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Archives de Tag: Jean Jacques Rousseau

Good bye, my London Town !

26 dimanche Juin 2016

Posted by biscarrosse2012 in les unes du portrait inconscient

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Alberto Sordi, Angleterre, Charlie Chaplin, Denis Diderot, Engels, France, Freud, Grèce, Jean Jacques Rousseau, Jean-Luc Mélenchon, John Lennon, Londres, Marx, Montaigne, Montesquieu, Paris, Royaune-Uni, virginia woolf, Voltaire, winston churchill

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Good bye, my London Town !

Attristé sinon consterné par cette abrupte fuite « à l’anglaise » d’un des Pays membres de l’Europe, n’étant pas un journaliste crédité, je ne peux que me borner à manifester mes perplexités ne faisant qu’un avec la conviction qu’encore une fois ce ne sont pas les peuples qui trahissent « égoïstement » leurs engagements.
Si l’Angleterre abandonne la barque européenne pour s’éclipser librement dans des océans reculés et lointains, ce n’est pas pour une question d’argent. D’ailleurs, tout en hébergeant soigneusement, à Londres, les nobles dépouilles de Marx et Engels, les Anglais sont les champions et les premières victimes d’un modèle de développement basé sur l’arrogance financière de l’argent, la « dérégulation » des garanties sociales, l’assaut sans scrupules à cette forme de l’État — la même qu’on avait bâtie dans les autres grands pays d’Europe et notamment en France — ayant réussi pendant des siècles à contenir le pouvoir excessif du capitalisme.
D’ailleurs, l’Angleterre n’a jamais voulu adhérer à la monnaie européenne. Donc, je ne trouve pas trop convaincant ce qu’affirme par exemple Jean-Luc Mélenchon, selon lequel l’Angleterre quitterait « l’Europe des riches ». Ou alors, ce qu’on dit ailleurs, à propos d’une Angleterre qui se sauverait en « corner » devant une Europe étranglée par les sacrifices de la monnaie unique et les attaques des oligarchies économiques mondiales qui voudraient l’écraser avant de la soumettre à une sorte de dictature dévastatrice.
Les hommes peuvent bien se tromper et devenir assez dangereux les uns envers les autres. Mais je suis sûr et certain que l’Angleterre — pour une différence de votes qui n’est pas énorme — a cédé à l’illusion de se soustraire à ce grand phénomène migratoire mondial que des actes de terrorisme ou de guerre accompagnent, touchant de préférence l’Europe, devenue de plus en plus la cible d’une attaque diabolique et perverse.
Je veux croire pourtant que les Anglais se sont trompés et qu’ils reviendront assez vite à l’Union européenne… Entre-temps, je songe à John Lennon ou à Winston Churchill, à Charlie Chaplin comme à Virginia Woolf. Auraient-ils été d’accord avec une telle reculade ? Et les survivants sont-ils en mesure d’évaluer la gravité de ce « choix » ?

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Alberto Sordi dans le film « Fumo di Londra » (1966)

