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Je ne te crois pas, mon cher narrateur (Le Strapontin, n. 34)

18 mardi Mar 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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« Ce fut ainsi pénible ce mois d’août 1987 ? Désespéré jusqu’à justifier le désir de le voir disparaître du livre noir de la mémoire de cette manière abrupte et violente que nous avons dû subir, sous forme de fiction ou de rêve, dans le dernier Strapontin ? »
« Comment est-il possible d’imaginer un échange semblable, en temps réel, entre une famille chérie — qu’on était en train d’amener joyeusement à la mer en vacances — et une hypothétique Mme Finestrino dont on ne sait rien, même pas la couleur des yeux ? »
« Est-ce d’ailleurs possible, de l’autre côté, fermer les yeux et s’empêcher de voir ce qui se passerait au-delà du miroir, dans le scénario d’un autre film, où notre rival serait autorisé à prendre notre place ? »
« A-t-il vraiment vécu, le narrateur du Strapontin, de cauchemars semblables ? »
« Je ne te crois pas, mon cher narrateur… »
Une pluie de questions ou affirmations de cette nature ont inondé l’écran de mon ordinateur. J’ai essayé de les masquer, avec une photo nocturne où la statue de la République s’adresse à la Lune, mais la pluie s’est transformée en bourrasque. Je suis même arrivé à imaginer un échange de mots chiffrés entre la République et la Lune à propos de ma façon gasconne et téméraire de défier le feu.

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« Quoi ? » disait peut-être la statue, écarquillant ses yeux de bronze, « déléguer sa propre vie à un autre ? Ce n’est pas possible ! Fût-il même le calque parfait de lui-même, ou aussi une de différentes personnes qu’il a été au cours de multiples changements de sa vie, il est peu croyable qu’il se prive de but en blanc, sans aucun souci, de tout ce qu’il aime, de tout ce qu’il a longuement chéri, protégé, arrosé par mille et mille attentions et inquiétudes et préoccupations… Il n’y a pas de justifications. C’est une grave abdication de la personnalité ! »
« Mais non ! » réagit bruyamment la lune (dont on voyait parfaitement les montagnes et les lacs). « Vous n’avez pas de fantaisie ! Le narrateur du Strapontin, nez à nez avec son sosie, se rase la barbe pour rajeunir, et c’est tout ! »
« Cela, vous l’avez lu quelque part… C’est Élisabeth Chamontin qui l’a dit » rétorqua la femme noire avec toute sa force symbolique. Pourtant elle ne pouvait pas rivaliser avec cette ampoule blanche accrochée au ciel.
« Oui, dans la vie l’on peut bien se distraire, jusqu’à se boucher les yeux, ne considérant pas les conséquences de nos actes avec l’attention nécessaire… », insista tranquillement l’astre blanc. « Mais il est évident que ce type là-bas, quoiqu’il soit de toute évidence un peu dérangé, n’est pas bête du tout. Il a voulu renverser d’un coup la diapositive de sa vie. Ne voyez-vous pas ? Ce sont des images spéculaires où la tête prend la place des pieds. Un peu comme ici, chez moi. Si vous venez, un jour, vous verrez ! Je suis sûr qu’il n’y a qu’une explication dans ce texte farfelu dont tout le monde s’inquiète : chacun peut aimer en même temps plusieurs personnes, même au-delà des membres de sa propre famille. Mais, s’il les aime, s’il a vraiment établi avec chacun d’eux un lien unique, profond, irremplaçable, ce sera impossible d’imaginer de pouvoir un jour échanger même une seule de ces personnes pour quoi que ce soit ».
« Mon amour pour la Lune m’a sauvé », réfléchissais-je en remontant le boulevard Magenta, totalement dépourvu de charme à cette heure-là de la nuit. « Mais je dois faire attention, car ce dialogue quotidien avec les lecteurs bouleverse toutes les lois du théâtre, donc de la vie. Surtout l’unité de lieu, de temps et d’action… Je transgresse cette idée de l’unité, d’abord parce que je ne peux pas me passer de cette fouille dans mon passé, à commencer par l’enfance, évidemment. Ensuite, il n’y a pas que le passé de 1954, par exemple, et le présent de 2014. Car il y a eu des « retours » aux lieux-clés de ma vie, qui ont marqué presque toujours une réflexion, une réaction d’amour ou de haine, de rejet ou de confirmation. Je ne me serais pas souvenu de l’été 1987 si je n’avais pas parlé des vacances d’autrefois à Giannella, tandis que, peut-être, tout a jailli de l’abondance merveilleuse des photos que mon père n’a peut-être pas vues avec la même attention que moi. (Du temps de l’argentique en noir et blanc, on développait le négatif avant de choisir juste les quatre ou cinq photos qui résultaient meilleures. Tandis que moi, je vois tout ressusciter en même temps…)

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À la hauteur du métro Jacques Bonsergent, je ne peux pas m’empêcher de songer à la plaque commémorative de cet ingénieur des Arts et métiers de Paris, premier Français tué par les Allemands en 1940. Cela me renvoie à cette photo abîmée où mon grand-père Zvanì, apparemment âgé d’une soixantaine d’années, tient un discours devant une foule, au cours, je crois, de funérailles menacées. Zvanì, emporté par ses paroles ensanglantées, agite tellement son bras que celui-ci disparaît dans un éclair. Peut-être, est-il en train de me reprocher quelque chose…

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Dans le fameux film de Billy Wilder avec Marilyn Monroe (Sept ans de réflexions), Tom Ewell, le deuxième personnage principal — celui qui découvre par hasard cette bombe sexuelle habitant juste en dessus de son appartement frôlant une envoûtante aventure avec elle — est vite confronté à la réalité : sa famille est en vacances à la mer. Là-bas, un collègue de bureau redoutable et costaud n’a jamais caché son penchant pour sa femme… Enfin, grâce à l’honnêteté naïve de Marilyn, il décide de rejoindre sa famille, il renonce…
Moi aussi, tout comme ce drôle de personnage tout à fait typique et ordinaire, je ne céderais à personne mon petit Royaume, même s’il devait se transformer en République…
Mais, tôt ou tard, la vie nous oblige à choisir, à trancher, à poursuivre parfois de fausses pistes. Les séparations provoquent des déchirures profondes qu’on a du mal, même chez les gens civilisés, à cicatriser… Alors, l’exercice de l’amour devient plus engageant et difficile envers les personnes qui ne vivent plus chez nous, à côté de nous…
Voilà. Rien de tout cela ne s’est passé dans l’été 1987. Juste de reflets de séparations déjà « institutionnalisées », rien que des petites ruptures invisibles, des changements dus à cette dynamique infernale de l’âme humaine. L’amour le plus grand ni le mieux attentionné ne parviendront pas à endiguer des vagues comme ça.
Si le bonheur individuel est une utopie, le bonheur collectif est peut-être encore plus éloigné de notre intelligence ainsi que de notre volonté.

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Je ne sais pas si je suis destiné à la perte de mémoire avec l’âge ou pas. Un fait est certain. Je me souviens très bien des évènements compris entre 0 et 9 ans et très bien aussi des années récentes, les presque huit passées à Paris surtout. Les souvenirs, au contraire, s’entassent lorsque je pense à la redoutable période de l’adolescence et encore plus lorsque je m’efforce de revivre les encore plus redoutables années 1980, c’est-à-dire la période commencée par l’hédonisme reaganien (et logiquement continuée par la démagogie de Berlusconi et son imbroglio du succès). Ce fut pour moi une décennie totalement consacrée à la profession libérale, c’est-à-dire au travail incessant et continu pour ne pas succomber à l’inflation à deux chiffres, aux administrations publiques qui ne payaient jamais et aussi à mon penchant pour le perfectionnisme et la belle figure qui faisait la joie de mes collaborateurs.
Voilà la raison de mes trous de mémoire. L’idée de tout ce travail, de tous ces dessins techniques, et dossiers, et statistiques et relations, et rendez-vous… C’est la vie de tout le monde, vous direz. Bien sûr. Je peux vous répondre : tout le monde oublie, comme moi… Dans mon cas… j’en parlerai une autre fois, peut-être.
Je travaillais alors fréquemment pour une grande société d’ingénieurs de routes et chemin de fer, obligé par la loi à accompagner leurs projets par des « études sur l’impact environnemental » dont cette société me chargeait. Le travail que je venais de consigner dans le mois de juillet rentrait dans le projet de la nouvelle autoroute de Civitavecchia à Livourne. C’est probablement à cause de cela que j’ai eu l’idée de retourner à Giannella. Dans une descente sur les lieux de mon travail j’avais fait une petite déviation, en retrouvant l’ancienne auberge transformée en établissement balnéaire doté de vaste restaurant avec self-service.
Malheureusement, j’ai toujours eu le sixième sens qui me fait voir en avance ce qui se passera après quelque temps. On était encore en deçà de la chute du mur de Berlin et évidemment de la guerre du Golfe aussi, mais déjà en Italie on commençait à ressentir — du moins je le ressentais — un air de changement, de crise. Les « travaux refusés », comme je les appelais — les plus compliqués ainsi que les moins rentables, que j’étais tout de même en condition d’achever dignement et qu’on me confiait presque sans concurrence —, commençaient à intéresser les groupes professionnels plus structurés et puissants, ainsi que les sociétés d’ingénieurs et d’architectes. Il n’y avait plus de travaux refusés. Celui que je venais de consigner était peut-être le dernier d’une saison heureuse. Et je pensais souvent aux mots de ma mère, à leur absolue vérité : « Tu laisses le certain en échange de l’incertain… »

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Plage de Giannella (GR) avec l’ancien établissement balnéaire

Cependant, à ce temps-là, je pouvais me permettre de payer un salaire ainsi que d’héberger une Philippine, mère de deux enfants lointains, qui fut ensuite la valide accompagnatrice de mes beaux parents jusqu’à leur mort. C’était la première et si je ne me trompe pas l’unique fois que mes trois enfants ont partagé de véritables vacances ensemble. D’ailleurs, il faudrait se mettre d’accord sur la signification du terme « véritables vacances ».
C’était aussi la dernière fois que nous amenions Mimì, la petite barque bleue et blanche qui nous avait régalé des émotions uniques. En nous renseignant par téléphone, nous avions réservé une petite dépendance dans une espèce de village touristique très spartiate et totalement dépourvu d’enthousiasme. Figurez-vous que je n’aime pas du tout ce genre de ghettos avec champ de tennis et jeu de boules, où l’on est obligés de chercher tout le reste ailleurs. Unique consolation, on pouvait louer des vélos pour arpenter des clairières désolées sinon carrément des terrains vagues goudronnés. Tout cela était installé en amont de la longue plage du tombolo de Giannella, au bord du maquis et des pinèdes. En sortant de cette enclave et de ses allées de cimetières, le paysage n’était plus le même paysage, la plage n’était plus la même plage. Peut-être, la Californie est comme cela. D’ailleurs, le vent agitait continûment la mer. Avec la petite fille de deux ans et les exigences centrifuges des fils mâles, hors de question de faire trop de programmes. Il nous restait la barque. Elle avait fait des exploits uniques en Calabre et en Ligurie. Mais ici… Chaque jour, mes deux fils mâles et moi nous partions, rarement accompagnés par ma femme, en nous éloignant de notre plage selon une ligne diagonale qui presque toujours nous permettait de rattraper Porto Santo Stefano, cet endroit « haut de gamme » fréquenté par une cohue de Romains, pour la plupart propriétaires de grosses barques. Tout en essayant de nous tenir à l’écart de ces gens qui aimaient exhiber ses moteurs puissants, nous réussissions parfois à dépasser le cap… mais là, dans ce bras de mer relativement exigu qui sépare le mont Argentario de l’île du Giglio, la mer faisait peur. Tous les jours.
D’ailleurs, il arrivait souvent qu’à la rentrée, mes fils se plongeassent dans l’eau en me laissant seul à la manœuvre. Je les appelais, les appelais… Ils disparaissaient parmi les ombrelles colorées de la plage. Alors moi, une fois proche de la rive, j’étais obligé de traîner la barque qui n’était pas du tout légère, tout en scrutant en contre-jour si jamais il y avait quelques types costauds qui m’aidaient à gagner la terre ferme. Je ne me souvenais pas, alors, du temps révolu où j’avais traîné un poisson lourd comme cette barque. Je ne me voyais pas héroïque, mais plutôt pathétique dans cette situation solitaire.

