le portrait inconscient

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Sur le Zinc de ton bar au Zoo (Lectrices n. 33)

21 mardi Juin 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits, poèmes

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Lectrices

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Image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

« Du fleuve en crue au volcan éteint » ou « De l’éruption volcanique aux ultimes feux »

Chère Bradamante,
À nous deux de fermer à jamais ce livre immense, dont notre activité frénétique a multiplié les pages et les pièges. Il s’agit d’une étrange responsabilité, d’autant plus que personne ne s’est aperçu de ce que tu représentes dans la littérature mondiale et notamment dans l’histoire de la fiction. Combien de lectrices savent que Bradamante a été, avec Roger (qui était le père) la mère fondatrice de la lignée des Estes de Ferrare, selon ce que raconte l’Arioste ?
D’ailleurs, les gens passent à côté de ce que je représente dans l’imaginaire labyrinthique de tous les poètes. La plupart des écrivains considèrent davantage le fil d’Ariane — qu’ils confondent souvent avec les blancs cailloux de Catulle — avec Ariane même…
Combien de gens savent qu’en toute reconnaissance pour lui avoir sauvé la vie, Tesée m’a abandonnée dans une île ?
J’étais donc prête à m’indigner et à prendre vivement parti contre cet ingrat de Galérien, ayant eu la hardiesse de me placer en dernière dans sa liste… quand j’ai reçu le texte ci-dessous.
Je l’ai lu une, deux, trois fois, d’abord sans rien comprendre. Je croyais que c’était dédicacé à toutes les lectrices, remettant finalement en file l’ordre alphabétique qu’il avait bizarrement renversé, de façon de me mettre à la première place du moins dans cet hommage…
Mais, à la quatrième lecture, je me suis aperçue que ce drôle de poème, en réalité, n’est consacré qu’à une lectrice, une seule, qui n’est ni moi ni toi, ma chère héroïne de l’époque carolingienne !
Je ne veux pas savoir où celle-ci ne se cache ni par quelles voyelle ou consonne ne commence son prénom.
Peut-être, en jouant habilement de son casse-tête comme d’un xylophone, Nino le Galérien a vraiment voulu évoquer une à une toutes les lectrices, sans faire tort à aucune d’elles…
Il me manquera, d’autant plus que sa foisonnante production, critiquée par la plupart des lecteurs mâles — sans doute à raison, en y ayant remarqué une pénible alternance de hauts et de bas ainsi qu’un penchant excessif pour les interlocutrices — s’est de but en blanc épuisée… Mais je crois que ce sera surtout lui, cet homme qui rentre enfin dans l’ordinaire, celui qui regrettera le plus cette enivrante tournée.
Pour finir, ma chère amie dans la gloire guerrière et mythologique, je veux te dire ce que je pense de ces deux titres enchaînés que Nino Le Galérien m’a transmis avec ces feux d’artifice finaux.
À mon avis, avec « Du fleuve en crue au volcan éteint », ainsi qu’avec « De l’éruption volcanique aux ultimes feux », notre écrivain a voulu surtout signaler un aspect de sa parabole littéraire et existentielle, que ses mots toujours passionnés contredisent. Est-ce qu’il a peur que son monde fictif et tout à fait fantaisiste soit pris un jour au sérieux ?
Ariane

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Image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel) : Sous le soleil exactement… « Reading » Les ambiances intemporelles de Daniel Mosulet (@DanielMosulet)

Sur le Zinc de ton bar au Zoo

…d’Abord, Avant que tu montes sur l’Acropole, à l’Abri de tout Amertume, j’Aimerais m’Accrocher au fil de ton Amitié, à cette Agréable Acclimatation à l’Amour…

Bien que ce Bouleversement ait Brisé ma sotte Béatitude me faisant Basculer du Bien-être au Besoin de Baisers Beaucoup plus Bruyants que les Bombes…

Console-moi, Charmante Camarade de mon Cœur Criblé de Coups Cruels, élégante Copine de Carambolages Colorés, ô Combien Chaotiques !

…avant ton Départ, Donne-moi la Douceur de ta Danse Désenchantée et Digne, Délivre-moi des Dommages d’un Désir Déçu !

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Odilon Redon, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Écoute l’Écho de cette Éruption d’Enthousiasme, Entends-moi si j’Évoque Encore l’Époque des Émeutes de mon Être Épanoui…

Forteresse ou Falaise sans Faille, Formidable coffre-Fort où se Flanque la Fanfare de mon Fabuleux Fleuve en crue,

Généreuse Gardienne de Gestes Gracieux, Galaxie de Gazouillis de tout Genre, Gitane au Galop vers la Gloire sans Gêne…

…n’Hésite pas à te Hisser Habilement sur un Hamac avec cet Hâbleur Haletant et Halluciné, Habille-toi d’une Haie de Haillons et d’Herbe…

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Pablo Picasso, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

…cet Idylle Intense d’Insouciantes Impulsions Iconoclastes s’en Ira Imperceptiblement, à l’Instar des Images Illusoires de nos Immersions Impeccables…

…dans la Joie Jacobine du Jeu d’un seul Jour qui nous Jette dans la Jungle-Jardin — toi en Jupe, moi en Jeans — tels de Jeunes Jongleurs de Jadis…

…ce fut un Krach, une course Kleptomane — toi en Kimono, moi avec le Képi —, une Kaléidoscopique Kermesse de Kilomètres en Kayak jusqu’à la Kitchenette Kitsch…

je ne Lâche prise, ô Lectrice Lumineuse ! je ne me Laisse pas Leurrer par les Lauriers de ton Labyrinthe ou la Lenteur de tes Larmes… Je vais me Libérer des Lacis et du Lest de ma Langue en Lambeaux !

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Juan Gris, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

…gardant les Mains libres, je vais Maîtriser Ma Maladresse ainsi que le Merveilleux Marasme de notre Manège : je serai Magnanime avec ton Magnolia et Machiavélique dans le Magma de nos Malentendus !

Naguère, une Navrante Nostalgie Nous Nouait par un Nœud coulant qui voulait Nous Noyer dans le Néant… Néanmoins, la Nature Nonchalante de Nos Nez Noctambules a su Niveler la Narration de Nos Noces…

Or, c’est l’Odeur de nos Ombres, l’Obsession de nos Obstacles, l’Occurrence de nos Occasions, l’Océan de nos Œuvres Obsolètes, l’Odyssée de nos Omissions…

Pourtant, en Parade sur le Pont-Passerelle, la Pagaille de nos Pas de Panthère Parsème une Palpable Panique Parmi les Pantins de Paille du Palier…

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Image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Quotidiennement sur le Qui vive dans un Quartier en Quête de Quiproquos, nous ne Quémandons, Quant à nous, Qu’une Quiétude Qui n’a pas de Queue ni de Quilles…

En cette Rue Ruineuse, sans Raccourcis, Ratatiné sous les Rafales des Rabats-joie, je Raffole de ton Rire Radieux et Rajeunis au Rythme Rebelle de ta Robe Rose Roulant au Ralenti…

Sachant qu’un Soir, par la Saveur Samaritaine de nos Salutations Solennelles, nous Saurons, bien Sûr, Sauver notre Solitude Solidaire des Soucis Sordides d’une Séparation Soudaine…

Tandis que des Trains Truculents, Traînant Tristement nos Têtes Taciturnes, Toucheront les Tours et les Terres en Traçant sur nos Tailles Trébuchantes et Tristes des Tableaux sans Tabous ni Tatouages…

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Image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Universelles Ulcère et Urticaire lors de nos feux Ultimes : Un Ultimatum Ultramoderne Ulule Uniformément aux Ultrasons, Urgent, contre l’Utopie de cette Ubiquité Usée…

…quel Vacarme, ce Va-et-Vient de Vautours Voltigeant tout autour du Vertige de mon Volcan éteint !
…quelle Véhémence, ces Vedettes de Vaudeville Va-nu-pieds aux Vestes Vaporeuses de Velours !
…essayant de Valoriser, par une Valse Vagabonde, le Verbiage ou la Verve de mes Veines Vacillantes…

Whatever, during the next long Week-end of Winter
When I Write my last « don’t Worry »
While I Wait at my Window, With my bottle of Whisky…
I Will Watch my Wild Wonderful Woman
Walking on the Ways of the World in her Warm Wave White…

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Image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Les jambes en X, avant de soumettre nos vies aux regards X, mon esprit Xénophile peut bien boire du Xérès, tout en jouant du Xylophone…

…sous tes Yeux, une chanson Yé-Yé
ou alors Yesterday & Yellow submarine…

Zigzaguant comme un Zombi au-dessous de ton Zénith, je vais Zapper au milieu des Zèbres et des Zébus, abandonnant tout mon Zèle Zodiacal…
Puis, au souffle du Zéphir, je repartirai à Zéro, m’appuyant, comme un Zingaro, sur le Zinc de ton bar au Zoo…
et… Zut !

Nino Le Galerien

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Image empruntée à un tweet de @f_lebel (photo de Laurence L.)