Il y a juste dix ans, j’avais quitté Rome partant à Paris pour y continuer ma vie et mes activités. Cela arrivait — je m’en rends compte dans un sursaut — dans une époque encore optimiste, où l’idée fabuleuse de pouvoir circuler librement en Europe se mariait à l’espoir d’un rapprochement et d’une aide réciproque entre les pays de ce noble continent, dans le but commun de surmonter les diversités et avancer vers un monde meilleur.
Certes, le souvenir personnel d’un déplacement « privilégié » de l’Italie à la France pourrait paraître fort décalé vis-à-vis de ce qui arrive aujourd’hui, avec tous ces gens forcés à partir en masse en conditions dramatiques et parfois inhumaines, quittant leur pays en détresse ou en guerre dans le seul espoir de franchir une porte de plus en plus étroite, avant de trouver en Europe un accueil humain, un abri protégé qui ne sont pas toujours assurés.
Je n’ai pas traversé la mer sur un radeau de fortune. Je suis venu en France en deux heures de vol, certes avec les inévitables difficultés accompagnant tout déplacement, vivement soutenu, en tout cas, par un élan idéal, poussé par l’admiration d’un peuple et sa culture. Cependant, cette admiration pour l’une des villes les plus civilisées au monde, Paris, et mon désir de m’y installer, n’aurait pas pu se séparer de l’orgueil d’appartenir à un monde aux racines communes — l’Europe — ayant finalement compris que notre millénaire culture nous aiderait à nous intégrer réciproquement au fur et à mesure de l’évolution d’une conscience européenne partagée par tous les habitants de l’Europe même. 
Si la Grèce a été le berceau de la démocratie et de la libre pensée pour tous les hommes ; si l’Italie de la Renaissance a été justement un phare pour la constitution de l’identité européenne, Paris et la France représentent le centre propulseur et protecteur de cette identité même. Pas seulement parce qu’en France il y a eu une Révolution républicaine traînée par des figures incommensurables comme Voltaire et Rousseau, Montaigne et Montesquieu… L’histoire de la France, en originale continuité avec la longue et glorieuse parabole de la civilisation romaine, représente un exemple vivant de ce que les hommes peuvent faire au plus haut degré, puisant dans leurs immenses ressources d’intelligence et d’humanité.
L’histoire de l’Angleterre n’est pas trop différente, enchevêtrée comme elle l’est avec l’histoire d’Europe. Entre les villes de Londres et Paris — géographiquement si proches ; caractérisées par le même procès de croissance et de transformation au fil des siècles —, on constate toujours une rivalité positive, une concurrence à l’enseigne de la culture et de l’ouverture vers une civilisation de plus en plus accessible et partagée. Il n’y a pas eu que les guerres mondiales et l’Alliance atlantique qui ont fait de l’Angleterre l’un des premiers pays de l’Europe. Il y a aussi eu cette confrontation pacifique entre Londres et Paris, sans doute les plus grandes capitales d’Europe.
Pour un « provincial », comme moi, venant d’un pays historiquement divisé et donc incapable de se donner une vraie capitale, Londres et Paris ont été mes deux primordiaux repères psychologiques et culturels. « Que préférez-vous, Paris ou Londres ? » Voilà la question la plus récurrente chez nous…
Moi, je préfère Paris, mais j’ai bien aimé Londres, découvrant notamment dans la littérature anglaise un souffle d’excentricité qu’aucune culture ne possède au même niveau. Une excentricité dont l’Europe des voyageurs et des lecteurs a toujours besoin, se traduisant en fait en une différence parfois subtile, comme la « fumée de Londres » qui hante ses rues et qu’on appelle « smog »…
De cette fumée jaillit, pour moi, le souvenir d’un film avec Alberto Sordi. Ici, cet « insupportable enthousiaste » de tout ce qui est anglais ne sait pas comment se comporter dans une ville, Londres, beaucoup moins accueillante qu’il ne le supposait. Et, au bout de vicissitudes paradoxales, quand il est finalement « chassé » du Royaume-Uni et déposé sur la passerelle d’un avion, en regardant extasié dans le brouillard il s’exclame : « Good bye, my London Town ! »

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Les pays sont des personnes. Chaque pays a sa personnalité, donc ses mérites et ses défauts ainsi que ses hauts et ses bas, ses forces et ses faiblesses. L’Italie comme la France, la France comme la Grèce ou l’Angleterre. Chaque pays, comme toute personne, est soumis au risque de régresser, ou d’avancer en arrière comme les écrevisses, glissant dans une lente ou rapide décadence… Chaque pays a toujours besoin d’un chef de famille illuminé et responsable qui ait au moment donné la présence d’esprit nécessaire pour réagir aux maux de l’égoïsme et de l’impatience sauvage. Il ne faut pas être paresseux vis-à-vis de ce qui peut nous arriver.
Car il n’y a pas de raccourcis pour sauver le monde. Il n’y a qu’à se battre pour que notre univers reste en équilibre, pour que nos frères ou cousins plus démunis ne régressent pas et que nos cousins ou frères plus riches n’imposent pas des modèles et des lois injustes et destructives…

