée

Comme plusieurs d’entre nous — blogueurs ou simples navigateurs d’Internet — j’ai souvent manifesté mes doutes vis-à-vis de l’immersion totale que demandent les réseaux sociaux, ainsi que ma sincère méfiance au sujet de cette « globalisation » qui hanterait désormais nos pensées et nos actions vitales. Mais je n’ai jamais trouvé la force de me « déconnecter » pour revenir en arrière, en m’engageant dans une reconquête de valeurs plus durables et de rapports plus proches de l’humain.

En fait, dans ma condition d’exilé-immigré d’un pays à l’autre de notre Europe bien-aimée, j’avais besoin de rester « connecté », notamment par le biais de Twitter, à des gens bien réels que j’ai connu en France et qui m’ont aidé, même plus que d’autres amis traditionnels, à me sentir Français, voyant ainsi primés mes efforts dans l’apprentissage de la langue et civilisation de ce pays. En même temps, j’ai gardé « un pied » dans mon pays d’origine, allant de temps en temps retrouver, sur Facebook, les traces visuelles ou verbales de l’existence parallèle de quelques-uns parmi les amis plus chers qui sont restés là, à Rome ou à Bologne, à Naples ou à Gènes, à Perugia ou en Romagne…

Je ne me cache pas que cette « connexion » devient de plus en plus problématique pour moi, au fur et à mesure que des évènements traumatiques frappent mon pays et que je vois mes compatriotes piégés dans la Babel des hurlements croisés, pour la plupart en mauvaise foi, qui empêchent la raison et la bonne volonté de reprendre calmement le dessus.

Si l’Italie de l’époque « berlusconnienne » était sous l’emprise inexorable d’une télévision touche-à-tout, l’Italie occupée par la coalition populiste de droite de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles est à présent soumise à une utilisation du web qui ne laisse aucun espace à la discussion ou à la réflexion.

L’écroulement récent du pont de Morandi à Gènes en est la preuve. Si la Ligue, gouvernant Gènes à plusieurs reprises à l’enseigne de l’indifférence, avait sous-évalué l’urgence de la mise en sécurité du territoire traversé par un viaduc qui ne pouvait plus tenir le poids d’un trafic multiplié pour quatre ou cinq… le parti de Beppe Grillo s’était « battu » pour empêcher que la solution alternative de la « Gronda », envisagée et financée, fût concrètement réalisée !

Malgré l’évidence de graves responsabilités politiques de ces deux partis populistes au pouvoir, il suffit de faire un tour sur les réseaux sociaux pour voir combien la confusion est alimentée et la recherche des responsabilités accaparée par la simple violence des mots, la ruse aidant de certains professionnels du détournement de l’information qui sont au service des actuels gagnants.

Ce qui se passe en Italie ne diffère pas beaucoup de ce qui s’est passé en Angleterre lors du référendum qui a amené au Brexit, ou alors de ce qui s’est passé dans les États-Unis avec les élections trompeuses de Trump : des utilisations malhonnêtes, anti-démocratiques et criminelles des possibilités octroyées par les nombreuses imperfections et contradictions d’un système informatique, celui d’Internet, qu’on a du mal à régler et maîtriser.

Heureusement, au sujet du pont conçu et réalisé à Gènes par l’un de plus grands ingénieurs du béton armé, j’ai vu sur Facebook quelqu’un qui a su expliquer avec lucidité et sens de l’Histoire ce qui s’est passé et aussi ce qu’on devra faire, logiquement et absolument.

Sans doute on trouvera une solution pour Gènes, redonnant souplesse et efficacité à cette corde brisée du réseau routier international. Mais je ne suis pas sûr que mes compatriotes seront capables de se libérer de ce long travail de dérangement mental et psychologique que la télévision et le web ne cessent d’entretenir, en manque de véritables tutelles et règles solides.

Voilà une bonne raison pour rester connectés, essayant d’ajouter quelques gouttes d’espérance à cette mer minoritaire de gens qui tout en refusant les idées reçues n’aiment pas non plus se laisser embobiner par les élucubrations trop parfaites des « gens bien informés ».