Giovanni Merloni

Entre nos mots il n’y avait pas vraiment des vides (Lectrices n. 32)

16 jeudi Juin 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Lectrices

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Marilyn Monroe, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Entre nos mots il n’y avait pas vraiment des vides

Bonjour, Colette !
Tandis que nous nous étiolons comme des étoiles tombantes, la sensation du vide laissé par notre auteur préféré se comble de chagrin, mais aussi d’une sorte de ressentiment à son égard.
Nous avons en fait le sentiment précis d’avoir été trahies, toutes, ma collègue Bradamante en première.
Elle était prête à raconter tout de sa rencontre avec Nino, convaincue que sa confession aurait finalement permis de remettre debout les ponts de toute sorte et dimension que le Galérien avait détruits à son passage, rendant de plus en plus tortueux le dialogue avec ses fidèles, même les plus chéries.
En privilégiant l’échange libre et imprudent avec les lectrices au détriment des attentes de rigueur et cohérence des lecteurs mâles, le Galérien n’a pas seulement découvert son flanc le plus fragile : il a fini par perdre l’équilibre et le sens de la réalité. Comme s’il avait voulu explorer la géographie des rapports humains sans en fouiller dûment l’histoire…
Notre consœur Bradamante a fait un long voyage pour nous rejoindre, obligée de surmonter d’énormes difficultés à chaque frontière, à chaque train, à chaque auto-stop, à chaque porte. Quand elle est arrivée à Paris, elle ne savait même plus parler, ayant perdu au fur et à mesure la souplesse de sa langue d’origine sans avoir eu le temps ni la force, en revanche, d’apprendre dignement la nôtre.
Le résultat de cette « Odyssée de Pénélope » est maintenant sur la table de notre festin telle une tarte à se lécher les doigts, aux saveurs aussi prévisibles qu’inquiétantes, parce que la déception s’y mêle péniblement au sentiment d’une liberté ratée.
Dans ses textes, le Galérien nous avait longuement entretenues sur une hypothèse qui s’est révélée finalement impraticable : on ne peut pas concilier la réticence avec l’exubérance, la vérité de la vie de tous les jours avec ce que chacun et chacune s’attendent, inévitablement, d’une œuvre d’art « sincère ».
Au bout de son long voyage, Bradamante s’est finalement découverte incapable de tout raconter, ayant épuisé toutes ses envies dans ce voyage même. Est-ce que la vie et donc la personne du Galérien se sont enfin révélées, à ses yeux, beaucoup moins intéressantes par rapport à tout ce qu’elle avait imaginé, voire rêvé avant ? Est-ce qu’elle a dû enfin constater que celui-ci avait tout simplement rebroussé chemin, renonçant à l’amour et par conséquent à la gloire, parce qu’il n’avait pas réussi à franchir la barrière invisible qui le séparait de cette « liberté » dont il avait cru tout savoir, qui maintenant lui faisait peur ?
Toujours est-il qu’à son atterrissage parmi les communs mortels Bradamante, tel un pigeon voyageur, avait très bien serré dans sa bouche un bout de papier sans doute intéressant, du moins dans la mesure où cela laisse entrevoir une perspective de sereine normalité en ce Galérien :

De ma vie, je n’ai eu
que la malsaine patience
l’envie compulsive
la captivante, sinueuse
faculté de persuasion
(empruntée aux prêtres)
de l’amant des femmes mariées.
En échange
j’ai eu seulement
l’amour tardif
le suffoquant attachement
la violente jalousie
de qui m’avait, désormais
perdu…

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Elysabeth Shippen Green, The libray (1905), image empruntée à
un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Il s’agit donc, selon cet autoportrait, d’un homme « navigué » qui n’a jamais su conjuguer la pensée et l’action, arrivant trop tard ou alors trop tôt aux rendez-vous avec la gloire… sans en connaître qu’une odeur, un écho ou une saveur posthume. Il serait un prototype du perdant qui aurait pu plaire à Pasolini. Car ses victoires se sont exploitées dans un combat quotidien, acharné, avec des interlocuteurs ou des interlocutrices toujours incrédules vis-à-vis de sa tenue. De son côté, Nino a toujours sous-estimé ses possibilités de susciter la confiance et l’amour sans faire rien d’autre qu’exister ! Pourquoi n’a-t-il jamais eu la présence d’esprit voire l’insouciance de sauter sur le train qui passait à son côté pour vivre vraiment, jusqu’au bout, une autre vie ?
Je te salue avec estime et sympathie,
Beatriz

P.-S : Ah, oui ! vous vous souvenez de mon prénom ! Je suis l’une des rares personnes qui ont connu Nino lors de son adolescence explosive. C’est à moi qu’il a envoyé ses derniers aveux. Il croyait que j’étais morte, que donc personne n’aurait ouvert cette inquiétante enveloppe déposée à mon nom auprès de la poste restante de Bonne Nouvelle, que je vous transmets sans hésitations. À l’intérieur, surprise des surprises, vous n’y trouverez pas qu’une innocente lettre à Beatriz ! Il y a aussi cette « lettre à Bradamante » qui m’a sincèrement inquiétée. Pas vraiment pour l’amour, qui est toujours une belle chose, mais au sujet de la lucidité de Nino…

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Hans Purrmann, La lectrice Image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel) et Anna Urli-Vernenghi (@urlivernenghi)

Chère Beatriz,
On me cherche partout. Mais personne ne peut me trouver. Parce que d’abord j’ai cessé de chercher qui que ce soit, dont moi-même… Parce qu’ensuite j’ai finalement découvert l’abîme qui sépare la littérature épistolaire de la littérature romanesque.
Je croyais avoir besoin d’une lectrice, je pensais en avoir rencontré une qui cumulait en elle toutes les qualités des lectrices passées présentes et futures : d’Héloïse jusqu’à la jeune astronaute en voyage pour Mars, désormais habituée à lire en dehors de toute orbite, en se passant même de l’hypothèse du retour sur la Terre. Quelqu’une qui, tout en me lisant, me laissait exprimer jusqu’au bout.
Je croyais qu’écrire c’était un but, que tout le reste ce n’était qu’un moyen pour y parvenir, que l’amour n’était qu’un obstacle mineur.
On ne doit pas tomber amoureux d’une lectrice ! Surtout pas si elle est, pour tout dire, une femme, une vraie femme qui vous aime ! Elle sera bien sûr notre complice, mais lorsque l’amour se déclenche est-ce que la complicité voire la compréhension réciproque sera toujours possible ? Ne serait-il pas, au contraire, l’amour, le principal ennemi de cette complicité ?
Je me disais, ma chère Beatriz, que le fait de ne pas se regarder dans les yeux, avec l’impossibilité de se toucher l’un l’autre, empêcherait l’amour : en absence de contacts physiques, cette « cristallisation de l’amour », que Stendhal nous a apprise, devrait logiquement s’arrêter au niveau de l’infatuation… Mais je m’en rends compte, rien qu’en formulant cette idée de l’infatuation (et de son éventuel « niveau ») que cela va inévitablement toucher l’orgueil des personnes sensibles : oui, il est bien possible de tomber amoureuse d’un inconnu, même s’il a un nez pareil à celui de Dante ou de Cyrano !
La plupart de mes lectrices connaissent l’histoire de Cyrano, de son déchirant amour pour Roxane. Tout le monde s’attache sans inhibitions au charme inépuisable de cet homme élégant et malchanceux à la fois… parce que son histoire a une FIN, parce qu’il meurt et que la révélation de son amour… finalement partagé par Roxane, arrive dans le moment de « non-retour » où cet amour se fige dans l’image brisée d’un bonheur manqué et pourtant unique. On ne pourrait pas imaginer une forme d’orgasme plus intense et charismatique que celle qui accompagne la révélation de l’amour sur le point même de la mort. Tout le monde accepte la violence de cet amour et sa catharsis pour la seule raison qu’on sait que Cyrano mourra.
Qui pourrait tolérer, au contraire, que l’amour entre le poète et la lectrice continue, même si elle a fait un vœu de clôture, même si elle se cache dans l’armure d’une femme guerrière de l’époque de Charlemagne ?
Mon grand père napolitain répétait souvent un proverbe qu’on ne peut pas traduire en français sans en perdre l’esprit dans le passage de la frontière : « Ogni bel gioco dura poco ». En français, cela pourrait se traduire par un « ça suffit », accompagné par un violent haussement des épaules et suivi par des mots résignés et humbles, par exemple :
« Ce n’était qu’un jeu, finalement »
« Un jeu l’amour ? Mais vous rigolez ! »
« Un jeu interrompu c’est un jeu gagné… »
« On ne gagne jamais, ni dans l’amour ni dans le jeu ! »
« Mais, il faut tourner la page, quand même ! »
N’es-tu pas d’accord, Beatriz ? Donne-moi de bonnes nouvelles de toi…
Nino

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Peter Vilhelm, La porte ouverte, image empruntée
à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Bradamante,
Jusqu’ici nous nous sommes regardés dans nos mots réciproques. Ils ont été nos yeux, nos mains, nos pas et surtout notre voix. Possible ? De milliers ou de millions de mots seraient-ils en mesure de remplacer l’image réelle de nos corps ? Tout en demeurant convaincu que nos corps seulement pourront attester sans ombre de doute notre existence en vie, est-il possible que nos mots deviennent le seul moteur d’un véritable voyage, d’une véritable course sous la pluie pour nous rencontrer, avant de demander à nos corps « vrais » de répéter tout ce que deux êtres sans corps se sont déjà « transmis » l’un l’autre ? Existe-t-il l’amour virtuel ?
Oui, ça existe, ma chère Bradamante, parce qu’en définitive rien ne peut échapper aux sentiments humains. D’ailleurs, tout est terriblement réel, même une page sans poids qui voltige dans le néant et que seul le regard peut enregistrer.
Nos mots — venant d’un monde parallèle, apparemment parfait et inexpugnable — ont échoué dans un monde réel qui n’était pas du tout protégé ni parfait.