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Et je n’avais alors que quarante-deux ans ! Comment pouvais-je me considérer comme un être dépassé, un vieux ? Combien voudrais-je revenir en arrière et renverser un à un tous les moments, tous les passages, toutes les discussions de ces vacances ! Bien sûr, j’étais arrivé épuisé, vide de l’enthousiasme qui rarement me manque, peut-être aussi un peu las de devoir jouer le rôle de médiateur parmi les différentes natures et cultures de mes proches adorés. Certes, cette petite fille, d’ailleurs assez tranquille et obéissante, changeait radicalement les choses. Le trio de Gio-Ra-Pa, — auquel s’ajoutaient, dans les fables d’antan : Ra-Pa-Gio le cheval parlant ; Pa-ra-gio, le chien qui ne voulait jamais aboyer ; et Pa-Gio-ra, la chatte avec l’aura d’une classe supérieure — avait du mal à se retrouver avec la même insouciance qu’auparavant. On était trop anxieux de briser quelques lignes d’arrivées invisibles. Mon fils aîné, avec cette impulsion irrésistible à fuir en avant, à revendiquer ce que tout le monde lui reconnaissait déjà. Quant à moi, j’étais toujours prêt à gaspiller mes énergies encore entières tout en me considérant comme un mort qui chemine. Ah, si l’on pouvait revenir à ce trio pour le transformer en quatuor !… Mais je n’étais pas, en ce temps désormais perdu, ni leur troisième ou quatrième frère, ni leur marionnettiste de poche, ni la figure de père qu’il leur fallait non plus.
D’ailleurs, on décide, on essaie de suivre une ligne le plus possible rectiligne et logique, on essaie aussi de garder un équilibre. Entre le corps et l’âme ; le cerveau et les jambes ; le travail agréable et le travail inévitable ; les promenades dans les jardins et les longues queues dans une voiture brûlante. Entre le temps de faire le mieux que possible sans précipiter dans un gouffre quelconque et le temps d’aimer…
À la fin de ces vacances — ayant marqué, peut-être, pour la plupart de nous, l’entrée précoce dans l’âge adulte, c’est-à-dire dans le renfermement dans nos rôles respectifs et dans le réciproque abandon, dont nous ne pouvions imaginer alors les conséquences directes ou indirectes —, un fond d’ennui s’empara de moi. Je ressentais aussi de la gêne tout à fait consciente pour ce « laisser-faire » en train de gâcher de plus en plus l’Italie en la rendant de plus en plus vulgaire. Je me rendais compte que ma lutte personnelle pour me garder honnête et pour gagner au moins autant d’argent que mes collègues — qui n’avaient pas renoncé à l’abri du poste dans l’administration publique — ne se serait jamais inscrite dans une action utile quelconque. Avec tout mon engagement de ma part, je n’arrêterais rien. Le riche serait de plus en plus riche (et vulgaire). Le pauvre serait de plus en plus contourné avec des rêves aussi vulgaires qu’inatteignables eux aussi.

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Donc, même si j’ai essayé, avec l’histoire de M. Strapontin et de Mme Finestrino, de créer une espèce de suspens érotique… tout ce qui se passait de ces temps de jeunesse trop sérieuse c’était la question d’une survie digne.
J’avais quelques poils blancs qui vieillissaient ma barbe, apparemment. Il faisait chaud. Cette barbe glorieuse, que j’avais fait jaillir librement pour imiter un de mes camarades de l’université, juste dans les jours de l’occupation de 1968, n’avait alors que dix-neuf ans… Je la coupai, en m’obligeant, pendant longtemps, à la pénible anxiété de montrer au jour le jour ma nouvelle gueule, que je n’aimais pas du tout, d’ailleurs.
Voulais-je me punir d’anciennes fautes ? Voulais-je m’autoriser à des fautes nouvelles ?
Je préfère penser et déclarer de façon solennelle que j’avais besoin d’alléger mon ballon aérostatique, ma voiture-montgolfière ainsi que ma maison, de plus en plus bourrée de rêves farfelus.
Avec la coupe des cheveux, je m’accordai, la dernière nuit, une bravade à la saveur folle. En pointe des pieds, profitant de la longue discussion entre ma femme et la petite, je partis avec mon fils aîné, en vélo. En cinq minutes, nous fûmes dans l’établissement, où encore le juke-box relançait parmi les quatre ou cinq noctambules une chanson connue :

Si può dare di più !… (1)

La barque Mimì était là, appuyée sur un flanc comme une matrone romaine le serait sur son triclinium. Unissant nos forces, nous poussâmes la barque dans l’eau. Le matin, j’avais acheté une ancre avec un fil très long et suffisamment robuste. Tout en fredonnant la chanson — qui donnait un étrange charme et même du prestige à cette rive toujours négligée —, nous nous éloignâmes un peu sans allumer le moteur Johnson, émerveillés par le calme tout à fait inattendu de la mer noire sous les rames. Une fois dépassée la deuxième bouée, nous jetâmes l’ancre. Tout de suite après, légèrement inquiets, nous nous calâmes dans l’eau. Une serviette du village touristique nous attendait près des pantalons et des sandales.
Le jour après, personne ne vint nous chercher. Évidemment l’ancre avait tenu, grâce au calme tout à fait exceptionnel de la mer. Nous partîmes contents. Pendant le voyage de retour on discuta des prochaines vacances :
« Dorénavant, ou les Dolomites, ou les îles ! »
Ce ne fut qu’à Civitavecchia que ma femme s’aperçut que nous n’avions plus cette belle ombre protectrice sur la tête. « Et Mimì ? » dit-elle d’une voix déconcertée.
« Nous l’avons portée au large, puis nous l’avons laissée aller à la dérive… »

Giovanni Merloni

(1) On peut bien donner davantage !

(cliquer sur les photos pour les agrandir, sauf l’étagère avec Marilyn)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 18 mars 2014

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Existe-t-il un temps pour aimer ? (Le Strapontin n. 33)

17 lundi Mar 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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« Existe-t-il un temps pour aimer ? » Voilà une question vitale et cruciale lors du passage du Strapontin par des endroits « qui nous attendent comme des bandits de route ».
Cette simple, mais universelle phrase — « Existe-t-il ? » — jaillit spontanément d’une voix amie à la fin de la lecture des vers du poète Vital Heurtebize dont j’ai publié juste hier un extrait du recueil titré « Le temps d’aimer ». C’est la voix d’une blogueuse qui aime tellement « aller à Rome » qu’elle a adopté pour elle-même le pseudo « Che vuoi ? », c’est-à-dire « Que me veux-tu ? »

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En fait, même en absence de scandale, un décalage énorme s’installe, entre ceux qui célèbrent les souffrances et les joies de l’amour, même si éphémères, et ceux ou celles que l’amour exclue pour les raisons les plus différentes.
D’ailleurs, une telle question devient tout à fait universelle lorsqu’on considère la nature objectivement subversive de l’amour qui se déclenche chaque fois que l’amour s’installe : provoquant d’abord une révolution déflagrante à l’intérieur de chacun de deux sujets concernés ; faisant ensuite se déclencher la force irrésistible du duo.
Évidemment, cela provoque des réactions. D’abord, tous ceux qui ressentent cette provocation comme une menace à leur propre équilibre, essayent assez tôt d’enrégimenter cet amour en le banalisant, ensuite ils font le possible pour le gâcher et le détruire.

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Comme le dit si bien Leopardi, « l’homme a du mal à naître, et la naissance est toujours accompagnée par le risque de la mort prématurée ». On peut dire le même pour l’amour. Avant la naissance, même la conception de l’amour peut être gravement contrastée. Aujourd’hui, par exemple, beaucoup de choses sont changées dans les rapports entre les hommes et les femmes, surtout dans les grandes villes où tout est déréglé — le travail, l’habitation, la sécurité sociale — en fonction d’un libéralisme de plus en plus dictatorial et sourd aux nécessités humaines. Tout le monde court, même dans ce Paris qui reste la ville plus accueillante et solidaire d’Europe. Il n’y a pas le temps de prendre son temps. Le temps nécessaire pour se connaître soi-mêmes, pour retrouver une dimension personnelle à proposer aux autres.
Pourtant l’amour existe. Il fait tourner le monde et c’est bien sûr le principal ennemi de la mort…
Donc, revendiquer l’importance de l’amour c’est choisir le meilleur et le plus fécond des sentiments humains, justement en raison de sa nature de « moteur » qui nous pousse à dépasser la primordiale diversité — entre l’homme et la femme —, à sortir de notre cocon ainsi que de nos méfiances et de nos égoïsmes. L’amour est toujours une force positive… mais elle entraîne aussi, inévitablement, une série infinie de possibles conséquences. Car nous ne serons jamais l’autre et l’autre ne sera jamais nous.
L’amour même, nous amène à nous faire des illusions dangereuses. À imaginer qu’avec l’enthousiasme, la bonne volonté, la patience et tout ce que l’amour nous donne en cadeau, nous serons capables de surmonter n’importe quelle difficulté, contrariété ou contraste.

003_place de clichy 2 180Nous ne voulons pas écouter les voix qui nous mettent en garde, nous ne voulons pas non plus envisager, même en secret, la possibilité de l’erreur…
Il est vrai, l’amour est aveugle. C’est banal, mais c’est comme cela.
D’ailleurs, nous ne réfléchissons pas assez au fait que l’amour demande un engagement. L’engagement à aimer, parfois, des choses que nous n’aimerions pas, à supporter avec une attitude amoureuse des situations qu’à priori nous n’accepterions pas du tout.
Je ne veux pas glisser dans une rhétorique de la bonté, qui risquerait bien sûr de glisser, à son tour, dans une béate hypocrisie. Je pense plutôt à des personnages comme Gandhi, où le choix de l’insurrection non violente ne fait qu’un avec un exercice constant de la raison. Je crois dans un humanitarisme égalitaire prudent, toujours ennemi de la violence, mais prêt à se battre dans toutes les autres formes possibles. Quant à l’amour…
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Au sujet de l’amour je devrais demander l’aide de M. Strapontin et peut-être de Mme Finestrino aussi.
En tout cas cette nuit quelque chose de particulier, entre nous trois, s’est passée déjà. J’avais arrêté ma voiture dans la petite place devant la gare d’Orbetello Scalo. Sur le toit de l’Opel break, trônait Mimì, la petite barque bleue en polyester. Dans la voiture il y avait une jeune femme philippine qui s’occupait de ma fille cadette, âgée de deux ans. Ma femme, assise devant, lisait le journal, tandis que mes deux enfants mâles, rentrés dans la gare, étaient à la recherche d’une bouteille d’eau. Je regardais vaguement les constructions disparates autour de nous, en me grattant la barbe. Tout d’un coup, mon fils aîné, âgé de dix-huit ans, courut vers moi en me disant : « Papa, il y a un monsieur qui te connaît près du bar de la gare. Il veut te parler ! »
Je m’éclipsai sans dire un mot. Quelques instants après je me trouvai assis autour d’une petite table en train de siroter un Coca-cola. M. Strapontin, d’un ton élégant, me confia sans aucune honte tous ses secrets. Imaginait-il être encore sur le train, où l’on prend facilement cette liberté d’avouer ses délits à des inconnus ? Je ne sais pas. J’essayais de l’interrompre pour lui rappeler qu’une entière famille en plus d’une barque et d’une femme de ménage venue des Philippines m’attendaient entre l’asphalte et le soleil, incandescents tous les deux. Mais il continuait, imperturbable : il avait peur de rencontrer, une fois à Giannella, son ancienne fiancée. « Je dois forcément m’y rendre, dit-il, pour des questions de travail. Je suis croupier, vous savez… là-dedans on a installé un casino abusif ! »