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Cependant, dans ce mois d’août où la canicule semblait intentionnée à s’installer durablement à Paris, je me suis trouvé de but en blanc déconnecté, obligé de m’inventer de nouveaux chasse-têtes, comme il m’arrivait à l’époque révolue où, avec mon frère, pour combattre l’ennui soudain de la fin de l’école, on se régalait de longues après-midis de combat acharné avec le baby-foot…

En fait, tout a commencé avec l’hypothèse d’un tableau érotique à partir d’une vielle diapositive aux contours flous, dont je voulais reconstruire les lignes exactes des corps émergeant de l’ombre, avant d’utiliser le croquis pour un tableau grand format. Cette « reconstruction » est possible avec Adobe Photoshop, si l’on dispose bien sûr d’une tablette graphique adéquate…

Je ne vais pas vous raconter les nombreuses vicissitudes qui m’ont jusqu’ici empêché d’utiliser la tablette Wacom toute neuve ainsi que mon ordinateur pendant deux mois… Cependant, jusqu’au moment du départ pour une brève vacance en Normandie, je pouvais encore me servir de mon iPad en très bon état…

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La décision de partir a été prise abruptement, pour réagir au sentiment de fatalisme et d’apathie qui nous avait dicté jusque-là des propos renonciataires :
C’est trop tard pour les Cinque Terre !

C’est trop compliqué aller à Paimpol, un endroit qui s’affiche trop engageant au point de vue naturel…

On fera des randonnées en Île-de France, cette région merveilleuse que nous ne connaissons que très peu…

Enfin, je me suis souvenu d’un pont… Pas du tout le nouveau pont de Bordeaux, ni bien sûr le pont de Morandi, suspendu sur la vallée du Polcevera à Gènes, que j’ai parcouru en voiture d’infinies fois…

Dans un flash, j’ai pensé au pont de Normandie séparant Le Havre de Honfleur, ce pont que j’aurais dû emprunter une deuxième fois pour me rendre du Havre à Dieppe… Pourquoi avais-je alors évité ce pont et, ensuite, préféré Rouen à Dieppe, renonçant à compléter la visite de la côte d’albâtre ?

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C’est ainsi que la décision de partir pour Dieppe s’est finalement concrétisée. La patronne de l’hôtel du Havre, l’été dernier, nous avait parlé avec enthousiasme du cimetière marin à côté d’une église au sommet de la falaise de Varengeville-sur-mer, en nous proposant de séjourner à Arques-la-bataille, dans un vieux manoir transformé en gîte ayant appartenu à sa famille. Heureusement, on nous y a accueillis pendant cinq jours, nous donnant ainsi la possibilité de visiter Dieppe et presque toutes les localités remarquables situées sur la côte entre Dieppe et Fécamp. Puisque cinq jours nous avaient parus un peu justes, nous avions réservé aussi, pendant trois jours, une grande chambre dans l’hôtel de Calais au Tréport…

Les trois villes enchevêtrées les unes darns les autres du Tréport, Eu et Mers-les-bains nous ont montré un contexte nouveau, où la frontière picarde amenait de sensibles changements dans l’esprit des lieux ainsi que dans les attitudes, brusques mais franches, de ses habitants.

Après une journée pleine d’émotions et une soirée où le hasard nous avait amenés à une funiculaire assez impressionnante qu’on pouvait emprunter tout à fait gratuitement comme un ascenseur… après une nuit pleine de rêves de falaises et d’ombres, je me suis levé encore à demi endormi… Et j’ai cogné fort du sommet de ma tête contre un écran télévisé redoutablement saillant dans la chambre très étroite.

Je ressens encore dans mon cerveau le bruit épouvantable de cette collision et les litres d’eau froide que j’y ai fait tout de suite couler dessus. Cela dit, je n’ai pas eu de phénomènes particulièrement graves et, malgré le choc, j’ai affronté la journée avec fatalisme et énergie…

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Le dimanche 12 août, ce n’était pas le cas de renoncer à la place que j’aurais sans doute perdue dans le parking de l’hôtel. Je me suis donc renseigné auprès de l’accueil et j’ai appris qu’on pouvait se rendre en Picardie confortablement à pied, la commune de Mers-les-bains ne faisant qu’un avec celle du Tréport.