Avec ma complicité
dans ce corps déjà blessé
(désintégré par d’autres explosions)
tu as fait déflagrer
cet amour insensé
déplacé, disproportionné
féroce et malchanceux
toi, une ombre dérobée
toi, une courbe rapide
brisant les temps des ruines
toi, force limpide, écrasante,
à ton tour effondrée.

Tandis que tu tombes,
telle une plume, flottant
vers le bas de l’escalier
je meurs dans le vertige
de tes bras invisibles
gais et silencieux
m’attendant frémissant
tout en haut,
aux étages élevés.

Évidemment, derrière nos mots, il y a deux personnes capables de remplir les vides entre les mots mêmes… D’ailleurs, entre nos mots il n’y avait pas vraiment des vides… Quoi faire maintenant ? Comment vivre sans toi, Bradamante ? Comment vivre sans moi ?
Nino Le Galérien

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John Singer Sargent Le peintre Paul Helleu et son épouse, Alice (1889), part. image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel) et Franck D. (@FranckDache)

Giovanni Merloni

La sale chaîne trépidante (Lectrices n. 31)

09 jeudi Juin 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Lectrices

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La lectrice de Irving Ramsay (1861-1948), image empruntée à un tweet
de Laurence L. (@f_lebel)

La sale chaîne trépidante

Ma chère Dora,
On est aux feux d’artifice et aux larmes. Tout cela couvait sous les cendres, évidemment : l’explosion et la fin… Mais je cours trop vite, n’est-ce pas ? D’abord, je vais vous expliquer. Ensuite, on verra si l’on est déjà à la fin de quelque chose, ayant affaire à un personnage tellement atypique !
Donc, pour commencer, nous cinq, représentantes saisonnières du comité restreint de l’association du Galérien — Cheyenne, Clelia, Corinne, Constance et moi, Colette —, nous nous sommes réunies hier dans la maison de Marcel Proust à Combray dans le Calvados. Dans cet endroit aussi irréel que le monde virtuel, nous avons fouillé longuement dans l’œuvre sans doute la plus intéressante du Galérien : « La sale chaîne trépidante ».
Nous étions en train de conclure avec un communiqué témoin à envoyer à d’autres collègues lectrices, dont Berthe, Béatrice et Brigitte, quand une nouvelle déconcertante nous a obligées à interrompre les travaux.
Un événement inattendu, dont je vous parlerai dès que possible… Mais avant, je vous demande de patienter, en me donnant la petite satisfaction de vous lire le procès-verbal de la manifestation d’hier, que j’ai rédigé moi-même.

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L’ombre d’un désir #Paris #Olympus, image empruntée à un tweet
de Laurence L. (@f_lebel)

Compte-rendu de la réunion du Comité, 8 juin 2016
…Chargée par le comité de l’organisation de notre rencontre au sujet de l’une de nos dernières retrouvailles, « La sale chaîne » du Galérien, notre consœur Cheyenne a voulu introduire le débat à sa façon. Cela a été une intervention brillante et énergique, dont j’ai retenu juste les dernières images, très poignantes, qu’elle a su extraire des textes du nôtre pour y découvrir, même au-delà des intentions du Galérien même, la locomotive d’une assez personnelle théorie de l’amour : — la « sale chaîne trépidante » nous a dit calmement Cheyenne, c’est le titre d’une œuvre passionnante, que les lectrices peuvent très bien traverser toutes seules, sans qu’il y ait besoin de renseignements ou d’instructions pour l’usage, car il ne s’agit pas de traverser la jungle assassine, mais le monde bienveillant des feux de joie. Toujours est-il que la thèse sous-entendue dans les mille pages de ce texte unique peut se prêter à de fausses interprétations et des doutes : est-ce que le Galérien méprise intimement ce qu’il montre d’apprécier en public ? Que veut-il dire avec cette « sale chaîne » ? Pourquoi l’appelle-t-il « trépidante » ? J’essaie de répondre à ces inquiétudes par l’image qui nous accompagne tout au cours de cette lecture à bout de souffle : un homme qui marche sur une piste consacrée aux vélos se transformant très rarement en voie piétonne. Tout au long de sa promenade plus ou moins calme ou périlleuse, une espèce de tapis roulant, coulant à son flanc, transporte les circonstances de la vie. Il s’agit surtout de femmes figées, dans la mémoire de l’auteur, avec la même expression et attitude qu’elles avaient lors d’une rencontre « cruciale » (et forcément inoubliable). Mais la plupart de ces femmes jaillissant de cette passerelle sont mariées, ou alors elles sont toujours liées à quelqu’un qui les attend ou ne les attend pas, qui les poursuit ou ne les poursuit pas… C’est incroyable, mais vrai : toute la vie de Nino, le personnage principal de ces mille pages, se déroule ici, sur la voie solitaire, ou là, dans la rue publique, fourmillante d’humanité.
Ici, lorsqu’il joue jusqu’au bout le rôle du promeneur solitaire, Nino fait de façon que ses réflexions et rêveries intimes prennent le dessus.
Là, lorsqu’il se mêle au monde, il ne peut ni ne veut reproduire la parfaite solitude dont il est imprégné jusqu’à la moelle. Il accepte donc la promiscuité des rapports humains comme antidote aux dangers du perfectionnisme, toujours aux aguets. Il se met en jeu sachant qu’il souffrira, mais aussi qu’il rencontrera, parfois, le bonheur…

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Maria Cassat, La lectrice, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Cheyenne n’avait pas fini de dire ce dernier mot, « bonheur », qu’une autre membre du comité, Clelia, lui avait brusquement coupé la parole :
— Comme vous le savez bien, j’ai consacré la plupart de mes études à Stendhal, notamment à la Chartreuse de Parme. Et je connais par le menu et par coeur tout ce qui concerne mon personnage homonyme, Clelia. Donc je sais bien ce que veut dire « aimer sans voir la personne aimée ». C’est horrible. Le même que ne pas nous voir nous-mêmes. Et pourtant l’on s’y habitue. Jusqu’à comprendre que l’amour va bien au-delà de la plupart des principes réglant notre vie au jour le jour. Je ne veux pas dire que l’amour doit forcément rendre les gens insensibles et lâches ! Je ne veux pas défendre les compromis non plus… Mais l’amour est sans doute le bien plus précieux qui existe, donc il faut l’arracher quand il nous passe à côté, quand il est là spécialement pour nous ! Il ne faut pas laisser qu’il s’échappe ! Voilà, c’est mon point de vue… ou plutôt c’est ce que je lis dans les bouches, dans les jeux, dans les gestes nerveux des personnes que je rencontre moi-même sur cette passerelle magique…. Ce qui compte dans un cadeau ce n’est pas le cadeau même ou son enveloppe, c’est le ruban qui le referme, ce ruban qui se transforme en piste, en passerelle, en aile d’oiseau voltigeant devant nous. Un ruban amenant rien qu’un parfum, rien qu’un souvenir, rien que la petite complicité du désir et du partage d’un petit moment de vie ensemble… Pardonnez-moi, mais je suis un peu romantique, avec une forte propension pour une vision esthétique de la vie… Par conséquent, je me sens très proche à ce que nous dit Le Galérien à propos de la « sale chaîne » : celle-ci est le prix qu’il faut payer si l’on ne peut pas renoncer à l’amour ! La sale chaîne qu’il évoque est donc la vie même, la vie qui coule autour de nous en temps réel, c’est la dimension horizontale des rapports humains, leur simultanéité dans l’espace… tandis que la chaîne verticale est la dimension intérieure, le flux de chaque vie dans le temps.
Il y a donc, bien sûr, un parallèle entre cette « chaîne verticale » — où nos fautes se cumulent dans le temps de notre vie ; où l’on nous voit tomber de Charybde en Scylla voire plonger dans des situations amoureuses de plus en plus difficiles — et la « chaîne horizontale » se déroulant dans l’espace sans temps du présent : ici nous ne sommes pas les seuls à être touchés par une recherche de bonheur mental et physique qu’on ne pourrait plus acharnée et inépuisable… Une recherche qui prévoit le partage presque inévitable de deux amours s’enchevêtrant et se mêlant dans un seul corps : un homme aime deux femmes dont au moins une aime à son tour deux hommes…

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Christen Dalsgaard image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Impatiente d’intervenir pour encadrer de façon convenable cette hypothèse un peu trop « évidente », Corinne s’était levée brusquement et avait vite imposé sa voix de soprano : — tout cela est la conséquence d’un péché originel commis ou enduré : l’amour de la mère dans l’homme enfant ; l’amour du père dans la femme fille… Une mère et un père qui sont toujours accompagnés par des attributs caractéristiques : charismatique ; tyrannique et pourtant empressé/e ; absent/e mais charmant/e et toujours indispensable… D’ailleurs, c’est banal, mais cet amour pour le père ou la mère se révèle presque toujours inséparable de la rivalité, croisée et plus ou moins sanglante, d’une fille avec sa mère et d’un fils avec son père…