005_barche 2 180« Moi aussi, je dois aller à Giannella, dis-je. Peut-être dans le même endroit. »
« Ah, bien, vous avez réservé pour vous et votre famille… » reprit-il. Ce fut à ce point-là que Mme Finestrino abandonna son air impartial pour me regarder fixement :
« Mais vous ressemblez à M. Strapontin comme une goutte d’eau ! Vous avez le même costume ridicule, la même montre, les mêmes lunettes… Unique différence, vous avez une barbe où des fils blancs commencent à se voir, tandis que lui, il a la gueule parfaitement lisse ! »
C’était vrai. M. Strapontin me ressemblait même trop. C’était inquiétant. Et je commençai à craindre…
« Je vois bien que vous vous entendez bien avec Mme Finestrino, me dit Strapontin d’un ton amer. Elle est déjà tombée amoureuse de vous ! Donc elle pourrait… vous deux vous pourriez… »
Tandis que je regardais les formes sveltes de Mme Finestrino, je ne cessais de me tirer les poils de la barbe…
Voilà ce qui se passa ensuite. Je courus à la voiture. Ma femme était allée à la pharmacie. Je m’adressai alors à la jeune Philippine pour lui dire de m’attendre encore un instant… dix minutes. Car j’avais pris la décision de m’enlever la barbe ! On sait que les Orientaux gardent toujours un air indifférent. Cette fois-ci, la réaction de la Philippine fut plus visible. Ses yeux s’écarquillèrent, tandis qu’une grimace lui tordit la bouche. Mais c’était dit. Je courus chez le barbier, passai sous son rasoir vaguement incertain et, quinze minutes après, je sortis d’une petite porte de l’arrière-boutique. Là dehors, souriante et pleine de pensées vagues, m’attendait Mme Finestrino, en déshabillé.
En ce même instant, le croupier sans scrupules Strapontin faisait tourner la clé de la voiture bourrée de gens, que j’aurais bien sûr récupérée à la fin des vacances. Il m’avait promis de ne pas toucher à ma femme ainsi que d’inventer de bonnes excuses pour disparaître la nuit dans le sous-sol consacré au jeu de hasard. Avec cet inébranlable bouclier familial, il confiait d’endiguer toute possible attaque de cette ancienne fiancée, dont il avait peur pour des raisons qu’encore aujourd’hui je ne réussis pas à imaginer.

Giovanni Merloni

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(cliquer sur les photos pour les agrandir)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 17 mars 2014

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Il y a des endroits qui nous attendent au passage, comme des bandits de route (Le Strapontin n. 32)

13 jeudi Mar 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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Je profite toujours du petit matin pour écrire dans le silence feutré de ma chambre, placée au fond d’un étroit couloir qu’une faible lumière est en train de réveiller. Cette fois-ci, pour ne déranger personne, je me suis muni d’un iPad avec capote de nuit noire qu’on m’a livré en essai pendant quinze jours sans aucune obligation d’achat.
Plongé dans ce rejeton d’une longue tradition de tissus noirs dont ont profité surtout les photographes et les cameramen du temps révolu du cinéma muet, mes facultés visuelles et mnémoniques se multiplient au fur et à mesure que je constate, en conséquence de cette occultation des lueurs de l’écran, une parfaite étanchéité entre moi et les autres habitants de la chambre, que ce soient des fantômes ou des personnes de chair et os, cela ne fait aucune différence.

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Favori par cet état de grâce, je me souviens tout de suite d’une conversation qui s’est récemment déroulée dans le train reliant Civitavecchia à Livourne entre M. Strapontin et Mme Finestrino. Celle-ci avait commencé à taquiner son vis-à-vis, probablement pour se donner des airs d’intellectuelle :
— Donc l’année 1983 a été marquée par une déchirure… Je ne comprends pas.
— Vous êtes universitaire, n’est-ce pas ? réagit Strapontin.
— Non, pourquoi ?
— Dire « je ne comprends pas » c’est une façon typique de trancher des professeurs universitaires !
— Cela je le comprends… dit-elle au milieu d’une quinte de toux.
Pour la soulager, Strapontin sortit d’une poche une bouteille d’eau « Panna » avant de la lui passer, sans un mot. Elle avala une petite gorgée tout en faisant rouler autour d’elle son regard fort embarrassé. Ensuite, essayant de se donner une tenue elle reprit :
— Cela je le comprends, mais puisque je ne vous connais pas, je ne sais pas jusqu’à quel point je peux m’autoriser… vous comprenez ?
— Voilà, vous êtes très sympathique… Et vous avez même risqué de vous égorger !
Sans cacher son emportement, M. Strapontin chercha dans la poche intérieure de son veston d’où sortit un petit étui en plastique encadrant une photo.
— Celle-ci est la petite embarcation qui devait marquer ma petite revanche… Oui, je sais, une photo comme cela ne dit rien. Mais, si vous avez eu un amour, si vous en avez gouté toutes les nuances de la joie et de l’union intime de deux êtres… et que cet amour a disparu, en ne vous laissant qu’une photo… Vous pouvez bien sûr espérer dans un amour nouveau, mais celui-là ne reviendra plus. Ces sensations intenses et profondes, de moins en moins atteignables, resteront suspendues dans l’air…
— Dans une atmosphère fort ressemblante à la mer, ajouta Mme Finestrino. Mais parfois, il faut tirer les rames dans la barque, attendre…
M. Strapontin se leva. Le train frôlait au petit trot une petite gare au milieu d’une pinède. Il avait décidé de vider le sac avant d’arriver à Orbetello. Là, il devait descendre, hélas.
— J’étais content de changer de quartier en déménageant dans le quartier Trionfale. Un quartier populaire, qu’une des deux lignes du métro rendait maintenant accessible et central. Je n’étais pas seul… au contraire, j’allais même couronner par le mariage mon amour partagé. Mais, j’avais laissé à contrecœur le nid de Campo de’ Fiori, ainsi que cette cage chinoise sans oiseaux accrochée au plafond au-dessus de notre lit.
— Si c’était pour héberger vos enfants de temps en temps… Vous avez bien fait, observa Mme Finestrino.
— Oui, j’avais épousé une telle quantité d’engagements de toutes sortes, pour faire front aux exigences d’une double famille ! Il n’y avait pas de choix…
— Pourtant, vous regrettiez cette bohème perdue…
— Cet abandon avait marqué un changement d’état et une déchirure profonde. Cela avait ensuite engendré aussi des moments libératoires, comme le retour à la peinture, qu’avant j’avais mis « entre parenthèses » pendant cinq ou six ans. Pourtant, je savais qu’avec ce déplacement une mèche avait été allumée et donc, tôt ou tard, une bombe aurait explosé !
— Vous me transmettez de la peur…
— Combien d’événements se sont déroulés en cette année 1984 survécue à la prophétie d’Orwell ! L’épisode le plus funeste ce fut la mort soudaine d’Enrico Berlinguer, leader charismatique du parti communiste italien, celui qui avait essayé, avec Aldo Moro, en 1978, d’ajouter une jambe à notre démocratie boiteuse. Mais ce fut douloureux aussi, dans sa brusque et aveugle « nécessité historique », ce deuxième déplacement (à brève distance de temps), dans le même appartement de mont Mario où j’avais déjà habité longtemps et qu’alors hébergeait ma mère, restée seule après le mariage de ma sœur, partie à Gênes.
— Mais, au commencement, vous parliez d’un autre déménagement, intervenu en 1954, si je ne me trompe pas, précisa Mme Finestrino.
— Oui, bien sûr… mais, voyez, tout s’explique. D’ici quinze minutes, à peu près, le train arrêtera à Orbetello. Impossible pour moi de ne pas songer aux vacances heureuses de Giannella, juste à côté de cette lagune, parfumée les jours de vent, sentant au contraire les œufs pourris quand le calme ensoleillé s’installe… un lieu difficile et même hostile à l’origine, pendant ces années 1950 où la vie semblait couler plus simplement…
— Je trouve ce paysage d’aujourd’hui très chaotique et banal ! Mme Finestrino se leva elle aussi.
— Oui, tout est soigné, on dirait qu’on époussète les ombrelles des pins et qu’on lave la rue avant que les voitures y glissent dessus, mais c’est désormais un lieu anonyme !
— Donc, vous avez passé votre dernière vacance enfantine à Giannella en 1953. Ensuite, à Rome, vous avez changé de quartier et de vie, n’est-ce pas ?
— J’ai vécu quinze ans dans cet appartement avec mes parents, mon frère et ma sœur. Après, deux ans après la mort de mon père, je suis de but en blanc devenu un garçon père marié et dans cette non rare position je me suis progressivement éloigné de mon centre géographique originaire. Mais cette diaspora, qui m’a coûté plusieurs déplacements — de maison en maison, de ville en ville —, a eu sa paradoxale et banale conclusion, quinze ans depuis, avec le retour à la case de départ.
— Rentrer chez votre mère, dans le même lieu où votre personnalité s’était formée, abîmée, égarée ou finalement achevée…
— Il ne manque que sept minutes, constata M. Strapontin, à bout de souffle. J’essayerai d’en consacrer une pour chacune de mes petites vérités. Première minute : ma mère a beaucoup souffert en laissant sa maison. Deuxième minute : elle a essayé de surmonter ce terrible chagrin en s’adaptant joyeusement à la cohabitation avec sa sœur Augusta, depuis toujours sa stricte alliée. Troisième minute : ma mère est tombée malade. Quatrième minute : ma cadette est née juste à temps pour que sa grand-mère la voie. Cinquième minute : après la disparition de ma mère déjà au cours de l’année suivante mon chagrin ne me rendait pas aveugle. Tous les espoirs d’installer une profession libérale sérieuse et honnête allaient vite cogner contre de murs d’ignorance vulgaire et de pouvoir obtus et corrompu. Sixième minute : l’année 1986 ce fut effectivement pour moi le moment précis d’un nouveau commencement. Mais, il ne s’agissait pas d’entamer un procès plus ou moins compliqué ou dur et difficile. Il s’agissait de lutter avec toutes mes forces, pour ne pas perdre du terrain ou alors juste pour rester à la surface tout en gardant mes convictions primordiales. Septième minute : avant d’atteindre Orbetello, je vous le propose impudemment, descendez avec moi ! Peut-être avec vous je verrai Giannella et tout le reste d’une différente façon… par rapport à ce que j’avais ressenti en 1987, il y a… vingt-sept ans pile !

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« Giannella et tout le reste ». Cette expression de M. Strapontin me semble efficace dans son apparence nuageuse. Elle me donne la possibilité d’ajouter — l’un des prochains jours —, quelques anecdotes autour de ce qui s’est passé en cette époque révolue. D’ailleurs, je ressens ce besoin de raconter tout en répondant…
Non, il n’y aura pas une Mme Finestrino qui me sollicite une réponse que ce soit…
(Elle est restée sur le train, probablement ; ou alors elle est descendue juste pour écouter la conclusion, aussi passionnante que délirante, du récit de M. Strapontin. En fait, j’en suis presque sûr, du moins je l’espère pour elle : leurs voies se sépareront à jamais.)
« Giannella et le reste » ont changé, bien sûr, comme il arrive partout dans le monde. Et pourtant, j’ai voulu moi aussi y retourner, tout comme M.Strapontin, dans le moment le plus critique de mon nouveau « commencement ».
Mais, c’est en moi même la question primordiale : « Est-ce qu’il y aura toujours, dans ma vie, des endroits qui m’attendront au passage, comme d’horribles bandits de route ? »

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 13 mars 2014

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Mimì & Johnson, ce fut une traversée d’exception (Le Strapontin n. 31)