Au delà d’une série de bassins et de ponts, d’où j’ai pris la photo ci-dessus, on a longé la gare du Tréport et…
AUX FRITES GOURMANDES

c’était l’enseigne du kiosque, typiquement picard, d’où commençait la promenade au bord de la plage de Mers…

Comme il arrive toujours dans ces endroits nordiques où l’on doit forcément trouver le juste équilibre entre le froid matinal et le chaud que provoque la marche prolongée, je me suis arrêté devant ce kiosque et j’ai posé mon iPad avec son étui rouge fort abîmé sur une table métallique peinte en vert. Étais-je encore étourdi pour mon accident domestique ? Étais-je contrarié pour quelques phrases changées avec les deux membres de ma famille à propos de ce même accident ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, je me suis éloigné de la table verte et de l’objet rouge sans lancer, comme d’habitude, un coup d’œil autour de moi.

Dix minutes plus tard, ou cinq peut-être, j’ai cherché l’iPad dans mon sac à dos… puis suis revenu en arrière…

C’était perdu, mon alter ego, mon compagnon de route auquel je confie toutes mes pensées et mes rêves.

Et cette perte, avec les trois ou quatre tentatives de le retrouver auprès d’un bureau des objets perdus qui n’existe plus, m’a longuement distrait de cet épisode principal de la collision contre cet objet, l’écran télévisé, que j’arrive souvent à détester pour ce qu’il représente et que je supporte seulement pour la petite joie inattendue de me livrer de beaux films… Comme « Certains l’aiment chaud », ce véritable chef d’œuvre de Billy Wilder qui jaillit à l’improviste, à la veille de notre départ, de ce même téléviseur assassin, avec un très soigné reportage d’Arte sur la vie et la mort de Marilyn Monroe !

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Quand je suis rentré à Paris, j’avais des falaises bleues et blanches dans la tête, avec le souvenir d’une mer d’émeraude qui prenait parfois les nuances « vertes de morve » dont parlait James Joyce dans son Ulysse. Oui, la Manche et la mer qui entoure et protège l’Irlande partagent les mêmes histoires et les mêmes fantômes. Je ne m’étonnai pas de voir un Alec Guinness assis dans une autre table du restaurant du manoir où nous étions hébergés et je fus content de savoir qu’entre Dieppe et la fameuse plage de Brighton il y a un va-et-vient continu de bateaux. J’ai découvert avec plaisir que les Anglais sont bavards et que la haute Normandie en hérite elle aussi quelques traits.

Cependant, cinq jours après ce heurt inouï, j’avais encore mal à la tête. Je me suis dit alors que mon fils Paolo, juste rentré de l’Italie, pouvait m’aider. Ce qu’il a fait, se renseignant d’abord sur l’hôpital où nous rendre, ensuite m’accompagnant aux urgences du Saint-Antoine, juste en face de la sortie du métro Faidherbe-Chaligny.

Avec une gentillesse extraordinaire, les médecins qui m’ont accueilli, m’ont rassuré et autorisé, pour l’instant, à survivre avec prudence.
J’attends maintenant de voir mon ordinateur ressusciter de son choc à lui, avant de reprendre, à petit pas, notre existence en suspens entre nos amours, eux aussi survécus.

Giovanni Merloni

Une, dix, cent, mille villes flottantes ! (Atelier de vacances n. 8)

29 vendredi Sep 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits, portraits inconscients

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Atelier de vacances, Gênes, Honfleur, Jules Verne, Le Havre

Une, dix, cent, mille villes flottantes !