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Jean-Jacques Henner, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Corinne aurait voulu continuer en fournissant des exemples à foison. Mais Constance, véritable leader du groupe, ayant bien compris ce que Le Galérien avait voulu évoquer par cette « sale chaîne », avait gelé tout le monde en déclarant qu’elle n’était pas d’accord pour une analyse trop fouillée et à la limite bureaucratique de l’éternelle « règle du jeu » que nous avons apprise dans le fameux film de Jean Renoir, une règle que notre écrivain appelait efficacement « trépidante » : — car il s’agit, bien sûr, d’une chaîne amoureuse assez promiscue, donc sale… mais elle est trépidante aussi !
Moi, Colette, j’étais en train d’ajouter un petit commentaire qui avait jailli spontanément de mon esprit :
« Si je songe aux fils et aux filles qui ne savent ni veulent se libérer de l’amour des géniteurs de l’autre sexe, je ne vois s’ouvrir devant eux que la perspective de la solitude !… »
…quand une lectrice étrangère à notre cercle, se présentant à nous avec son prénom fabuleux, Bradamante, a demandé la parole d’un air embarrassé :
— Pardonnez-moi ! dit-elle. Aujourd’hui, je n’ai pas que la responsabilité de mon prénom venant du personnage de la femme guerrière et charismatique que je ne suis pas ! En fait… j’ai eu des nouvelles assez troublantes du Galérien. Apparemment, il est en train de sortir de son île secrète. Mais au lieu de recueillir les fruits d’une petite gloire, longuement attendue, il renonce à tout en échange d’un nouveau rêve ! Un rêve aussi captivant que dangereux. Mais je vous laisse juger vous-mêmes : c’est le Galérien en personne qui a écrit ça :
« Jusqu’ici nous nous sommes regardés dans nos mots réciproques. Ils ont été nos yeux, nos mains, nos pas et surtout notre voix. Possible ? Est-il possible que des milliers ou des millions de mots soient en mesure de remplacer l’image réelle de nos corps, qui seule peut attester sans ombre de doute notre existence en vie ?… »

J’arrête ici mon compte-rendu, bien soulagée à l’idée que ce sera cette étrange Bradamante qui nous en parlera d’ici une poignée de jours. À elle de nous raconter comment un charmeur comme Nino le Galérien, dompteur sans égal de lectrices inquiètes, a pu échouer dans son même piège, tombant amoureux d’une seule d’elles…
Allez-y, drôle d’amante à l’état sauvage !

Colette

006_sous la pluie

Giovanni Merloni

Amor ch’a nullo Amato Amar perdona (Lectrices n. 30)

06 lundi Juin 2016

Posted by biscarrosse2012 in poèmes

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Lectrices

001_madame thé Rodney Smith, image empruntée à un tweet de Laurence L. @f_lebel

Amor ch’a nullo Amato Amar perdona (1)
(Amour qui condamne à aimer ceux qui sont aimés)

Chère Emma,
dans l’absence prolongée de traces significatives du passage du Galérien, même si je ne m’amuse pas beaucoup et que je ne me souviens plus de rien (vous comprenez de quoi je parle, n’est-ce pas ?), dans l’espoir que ces mots insouciants l’inspirent, je me permets de vous soumettre un petit divertissement en vers adressé au Maître, que j’imagine, tel un personnage de l’Enfer de Dante, de plus en plus retiré dans une grotte obscure…
Dora

002_bionda distesa NB Saul Leiter, image empruntée à un tweet de Laurence L. @f_lebel

Aménités sans ambages d’une lectrice amnésique

Ô Amonceleur
d’Amertume, même si
Amoindri par l’âge
Amère, je voudrais
Améliorer votre vie :

Amorçant vers vous un pas
Ambigu
Ambivalent
Amorphe ;

Amadouant votre corps
Amaigri, pourtant
Ambassadeur de joies
Ambitieuses ;

Amenant en
Amont ma voix, telle une
Amulette
Ambulante ;

Améliorant notre
Ambiance,
Amalgamant
Amitié
et
Amour
et
Amen !

Dora

Version 2

Giovanni Merloni (Amarcord)

(1) Dante Alighieri, L’Enfer, Chant V (Paolo et Francesca)

Embrasse-moi, idiot ! (Lectrices n. 29)

03 vendredi Juin 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Lectrices

Embrasse-moi, idiot !

Chère Fermina,
Je viens de lire la lettre de la jolie factrice italienne, débordant d’optimisme et de promesses. Pourtant, je n’ai plus rien trouvé ni dans ma ville — Reims — ni dans la région du Champagne !

En attendant que le Galérien sorte du cachot où s’est volontairement sauvé… je vais prendre le relais… et je vous fais une surprise !

Je ne vous dirais pas tous les détails. Mais j’ai moi aussi une histoire à raconter. En fait, ce qu’on a publié à propos de Tino, cet être infatigable dans l’attente que son âme sœur l’accueille dans ses bras — avec cette image symbolique du clystère s’épousant aux litres de thé ou de champagne —, tout cela m’a inspirée.

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William Mc Gregor Paxton, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Je me suis souvenue d’un cher ami, Dino, que je connais, je ne sais plus depuis quand. Son « profil » rentre parfaitement dans un des clichés typiques de la population masculine de toutes les époques ayant eu un rapport important avec une mère de quelque façon charismatique dans le bien ou dans le moins bien.

Dino ne raconte pas volontiers sa longue histoire. Il préfère qu’elle s’impose toute seule dans une alternance d’évidence et de mystère, de noblesse et de misère.

D’abord, il n’a pas envie d’expliquer son prénom tout à fait insolite pour l’enfant aîné et unique d’un paysan champenois aussi riche que modeste. Ayant comme unique but celui de devenir un jour millionnaire par la force de ses bras et la ruse de son cerveau, frôlant sans doute la finesse d’esprit, son père Charles n’avait jamais eu le temps de lire les romans de Flaubert ou de Balzac, ni de se rendre le soir au petit théâtre de Château-Thierry où l’on projetait de temps en temps des films américains. Pendant l’été de l’année 1964, cet homme simple et bon qui se laissait facilement emporter par la colère et la jalousie venait juste d’épouser Charlotte, une femme très belle, aussi jalouse que lui et facile aux emportements. Deux ans avant, elle avait perdu le père et la mère en peu de jours, juste au lendemain de la Déclaration d’indépendance de l’Algérie, leur pays d’origine, à la suite d’un accident de voiture qui les avait frappés tandis qu’ils sortaient d’une fête. Orpheline inconsolable, Charlotte n’avait accepté de se marier avec Charles qu’après deux années de deuil : la première pour la mère, la deuxième pour le père. Ce ne fut donc qu’à la mi-août 1964 que les parents de Dino formèrent un couple officiel… Mais j’oublie de vous dire le plus important, c’est-à-dire la raison pour laquelle Charles et Charlotte avaient donné ce prénom Dino à leur enfant aîné, futur héritier universel d’une fortune à la saveur de vinaigre de champagne.

Une raison grave, si j’ose le dire, car dans l’espace de vingt-quatre heures environ la violente bourrasque qui avait entraîné le bonheur conjugal dans un cul-de-sac, s’était enfin apaisée, grâce à ce prénom magique — Dino — ouvrant la porte à leur premier véritable baiser d’amour.

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image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Mais je dois raconter les choses selon l’ordre… Le jour même de leur mariage, Charlotte, se dérobant à l’excitation générale, était partie en vélo, sous le prétexte de récupérer dans son petit appartement de célibataire une photo de ses parents pour la montrer aux invités. À minuit, au départ du dernier invité, Charles s’aperçut que la maison conjugale était vide et que son épouse n’était pas rentrée. Inquiet à l’idée qu’elle eût été touchée par une disgrâce, Charles l’avait cherchée partout dans la maison faiblement illuminée et harcelée par le vent. Le lendemain, au petit matin, Charlotte, méconnaissable, en larmes, recouverte de terre et d’herbe et pleine de bleus avait frappé à la porte. Charles avait écouté son incroyable récit d’une seule oreille, avec générosité, malgré son tempérament passionné et jaloux. Une heure après, appuyé au comptoir du bar d’à côté, il n’avait pas su expliquer à ces gens méfiants et grossiers qui l’entouraient l’histoire de tombes et de croix rouillées que Charlotte lui avait racontée. Personne ne croyait que quelqu’un puisse rester enfermé pendant la nuit dans le cimetière !

Heureusement, parmi ces êtres avares de tout élan, il y avait un monsieur aux cheveux complètement blancs, en dépit de ses quarante ans, qui lui conseilla de boire de l’eau à la place du champagne : — d’abord parce que ce n’est pas bon, ce vin-là… Ensuite parce qu’il faut toujours réfléchir à ce que l’on a ! N’ayez pas hâte de tout perdre, prenez votre temps !

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André Kertész, image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Le soir même, Charles emmena Charlotte au cinéma, croyant trouver une distraction et une trêve dans un film avec Dean Martin et Kim Novak. Histoire d’Orville, un compositeur tout à fait inconnu vivant dans un éperdu village des États-Unis où il passe ses journées alternant la création de chansons d’amour aux leçons de piano qu’il donne chez lui. Cet homme désireux du succès que le lancement d’un disque avec sa chanson pourrait lui apporter, essaie de convaincre Dino, alias Dean Martin, le fameux chanteur italo-américain, à écouter sa dernière création, « Sophia »… Mais les événements évoluent de façon inattendue : Orville est obligé d’héberger Dino chez lui. Toujours est-il qu’il est jaloux jusqu’à la paranoïa de Zelda, son épouse, une très jolie femme, tandis que Dino a visiblement l’habitude de consommer les femmes comme des hamburgers ou des cigarettes. Pris dans le piège que lui même avait fabriqué, Orville essaie de concilier ses ambitions de musicien de province avec la jalousie, faisant appel à la complicité de Polly, alias Kim Novak, une véritable « bombe sexy ». Mais la dynamique de la comédie humaine, accélérée par les allures exagérément désinvoltes de Dino et l’agitation croissante d’Orville, provoque, au cours de la nuit, une diabolique inversion des jeux : Dino couchera avec Zelda dans la roulotte de Polly tandis qu’Orville, tout à fait ignare ou abruti, fera le même chez lui, avec Polly… Finalement, Dino chantera « Sophia », tandis que Zelda, orgueilleuse d’avoir aidé son mari et intimement touchée par le « moment » vécu avec son idole, rassurera enfin son mari avec une boutade ayant la force d’aller droit au coeur.