Être européens, ça veut dire :
Comprendre la différence entre les pays et les personnes sans que cela nous écrase ni ne nous rende sceptiques et indifférents.
Aimer jusqu’au bout ces pays qui souffrent d’assauts insupportables, où l’esprit de mort et la violence obtuse se mêlent toujours aux projets obscurs des oligarchies du pouvoir.
Défendre nos cultures universelles, les soustraire à l’oubli et à la mise aux marges pour les donner au monde : nous avons encore énormément à apprendre de Marx et de Freud, comme de Rousseau et Diderot !
Savoir dire de façon appropriée le mot amour, le mot amitié, le mot échange, le mot partage, le mot Europe, le mot Italie, Grèce, France, Angleterre, mer, montagnes, peuples frères, humanité !

Giovanni Merloni

L’installation II/II

03 lundi Juin 2013

Posted by biscarrosse2012 in mon travail de peintre

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Jacques Prévert, Jacques Tati, Jean Jacques Rousseau, Pierre Bézoukhov, portrait d'un tableau, Tatiana

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Giovanni Merloni, Portrait de famille, huile sur toile 81 x 65, 2010

Pierre, Jacques, Tati et Tatiana

J’avais beaucoup de choses à dire, même trop, sur le thème de l’installation et tout ce que ce redoutable mot entraîne. Devant la montagne de souvenirs et d’anecdotes, en plus de réflexions profondes et intimes, j’avais fait une espèce de collage que la présence de JJR rendait précieuse et élevée.
Mais, d’un côté c’était trop long, de l’autre… Ce matin, le fait que Dominique Hasselmann dans son ‪Bottom_Sprayer ait cité Jean Doets pour son billet efficace et réussi, a suffi pour déclencher une opportune réflexion.

Personne me garantit, me suis-je dit d’abord, qu’en écrivant sans le souci de se lasser de la beauté des mots, je serai plus sincère. Et j’avais toujours cru, solidement aussi, qu’il faut toujours se donner le temps, qu’il ne faut pas se laisser impressionner par tous ceux qui voudraient nous ralentir ou nous distraire. « Ne parlez pas au conducteur » y avait-t-il écrit dans les bus. « Ne me parle pas dans la main », disait mon grand-père maternel, Alfredo. Il donnait une extrême importance à la main, c’est-à-dire à toute action nécessaire qu’on ait entamée, dont il ne fallait pas se détourner.
Mais, parfois ce sont justement les beaux ou merveilleux exemples qui nous détournent. En particulier, si vraiment j’ai souffert quelque part dans ma vie, si jamais mon déplacement de Rome à Paris peut être regardé comme une sous-espèce d’exil, il n’est pas possible que le sentiment de détresse et d’incompréhension, que j’ai parfois éprouvé vis-à-vis de quelques-uns de mes compatriotes indifférents ou hostiles, soit aucunement comparable à ce que JJR a vécu et souffert.
Donc, grâce aux mots simples et tout à fait partageables de l’éditeur Bernard de Fallois (« La première qualité d’un romancier est de savoir captiver le public. C’est un don rare… le style doit s’effacer derrière l’histoire… dans le roman, le style n’est pas une fin en soi. Ce qu’il faut c’est être vivant. Par le style bien entendu. Mais pas ce qu’on entend par là en général, pas par le côté “bien écrit”) que Jan Doets citait et Dominique Hasselmann aussi considérait comme intéressants, j’ai plongé dans un gouffre où les mots précieux dont j’avais farci mon billet presque achevé retentissaient comme autant de serpents assassins s’élançant l’un contre l’autre.

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J’avais tout de suite après décidé de renoncer à écrire à mes lecteurs : Voyez, il se peut quelques fois que le deuxième volet se soit refermé avant de s’ouvrir !
D’ailleurs, le temps va tellement vite. Une cascade, une avalanche, je suis au fond de l’abîme. Tout abîmé. Et je ne me souviens plus de rien. Je ne serais pas capable de m’en sortir, ni n’aurais non plus la patience de remettre les briques l’une sur l’autre pour en faire un joli mur sincère et sans le moindre souci de préciosité verbale.