12 mercredi Mar 2014

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Le Strapontin

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J’ai eu déjà l’occasion, au cours de ce pénible voyage à zigzag du Strapontin, de me plaindre pour cette tendance, trop humaine, de revenir sur les lieux du passé heureux. Parmi les endroits où ce serait préférable ne jamais plus retourner, il y en a trois ou quatre, au cours de mon existence, qui devraient être soigneusement évités pour une série de bonnes raisons objectives que je ne veux pas anticiper aujourd’hui. Un de ces lieux est la fameuse Giannella, où je suis pourtant revenu en 1987, deux ans après la mort de ma mère, avec ma fille de presque deux ans. Au cours de cet été-revival (heureux à demi ou contrarié, en partie), dont je parlerai demain, j’avais apporté pour la dernière fois, bien appuyée sur le toit de mon Opel Kadett break, notre barque en résine polyester et, dans le coffre le moteur hors-bord 2 CV.
Cela entraîne des souvenirs essentiels dont je ne peux pas négliger de parler maintenant.
Autour de Mimì & Johnson, je dois d’abord enregistrer une sorte de « damnation de la mémoire », qui se traduit dans l’absence d’images en témoignage de leur existence. J’ai consacré des jours à chercher, mais je n’ai rien trouvé. Aucune photo du navire bleu et blanc « insubmersible » ne faisant qu’un avec le moteur hors-bord que j’avais acheté avec un enthousiasme naïf en 1984, au lendemain du dernier déménagement familial à Rome.
L’histoire de ma brève fréquentation avec Mimì & Johnson pourrait être adoptée, parmi tout ce que le Strapontin est en train de puiser dans le passé révolu, comme une parabole (non catholique, du moins dans mes intentions) de l’installation d’un innocent désir de bonheur et de son inévitable frustration finale. Sans qu’il y ait bien sûr des coupables ni des ennemis jurés… Mais, disons, par une sorte d’implosion de ce désir même…
En fait, en 1984, je vivais un petit moment de gloire. La profession libérale, que j’avais épousée avec toutes mes intentions meilleures, commençait à obtenir des reconnaissances de plus en plus solides, qui me rassuraient. Au commencement de l’été, je venais d’achever un travail très engageant avec la province de Parme et cela laissait bien espérer pour le futur. D’ailleurs, comme j’ai récemment raconté, depuis mes vacances en Calabre de 1978, j’avais à chaque année consolidée mon assurance dans la nage libre jusqu’à oser, une fois, en Sardaigne, de traverser à la nage un canal parcouru par les paquebots. J’avais eu l’occasion — deux ou trois fois — de voir la mer et la terre depuis la barque de ma cousine Maria Grazia. Là, c’était une barque de onze mètres, tandis que la mienne n’en comptait que trois et soixante centimètres. Mais, elle avait été bâtie avec les mêmes résines polyester que mon oncle Tito avait expérimentées tout seul lorsqu’on était encore aux premiers pas…
Ayant peur d’exagérer avec mes ambitions de gloire marine, j’avais acheté le moteur plus petit, ce Johnson 2 CV qui n’était pas trop lourd, d’ailleurs.

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Je peux dire que Mimì, cette barque de marchand de glaces qui avait par pur hasard le nom de ma grand-mère paternelle, se mariait très bien avec Johnson, ce moteur aux prestations constantes qui avait par hasard — évidemment dans la langue anglaise — un nom qui évoquait celui de Zvanì, qui était justement le mari toujours emporté de ladite Mimì…
Ce couple, aussi « insubmersible » que fragile, en difficulté vis-à-vis des soudains changements des vents ainsi que de l’irruption de bizarres courants marins, m’a pourtant obéi. Jusqu’au point de franchir la barrière implicite de ses limites de jauge et de puissance. Si j’y repense, j’ai été assez irresponsable dans ma conduite de corsaire, dans mes traversées d’un promontoire à l’autre, ne cessant de me dire que c’était du petit cabotage tandis qu’au contraire c’étaient de véritables croisières.
Une fois, en 1985, profitant du petit train qui relie comme un métro toutes les communes des cinq Terres, j’ai essayé ce « petit cabotage » de nord à sud, arrivant en deux étapes jusqu’à Vernazza, ce lieu mythique, très ressemblant à Portofino, que ma sœur m’avait fait connaître deux ans avant. La vue depuis la mer de cette sorte de camaïeu ou diamant rose reste sculptée dans ma mémoire comme une espèce de profanation, ne faisant qu’un avec la sensation d’une découverte scandaleuse et interdite. Mais, pour exploiter cette prouesse, pour ne pas y devoir renoncer, j’avais accueilli dans l’espace exigu de Mimì mon ancienne belle-sœur et quatre enfants dont le plus petit avait déjà onze ans ! La mer était calme, lisse comme une table, le moteur ne donnait aucun signe de fatigue, le réservoir d’essence était plein. Et pourtant, le maître nageur qui nous aida à tirer la barque sur la rive du petit port naturel nous admonesta : « la mer tue, comme les cigarettes. Vous êtes des inconscients ! » Il ne s’adressait qu’à moi…
Pour le voyage de retour à la base, que je dus faire en deux tours, j’achetai une rallonge pour la barre du gouvernail et rentrer tout seul, car mon ancienne belle-sœur, sans faire mention des mots du maître-nageur de Vernazza, qui l’avaient évidemment épouvantée, s’était refusée de me suivre en trouvant immédiatement des suiveurs parmi les jeunes générations.
Nous sommes tous vivants et Mimì, ainsi que son compagnon, a été vendue au même prix que j’avais payé le jour de l’achat. Donc, ils étaient encore sains et costauds.
On a bien compris que j’ai aimé tout ce que Mimì & Johnson m’ont donné la chance de connaître et de savourer jusqu’à la moelle. Le souvenir incontournable de ces sorties matinales ou crépusculaires dans la mer de Calabre se fond avec la béatitude qu’on touche lorsqu’on se détend au soleil dans le fond de la barque… Il n’y a pas que l’amour qu’on ne peut pas raconter jusqu’au bout sans en trahir le véritable esprit et le secret intime. Une journée au milieu de la mer, en dehors des parcours battus par les autres embarcations, demeure elle aussi indicible et difficilement partageable même avec les amis les plus intimes en dehors de simples et brefs gestes de la main ou des épaules : « ah, la barque ! »

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J’avoue que j’ai souffert de cette absence de photos de Mimì et de son indispensable partenaire Johnson. D’ailleurs, il aurait été difficile et même incorrect de parler de ce que Mimì et Johnson ont représenté pour moi, en absence d’images réelles prises à l’époque des traversées, en utilisant des images remplaçantes, empruntées ailleurs…
Cela aurait été une trahison grave. Si quand même tout reste « non racontable » même lorsqu’on est en présence d’images parlantes (comme celles de Castel del Piano ou Giannella), leur absence totale exigerait une exploitation à la Proust, de plus en plus compliquée, à laquelle, comme vous avez vu, j’ai renoncé.
Je me suis plusieurs fois demandé, pendant ces jours de recherche inutile, pourquoi une telle « disparition » se vérifie surtout (ou seulement) lorsqu’on a affaire avec des objets ou des personnes particulièrement chères. Y a-t-il eu, de ma part, une volonté iconoclaste quelconque ? Ai-je moi-même désiré effacer toutes les traces de ce petit moment de simple bonheur ?

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Je reviendrai sur la période assez critique que Mimì & Johnson ont traversée avec une enviable insouciance. Cela probablement expliquerait les raisons de la brièveté de cette parenthèse de joie marine ou « tout allait bien, Madame la Marquise ». Des raisons personnelles, privées, mais aussi des raisons partagées par la plupart des Italiens sensibles, ainsi que par la plupart des Italiens en général.
Les années de 1983 à 1986 ce furent pour moi de véritables Fourches Caudines, où le minuscule vaisseau Mimì, avec son compagnon de route, assume un rôle symbolique.
J’avais dit dans mon introduction au Strapontin que les années finissant par 4 avaient été sans doute cruciales dans mon existence. J’avais négligé de considérer les années suivantes, terminant par 5, qui ont eu elles aussi un rôle clé. S’il ne faut donc pas voir séparé le 1954 du 1955 on ne peut pas oublier, également, l’existence d’une alliance objective entre 1964 et 1965 ainsi qu’entre 1974 et 1975 et cetera.
Des couples (d’années) à la force redoutable où tout ce qui s’est passé a été d’ailleurs préparé par les années terminées par 3 !
3, 4 et 5 ! C’est comme dire « un-deux-trois », pour moi…
Tandis qu’au cours des années terminant par 6 (1956, 1966, 1976, 1986, 1996 et 2006)  — incroyable coïncidence ! — dans ma vie on observe des nouveaux commencements.
Si je pouvais synthétiser par un seul nom chacune de ces trois années avec la quatrième, je dirais, sans réfléchir :
…3 = déchirures
…4 = euphories
…5 = ruptures
…6 = commencements.

On verra ce qu’on verra
Les prochaines fois !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 12 mars 2014

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Oubli et sagesse de la mer II/II (Le Strapontin n. 30)

10 lundi Mar 2014

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Le Strapontin

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5 h 54 Le cœur de la nuit. En frôlant de la main gauche la surface de marbre de mon chevet — que je sais être noire —, je cherche mon iPhone. Parmi d’autres objets amassés l’un sur l’autre, dans l’espace très exigu qui reste inoccupé il n’y a que la loupe de sauvetage, comme je l’appelle. Je tâtonne encore. Rien. Alors je devine :
ÉVIDEMMENT
l’iPhone est tombé à terre.

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NORMALEMENT
une chose comme ça ne se vérifie pas. Je cherche alors le fil subtil de la recharge — que je sais blanc — et je tire doucement, comme l’on ferait avec une canne dans le cas du rattrapage d’un petit poisson tombé dans le piège. J’allume l’iPhone et, en même temps, je constate sur l’écran éblouissant l’heure très petite qui annonce un dimanche amorcé. Aurai-je le temps ? Réussirai-je à accomplir ma tâche avant l’heure ? Mais, avant tout, aurai-je le droit de m’y consacrer ? Ou alors, encore une fois, devrai-je avancer chancelant, le pied gauche sur le trottoir, le pied droit dans la rue ? Au bord du gouffre ? Oui,
EXACTEMENT.
Je serai obligé de me promener sur ce fil de rasoir qui me donne à la fois l’illusion que j’y suis presque, dans ce monde aimé, dans les bras amoureux de cette femme chérie prénommée France ; à la fois, la sensation précise de rouler dans un vacarme de cailloux blancs et noirs jusqu’au fond sombre d’un abîme que je n’avais pas vu, juste à côté du sentier. En fait, ce dernier était devenu plus petit qu’une chaussure de montagne !

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6 h 05 Désolé, mais je dois interrompre, parce que ma femme, tout en poussant des soupirs révélateurs de son besoin ancestral de récupérer les forces gaspillées, semble par moments s’apercevoir du fait que je suis éveillé, en train peut-être de me tourmenter dans ce gouffre noir de poix qui précède l’arrivée de l’aube… Quant à moi, je dois absolument chercher la loupe, parce que je ne vois presque rien de ce que je suis en train de déverser sur le petit écran… En plus, je commence à avoir mal aux bras, sortis
FORCÉMENT
de la couverture. Pour me réchauffer un peu, j’éteins provisoirement ce truc de l’avenir plongé par erreur dans le présent…

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6 h 26 Je viens de me réchauffer, tout en lorgnant, sur ma droite, la faible lueur encadrant la porte entrouverte, mon alliée. Pour éviter de trop bouger, en réveillant l’autre moitié du lit, j’ai renoncé à récupérer la loupe, mais j’ai trouvé un escamotage : j’écris tout calé sous les couvertures, comme dans une tente indienne, ou dans un sarcophage, sans me soucier des mots que je ne contrôle pas.