Je n’ai pas visité le musée ni les lieux du débarquement en Normandie du 6 juin 1944. Je le ferai sans doute si j’aurai la chance de me rendre encore en cette extraordinaire région, qui cache ou révèle ses trésors au fur et à mesure que l’intérêt à les découvrir se révèle faible ou, au contraire, monte de façon tumultueuse. Pourtant j’avoue en avance mon indomptable tristesse devant le nombre de morts que la Libération de l’Europe a exigé et, en général, une certaine méfiance face à la nostalgie de tout ce qui existait « avant ».
Je suis consterné, comme tout le monde, quand je tombe sur des villes qui avaient été complètement détruites par les bombes — comme Le Havre et Saint-Malo par exemple —, mais j’accepte sans sourciller, en chacun des cas, les différents critères qui en ont guidé la reconstruction. Je ne m’adonne pas très facilement aux courants du regret, car si j’aime évidemment les architectures des villes que je découvre épargnées par les destructions opérées par la Nature ou les hommes — il suffit de penser à Venise ou à Florence pour comprendre la fragilité de tout miracle de beauté —, j’accepte aussi les reconstructions nécessaires.
Devant tous les changements traumatiques dont je prends connaissance la chose plus importante, pour moi, c’est le respecte des morts. Si une église s’écroule en province de Macerata ou de Perugia, je me demande d’abord si quelqu’un est mort sous les débris. Pour les œuvres qui témoignent notre civilisation, il faut bien sûr bosser pour qu’elles survivent nous aidant à espérer en des paysages durables, à croire à des mondes qui résistent à l’effacement et qu’on puisse espérer de transmettre d’une génération à l’autre. Mais il ne faut pas se faire avoir par une espèce de paralysie ! La vie continue et les hommes honnêtes et civilisés, tout en gardant la mémoire de ce qui va se perdre, peuvent bien se charger de quelques transformations indispensables.

Jusqu’ici, à ce que j’avançais dans les précédentes étapes de cette escapade, j’ai ajouté quelques considérations concernant strictement le paysage terrestre, les villes et les campagnes rencontrées pendant ce tour en Normandie qui va maintenant se conclure. Je n’avais pas osé m’aventurer au large de la Manche ni physiquement ni à la poursuite de ma fantaisie effrénée. J’avais, il est vrai, fait le tour des bassins formant le port d’Honfleur avec une joyeuse barque touristique prénommée Calypso. Cependant, je n’en avais pas parlé… tellement avait-elle été modeste cette expérience.

Par contre, le port du Havre existe bien au-delà des sorties régulières des pêcheurs professionnels : il ne cesse pas d’exercer son rôle primordial dans le complexe système des échanges, surtout de marchandises, entre les continents.
On a déjà parlé de la presque disparition des transatlantiques, remplacés à présent en petite mesure par les bateaux qui partent en croisière. Dans la vie à bord des uns et des autres demeure encore une certaine atmosphère d’évasion et de jeu, mais évidemment tout un monde d’inventions spectaculaires s’est désormais volatilisé…

Les mythiques paquebots répondant aux noms de Normandie, Viet Nam, Île-de-France, Georges Philippar, France, Ville d’Alger, Washington, Colombie, Gange, Mariette Pacha — dont j’ai vu très bien décrite l’histoire parfois tragique dans l’exposition « Villes Flottantes » et que j’ai vu glisser sur des rails à peine visibles dans une scénographie nocturne — s’inscrivent dans la mémoire du Havre comme autant de mondes impossibles à reproduire et donc à revivre jusqu’au bout. Si les maquettes, bien que suggestives, ne sont pas suffisantes à atteindre ce but, les anciens films documentaires, avec leur atmosphère renfermée en une époque désormais révolue, ne sont pas en mesure non plus de nous redonner ce que c’était voyager pendant plusieurs jours dans un transatlantique, notamment dans un paquebot faisant la navette entre Le Havre et New York.
Peut-être Fellini a-t-il réussi à s’approcher de cela, avec le charisme de son cinéma où la fantaisie se mêle toujours à la rêverie de la mémoire, dans des films tels « Amarcord » et « Et vogue le navire »… D’autres films, tel « La légende du pianiste sur l’océan » ou le fameux « Titanic », ont donné aussi une image efficace de la vie à bord de ces immenses palais à plusieurs étages (et relatives discriminations sociales) en donnant au passage l’impression d’une vie entre parenthèses où les voyageurs seraient presque obligés à se distraire, voire à se consoler de tout ce qui pouvait menacer leur longue traversée.