Je regardais alors ces initiales même trop connues, JJR, même si elles sont moins connues, aujourd’hui que celles de DSK, par exemple. Je me suis dit que je pouvais les garder pour une revanche personnelle…
Je Jette Rien… Non. Cela ne va pas, il faudrait dire Je ne jette rien et mon association idéale perdrait son sens. Jolie Journée Ruineuse ? C’est peut-être mieux, mais cela ne m’aide pas…
Disons que ce nom Jacques… Je devrais remonter à l’histoire des frères Lumière, que j’avais vu avec mon frère dans un film plein de charme et d’enthousiasme qu’on avait considéré — étant nous aussi presque jumeaux en raison de l’âge et des pulls bleu qu’on nous collait — comme un modèle de créativité heureuse. Dans ce film la symétrie prenait vivement le dessus, donc l’image des deux frères habitant avec leurs jolies femmes paresseuses dans un même immeuble au somptueux escalier central nous avait touchés. Une fois grands, nous aurions bien sûr épousé deux amies-amies, ou deux cousines, sinon deux sœurs…
(En ce temps- là, un film musical américain se chargeait de redonner confiance dans le mariage, valeur évidemment en bas de consensus. Ce film avait pour titre : « Sept épouses pour sept frères »…)

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

A l’époque béate de ma première adolescence, où l’on ne songeait qu’au ballon ou au vélo ou alors aux bouchons des bouteilles de Coca-Cola qu’on faisait glisser sur des pistes évocatrices du Giro d’Italie ou du Tour de France, dans notre famille entra un chien.
Ce chien malchanceux et anormalement silencieux fut appelé Pierre. En honneur de la France, bien sûr, mais aussi de cet incontournable vrai protagoniste de Guerre et Paix, incarnant probablement Tolstoï lui-même, qui s’appelait Pierre Bézoukhov. Pierre, qui avait enfin croisé le destin et les joues de pèche de Natasha alias Audrey Hepburn et qui, dans l’esprit souterrain de ma famille et surtout de mon père aurait dû être le partenaire idéal de ma malchanceuse sœur aînée.
Pierre nous accompagna dans de mémorables vacances à Cortina, à Venise, à la mer. Il se logeait au milieu des pieds de mon père. Quand mon père mourut, encore jeune si l’on considère l’âge moyen d’aujourd’hui, Pierre encore vivant avait vieilli et perdu son charme. Nous trois orphelins, déjà sur la vingtaine, l’abandonnâmes presque à son destin en ne nous occupant que très distraitement de lui au milieu de nos sorties et rentrées hâtives.
La mort de mon père avait d’ailleurs accéléré nos vies, dans l’inconscience du bien et dans celle du mal (un bien plein de volonté, un mal assez petit et innocent, du moins dans les intentions). Le vrai commencement de la vie adulte fut marqué par le mariage de deux frères avec deux sœurs. La gentille malédiction des frères Lumière nous était tombée dessus. Après ce fut pour chacun des frères la vie, le partage des émotions ou des douleurs et parfois, au contraire, l’éloignement et la séparation.