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6 h 43 J’ai la loupe sur la poitrine et suis protégé par le blouson bleu récupéré dans la salle. Maintenant, je peux sortir tête, bras et poitrine de la couverture pour écrire, à demi assis dans le lit. Je dois pourtant me plier sur le côté, pour éviter le plus que possible de gêner le sommeil de ma voisine, entre-temps rentrée dans son nirvana. Je dois aussi lutter contre cette touche taquine du haut-parleur qui s’est déclenchée toute seule déjà trois fois, en risquant de me casser les œufs dans le panier. Dans le précédent intervalle, on s’était rencontrés dans le couloir, mon amie et moi, dans une oasis provisoire de pleine lumière (elle avait chaud, moi j’avais froid). Enfin équipé, juste un peu gêné par l’insuffisante chaleur du blouson (eh oui, je suis un jeune homme du sud), je savoure la profondeur de la nuit, encore solidement installée dans le petit matin dominical.
PROBABLEMENT
je vais oublier ce que j’étais en train de cogiter et transférer en temps réel sur la bien aimée page blanche. Oui, au petit matin les pensées galopent, les idées trébuchent et tombent à terre… Je pensais d’abord au trottoir très exigu de la rue des Francs Bourgeois (il y a une contradiction en termes, peut-être entre « exigu » et « bourgeois »)… Ensuite, les jambes de mon cerveau frénétique s’étaient aventurées en direction de la mairie du Xe arrondissement. Pas pour y déposer un dossier, une candidature ou une plainte. J’y voulais courir juste pour insérer dans ce texte le nom du café à l’angle de la rue Château d’Eau… Car là-bas la Mairie, en élargissant sensiblement le trottoir, a amélioré le passage d’un coin du quartier à l’autre. Lorsque je me rends à la Poste du boulevard Strasbourg, par exemple, je descends ce petit trait de la rue du faubourg Saint-Martin que je traverse à la hauteur du feu rouge. Ensuite, je tourne l’angle de la discrète terrasse de la Petite Louise (ah, vous voyez, je m’en suis souvenu !), pour me faufiler dans le trottoir où
FINALEMENT
une deuxième promenade se déclenche dans un esprit plus confiant. Mais, dans ma tête, la mémoire est plus tenace que l’emportement vers le futur. Mon corps, ainsi que mon âme, ils sont tous les deux condamnés à marcher comme des équilibristes : le corps qui essaie de s’incliner vers les vitrines, l’âme lourde de chagrin et de vieux discours encore à exploiter qui se lance contre les vélos en course ou les voitures glissantes à pas d’homme, pourtant redoutables elles aussi. Je dois
FORCÉMENT
revenir à mon demi-gouffre, à ma Rome installée dans le Marais, qu’on pourrait échanger, sans peur d’être jugés mal, avec le quartier, très ressemblant, du Champ de Mars de Rome. Et pourtant j’aime beaucoup les Champs Élysées, avec leurs trottoirs immenses…

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7 h 26 Vous avez constaté que la pensée galopante avance maintenant au petit trot… Mais je n’ai pas oublié la raison de mon brusque réveil. C’était à cause du mot
APPAREMMENT.
Le mot que mon père avait dit de façon solennelle et que ma mère avait approuvé, dans mon rêve, en élargissant les bras. J’étais allé les visiter au Verano, le Père-Lachaise de Rome. Je n’étais pas seul. Mes deux enfants mâles, plus sérieux que d’habitude, me regardaient d’un air interrogatif. Confiant dans la journée lumineuse, ma femme souriait. Notre fille dormait dans la poussette… Mais non, excusez-moi, j’allais installer dans mon rêve d’aujourd’hui le souvenir tout à fait réel de ce douloureux pèlerinage qui s’est déroulé il y a plusieurs années désormais. En fait, cette nouvelle incursion au pied du tombeau — où mes parents sont couchés ensemble dans la même pièce sombre qu’occupent aussi d’autres membres de la famille — est arrivée par hasard au milieu d’un rêve en plein air. J’étais en voiture, sur la corniche panoramique qu’une logique purement spéculative a creusée sur les côtes du mont Argentario. Ma femme, agitée, insistait sur le fait que j’avais trop bu, que je devais arrêter pour un café. C’était à cause de ma conduite trop désinvolte, des courbes que j’empruntais
BRUSQUEMENT.
Oui, mon père ne voulait pas que je conduise sa voiture neuve. Je devais me contenter de la petite Fiat 500 que je partageais avec ma sœur et mon frère. Mais j’insistais toujours, car je voulais lui montrer mes progrès… « Ne sois pas trop désinvolte, celle-ci n’a pas la silhouette de la 500 », disait mon père. Et je répétais cette phrase à ma femme, tout en poussant sur l’accélérateur. Jusqu’à ce que nous vîmes la longe plage de Giannella… On avait la sensation d’être en avion… Ma femme, très inquiète, avait protesté :
« APPAREMMENT,
tu aimes assez cette désinvolture ! C’est là ton point faible ! » La voiture roula plusieurs fois, tout comme la « Giulietta sprint » du « Fanfaron » avec Gassman et Trintignant. Pourtant, l’instinct de conservation qui rend moins dramatiques la plupart de nos rêves nous amena encore vivants au cimetière. Le tombeau de mes parents était ouvert, comme celui de Christ dans la fresque de Piero della Francesca. Assis sur les racines saillantes d’un chêne gigantesque, ils causaient. Je me suis rapproché du chêne, timidement. Ma mère, reconnaissant ma femme, l’a présentée à mon père : « Tu sais, c’est elle… » Mon père sourit. Nous nous embrassâmes. Je lui donnai un petit coup sur le dos, comme on faisait toujours pour vaincre l’embarras. Un arome unique de café jaillissait de sa bouche, tandis que ses moustaches piquaient un peu. Mais cette idylle n’avait duré qu’un instant. « Nous devons encore parler entre nous et le temps à disposition est presque fini », dit-il. « On nous accorde cette petite liberté juste une fois par an, le 25 avril, mais nous devons rentrer au couchant ! » Tandis qu’il indiquait le ciel, ma femme me regardait d’un air perplexe : « Mais, aujourd’hui, ce n’est pas le 25 avril, c’est le 8 mars ! » « La fête de la femme ! » dit ma mère, se levant
PROMPTEMENT.
Mon père prit le volant de ma voiture coupée en deux, tandis que ma mère dialoguait sans répit avec ma femme. D’un coup, mon père se tourna vers moi : « laisse-nous descendre ! » J’aurais voulu refuser, protestant que le cimetière était trop loin, désormais, mais ma femme posa sa main contre ma bouche,
ÉNERGIQUEMENT.

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Le rêve est toujours comme cela : on oublie toujours des passages, enveloppés dans l’oubli comme des chambres noires. Avant de me réveiller, je sortais de la mer, la main dans la main de ma mère. Je lui demandais pourquoi tous les autres avaient toujours raison. Pourquoi la maîtresse méchante avait raison, pourquoi les amies de ma sœur aînée avaient raison, pourquoi tous ceux qui menaient une vie linéaire, inspirée par l’obéissance et la diligence avaient eux aussi toujours raison…
« APPAREMMENT
ils ont raison, me répondit-elle. J’ai préféré faire comme cela, ne pas intervenir comme ton avocat-défenseur, pour que tu puisses apprendre tout seul… »
« Donc, répondis-je,
APPAREMMENT
j’ai tort ? »

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7 h 40 Je me suis levé une troisième fois pour assumer mes médicaments primordiaux. Rentrant dans mon igloo de laine à plusieurs strates, la loupe est glissée à terre, sans se faire mal… Mais c’est l’heure ! Je dois me rendre dans la rue sans trottoirs de Twitter (à moins qu’on ne considère pas ce mot « twitter » comme un anglicisme du mot « twittoir » qui voudrait
SUBDOLEMENT
évoquer un vaste trottoir parisien, où les gens se rencontrent, se font signe et parfois se sifflent l’un l’autre comme des oiseaux bavards). C’est l’heure d’une longue ou courte interruption dans laquelle chacun de nous essaie de faire son mieux pour y être…

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8 h 01. Je le ferai un jour. Pourquoi pas ? Si Calvino a pu écrire « La journée d’un scrutateur » et que Buzzati, de son côté, a écrit ce fameux conte sur l’embarrassante contestation à la Scala de Milan, pourquoi ne devrais-je pas, de mon côté, reproduire, entre chien et loup, « une journée avec twitter » ? Ou alors un récit imaginaire sur le rapport embarrassant entre deux personnes, réciproquement inconnues, pourtant engagées ensemble dans les vases communicants ? Ne suis-je pas né, moi aussi, comme Calvino et Buzzati, dans le jour du théâtre ? Mais tout cela doit attendre, se laissant
PROBABLEMENT
recouvrir d’une épaisse couche de poussière ou de sable. À commencer par la plage de Giannella, destinée à couler plusieurs fois dans mon sablier, instrument idéal pour la mesure du temps, qui devrait servir aussi pour l’installation de l’oubli… Mais,
ÉVIDEMMENT
il est tard… À ++

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8 h 40 J’ai fait un petit survol dans le trottoir céleste. Cela m’a touché, ému, rassuré. Car tout ce qui s’y déroulait reproduisait comme un calque les mêmes mécanismes qui se déclenchèrent pour la première fois à mes yeux lors d’une des dernières vacances enfantines à Giannella. Là, je découvris l’impact ou, si l’on veut, la dialectique avec les « autres ». Ces autres, juste un peu plus grands que moi. Des personnes qui se sont calées ensuite dans ma vie et que je suis de loin avec une affection profonde et même sauvage. Alors, à cet âge où chaque mot peut être ressenti comme une gifle, ils représentaient un monde qui n’était pas a priori bienveillant, qui se moquait des uns et des autres, qui les jugeait, qui les abandonnait ou les rejetait… en disant que,
APPAREMMENT
on était encore trop petits, qu’on ne grandira jamais assez. Ils seront toujours les plus grands, les plus intelligents, les plus…
Je vous laisse. À +

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10 mars 2014

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Oubli et sagesse de la mer I/II (Le Strapontin n. 29)

08 samedi Mar 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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Pour quelqu’un qui doit tout ce qu’il a à sa famille, à son père, à sa mère, à son frère, à sa sœur ; pour quelqu’un qui a vécu ses premiers vingt-trois ans et demi dans une famille ayant comme unique bien et fortune un appartement de coopérative dont le rachat final devait se réaliser après des années et des années de petits paiements échelonnés ; pour quelqu’un qui a eu rarement la chance de s’éloigner de sa ville de résidence et d’origine ; pour quelqu’un qui — rat de ville — a appris à aimer l’automne, l’hiver et le printemps comme des saisons rassurantes, dans lesquelles les probabilités étaient fort circonscrites de s’éloigner de son propre centre ne faisant qu’un avec des expériences et des émotions liées à la ville, aux vitrines, aux trottoirs, aux voitures garées tant bien que mal, au devoir de l’école ainsi qu’aux livres haïs ou aimés… il n’y a que les vacances pour s’apercevoir qu’il existe autre chose.

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Giovanni Merloni Oubli et sagesse, Gulliver (partie du triptyque sur toile, 1990)

Heureusement qu’il y a eu des vacances ! Car je savais bien, de mes huit ou neuf ans, qu’il y avait une terrible fourchette d’inégalités infinies… Donc, s’il y avait bien sûr des familles qu’en raison de leur richesse devenaient esclaves de leurs résidences de campagne (ou de mer ou de montagne), il y en avait bien d’autres, habitant dans la banlieue ou dans les quartiers abandonnés du centre, qui n’avaient qu’un pauvre toit sur la tête. Donc, si chaque fin de semaine les plus fortunés partaient pour rejoindre leur villa avec jardin, par exemple à Ostia, les familles pauvres profitaient du train pour rejoindre elles aussi la plage d’Ostia avec le seul souci d’une serviette et d’un sac de carton rempli de « panini » préparés en avance.
Avant l’arrivée de la voiture, nous restions à Rome, prisonniers de notre maison sombre et rassurante, nous adonnant volontiers aux lectures des livres illustrés ou alors aux jeux que nous inventions nous-mêmes avec tout ce que nous trouvions dans le placard ou sous les lits. De temps en temps, nous allions en marche nuptiale à Villa Borghèse. Là, on nous laissait finalement libres de gaspiller toutes nos énergies par des courses déchaînées et sans but.
Au sujet des voitures et de leur rôle dans les vicissitudes familiales, on a parlé assez, je crois. Même si elles changeaient de forme et surtout de puissance avec le temps, les voitures de mon père représentaient objectivement des dépendances sur roues de notre maison, dont elles reflétaient les caractéristiques par le menu. Si pendant les trois saisons consacrées aux études — au-delà de la brève parenthèse des vacances de Pâques — les Fiat (« giardinetta » ou « mille et cent »), presque toujours vides et silencieuses, assumaient l’air nonchalant et paresseux de mon père, au cours de l’été elles se peuplaient de plusieurs significations, devenant théâtre d’un éternel balancement entre les curiosités sincères de ma mère et notre besoin croissant de transgression verbale, musicale et physique.