En sortant du cinéma, Charlotte avait répété cette même boutade à Charles : — embrasse-moi, idiot !
Ils s’étaient alors rendus au cimetière, enjambant la grille noire sans se blesser gravement. Ensuite, ils s’étaient étendus sur le pré fleuri gonfle de pluie — là où Charlotte jurait avoir passé la nuit d’avant — juste à côté de la photo jaunie de ses parents, visiblement contrariés d’être morts si tôt. Sous le regard vigilant de ce couple disgracieux et d’autres fantômes en grand nombre, un amour doux et violent à la fois les avait emportés, imprégné de la saveur du vinaigre de champagne et de l’odeur des fleurs fanées. Leur nouvelle vie avait finalement repris son haleine avant de s’acheminer dans une seconde fête de mariage, ayant juste eux pour invités.

On vit par la suite qu’il s’agissait d’un amour fertile : au bout de neuf mois, au lieu du vinaigre, une petite communauté d’envieux trinqua du véritable champagne à la santé du petit Dino, sachant dès le début qu’il serait un fils très dévoué à sa mère. Une sorcière colorée aux pouvoirs imprévisibles qui s’était désormais fabriqué l’habit noir et rustre d’une sainte nitouche.

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image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

J’ai connu Dino le jour de son seizième anniversaire, le 8 mai 1981. Je m’en souviens bien parce que c’était un jour férié… commémoratif de la « capitulation sans condition » de l’Allemagne nazie mettant fin à la Seconde Guerre mondiale en Europe. Une fête que le précédent président, Giscard d’Estaing avait supprimée et qu’au contraire François Mitterrand avait rétablie juste en cette année. Orgueilleux d’être né dans un jour consacré à la paix et à l’espoir d’un monde meilleur, Dino fut aussi reconnaissant à ce François Président, comme il l’appelait. Il avait décidé ce jour même de s’engager en politique, « rigoureusement à gauche » du parti socialiste. J’avais essayé de le déconseiller, ayant assisté à plusieurs déceptions dans ma famille d’ouvriers qui avaient petit à petit glissé dans le chômage sans que le parti intervînt pour les aider. Mais il était tellement emporté que j’avais changé moi-même d’avis… J’avais son même âge, à peu près, et je voyais bien qu’il appréciait mes cheveux châtains et ma poitrine exubérante… Mais j’étais la fille aînée d’une chère amie de sa mère… et cela créait une barrière plus haute et épaisse que le mur de Berlin ou la grande Muraille chinoise. Cela n’empêchait pas Dino de m’accueillir, unique représentant du sexe féminin, dans son cercle d’amis. Il était évidemment le leader du groupe, organisant, « de sa façon » bruyante et délibérément provocatrice, nos balades en vélo dans la campagne et dans les villages tout autour. Ensuite, lorsqu’il eut finalement accompli ses dix-huit ans, il brûla les temps pour obtenir le permis de conduire…
Mais pourquoi me perds-je dans tous ces détails ? Sont-ils ainsi importants ? Sans doute, cette période que je viens d’évoquer fut importante pour moi. Je découvrais au fur et à mesure, avec Dino, une infinité de choses de la vie, de la politique et des attitudes ridicules des gens et cela me donnait une étrange solidité.
Je ne pensais que du bien de son père et de sa mère. Même aujourd’hui, je demeure bien émue en me figurant la modestie de leur cuisine, avec la table installée au centre, au-dessous d’une lampe jaune qui isolait ce monde assis du reste de l’univers connu… Et ces deux personnages, Charlotte et Charles, qui se ressemblaient même physiquement. Deux êtres petits, au nez unique, qui avaient transmis à Dino toutes les raretés de leurs expressions. Sans lui enlever pourtant la chance d’une lueur spéciale jaillissant de ses jeux ou peut-être de sa bouche faite pour le dialogue…
Je ne pensais que du bien de son père et sa mère et j’étais emportée par l’enthousiasme de ce copain et compagnon et ami aimant se mettre à l’épreuve, forçant un peu les limites, errant au-delà des bornes… Il était pourtant menacé par une voix, ou pour mieux dire par un robinet… prêt à tout arrêter. À tout reconduire dans le sillon de cette merveilleuse campagne, dont le père Charles était le maître et la mère Charlotte, vendeuse de fleurs sur le bord de la route, la marraine.
Un jour, je compris que Dino était un enfant gâté et, en même temps, une victime annoncée… Car il hébergeait en lui une bombe à retardement qui tôt ou tard devait exploser.

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image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Mais je reviens aux faits. Du moins à tout ce que je connais. En 1984 Dino, qui s’était refusé de suivre jusqu’au bout le sillon tracé sans cesse par son père, obtint le diplôme de géomètre. Cela lui donna le droit, du jour au lendemain, de se déplacer en long et en large avec une confortable berline Peugeot 305, amenant ses amis — qui l’accompagnaient volontiers — en des excursions où le travail se déroulait vite, en peu de gestes essentiels et efficaces, toujours assaisonnés avec des sourires, des embrassements et des boutades ironiques sinon carrément dérisoires. Ensuite, on avait encore du temps, beaucoup de temps, trop de temps, pour fouiller dans les trésors de notre campagne, pour aller « jusqu’à… », pour se rendre dans un bar sur la route où Nino déjà connaissait tout le monde, infaillible dans son talent de moqueur. Ses boutades faisaient d’un coup jaillir des portraits qu’on ne pouvait mieux ciblés et inexorables, mais généreux et compréhensifs à la fois…
Combien de fois, m’a-t-il embarquée, unique rose dans son bouquet de chrysanthèmes ? Je n’oublierai jamais sa voiture élégante et silencieuse, le matin tôt, bravant la rosée et le brouillard, où nous nous rendions quelque part, accompagnés par ces sinueuses chansons en cassette ou alors par les voix rassurantes des radios locales… Sans doute, je l’aimais, même si je me disais qu’il n’était pas mon type. Dieu seul sait ce que j’ai fait pour gâcher et petit à petit ruiner mon existence, rien que pour me fusionner avec un homme idéal qui devait être en tout l’opposé de Dino… Cet homme n’existe pas. Et je ne peux rien regretter, car j’ai fait mon possible…
Quant à Dino, les petits tours autour du clocher de notre village ne lui suffisaient pas. Il voulait voyager pour de bon : il était aimanté irrésistiblement par tout ce qui était « ailleurs ». À commencer par les pays inconnus au-delà du « rideau de fer », que la propagande occidentale peignait comme des endroits pénibles et disgracieux et qu’il voyait, au contraire, par esprit de contradiction ainsi que par une passion invétérée, comme une espèce de Pays des jouets et de la fringale, ou alors de l’amour libre…
Entre 1984 et 1985, beaucoup de choses changèrent. Pendant ses tours « géométriques », comme il appelait ses vacations dans les chantiers ou dans les maisons à évaluer pour une agence immobilière, Dino rencontra Yves, un camionneur infatigable, fort ressemblant à son homonyme plus célèbre, cet Yves Montand dont Charlotte, la mère de Nino, était une fanatique.
Un jour, Dino monta sur le camion d’Yves et partit en voyage vers l’inconnu. Il en revint dix jours plus tard, les gestes plus précis que d’habitude, avec une jeune fille ukrainienne, Sophia.
Je rencontrai moi-même Sophia, bien sûr. Dino la présenta à tous les amis. Ses parents, qui avaient passé dix jours d’enfer, essayèrent de tous les moyens de le contenter. Au rez-de-chaussée de leur pavillon, on installa un grand lit au dossier de fer ayant appartenu aux parents de Charlotte. C’était l’appartement de Sophia, qui avait aussi le luxe personnel d’avoir accès à la salle de bains juste à côté. Dino gardait sa chambre à l’étage, qu’il devait essayer de rejoindre au petit matin, pour épargner à sa mère la pleine évidence de ce fait accompli.
Sophia était charmante et affectionnée. Elle essayait de se rendre utile, accompagnant souvent Charlotte sur le bord de la rue. Mais il arriva une série d’inconvénients, aboutissant dans un carambolage jamais vu à cet endroit. Car en fait, la vue de cette jeune fille, blonde et généreuse comme certains personnages de Brassens, provoquait des réactions immédiates et violentes chez les conducteurs de voitures, motos ou, pire, de lourds camions qui jusque-là avaient frôlé avec un demi-sourire le généreux étalage de violettes et jasmins.
Depuis six mois et six jours, Sophia partit en auto-stop, sans rien dire. Dino ne sut jamais si elle avait profité ou pas du camion de son ami Yves.

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image empruntée à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Après ce départ, vous pouvez bien imaginer, chère Fermina, les contrecoups que cet enfant bon et simple a dû endurer par la suite…
Pendant un mois ? Non.
Pendant un an ? Non.
Pendant deux ans, comme sa mère ? Non, pendant toute la vie.