Je n’ai jamais eu une expérience semblable, n’ayant pas eu de ma vie l’occasion de partir en croisière, même concentrée en une poignée de jours. J’ai traversé la mer Adriatique et la mer Ionienne pendant la nuit pour me rendre la première fois sur la côte dalmate à Spalato et Dubrovnik et la deuxième fois dans l’île de Paxos en Grèce. J’ai d’ailleurs traversé plusieurs fois la mer Tyrrhénienne pour me rendre en Sardaigne. Toujours, mes voyages n’ont duré qu’une nuit ou au maximum un jour et une nuit seulement. Donc sur les paquebots que j’ai arpentés, très spartiates, il n’y avait rien de ce qu’on trouvait, selon ce que les photos d’archives racontent avec nombre de récits fabuleux, dans les transatlantiques.
Je peux quand même affirmer, sans peur d’être démenti, que je suis monté une fois, à Gênes, sur un bateau assez grand, spécialement armé et équipé pour des croisières confortables aux Caraïbes ou alors au Madagascar.
On était en 1977. J’habitais alors Bologne, je venais de me séparer de ma première femme et j’étais parti avec mes deux enfants à Pegli, une commune intégrée dans la ville métropolitaine de Gênes, pour rendre visite à ma sœur qui venait de s’y marier.
Lino, le frère aîné de mon beau-frère Giovanni, grâce à son talent de dessinateur technique, travaillait avec de plus en plus de reconnaissances auprès de l’entreprise de Costa, un armateur très connu encore aujourd’hui. À Gênes, grâce à Lino, qui nous a guidés, nous avons eu la chance, mes enfants et moi, de découvrir de l’intérieur comment ça fonctionne un navire de croisière. Nous avons appris aussi combien de solutions techniques et de décors doit-on apprêter pour rendre amusant et confortable le long voyage dans la mer. Au luxe des hôtels à cinq étoiles s’ajoutait donc la recherche spasmodique de la surprise sinon du scandale, comme si ces hôtels de luxe flottant sur les océans devaient forcément se transformer en théâtres ou en studios cinématographiques où le mot d’ordre était « gaspiller », c’est-à-dire dépasser toutes les limites de la vie ordinaire.

Lino était très orgueilleux de ses inventions, du choix des matériaux et des solutions techniques les plus appropriées, tandis que moi je me demandais à quoi servait tout ce volume de jeu : à s’affranchir de la sensation d’enfermement ? À détourner habilement l’ennui ? À reléguer quelque part la peur de la mort ?
Il est vrai que le pont d’un bateau est un lieu de liberté par excellence, d’où l’on peut vomir à loisir ou alors danser, les pieds nus, pour fêter ou conjurer la tempête…
Et le port de Gênes, tout comme celui du Havre, ne cesse pas d’exercer sur moi le charme irremplaçable d’un immense travail qui demande du talent, de la ténacité et du sacrifice : ce sont des Génois, par exemple, qui ont réalisé dans les moindres détails, profitant des chantiers de ce port prestigieux, la plateforme centrale du nouveau pont de Bordeaux. Cela m’exalte, imaginer le travail qu’on fait pour construire une pièce unique qui doit ensuite s’adapter à la perfection à ce que d’autres mains fabriquent ailleurs, très loin. Et je suis avec la dévotion rétrospective de l’imagination cette plateforme qui quitte le port de Gênes avant de traverser la Méditerranée, dépasser le détroit de Gibraltar et longer ensuite les côtes portugaises et espagnoles, remontant enfin, à la faveur du courant du Golfe jusqu’à l’embouchure de la Gironde…