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Très tôt, je partis à Bologne et quand je rentrai à Rome j’eus le tort de revenir sur le lieu du délit, ou pour mieux dire d’un bonheur, personnel et familial, qui ne peut plus se produire de la même façon.
Entre-temps, des années plus tard, mon frère avait pris avec sa nouvelle femme un chien, considéré comme un troisième enfant pour lui et un deuxième pour elle.
Ce chien petit et affectueux auquel, comme à Pierre du reste, ne manquait que la parole, fut appelé Jacques. Je n’avais pas trop interrogé mon frère sur les raisons de ce nom. Il avait parlé de Pierre et Jacques, cela sonnait comme Pierre et Jean. Il y avait eu bien sûr une évolution dans notre amour commun pour une certaine littérature et notamment pour la France. C’était un hommage à Flaubert, bien sûr, mais aussi à Jacques Prévert et Jacques Tati, deux personnes-personnages qui avaient fait partie de notre famille, de nos déclamations à haute voix et de nos rires.
Moi, en particulier — en raison d’une évidente maladresse qui se déclenchait en certaines circonstances où la timidité ou l’embarras prenaient le dessus sur ma nature qui était au contraire aussi gaie et insouciante que débordante — j’avais été rebaptisé, par mon père, Jacques Tati. Alors, il se peut que mon frère ait voulu donner ce nom Jacques à ce chien insouciant et bavard parce que sa naïveté — très proche d’une forme de maladresse connue parmi les chiens — lui rappelait la mienne.
L’éventuelle présence, dans ce nom, de la figure encombrante et légère à la fois de « mon » promeneur solitaire reste un mystère. Il est tristement vrai que ce pauvre chien Jacques a été agressé un sombre jour par un chien méchant qui l’a littéralement dévoré sous les yeux impuissants de mon frère. Et cela fait penser au curieux incident arrivé à JJR alors qu’il se promenait en haut de Ménilmontant et qu’il lui tomba dessus un chien gigantesque plus lourd qu’un tramway…
Le jour où nous allâmes voir mon frère et sa femme près de Pérouge, ma troisième était assez petite et le petit Jacques encore jeune. Elle aima tellement ce chien vraiment affectueux et joyeux qu’elle aurait voulu absolument, elle aussi, un chien identique à Jacques.
On l’appellera Tati, dis-je alors, en me bornant au jeu de mots et à l’évocation de la redoutable symétrie des frères Lumière.

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Des années après, on nous proposa de « sauver » une chatte abandonnée. Une bâtarde, bien sûr, elle aussi réduite au silence et aux glissements craintifs le long des murs, comme le pauvre Pierre.
Avec le souvenir, encore vif, de la vie pénible de ce pauvre chien égaré après la mort de son patron, je m’opposai vivement à l’introduction d’une « bête » dans notre famille…
En fait je parle de Tatiana, tout en sachant que ce qui concerne Tatiana ne devrait pas m’appartenir. Car Tatiana — qui d’abord s’appelait Tati, assumant avec emportement et enthousiasme le nom destiné â un hypothétique chien jumeau et symétrique de Jacques, le chien de mon frère — a été la chatte voulue et sans cesse aimée par les deux femmes de ma famille.
Mais, c’est un souvenir que je ne pourrais pas confondre parmi d’autres images qui envahissent par millions mes nuits insomniaques.
J’avoue que j’ai vécu les cent ans de vie de Tatiana en la chérissant que très rarement, presque sans jamais m’occuper d’elle et sans avoir de remords pour cette grave forme d’indifférence. Mais probablement, au-delà de ma préférence pour les humains, qui ne me faisait accepter les animaux, surtout les oiseaux et les serpents, que « dans leur milieu », un attachement inavoué pour Tatiana s’était installé en moi. Surtout quand j’ai été malade, par exemple la fois où j’ai souffert de coliques rénales, heureusement passagères, Tatiana vint me réchauffer les pieds, en signe d’encouragement. Et c’était beaucoup plus confortable que le petit cochon en peluche — Serafina Schifosetti, personnage qui d’ailleurs avait l’habitude de s’animer au cours de longues et répétitives pantomimes nocturnes — que ma fille m’avait confié dans cette même impasse.
Mon souvenir de Tatiana est lié surtout à la maison de Rome, où elle avait donné un sens et même un but à certains petits endroits, à certains meubles et, surtout, au balcon où elle passait la nuit, quelles que fussent les saisons et les degrés au thermomètre… Je me rappelle de son penchant, les matins d’été, pour le frais sur le sol en marbre rouge ou, en hiver, pour le grand tapis rouge et noir hérité de ma mère. A part cela, je ne vois Tatiana qu’en train de dormir, ou plutôt de jouir indéfiniment de cette position horizontale, de l’abandon d’une patte ou de la queue par-dessus le rebord d’une chaise ou d’un fauteuil. Lorsqu’elle était jeune, et ma fille, de son côté, encore une gosse, Tatiana nous étonnait avec ses comportements de chien. Elle courait à la porte à l’arrivée de ma femme en la fêtant avec des bonds acrobatiques et elle mangeait les os de bœuf sans en laisser un seul morceau. Elle avait été bien sûr châtrée, pour lui garantir la paix des sens avec une longue vie. Elle devint grosse, tout en restant agile. Elle était en fait la statue vivante qui mieux que tout autre être vivant pouvait représenter l’écoulement immobile du temps. Le temps duquel on s’éloigne, le temps qu’on retrouve. Le temps et le rythme d’une vie sans chimères, d’une vie régulière, propre, élégante, même parfumée.
En été on partait en vacances. Elle dut s’habituer au jardin pas loin de la mer, aux passages soudains de chats agressifs, à la nuit sourde avec les oiseaux et les insectes, aux voix d’une famille plus nombreuse que d’habitude, à une vie plus spartiate et solitaire. En sortant de cette ambiance rude et privilégiée, en revenant à Rome, Tatiana rattrapait chaque fois une année de vie. C’est peut-être grâce à cela qu’elle avait si bien vieilli, toujours saine et avide, toujours fascinante — même si de plus en plus obèse — avec son poil de velours et son regard hypnotisant.
Jusqu’à notre dernière aventure. En septembre 2006 nous sommes venus — ma fille et moi — à Paris, le reste de la famille restant avec Tatiana-Tati à Rome. Dès lors toutes les habitudes ont été bouleversées, et pour Tatiana aussi, il n’y a plus eu de vacances à la mer et la grosse chatte n’a plus pu y récupérer les années perdues.