La famille de Dino était bien sûr une famille silencieuse. Mais le départ soudain de Sophia avait réveillé quelque chose qui couvait sous les cendres de la cheminée. Charles avait quelques petits problèmes de santé et se découvrait seul à devoir s’en inquiéter. Sa femme, toujours très empressée vis-à-vis des engagements acquis, n’avait pas envie d’en ajouter des autres. Pour soigner son estomac, il devait se dérober à la cuisine répétitive et grossière de Charlotte, se voyant obligé à chercher lui-même les aliments censés être moins gênants pour sa lente et pénible digestion. Il avait aussi quelques problèmes avec la production du vinaigre de champagne, dus, selon lui, à la mauvaise gestion de Robert, un jeune assez présomptueux qui s’occupait désormais de tout. Charles avait alors commencé à se plaindre avec Dino, en l’accusant indirectement d’avoir dévié de la bonne route, la sienne : ainsi, leur petite entreprise n’avait pas de futur ! En plus, il désirait voir circuler dans la maison une petite créature à chérir, un enfant ! il regrettait… Sophia !
Le soir et la nuit même de cette discussion Charles n’avait fait que penser ou rêver de Sophia. Au petit matin, ayant encore ce nom sur la bouche, il s’était souvenu de la chanson fredonnée par Dean Martin, avec son charme inimitable, dans le seul film qu’il avait vu de sa vie. Ensuite, il avait compris la raison de la fuite de Sophia : elle n’avait pas résisté aux brimades visibles et invisibles de Charlotte. Enfin… il avait vu clair dans cette ombre épaisse qui l’avait enveloppé le jour pénible de ses noces ridicules : Charlotte avait attendu deux ans avant de donner son assentiment au mariage… parce qu’elle aimait un autre homme ! C’était incroyable, mais il avait reconnu l’évidence de ce sentiment irrépressible dans le front courroucé de Dino. Le fils affichait la même expression indomptable et impénétrable qu’avait « alors » sa mère !
À midi, Dino n’avait pas envie de manger. Charles le pria de s’asseoir tout de même à table. Personne n’a su ce qui s’était passé exactement entre eux. Tellement liés jusque-là, tellement pleins d’attentions les uns envers les autres ! Tellement éloignés et renfrognés en eux-mêmes dorénavant ! Une catastrophe pour Charles et Charlotte, qui virent dès lors leur vie brisée sans remède. Quant à Dino, il n’a jamais voulu parler de cette journée qui l’avait écrasé, lui donnant même le sentiment d’avoir été effacé de la face de la terre !
Il aimait sa mère. Il ne pouvait pas l’aimer moins, maintenant que la dure vérité se révélait : elle n’avait aimé son père qu’une seule nuit. Elle n’avait respecté son mari que pour une raison seulement, l’existence de cette créature au prénom cinématographique qui devenait pour elle la seule raison de vie.

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Le reste de l’histoire est bien triste. Dino partit plusieurs fois dans les pays de l’Est à la vaine recherche de Sophia. Tout en revenant de temps en temps à Château-Thierry, il avait eu entre-temps la chance de traverser en long et en large la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, La Roumanie et la Bulgarie… Toujours avec ses voitures Peugeot en parfaites conditions, où il amenait, fourrés dans le coffre, des parfums raffinés et coûteux. Quand il revenait, n’ayant pas de nouvelles au sujet de Sophia, il se bornait à des gestes pour décrire le monde au-delà…
Après l’écroulement du mur de Berlin et la chute qui s’en suivit, encore plus traumatique, de l’empire soviétique, Dino perdit, avec la passion politique, son deuxième amour et, sans doute, l’une de ses primordiales raisons de vie. N’ayant plus de solides justifications pour résister, il devint de plus en plus tenace et désinvolte dans l’exploitation de sa double vie.

Sans doute, il avait trouvé son Éden en Crimée, une région du monde assez reculée, voire éloignée de notre Champagne. Je ne sais pas vous dire combien de kilomètres il devait parcourir pour rejoindre sa dame au petit chien se promenant nerveusement sur le quai qui côtoie la mer Noire à Odessa, à Yalta, à Sébastopol, à Balaklava ou Simferopol… Il était bien loin de sa mère quand il descendait de l’avion et montait sur sa deuxième Peugeot qui l’attendait tranquille.

Maintenant que sa mère est morte, à brève distance de son père, il est bien loin aussi de moi, sa femme officielle depuis quelques années. Oui, j’ai voulu lui accorder la petite confiance d’un mariage d’amis, sans autre échange que la promesse d’une vieillesse sans lubies. Ou, si l’on veut, en échange de cette insouciance sans égal qu’un certain Dino m’avait donnée à l’époque refoulée où j’étais, comme lui, une espèce de garçonnette sans paix…
Emma

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Giovanni Merloni

Un livre ce n’est pas une pizza ! (Lectrices n. 28)

31 mardi Mai 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Lectrices

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Lectrice de Di-Li-Feng, image emprunté à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Mes chers amis, lecteurs et sympathisants de deux sexes,
Cette fois-ci, on dirait que c’est grave. Le comité de lecture de la maison d’édition Le Galérien — créée par un groupe de lectrices en l’honneur de cet écrivain méconnaissable ou inconnu, et pourtant très intéressant pour nous — est maintenant survolté comme à la veille d’une grève illimitée.
Les lectrices refusent tous les manuscrits apocryphes ainsi que les mauvaises copies des textes de ce maître arrivant en quantité rue des Vinaigriers (Xe arrondissement de Paris), auprès de l’association des Garibaldiens, hébergeant jusqu’à la fin du mois de juin le siège provisoire du Galérien.
Par contre, Gladys, la lectrice londonienne descendue exprès à Paris pour remplir son rôle de directrice saisonnière, a diffusé un communiqué de presse où le collectif des éditrices se déclare disponible à accepter des commentaires et aussi des critiques, même féroces, au sujet du style ou de la personnalité insaisissable de cet artiste vagabond.
Toujours est-il qu’il n’y a plus rien de nouveau ou pour mieux dire d’authentique à proposer depuis dix jours environ. Qu’est-ce qu’il arrive ? Cette dissémination, vertueuse et pacifique, de fleurs du bien et du mal contemporains va-t-elle s’épuiser ?
Gladys, avec l’accord de nous toutes, a pour le moment décidé d’arrêter — ah, oui ! — notre primordiale chaîne de transmission basée sur l’alphabet renversé. Donc c’est à moi de signer le « billet » d’aujourd’hui : on attend qu’un nouveau bouquin de notre auteur soit abandonné ou perdu quelque part pour reprendre avec un nouvel élan notre passionnante passerelle.
Entre-temps, auprès de notre rédaction — désemparée et inquiète, mais confiant dans l’intime en une reprise imminente — une de nos correspondantes les plus fiables nous a envoyé de l’Italie le curieux message ci-dessous…
Je n’ai rien de mieux, pour l’instant.
Fermina

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Un livre ce n’est pas une pizza !

Chère Fermina,
Je suis la factrice-cycliste qui est en train, dans la photo ci-dessus, de tourner à gauche, sortant de la via del Pratello pour emboucher via Pietralata. Ce n’est pas la peine que je vous dise de quelle ville italienne il s’agit. D’ailleurs, je n’ai pas envie de vous dire trop de mon travail, même s’il rentre dans mon travail, parfois, la corvée de distribuer à des destinataires inconnus les œuvres de votre Galérien, dont circulent désormais un bon nombre de bonnes traductions dans notre langue. Même si, comme je vous dirai plus avant, il m’est arrivé d’avoir à faire plus directement avec cette mystérieuse dissémination.
Mais, avant de vous raconter l’épisode qui m’a touché personnellement, je me dois de vous dire, ma très gentille Fermina, que même chez nous il y a eu des réactions de stupeur et de déception pour la soudaine interruption de ce tour vertueux que nous attribuons à l’auteur rocambolesque dont on ne connaît que le nom d’art, Le Galérien. Un sobriquet qui ne révèle que son appartenance à une génération qui, avant de connaître Bob Dylan, Gainsbourg et les Pink Floyds, aimait sans réserve Yves Montand, le chanteur gigolo par excellence, doué non seulement d’une voix ironique et rassurante, mais aussi d’une présence sur scène côtoyant l’élégance et, surtout, la joie de vivre.
C’est sans doute en raison de cette attitude mélancolique de « revivre sa vie pour la raconter » que Le Galérien est en train d’obtenir son incroyable succès parmi les lectrices de tous les âges.

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En lisant vos communiqués, je demeure pourtant assez perplexe. Un écrivain, même le plus prolifique, a le droit de se prendre des pauses. Un livre ce n’est pas une pizza ! Ni pour celui qui l’écrit, ni pour celui qui le lit.
Par contre, dans les derniers temps, vu la facilité de trouver des livres, des cahiers et des opuscules aux formats les plus variés, tous marqués sans failles par la signature du nôtre, il me semble que cela ait engendré une attitude erronée et, à la limite, dangereuse.
Comme si nous fûmes dans une pizzeria, où l’on nous a accueillis à la hâte en nous indiquant l’unique table qu’on vient juste de libérer après une longue attente dans la rue. De façon distraite, on nous lance la « carte » où nous découvrons, étrangement, au lieu des pizzas de différentes création et saveur, les titres des livres du Galérien, par exemple « Journal intime aux quatre-saisons » ou « Testament immoral aux champignons » ou encore « Histoire de Nino à la sicilienne ».
Dans une pizzeria comme ça, on gaspillerait beaucoup de temps dans le choix du livre à manger. Car ce serait tout à fait légitime la peur d’engloutir une brique indigeste ou alors d’avoir entre les dents un plat trop pimenté ou, au contraire, complètement insipide.

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Qu’arriverait-il d’ailleurs si de but en blanc, les yeux fermés, notre doigt pointait enfin sur un opuscule au titre appétissant comme « Le balcon à la napolitaine » ? Je crois que tout de suite après nous commencerions à nous agiter, à protester que les voisins de la table d’à côté ont été servis beaucoup avant que nous, parvenant même à hurler, impatientés : — finalement, va-t-elle arriver ou pas, cette pizza ? 