Dans la section du Grenier des Docks Vauban qu’on avait consacrée à l’exposition « Les villes flottantes » il y avait beaucoup moins de monde que dans la pénible allée marchande et psychédélique qu’on avait traversé avant. Deux salles en tout, installées à l’étage, avaient été sagement aménagées à l’enseigne de la liberté évoquée par la mer et d’un sincère hommage au travail immense et prodigieux, dont je viens de reconnaître l’importance, qu’une multitude d’hommes de talent a exploitée rien que pour des beautés éphémères, rien que pour un inoubliable voyage…
Il est vrai que quelques-uns de ces transatlantiques ont eu une vie relativement longue, mais combien de transformations, combien de caprices on a dû satisfaire de temps à autre pour donner l’envie à des gens riches ou à des aventuriers d’emprunter la passerelle et partir vers l’inconnu plus ou moins connu ?

«… Les noms de ces paquebots mythiques résonnent dans les mémoires du Havre. Nés dans la lumière et la fierté, ils ont parfois disparu de façon tragique, incendiés, sabordés, coulés… Les navires des compagnies françaises comme la Compagnie Générale Transatlantique ou les Messageries Maritimes ont sillonné les mers et les océans, transportant des millions de femmes et d’hommes de part et d’autre du monde. De ces géants des océans et de leur vie à bord, il reste de multiples traces : photographies, objets, documents, films…, que French Lines rassemble et préserve au Havre. On y décèle les grandes et les petites histoires de ces villes flottantes. »

Les photos bien rangées et sagement étalées et illuminées dans la première salle au-dessous de la charpente confirmaient l’impression un peu embarrassante d’un monde définitivement perdu. Le monde de longs voyages plus ou moins inconfortables, sous la menace d’une mer toujours prête à se rebeller et à tout casser, que les avions à réaction de toutes les tailles et puissances ont survolé, ridiculisé et enfin transformé en quelque chose d’inaccessible et finalement d’inutile.
Dans cette disparition de tous les Titanics d’autrefois je vois aussi la disparition d’un certain monde du travail aussi dur que l’actuel, bien sûr, pour les gens exploités jusqu’à la lie qu’on a toujours traités d’esclaves. Ce monde désormais effacé était quand même moins dur envers toutes ces figures alors nécessaires adaptant leurs mains habiles à n’importe quels métiers ou tâches. Je pense aussi au monde de grands studios cinématographiques… À Cinecittà, par exemple, où Federico Fellini fabriquait au jour le jour ses films en véritable dictateur, se prenant bien sûr tous les mérites, mais profitant aussi — et combien ! — du travail et des idées d’une foule incroyable de personnes indispensables.
À cette époque, où tout était bien sûr soumis au pouvoir de l’argent, le capitalisme n’avait pas encore évolué dans une mondialisation aussi poussée qu’aujourd’hui et dans cette dérégulation comportant entre autres régressions le remplacement des hommes créatifs par des hommes obéissants ou alors par des robots.
Elle survivait encore dans les théâtres, dans les arts visuels, dans le cinéma, dans l’architecture provisoire des évènements et des fêtes tout comme dans la fabrication des décors pour donner de l’éclat aux grands hôtels transatlantiques, une sorte de « capitalisme mineur », ouvert à la fantaisie et à l’initiative d’équipes soudées et généreuses.

Quelqu’un dira que tout cela était décidé en avance, bien avant qu’explose la révolution industrielle à la moitié di XIXe siècle. Quelqu’un dira aussi que le capitalisme qui armait les transatlantiques était le même capitalisme violent et injuste qui fabriquait les armes qui ont servi à tuer et à détruire les villes et les campagnes d’Europe lors de deux guerres mondiales. Il s’agissait, en tout cas, d’une époque où existait encore une classe ouvrière qui se faisait entendre, tandis que les patrons du capitalisme se voyaient obligés à reconnaître l’existence d’interlocuteurs avec qui pactiser… Maintenant, on a affaire à un capitalisme invisible et sans interlocuteurs, parce qu’à travers la mondialisation et les déplacements des usines en fonction des convenances de chaque entreprise (qu’aucun gouvernement ne contrôle ni empêche), la classe ouvrière est en train de disparaître.
Voilà la raison pour laquelle je suis indulgent et même nostalgique envers une époque dans laquelle le travail était quand même plus respecté et protégé qu’à présent. Revenant aux transatlantiques, un courant d’affection sincère me porte donc à regretter la beauté de l’immense travail des hommes et des femmes qui, en véritables artistes, ont donné vie, dans les moindres détails, à des mondes de carton-pâte dont se sont nourries d’entières générations. Des mondes qui vivaient en deçà du plateau théâtral ou d’autres gens devaient jouer, comme autant de marionnettes gâtées. Moi j’aurais sans doute aimé participer à cette formidable fabrique collective, tandis que, sincèrement, je n’ai aucune envie pour ceux ou celles qui « faisaient la croisière » pour vaincre l’ennui, ô combien insupportable, du train train de la vie…