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Les vacances, comportant le déplacement vers un lieu de villégiature, où le climat serait plus supportable vis-à-vis de la canicule tombante sur Rome de façon constante et régulière, devenaient de plus en plus indispensables.
Dans cette époque d’enfer comprise entre 0 et 9 ans — et surtout dans la période où mon père (député de cette partie méridionale de la Toscane) était obligé de quelques façons de s’y plonger le plus que possible —, une sage régie avait prévu l’alternance régulière entre deux endroits du même territoire très différents l’un de l’autre. Avant, depuis la mi-juin jusqu’en juillet on se déplaçait dans la maison d’une famille de Castel del Piano sur les côtes du mont Amiata, en y pratiquant avant la lettre une sorte d’agritourisme primordial. Ensuite, on se transférait à la mer, dans une auberge très spartiate trônant sur la plage de Giannella, alors complètement vide d’autres constructions, faisant partie d’un « tombolo » — une véritable oasis naturelle entre la mer et la lagune d’Orbetello — reliant le mont Argentario à la côte plus au nord.
Soit à Castel del Piano, soit à la mer, d’autres amis de mon père et de ma mère s’ajoutaient avec leurs familles. À Castel del Piano, ils louaient des chambres dans d’autres maisons à côté de la nôtre, tandis qu’à Giannella ils réservaient des chambres dans cette même auberge sur la mer.
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Une situation très ressemblante à celle que Jacques Tati décrit dans ses « Vacances de Monsieur Hulot ». Avec la différence qu’ici manquait cet air de lieu de rencontre insouciante. On ne risquait pas de rester à jeun, bien sûr, mais au-delà des paninis avec jambon, fromage ou saucisson, ou beurre ou marmelade, les repas ressemblaient moins à ceux d’un restaurant ou d’une pension de campagne qu’à ceux d’un self-service…
Si la chaîne alimentaire était très élémentaire, l’impact avec la mer fut pour nous quelque chose d’extraordinaire, de merveilleux, mais de difficile aussi.
Je ne veux pas trop fouiller sur la question de la tête et du corps ou plutôt de la fatigue intellectuelle vis-à-vis de l’activité physique ni de la séparation entre le cerveau et le reste.
Mais il est évident que, sans avoir des constitutions fragiles ou chancelantes, ayant au contraire, heureusement, des corps sains, nous avons vécu de manière contradictoire, tout au long de l’enfance, notre rapport avec la nature et donc avec cet objet mystérieux représenté par la mer.

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Mon premier amour, que je n’ai jamais abandonné depuis, c’est le sable. D’ailleurs, cette matière changeante et mouvante résume en elle, avec la notion de l’extrêmement petit, de la petite poussière qui glisse dans la main sous les rayons irisés, le coup d’oeil ou le sentiment des immenses étendues des sables du désert. De mes dix-sept ans j’imaginais souvent de manger du sable, de m’en combler, de me défouler sur autant de bien de Dieu, avec rage. Elle n’a pas que la saveur de la terre salée, on y découvre l’arome amer d’autant de choses oubliées par force. Le sable c’est la vie qui se déroule. Si j’en mange, je me révèle à moi même. Si je fais semblant que je suis désespéré, et que j’en mange et j’en crache beaucoup, l’amour même a la saveur du sable.
Les caresses sont sable, les baisers sont sable. Et lorsqu’on se souvient de quelque chose, c’est du sable qu’on se souvient. D’un sable obscène, parfois, avec tous ces mégots, ces restes de glaces, ces papiers et ces vomissures.
Pourtant, le sable n’est jamais sale. Elle purifie toute chose. D’ailleurs, ce sable frivole des vacances c’est peut-être un amour qui n’a pas eu le temps de grandir. Un amour qui meurt prématuré. Et pourtant, dans cette dernière saveur découragée que j’ai encore dans la bouche, le sable ne cesse de représenter l’espoir, l’attente de jours heureux.

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Depuis toujours, j’ai été considéré comme un enfant trop sensible, ensuite comme un garçon maladroit et sans grâce, enfin comme un jeune homme « qui ne pouvait pas se marier » à cause de ses impulsions (ou pulsions) incontrôlées et rebelles. J’ai commencé à prendre conscience de ma normalité prodigieuse et inoffensive lorsque j’ai finalement appris à nager. Cela est arrivé à l’âge tendre de mes trente ans, lorsque j’ai rencontré, après d’infinies péripéties infructueuses, une femme intelligente et positive, que mon cousin psychanalyste appelait « normal-type ».
Au temps révolu de mes vacances à Giannella, j’étais prisonnier jusqu’au bout de mes contradictions physiques et mentales, en ayant d’ailleurs déjà la conscience. Quoi ? Mon père et ma mère, qui n’étaient certes de modèles d’attitude sportive, me reprochaient — sans le dire, évidemment… il suffisait d’un regard, d’un soupir — à cause de mon naturel engourdi, rêveur et distrait ?

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Mais j’ai eu un jour mon moment de gloire incontestée. En 1952 ou 1953, à Giannella je retrouvais G., une petite fille de mon âge que je fréquentais à Rome. G. S., sa sœur aînée, s’amusait  à se moquer de moi, en insistant jusqu’au vomissement, avec la complicité de ma sœur, que j’étais le fiancé de G. Normalement cela m’ennuyait, surtout quand il y avait des jeux plus brusques à exploiter avec mon frère et d’autres enfants de la plage. Mais dans les longues pauses forcées, lorsque l’ennui, ne faisant qu’un avec une étrange mélancolie, prenait le dessus, j’acceptais volontiers la compagnie fidèle de G. Elle me suivait dans mes promenades sans queue ni tête, rarement rectilignes. Ce jour héroïque — que j’aimerais pourtant inscrire dans une façon particulière, cachée et anonyme d’être héros — nous nous éloignâmes de la zone contrôlée par les adultes. Voulais-je m’isoler avec G. ? Voulais-je me plonger librement dans la mer sans être poursuivi par les appréhensions d’un de mes deux parents ? Je ne sais pas. Je suis sûr qu’on était loin, très loin du drapeau rouge hissé sur la rive pour alerter les familles contre les risques d’une mer rarement calme. On était presque au couchant lorsque nous établîmes notre base près d’un tronc blanc très expert des allers-retours de la mer à la rive et vice versa. On décida de nous baigner. G. était plus experte que moi. Je n’avais pas peur de me plonger, les yeux ouverts, pour voir de près le fond de la mer. On avança. D’un coup, je frôlai quelque chose avec la jambe. C’était un poisson. Avec facilité, je lui saisis la queue tout en essayant de le traîner vers la rive. G. hurla que le poisson était mort. C’était un thon, énorme pour un enfant. Comme il arrive toujours, même si elle n’était pas ma fiancée, G. se comporta comme une typique femme mariée. Pendant tout le retour, elle voulait que j’abandonne le poisson à la mer… En fait, on avait essayé en deux de traîner ce corps luisant et parfumé, mais il était trop lourd pour nous. Alors j’eus l’intuition. Je traînai le poisson dans la mer et comme ça, par une seule main, avançant dans l’eau à deux mètres de la rive je réussis à livrer mon trophée au propriétaire de l’auberge. Appelé par G., tout le monde vint voir. Le patron examina attentivement les branchies ainsi que l’état général du cadavre… Et finalement il prononça son verdict. Probablement, une barque de passage était la responsable de cette déchirure profonde que je n’avais pas notée. Le soir, puisqu’il y en avait pour plusieurs, tout le monde goûta ma proie anonyme et héroïque, sans aucune conséquence pour les nombreux estomacs concernés.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8 mars 2014

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L’inachevée (Le Strapontin n. 28)

06 jeudi Mar 2014

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Le Strapontin

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Combien de fois, timidement ou nonchalamment, comme toute personne qui a été marquée par son inaptitude dans le chant, ai-je fredonné ce passage unique

Rirua ruariruari, ruariruari ruariruarirua

en descendant le grand escalier de la maison neuve de mont Mario ? Nonobstant la désolation de son inutile démesure — que  nous n’avons jamais ressenti, ni mon père ni moi, l’obligation de photographier — cet escalier était quand même très adapté à la cogitation matinale.
J’appelle cela un réflexe, une réaction inconsciente. On sort de chez soi après les nombreux rituels du petit matin, plus ou moins partagés avec une famille traversée par les soucis de l’impact quotidien avec le monde extérieur ; la porte claque derrière nous et… il suffit des trois ou quatre pas mesurant la longueur du palier : d’un coup, tout en caracolant dans l’escalier (puisque je n’aime pas l’ascenseur, j’ai toujours préféré descendre à pied) cette « aria » de violon s’impose, comme un mot d’ordre, évoquant à son tour ce

Sésame, ouvre-toi

ayant marqué mon enfance sans effets spéciaux.
Lorsque la ritournelle, après trois ou quatre répétitions, se perd dans ma bouche incapable d’ultérieurs développements, je m’absorbe finalement dans mes pensées profondes…

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Encore aujourd’hui, j’emprunte cette ritournelle à la Symphonie Inachevée de Schubert, que mon père écoutait de façon solitaire, debout, appuyé au radiateur, juste à côté du gramophone stéréophonique Grundig dont ma tante Lellina, sa sœur, lui avait fait cadeau.
Cette œuvre douloureuse et intime, pénétrée insensiblement dans ma peau jusqu’à toucher les plus secrets tréfonds de mon âme, tout en me reliant strictement au souvenir de mon père, représente très efficacement le destin de ma famille et probablement le destin de l’Italie aussi : une belle femme séduite, chérie, encouragée à s’exprimer librement avant d’être brusquement et grossièrement abandonnée…

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C’est le destin de mon grand-père Zvanì, mais aussi celui de mon père. Un destin déjà écrit, même avant que la mort précoce l’emportait. Une histoire simple, en fin de compte. D’abord la « responsabilité du nom », que j’ai évoqué dans le dernier Strapontin, ce fut pour lui une espèce de « devoir génétique » qu’il a dû assumer un jour, peut-être après la mort dramatique de Zvanì. Oui, mon père faisait partie d’une génération qui avait su assumer la passion politique dans la forme plus noble d’un engagement généreux offert à la collectivité, c’est-à-dire aux « autres ». Il avait d’ailleurs une sincère passion pour la politique, qui trouvait un ancrage solide dans ses attitudes dialectiques hors du commun.
Cependant, mon père avait joué au violoncelle pendant toute sa jeunesse et, je crois, jusqu’aux années cruciales de la Seconde Guerre. Comme il arrive souvent aux gens qui traversent pendant longtemps les difficultés matérielles, un jour, que je ne saurais pas situer, le violoncelle a disparu. Peut-être, il a été échangé avec un appareil photo, comme il arriva — vous en souvenez-vous ? — au jeune Bolonais qui eut l’aventure de filmer le jour de la Libération de Bologne. Tandis que l’aimé violoncelle n’était devenu, pour lui, qu’un geste affectueux tracé dans l’air, la Contessa Zeiss faisait durablement partie — avec le chien Pierre, la minuscule radio à transistors, la plume Aurora et la voiture unique-luxe — du patrimoine exclusif et inaliénable dont mon père était carrément jaloux. Ce peu de « choses restantes » — après le déluge, représenté objectivement par une famille de trois enfants aux énergies déchaînées — étaient sa réserve indienne, ainsi que les deux coins de notre appartement — le radiateur près du gramophone et son lit — où il se sauvait silencieusement…

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La plupart des photos qui s’imposent dans les voyages à rebours du Strapontin viennent de la main rapide et de l’œil sensible de mon père. Dans ces photos, consacrées aux personnes ainsi qu’à des paysages qui parlent, mon père révèle, à mon avis, un véritable talent.
D’ailleurs, pour cueillir jusqu’au bout la personnalité de cet homme qui aimait se laisser découvrir, il faut prendre en compte sa maîtrise unique dans la conduite de sa voiture. Combien d’anecdotes pourrais-je citer pour décrire son penchant pour tout ce que les hommes civilisés et entreprenants nous offrent en cadeau (voitures, trains, métros, tunnels, viaducts, autoroutes…) !
En vérité, une passion centrifuge le poussait à s’éloigner le plus que possible du lieu où la mort plus tôt que tard l’attendait… À chaque nouveau trait d’autoroute qu’on ouvrait au public, il était là, prêt à en profiter pour un voyage vers le nord extrême, ou l’ouest le plus reculé d’Europe… Au cours de ces déplacements forcés, il épuisait parfois toutes ses énergies. Comme il arriva lorsqu’en un seul jour nous nous déplaçâmes de Rome à Brigue, en Suisse, où, pour la première fois de notre vie, nous vîmes, en nous accoudant à la fenêtre de l’hôtel, des vitrines illuminées en dehors de l’horaire de fermeture. D’ailleurs, au commencement des années 1960, une telle distance, même au sein de l’Europe, représentait un changement radical, sinon au point de vue de la civilisation, du moins, c’est sûr, de celui de la richesse.