Chère Fermina, si j’étais à la place du Galérien, je refuserais de faire les pizzas et les servir aux tables. Emporté par l’ennui, je me sauverais enjambant la fenêtre de la cuisine et passant au-delà du mur de la cour qui heureusement ne dépasse pas le mètre… Je m’échapperais au plus loin possible.
Par conséquent, la question que nous devons nous poser est une autre : « Où s’est-il caché ? » Pour quelle raison un homme qui a eu la chance, finalement, de pouvoir dialoguer avec le monde — même s’il s’agit, bien sûr, d’une partie minuscule de ce monde même, strictement peuplée d’êtres de sexe féminin — arrête-t-il tout d’un coup de défourner des pizzas et se retire dans l’anonymat ?

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Dans l’espoir de faire une chose utile et d’être pardonnée par mes supérieurs des Postes italiennes, j’ai accroché mon vélo à un poteau. Ensuite, je me suis libérée du gilet couleur de surligneur et je me suis aventurée sous les arcades. En marchant, je me suis souvenue du livre des poésies du nôtre que j’avais dans la poche.

En ces jours violets
violés à peine
par la peine d’une viole
notre joie sans haleine
explosait violente
dans une chambrette
parfumée de violette.

Tu n’étais pas la vraie Violette
et je manquais à mes devoirs de roi.
Mais je devins violon, je crois
pour ta voix de suffragette.

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Ensuite, arrivée devant cette vitrine, je me suis aperçue que ma chasse au trésor commençait à avoir du sens. Mais, entre-temps, comment fais-je à vous expliquer que le mot français « séparé » n’a pas pour nous, en Italie, la même signification qu’il a pour vous, en France ? Pour nous, le mot « séparé » désigne, sans quiproquo, un « endroit aparté », un coin discret ou en tout cas isolé où deux personnes peuvent se leurrer dans l’illusion qu’elles sont seules. Quand nous nous asseyons dans « un séparé », cela veut dire que les intentions sont sérieuses, qu’il y a quelque chose qui nous lie, ou nous liera, ou alors nous a liés pendant beaucoup de temps à quelqu’un. Surtout si ce « lieu séparé », arbitraire et apocryphe au point de vue de la langue, est bien installé dans un endroit précis de notre mémoire ou, pour mieux dire, dans l’endroit même où nous avions désormais l’habitude de nous rencontrer.

003_antico caffé viola

Dans la poésie du Galérien, l’instrument de la viole se confond avec la fleur au même nom, qu’en français vous appelez violette. Si la couleur « viola » devient « violet », la Violetta de Verdi — alias la Traviata, femme rebelle et malheureuse que la musique renvoie « dans ce désert peuplé qu’on appelle Paris » — deviendra Violette.
Par ses vers violacés, le Galérien a voulu lancer, comme d’habitude, des messages contradictoires. Mais le hasard a voulu que je sois une factrice et que je suis très habile dans le déchiffrement des adresses les plus abstruses. S’il n’a pas vécu dans ma ville, cet écrivain vagabond, comme vous l’appelez, doit y être passé. En quelle autre ville au monde aurait-il pu rencontrer plus confortablement qu’ici une vagabonde comme lui ?

004_caffè viola_sant'isaia

Quand je suis arrivée, à bout de souffle, devant le grand café Viola, je ne me rappelais plus qu’on l’avait fermé. En vérité, il est passé très peu de temps depuis que sa propriétaire est partie à la retraite. Le rideau descendu, il manquait de tous ces suggestions et clins d’œil liés aux transparences, aux réflexes sur les vitres, à l’enchevêtrement poétique des tables à l’intérieur — ou des séparés — avec tout ce qu’on y projetait depuis l’extérieur : les colonnes colorées des arcades ; les lueurs bleues des voitures, les silhouettes des passants…
Cependant, dans un éclair, j’ai eu une intuition. Je me suis demandé depuis combien de temps on ne savait plus rien du Galérien… un temps où il ne laissait plus ses opuscules sur les bancs publics des Giardini Margherita ou sur les comptoirs des bars. « Dix jours ! » Est-ce que…?
Comme je te disais, je suis la factrice du quartier, je connais toutes les portes sur la rue. Selon mes souvenirs le Grand Café Viola avait aussi une entrée privée sur la cour, à laquelle l’on pouvait accéder par le portail à gauche, juste au début de l’arcade. Et c’était dans la cour, juste à côté de cette porte de service, qu’ils avaient installé leur boîte aux lettres. Pour entrer, il suffisait de sonner à l’interphone de BOLOGNINI. Donc, ma chère Fermina, je suis entrée, je ne sais pas pourquoi, affligée par une foule de sentiments de culpabilité… parce que je n’avais aucune lettre à livrer, parce que j’avais laissé mon vélo accroché sans trop de précautions, avec toute la poste encore à distribuer… et bien sûr je ne savais pas quoi dire.
Heureusement, la veuve Bolognini m’a ouvert sans rien demander et je n’ai rencontré personne dans le couloir sombre… Quand je suis entrée dans la cour, je suis demeurée pendant longtemps annihilée par la stupeur… devant la splendeur de cet immense magnolia, mais étourdie aussi par la chaleur humide s’encastrant de façon définitive dans cet exigu parallélépipède d’air.
La porte postérieure du bar était entrouverte. Le local s’effondrait dans une tranquille obscurité tandis qu’au fond, dans le coin opposé à ma porte, une ampoule assez modeste flottait au-dessus de deux têtes. J’entrai sans faire de bruit. D’ailleurs, même si mon cœur battait comme un tambour (ou, comme vous dites, la chamade) et que mes sandales craquaient sur le parquet, les deux personnes assises parlaient à voix tellement haute qu’ils ne pouvaient pas m’entendre.
Je ne suis pas sûre au cent pour cent qu’il s’agissait du Galérien. Mais il pouvait bien être l’un de ses personnages. Un homme grand, maigre qui n’était pas avare de gestes et semblait plonger tout à fait dans le regard de son vis-à-vis, que je ne pouvais pas voir parce qu’elle me tournait son dos.
L’unique chose dont je suis sûre c’est que la femme arborait sur les épaules nues un foulard violet…

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Revenant honteuse à mon vélo, je me suis dit que je ne crois pas aux phénomènes paranormaux. Mais qui étaient-ils, ces deux êtres à l’air attachant et indicible ? Ils étaient forcément des habitués du bar Viola ayant obtenu la permission de se voir une dernière fois à « leur » séparé. Était-ce un couple qui n’allait plus se revoir du tout ? Étaient-ce deux anciens amoureux qui allaient trouver pour eux un autre endroit, bien sûr beaucoup moins confortable, mais quand même cohérent avec leurs « nécessités » ? Étaient-ce au contraire deux ectoplasmes, projection abrupte de ma fantaisie, de mes lectures bouleversantes et de mes nuits de cauchemar ?
S’agissait-il, tout simplement, du célèbre barman Italo, qui avait donné rendez-vous à sa jeune maîtresse ? Ou bien, était-ce Sandra, la propriétaire, cette femme colorée en violet, qui rencontrait, peut-être en cachette, son ancien compagnon ?
Mais ces hypothèses cadettes n’étaient pas tellement intéressantes, pour moi.

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Me voilà, chère Fermina, j’ai terminé mon tour. Je suis en train de retourner à la poste de piazza Malpighi où je laisserai mon sac et le vélo… Tiens ! Ce rideau m’inquiète… Oui, j’en suis sûre et certaine ! J’ai trouvé le Galérien : il est renfermé là-dedans depuis dix jours ! Mais bientôt il en sortira, chargé de nouveaux livres. D’où tiré-je une telle idée ? N’entendez-vous pas ce bruit assourdissant ? Et cette odeur typique de plomb ? Ne voyez-vous pas ces tracts colorés emportés par le vent ? Dans un de ces imprimés, provisoirement collé au pare-brise d’une vieille Fiat 500, il y a cette inscription : « Après celle de Tino, vous voilà les histoires exemplaires de Gino, Lino, Dino et Nino ! »
Maintenant, je vais me coucher…
Violetta

La salutaire habitude de marcher des heures sur la route au bord de la mer (Lectrices n. 27)