Je me suis enfin glissé dans la salle sombre, où des navires en miniature traversaient un océan où je devenais un géant marchant le corps dans l’eau jusqu’à la taille. Avec ces merveilleuses compagnes de voyage, j’ai quitté Le Havre et sa plage lumineuse. En m’éloignant, je me suis rendu compte que j’avais trop dit sans rien dire de vraiment intéressant, sans surtout répondre à une utilité quelconque. Sans donner finalement tous les renseignements ni les adresses, ou les noms et les titres… En fait, au fur et à mesure que je m’éloigne d’un souvenir, je ressens fort la nécessité de l’ensevelir un peu sous le sable, de ne pas tout dire pour ne pas tout gâcher. Tandis que, comme vous avez pu le voir, des souvenirs antagonistes jaillissent d’époques encore plus éloignées revendiquant la parole : « tu n’as pas parlé de l’époque où tu faisais partie de la Commission chargée des immeubles croulants ! »

Laissez-moi dire adieu à ce coin de Normandie où j’espère de revenir, un jour !

Giovanni Merloni

Nous étions ici (Siamo stati qui) une lettre-poésie de Anna Maria Santilli

16 dimanche Oct 2016

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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Anna Maria Santilli, Gênes, Rome

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Grazie Anna Maria, le tue parole sono talmente belle e vere, vere e belle che non posso far altro che impararmele a memoria, per potermele rileggere ancora. Spero solo che la mia traduzione in francese, che ho fatto col massimo « impegno » come avrebbe detto Enzo Jannacci, sia abbastanza fedele.
Giovanni

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Rome, Aventino, Jardin des Oranges (Giardino degli Aranci), photo A.M. Santilli

Merci, Anna Maria, tes mots sont tellement beaux et vrais, vrais et beaux que je ne peux faire qu’essayer de les apprendre par cœur, pour avoir ainsi la chance de les relire encore. J’espère que ma traduction en français, que j’ai fait ci-dessous avec le maximum d’engagement (« d’impegno », comme l’aurait dit Enzo Jannacci), soit assez fidèle.
Giovanni

Nous étions ici

Nous étions ici
avec des mots qui s’estompaient
les mots infinis
que nous écrivions
et que voulions dire entièrement
tous les mots ensemble
sans en négliger aucun.
Des mots empruntés aux livres,
aux couches des tableaux
à ces couleurs épaisses et brillantes,
le Train de la Vie,
Cesena et son équilibriste fou
Solidea que j’aimais,
parce que
je me retrouvais dans cette femme
blonde et claire
qui n’était pas Ariane
ou Marianne,
qui était pourtant Anna aussi.
Le théières de Pia sur ta bibliothèque.
Claudia et la Chambre de Garibaldi.
Ton appartement de Rome.
Nous étions ici
et nous bûmes quelque chose
dans un petit bar
à la courbe d’une rue.
Barberina et ses courbes étroites,
sa vie, et la nôtre
que nous nous racontions.
Nos amours « tétanisés ».
Le petit herboriste de Trastevere.
Les coins inconnus que tu me dévoilais.
En architecte, en peintre et en poète.
Bras dessus bras dessous.
Mon ami. Giovanni Merloni

Anna Maria Santilli

giovanni-novembre-2007

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