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Je l’ai déjà écrit, quelque part. Cet « amour du loin » de mon père se mariait parfaitement à l’anxiété de ma mère, toujours préoccupée de voir le plus de beautés que possible « avant de mourir ».
Cet esprit explorateur de mes parents cachait évidemment des inconvénients. Car s’il n’avait pas peur de ces tours de force, dans des conditions de route parfois redoutables, mon père était fort appréhensif envers tous les membres de la famille, tandis que ma mère, très ouverte et compréhensive, était fort attachée à ses « joyaux ».
Donc, si ma mère avait le sang froid d’ajouter de la profondeur culturelle et humaine à ces courses et qu’en fin de compte chacun d’eux — mon père et ma mère — accompagnait l’autre, toute la famille se trouvait à partir dans d’incommodes et pourtant formidables voyages de sardines.
Heureusement, cette solidarité à preuve de bombe avait de failles. Parfois, ma mère se laissait emporter par son désir de tout voir… et mon père, lorsqu’on dépassait la limite de sa tolérance infinie, pointait le pied, ou, pour mieux dire, refusait de descendre de voiture. Cela arrivait par exemple quand ma mère insistait pour voir le vingt-troisième château de la Loire en ordre d’importance. « Donnons-le pour vu ! » protestait mon père. Une partie de nous suivait ma mère, juste pour se désengourdir les jambes. Les autres restaient. Mon père ouvrait le journal en langue étrangère et allumait la petite radio. D’où jaillissaient peut-être les violons et les clarines de la Symphonie inachevée…

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23 avril 1950, Castel del Piano, comice avec Pietro Nenni

« Partir c’est mourir un peu… », on lit dans le Rondel de l’adieu (1890) d’Edmond Haraucourt. Pour mon père c’était tout à fait le contraire.
Il avait fumé fort pendant toute sa vie. Donc, il est possible que la cause de sa mort prématurée soit venue de cette habitude innocente et parfois désespérée, même pour les personnes les plus équilibrées. Mais j’entends au fond du cœur une voix qui me dit que mon père avait surtout besoin de rêver, de se projeter dans un ailleurs cohérent et paisible : la politique ou la musique, ou les discours vagues. Il aimait bien sûr énormément sa femme ainsi que ses enfants et son chien. Il aimait retrouver sa famille à son retour et rarement, à ma mémoire, il s’est fait attendre. Pourtant la famille, en soi, représentait « objectivement » un poids, pour lui. Un poids de plus en plus lourd au fur et à mesure qu’on lui enlevait ses indispensables « béquilles » psychologiques : d’abord le violoncelle, ensuite la joie du partage à l’action généreuse d’une politique en voie d’extinction, enfin les discours vagues avec les amis…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 6 mars 2014

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La responsabilité du nom (Le Strapontin n. 27)

04 mardi Mar 2014

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Le Strapontin

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La mémoire c’est toujours un jeu de coïncidences. En toute fouille archéologique, en chaque recherche (rhabdomancienne ou même scientifique) ayant pour but une vérité quelconque, les traces qu’on trouve sont parfois tellement évidentes qu’elles-mêmes nous obligent à suivre une nouvelle piste jusqu’au moment où une voix nous murmure à l’oreille :

La petite fourmi
Dans un champ de lin… (Il grillo e la formica, Paolo Poli)

C’est la voix de mon père (que nous appelions babbo). Elle ressemble de façon impressionnante, à la mienne, tandis que rien d’autre ne nous rapproche au point de vue physique, sauf les mains, peut-être…

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Le premier trait de la côte toscane (1960)

D’un coup, un nom plusieurs fois répété, auquel je ne donnais pas d’importance, assume un relief spécial :
« Orbetello »
« Ne te souviens-tu pas ? me dit mon père. J’étais assesseur dans cette petite commune, donc j’y suis allé très souvent, pendant des années ! »
Étonné, je regarde la photo aérienne : mais pourquoi n’avais-je rien remarqué, avant ?

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Je n’aime pas m’attarder sur ce genre de choses, mais l’évidence bondit spontanément, sans attendre mes éventuelles censures : la presqu’île du mont Argentario s’unit à la terre ferme par deux plages naturelles qui renferment une lagune trouble, sentant parfois les œufs pourris… Au milieu de l’eau, perpendiculaire par rapport à la côte, une péninsule s’achemine en direction de l’Argentario.
Juste sur la pointe de cette péninsule en forme de péniche peinarde (peut-être pensive), la ville d’Orbetello est comme un petit camaïeu lumineux et inoffensif.
Si l’on considère son nom, Orbetello a été, depuis sa fondation, une petite « urbs » ou peut-être, dans les intentions de ses premiers habitants, le prototype d’une petite ville indifférente aux oiseaux migratoires et aux moustiques qu’un ancienne route, assez similaire à celle du Mont-Saint-Michel, relie à la presqu’île d’en face…

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Orbetello (Google Earth)

Une situation géographique (et même historique) tout à fait particulière, qui marque sans équivoques, peu de kilomètres au nord de la province de Viterbo, l’entrée en Toscane, dont on reconnaît immédiatement la personnalité et l’esprit.
Pourtant mon père ne nous disait rien. Je crois qu’il réfléchissait beaucoup, qu’il observait avec enthousiasme et qu’il se rendait aussi bien compte de l’originalité du laboratoire social et politique dans lequel il déversait une grande partie de ses énergies.
Mais il n’endurait pas la rhétorique ni les gens qui « donnent toujours des leçons aux autres ». Il nous emmenait, donc il faisait son choix. Après, il nous laissait libres d’observer, de réfléchir et de faire des comparaisons…
D’ailleurs, il ne pouvait pas prévoir les changements subis, sous la pression de la spéculation immobilière, par les deux communes de l’Argentario (Porto Santo Stefano et Port´Ercole) en dehors de leurs centres historiques médiévales. Ah oui ! Puisqu’il est mort en 1967, il a raté beaucoup de mauvaises nouvelles ici et là dans le monde…

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Le tombolo de Giannella depuis le mont Argentario (1960)

Je suis retourné deux ou trois fois à Orbetello. Un jour j’y descendis de l’Amiata juste pour rencontrer Angiolino Della Verde, cet homme petit, bronzé, maigre et ridé autour de ses courtes moustaches. Cet homme sympathiquement brusque avait été toujours très lié à mon père. Je le vois comme aujourd’hui, le jour de son enterrement, en train de dire « il était bon », avant de se pencher sur son corps inanimé pour l’embrasser sur le front.
Il m’accueillit de façon très fraternelle, cependant beaucoup de choses avaient changé. Il avait été opéré et ne pouvait avaler que quelques bouchées, tandis que la section du parti socialiste, qu’on avait dédicacée à mon grand-père Zvanì, allait changer de nom.

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L’île du Giglio depuis le mont Argentario

Ce nom que je porte… Combien de responsabilités ai-je voulu m’assumer en raison de cette banale coïncidence du nom et du prénom ! Oui, je dis « voulu », parce qu’en fait, dans ma famille, c’était surtout le respect qu’on s’attendait de moi. Ainsi qu’une rigueur morale de quelques façons correspondante à l’exemple de cet homme que mon père, son fils, avait si bien su incarner…
On m’a juste lancé des petits signaux sans importance. Pour fêter mes huit ans, ma mère, n’ayant pas d’argent à gaspiller, me donna solennellement le « service des assiettes Richard Ginori », ayant appartenu à mon grand-père et à sa femme Mimì. Je considérai alors ce cadeau, tout à fait déplacé pour un enfant encore célibataire, comme une investiture. Au lieu de l’épée, posée à plat sur les deux épaules, on posait sur l’une les assiettes aux fleurs blêmes et sur l’autre la soupière obèse… Ensuite, en occasion de mon deuxième mariage, je suis allé revendiquer chez ma mère cet héritage (ou cadeau) dont je ne profite que très rarement. C’est un service très simple et fort incomplet, dont la chose plus importante, pour moi, c’était ce nom prestigieux, Richard Ginori… Juste en ces jours, grâce au Strapontin, j’ai appris que la première usine céramique de Ginori est née à Livourne, là où Zvanì a eu bien sûr l’occasion de s’acheter ces assiettes…
Ce qui est intéressant, ma mère ne m’avait pas donné cela lors de mon premier mariage…

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À mi-chemin entre Orbetello et Livourne, Follonica, dont je vous ai déjà un peu parlé, a consacré une route à mon grand-père. J’ai quand même de la chance à voir passer presque inaperçu mon père, tandis que mon grand-père a été célébré de façon très discrète : le nom d’une section de parti à Orbetello ; le nom d’une rue à Follonica ainsi qu’une  stèle commémorative sous les arcades du palais de la Mairie à Cesena.
Mais cela a suffi pour donner à ma vie une touche particulière, se traduisant surtout dans une espèce d’embarras venant de ma personnalité tout à fait inadéquate.

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La côte au nord du mont Argentario

J’étais encore petit lorsque je me trouvai dans une rue d’Orbetello juste à côté de la place où mon père tenait son discours de campagne électorale. Et ce fut l’unique fois que je l’entendis parler en public.
J’aimerais reproduire cette situation-comédie comme l’avait fait Wim Wenders dans son Buena Vista Social club… Un petit enfant, accompagné par sa mère, observe attentivement le va-et-vient des gens sur le corso d’Orbetello. On est au crépuscule, les maisons assument des tonalités plus foncées. À l’angle de la place, il y a un bar qui promet des glaces au chocolat. Pourtant un je-ne-sais-quoi fait bousculer la rue. Elle s’incline comme dans un film où le cameraman est ivre ou ensommeillé. Avançant dans son pénible parcours, le garçonnet boite, trébuche,  se sent essoufflé. Il s’aperçoit que la cause de ce tremblement c’est le retentissement d’un haut-parleur. On voit des drapeaux rouges au fond, tandis que la place est en train de se remplir. On entend des applaudissements. Une voix à la forte cadence toscane hurle dans le microphone pendant quelques minutes. Le petit enfant de huit ans ne peut pas entrer dans la place. Une main lui tire le bras brusquement. C’est sa mère, qui croyait l’avoir perdu. Le silence s’installe. Une brise légère caresse les pieds, tout en faisant danser les tracts qui, ne pouvant voltiger librement, boitent, trébuchent ou se collent aux jambes… Le silence est brisé. J’entends une voix sonore, élégante, persuasive. Je ne suis pas sûr de la reconnaître. Je tire la jupe de ma mère. Elle me répond, émue : « C’est ton père, il est en train de parler depuis un grand balcon, ici derrière, au-delà du coin ».