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En 2010, Tatiana et moi, tous les deux confortablement installés à Paris, nous avons compris en un éclair combien il est bien triste de disparaître de la face du monde. Elle l’a fait à ma place. Ou bien elle m’a précédé. Elle en a fait en tout cas  l’expérience, dans ces inoubliables jours de juillet de cette année, que je ne saurais pas raconter.
Je me borne au souvenir de cette expédition concernant toute la famille, de ce cortège démarrant du boulevard bruyant, tournant au coin de l’Office-Dépôt avant d’entamer le trottoir de droite en montant vers la Gare de l’Est tout au long de la rue du faubourg Saint-Martin. C’est moi qui « tenais » à la main le truc en plastique qui ressemble moins à un abri de petit mammifère qu’à une cage d’oiseau. Qu’aurait dit Prévert de cette procession ? La journée s’affichait grise et je ne voyais que la couleur luisante d’opaline des poils de Tatiana la belle. On essayait de se convaincre que c’était mieux comme ça. En fait, elle était bien vieille. Moi, par mes soucis de santé personnels, je ne me voyais pas capable de nous adonner à cette espèce d’acharnement thérapeutique qui aurait été inconcevable pour cet animal-humain qui avait toujours été le miroir de la parfaite santé. Nous lançâmes un coup d’œil rapide aux ardoises de Saint-Laurent, au redoutable magasin d’armes (et peut-être aussi d’instruments de torture). Nous fîmes une pause sur le trottoir plus large qui côtoie l’ancien orphelinat des Récollets, hébergeant maintenant le siège de l’Ordre des Architectes, (ayant, quant à moi, une pensée rapide pour l’ordre de Rome ou celui de Bologne). La vue de la Gare de l’Est ne nous donna aucun sursaut de courage, ainsi que notre cheminement vers la rue du Château-Landon et ce quartier méconnu qui se trouve au-delà des rails. On arriva finalement au rendez-vous avec ce vétérinaire qu’on ne pouvait trouver plus humain et gentil.
« Elle est au bout du rouleau », dit ce Monsieur. Tatiana était tranquille, silencieuse, prête à se soumettre à la nuit, à se caler dans ce sommeil où, comme le médecin vétérinaire nous l’a assuré, on ne ressent absolument rien.

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Giovanni Merloni, Train de vie, technique mixte sur carton 65 x 50, 2012

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 3 juin 2013

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