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 4 mars 2014

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Atelier de l’oubli (Le Strapontin n. 26)

03 lundi Mar 2014

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Le Strapontin

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Le Strapontin avait demandé, vendredi, le TIME OUT. Car le flux de la mémoire, de plus en plus péremptoire et exigeant, avait échoué contre un écueil. Plus que d’un écueil il s’agissait d’une presqu’île, le mont Argentario, jaillissant de la surface bleue juste en face de l’île du Giglio (le Lys) où avait fait récemment naufrage un paquebot imprudent.
J’avais déplacé cet endroit, assez crucial pour mes souvenirs d’enfance — auquel s’ajoutent d’autres suggestions et d’autres mémoires, parfois contradictoires — juste à la veille de la conclusion du premier volet (ayant au centre le fameux déménagement du centre à la banlieue de Rome), parce que je ne trouvais pas des images indispensables…

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Ce matin, puisque je n’avais rien trouvé, j’étais en train de plonger dans un état pénible et très inconfortable. Mais j’ai trouvé la force de réagir. En vérité, c’est le Strapontin, ou plutôt son ombre, en chair et os, qui m’a aidé à relativiser la gravité de la situation. Il m’a dit :
« Tu n’es pas obligé… »
« Je ne suis pas obligé, mais je ne peux pas oublier », je lui ai répondu.
« Tu peux te servir d’un néologisme, si tu veux », me dit Strapontin, tout en se levant de son siège incommode, « tu peux dire par exemple oubliger, car en ton cas “l’oubli oblige” ».
Ensuite, nous avons longuement causé. Strapontin, après m’avoir proposé de le tutoyer, s’est un peu moqué de moi :
« Ton engagement colossal n’aboutira à rien d’exceptionnel, car tu te soumets à la tyrannie du passé et que tes réactions sont très faibles. En fait, tu cultives ta mère et ton père comme des pommes de terre ou des tomates de ton potager intérieur. D’ailleurs, tu ne pourras jamais te passer de ces ingrédients-là ! »

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Puis, il me dit des mots que je ne saurais pas reproduire, dont je ne me rappelle que le sens : « Tu te plonges dans le passé pour négliger le présent. N’as-tu pas encore compris que tu es à Paris, en France ? Tu pourrais t’adresser à tes nouveaux amis francophones en leur racontant ton expérience actuelle, ton ressenti vis-à-vis de ce que tu vas découvrir. Mais tu préfères leur raconter une Italie qui n’existe plus, qui a énormément changé. Es-tu sûr que ce changement t’intéresse ? N’est-il pas plus probable que c’est ton changement à toi qui te touche, marqué par le déplacement à Paris, mais aussi par l’âge qui creuse des gouffres tout en enlevant des murs ? »

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 3 mars 2014

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Tandis que les deux se disputent, le tiers en profite (Le Strapontin n. 25)

27 jeudi Fév 2014

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Le Strapontin

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Strapontin ou bouée ? « Finestrino » ou hublot ? Que dirait-elle Barbara, ma sœur, si elle était encore en vie ?

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Aujourd’hui, 27 février, aurait été son soixante-dixième anniversaire. Elle serait donc encore jeune… Et pourtant, je n’aurais pas le courage de lui demander ce qu’elle en pense de tout ce fatras de mémoires qui ressuscitent par vagues, surprises, dérapages et changements de direction et de sens. Je crois qu’elle lirait tout sans me dire rien, hochant la tête de temps en temps. Peut-être, elle rirait, secrètement, ou pleurerait, secrètement.

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La première chanson que je fredonnais à mon aînée pour essayer de le calmer c’était :

Partira, le navire partira
Où qu’il arrivera
Personne ne la saura
Ce sera comme
L’arche de Noë
Le chien le chat moi et toi !

En fait, c’était une coïncidence. Sergio Endrigo, le chanteur-auteur de cette ritournelle, était un rêveur à la gueule souffrante, mais sa musique, assez facile à retenir, glissait gentiment dans ma peu en m’aidant à renverser les angoisses amenées par mes responsabilités soudaines et un brin excessives.
Pourtant j’avais lu et aimé, encore très jeune, la ville flottante de Jules Verne, dont j’avais hérité ce livre aux illustrations imprégnées d’humidité qu’une reliure en cuir emprisonnait à jamais.

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Cet immense paquebot, ce n’était pas la « piccioletta barca » de Dante, toujours dans ma poche avec mes deux ou trois amis fraternels, où je me glissais, au couchant, imaginant que le « molo Beverello » de Naples ce fût juste en bas de mon escalier…
Dans ces deux ans 1969 et 1970 qui ont, plus que tous les autres, marqué mon destin, ce paquebot, ou barque ou navire ou radeau de Noë c’était le présage d’une image « fellinienne » que je n’aurais pas oublié depuis :

E la nave va…

C’est une ville flottante en chair et en os sortante du livre qui bouleverse tout, tandis que… L’idée géniale de Fellini c’est de renverser le point de vue du Titanic. Son navire à l’air assuré et même vulgaire d’une richesse provisoire, mais en condition, quand même, de durer pendant le temps d’une traversée océanique. Ceux qui restent à la case de départ se consolent avec l’admiration de cette beauté en fuite ainsi qu’avec l’envie des petits privilèges cachés derrière les ponts et les hublots scintillants d’éclaboussures irisées…
Moi, je restais à la case de départ, avec mon enfant génial dans les bras et sur les genoux. Pourtant, cette cantilène avait la force glorieuse d’une fanfare des « bersaglieri ».

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Plus tard, à Bologne, une chère amie partit en vacances en Afrique. Avec un homme assez robuste, elle voyagea sur une moto Guzzi assez robuste elle aussi. D’abord à travers l’Italie, ensuite sur le grand paquebot, où ils dormaient sans perdre de vue les deux roues indispensables, avant de traverser le désert, et les villes animées, et les oasis animées par de lentes musiques…
J’aurais voulu du moins courir à ce port de Gênes ou de Naples avec un grand foulard indien, pour la saluer, caché parmi la foule. Cela n’aurait pas été le même chagrin ni la même angoisse que j’avais éprouvée en 1964, dix ans avant, au port de Pozzuoli, où le petit paquebot de Procida arrivait à chaque tour sans elle…
Pourtant, j’avais mes pinceaux et mes bouteilles d’encres colorées… et j’avais aussi des complices…
Combien d’heures immobiles ou agitées nous avons passées ensemble, mes deux enfants et moi, dans cet appartement sans bibelots ni coquelicots, où l’unique ressource venait de l’immense marronnier d’Inde trônant au-delà de la fenêtre ?
Nous avions créé un personnage, Gio Rapa, qui résumait en soi nos trois prénoms…
Avec Gio Rapa nous nous sommes protégés, rassurés et parfois encouragés dans des actions aussi bizarres que redoutables…
Au temps de l’Afrique, on entendait continûment les mêmes disques ou les mêmes cassettes. Il me semble impossible, aujourd’hui, en songeant à nos vies d’il y a quarante ans, qu’il y ait eu autant de fumée de cigarette dans les chambres fermées, autant de musique lancée à jet continu jusque dans la rue… ainsi que ces conversations téléphoniques à gogo, l’une après l’autre…
Lorsque le silence de l’après-midi ou de la nuit prenait le dessus, une chanson rebelle devenait la trace et le prétexte pour une ballade héroïque où Gio Rapa pouvait librement exploiter ses contradictions.

Puisque nous en sommes trois héros,
nous nous rendrons jusqu’en Afrique… (1)

J’ai transcrit juste le premier vers de cette parodie de chanson ayant pour sujet l’Afrique tandis que je n’ai jamais cité dans ce blog « les aventures de Gio Rapa ». Pourtant, je pense que si par des efforts de cyclope je réussissais un jour à recomposer ce puzzle, mes deux enfants sauraient en condition de tout suivre par le menu en me faisant remarquer les parties où j’ai travaillé trop librement avec ma fantaisie sénile.
Pourtant, tout comme les tableaux « désespérés » de ces années cruciales, la voix jaillissante ventriloque de nos fables sans queue ni tête m’ont aidé à résister, à réorganiser mes forces, à espérer même si très timidement dans un futur où j’aurais pu m’exprimer jusqu’au bout.

nave EUR

Vingt ans depuis, à la veille de mon « embarquement immédiat » dans la saison du roman (de l’unique roman à plusieurs facettes que j’ai eu la chance d’écrire), lorsque mon travail, juste en 1994, me ramenait à ma véritable mer professionnelle — l’urbanisme — en déplaçant mes allers-retours pendulaires vers le quartier surréel de l’EUR à Rome… Une vision diurne et nocturne me secoua vivement : le paquebot de Fellini encastré dans le Colisée carré… Pouvait-il y avoir un endroit meilleur que celui-ci pour un rendez-vous incontournable avec le Destin ?

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Dans ma destinée personnelle il y a eu toujours un douloureux va-et-vient pendulaire me transformant en carrosse de train (rarement en locomotive) d’un pôle à l’autre de mon esprit coupé en deux :

d’une ville à l’autre
d’un travail à l’autre
d’une maison à l’autre
d’une femme à l’autre
de la peinture à l’écriture
de la poésie au dessin
du père à la mère
de l’oncle sérieux à l’oncle fou
de la tante française à la tante anglaise (2)
de la brune à la blonde
d’une bière belge à une bière allemande
de Jules à Jim
de Bouvard à Pécuchet
de Quichotte à Sancho…

Oui, j’ai souvent ressenti le flux et le reflux des eaux contre les flancs subtils de ma barque à la dérive. Et pourtant cette barque ne s’est jamais trop éloignée de la rive, tout comme la chaloupe « fellinienne » sortie dans les hautes vagues juste pour savourer le vertige de l’immense bâtiment surplombant.
Comment interpréter alors, dans mon cas, l’ancien proverbe ? « Tandis que les deux se disputent, le tiers en profite », on dit.
Ai-je donc laissé que mes extrêmes s’entretuaient, comme fit Pâris avec les trois déesses ou Pilât avec Jésus Christ ?
Probablement, je suis mort plusieurs fois et plusieurs fois ressuscité, ayant incarné à tour de rôle le Romain ou le Bolonais ; l’écrivain ou le peintre ; l’amoureux désespéré ou le père responsable.

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On revient obligatoirement à la Skoda, oubliée quelque part dans une rue de Bologne avec ses gommes lisses et son avant-train branlant, vite substituée par la Volkswagen jeune et performante qu’une amie fraternelle m’avait prêtée.
En ce début août 1975, ce n’était pas facile cette promenade prolongée, traversant les Apennins et descendant à Florence, avant de rejoindre la Méditerranée… Ce n’était pas facile à fredonner une chanson des nôtres tout en sachant…
Piombino, en province de Livourne, évoque par son nom des anciennes mines de plomb, tandis que l’Amiata, pas loin de là, a fourni d’énormes réserves de mercure…
Mais, il n’y a pas le temps de se perdre en discussions historiques ou géographiques… La nave va… Le grand paquebot blanc c’est un géant vis-à-vis des constructions du port. Je raccompagne Rapa jusque dans le pont où je les aide à trouver une place assise. Ensuite, je redescends, avec l’arrière-sentiment d’un voleur. Tandis que Gio est déjà sur la terre ferme, Ra essaie de se distraire tandis que Pa s’écrie :
— Papa, papa !
Une heure depuis, j’ai essayé moi aussi de me distraire ou plutôt de me concentrer. J’ai cherché une plage. Mais ce n’était pas le bon moment pour se mêler à une cohue de gens insouciants en sueur. Je répartis. Même cela n’était pas possible. J’arrêtais la Volkswagen à côté d’une pinède. Je ne fis que trois pas avant de m’étendre à terre.

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Depuis deux ou trois heures, un fil presque dépourvu d’âme me tira péniblement vers le haut.  Courbe après courbe, j’arrivai devant la maison en forme de chalet de mon ami Alvaro, qui le jour avant m’avait cherché. Castel del Piano, avec son étrange fraîcheur, me sembla un lieu irréel, une oasis dans le désert africain…
Alvaro et sa femme furent très compréhensifs avec moi. D’un an à l’autre, le changement avait été radical, mais ils avaient une ancienne sagesse à me régaler. En échange, il fallait s’engager.
— Voilà, si tu te charges de bien achever le plan du pays, tu travailleras encore pour notre Commune, probablement !

Giovanni Merloni

!1) Chansonnette Basée sur la musique de « Dato che (risoluzione dei comunardi) » de Paolo Pietrangeli Cette chanson (en version italienne) fait partie du drame  » Les jours de la Commune » de Bertolt Brecht (années 1940)

(2) Pour rigoler, nous disons souvent en famille que la tante Antonia, de son vivant, incarnait parfaitement le type de l’intellectuelle-bobo française au-dessus des soixante, tandis que la tante Augusta incarnait de façon surprénante l’homologue anglais.

.

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 27 février 2014

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