20 vendredi Mai 2016

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Lectrices

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Rodney Smith, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Gladys,
La dimension internationale de notre association de lectrices, ayant désormais atteint l’autre côté de l’océan et même la sournoise région des Caraïbes, je vais m’insérer en qualité de première représentante de l’Amérique latine, pour ajouter mes informations et mon « ressenti » au sujet de l’histoire de Nino (ou Gino) que Le Galérien, un écrivain resté inconnu et jusqu’ici introuvable, avait essayé de raconter par le biais de bouquins de tout genre qu’il abandonnait partout de façon assez fantaisiste.
J’y reviens, malgré une récente proposition du Galérien même, déclarant d’un ton assez pathétique qu’il « s’en allait » sans se tourner en arrière. J’y retourne parce que je crois avoir des éléments pour reprendre le fil de l’enquête que les lectrices avaient si joyeusement entamée. Comme dans les meilleurs romans de formation et d’amour, l’ensemble des « œuvres » du Galérien qu’on a pu sauver de l’oubli, dont je possède désormais presque l’entière collection, contient plusieurs vérités savamment mêlées aux mensonges ou, pour être plus précis, aux fausses pistes. Car le but du narrateur ne se résout pas en une sorte d’autobiographie camouflée, comme un grand nombre de lectrices avait imaginé. Au contraire, l’autobiographie a été toujours étrangère à l’esprit de cet homme désormais âgé et, selon mes informations, très pacifique et désireux, comme le vieux marin d’Hemingway, de tirer les rames dans sa barque. Cet auteur — qui s’installe spontanément sur une branche latérale, tout à fait insignifiante du grand arbre de la littérature mondiale — a le même but primordial que mon plus grand compatriote, Gabriel Garcia Marquez, le but de « vivre pour raconter enfin sa vie » : « Si j’ai les instruments pour “transmettre” le sens miraculeux et caché de mon existence, je me dois de le faire ! Peu importe si un nombre très exigu de lecteurs me lisent et qu’une seule personne me comprend jusqu’au bout. Je n’aurai pas vécu inutilement ! » J’ai trouvé cette phrase tracée au stylo par le Galérien même dans une page d’un des plus beaux romans que Gabriel Garcia a écrit : « L’amour au temps du choléra », que je viens de relire en un seul souffle.
Je suis tout à fait d’accord : tout être sensible et créatif veut enfin vivre pour transmettre, car ce qui est vraiment important ce n’est pas le succès ou la gloire, mais le fait de savoir que notre travail et notre sang n’ont pas été gaspillés inutilement. Savoir que même seul un mot — un mot que nous avons choisi pour expliquer la vie à nous-mêmes — sera répété par d’autres bouches, au-delà de cette insignifiante barrière de la mort !
« Espérer… attendre » : deux verbes cruciaux et irremplaçables de chaque histoire d’amour, donc de chaque vie humaine ; deux mots qui fusionnent dans ma langue maternelle dans le verbe « esperar », que vous aussi, comme les Français, coupez en deux : « I hope, I wait… »
Voilà, chère amie londonienne ! J’ai découvert que les personnages qui se racontent eux-mêmes dans les livres du Galérien — Tino, Gino, Lino, Dino et Nino — ont eu tous les cinq une enfance heureuse et une adolescence difficile, dont ils sont sortis par l’amour d’une autre femme, ressemblante ou fort éloignée du modèle « inimitable » de leur mère.
Je m’arrête, Gladys, tout en vous envoyant, ci-joint, la lettre que je viens de recevoir de l’un de ces personnages, Tino. Sinon, j’ai la sensation précise d’un procès irrésistible qui s’est finalement déclenché. Nos collègues chargées des prochains rendez-vous auront sans doute la chance (ou la disgrâce) de rencontrer les autres quatre enfants prodigues !
Fermina

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Charles Édouard Perugini, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Señorita Fermina,
Je savais que tôt ou tard votre prénom unique serait ressuscité dans une femme en chair et os. Je savais et inconsciemment j’attendais aussi d’échouer sur votre adresse. Incroyable, mais vrai, vous habitez la même ville que moi, Barranquilla et vous avez le même prénom que Fermina Daga, tandis que moi, cela aussi est étonnant, j’ai le même prénom que son amoureux dans le livre de Marquez, Florentino Ariza ! Bien sûr, il y a plusieurs différences entre ce personnage et moi, dont une : tout le monde m’appelle Tino et mon nom de famille n’est pas du tout Ariza…
Cependant, je vous écris pour vous dire que ma vie sentimentale a suivi la même étrange parabole que cet amour au temps du choléra : j’aimais dévotement ma mère, mais bientôt je m’en étais détaché, car j’avais rencontré la femme de ma vie. Comment, tout de suite, sans attendre qu’une véritable expérience s’accomplit ? vous dites. Oui, tout de suite, tel un coup de foudre sur la route de Damas : j’ai perdu mon assurance d’enfant gâté, avec tout un monde de convictions inébranlables et à leur place, je n’ai eu qu’une certitude. J’aimais sans réserve Felicidad et elle aussi m’aimait. Sans pouvoir ne rien dire publiquement, elle m’avait fait entendre ses sentiments toutes les fois que je passais à côté de son petit jardin, entouré d’une haie très bien entretenue que ma tête dépassait à peine. Je pouvais la voir de dehors, tandis qu’elle ne pouvait me voir que si je montais sur le muret au-dessous de la haie…
Je ne peux pas vous raconter tout ce qui s’est passé dans ces premiers jours, señorita ! Car cela rentre dans la sphère intime de nos souvenirs à deux et je lui manquerais de respect. Néanmoins, sachez qu’une ou deux ou trois fois moi et Felicidad, nous avons eu la chance de nous isoler dans un cagibi sans fenêtre. Tout simplement, entre chien et loup et sans dire un mot pour ne pas réveiller le chien hurleur, nous nous étions donnés l’un à l’autre. Totalement. Notre joie avait été tellement intense…! Mais, comme il arrive souvent, trop souvent, le père de Felicidad traversa tout d’un coup une situation difficile… Elle vint alors au secours de son père, en épousant un homme de dix ans plus âgé, très riche…
Voilà, señorita, jusqu’ici il s’agit d’une histoire banale. Et même ce qu’il s’en suivit après le mariage de Felicidad avec Diego rentre dans le cliché du « déjà vu ». Cette femme « née pour moi » jura à son père qu’elle n’aurait jamais aimé « l’homme des circonstances » même si elle devait reconnaître qu’en fin de compte celui-ci avait été très compréhensif dès le premier instant. Pourtant à nul prix elle ne lui aurait cédé son cœur ! Diego devait se contenter de son corps ! Mais cela, personne ne me le dit, même Ines, la petite sœur de Felicidad qui avait auparavant fait la navette entre nous. Après le mariage, du jour au lendemain, la haie qui entourait le jardin fut remplacée par un mur de plus de deux mètres de haut. Me promenant sur la petite rue, je n’entendais alors que la voix de cet homme empressé, insistant, gentil… Je compris alors que les parents de Felicidad n’habitaient plus là ; j’imaginais qu’ils étaient partis à l’étranger et petit à petit je considérais ce jardin emmuré comme une citadelle inexpugnable.
Un jour, je décidai de cesser mes vains pèlerinages. Mais décidai aussi de me rendre une dernière fois auprès de Felicidad le cœur battant la chamade, sans plus savoir si j’espérais, ou pas, de la voir ou d’en entendre la voix. Étrangement, je trouvai juste au bord de la rue une des chaises de son jardin, où je m’assis sans attendre. En cet instant précis j’entendis la voix de Felicidad me susurrer : « Tino, mon amour ! Je garderai pour toi seul mon esprit et mon cœur. Attends-moi que je vienne te chercher… Je t’en prie ! »
Je vous avoue, señorita, que je demeurai longuement étourdi devant une telle proposition, en me posant d’infinies questions : avais-je vraiment entendu une voix ? Était-ce « sa » voix ? Voulait-elle vraiment que je l’attende ? Et moi, est-ce que je voulais la même chose ?

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Photo Izis, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Peut-être, ce que je vais vous raconter vous laissera perplexe. Mais c’est là que mon étrange amour à distance a cessé d’être banal pour devenir assez compliqué. Pendant longtemps, j’ai passé mes journées à attendre. Je ne pouvais pas imaginer que j’aurais attendu trente ans. Donc, les premiers temps, je ne m’éloignais presque jamais de mon petit appartement. Certains jours, je frôlais l’immobilité. Ayant une petite rente que mon père m’avait laissée, je pouvais me passer des travaux plus durs et exploiter donc chez moi mon activité d’enseignant d’espagnol, concentrant en de toutes brèves sorties quotidiennes mes petits engagements à l’extérieur, mes courses ainsi que mes visites à ma mère. Je restais chez moi parce que Felicidad « pouvait » avoir besoin de moi, venir me chercher. Pour me distraire, je lisais continuellement des romans et des nouvelles. Avec le temps, la gardienne de l’immeuble se chargea au jour le jour de mes courses, en échange des leçons d’espagnol que je faisais à son fils cadet. Mais ce ménage devint bientôt assez négatif pour ma santé physique : l’excès de lecture fit baisser ma vue tout en affaiblissant ma colonne vertébrale. À bout de dix ans, il me semblait être aveugle et je marchais complètement plié en deux. Ma tension artérielle avait de plus en plus des hauts et des bas tandis que la digestion, ralentie et alourdie par le manque d’air et de mouvement, échouait dans un rapport de plus en plus méfiant et irrégulier avec les toilettes.
Dix ans après le mariage de Tina avec Diego, je reçus une toute petite lettre. Elle se plaignait du malheur sans remède que son mariage lui causait et me demandait de l’attendre… car elle m’aimait encore !
Je n’eus alors pas le courage de lui répondre, même si je savais que tout en voyageant souvent en Europe, elle n’avait pas déménagé de sa villa à l’aspect décadent de Barranquilla… Puisqu’elle ne venait pas me chercher, j’allais de temps en temps m’asseoir sur cette chaise solitaire qui était toujours à sa place au bord de la rue, en face du jardin blindé, rien que pour moi (la chaise comme le mur).
Un soir, je tournais assez péniblement en rond autour de cette chaise essayant de me dégourdir un peu, quand j’entendis ces quelques phrases isolées :
— Jusqu’à quand te refuseras-tu de m’aimer avec tous tes sentiments ?
— Je t’ai donné mon corps, n’oublie pas ça, c’est un grand sacrifice…
— Mais pourquoi, pourquoi as-tu fait cela ?
— Parce que Tino aussi a fait le même. Il n’aime que moi ! Cela n’empêche pas qu’il introduise des femmes dans son irrespirable deux-pièces… Mais je sais bien qu’elles ne comptent rien pour lui !
— Donc, lui aussi fait le « sacrifice » d’aimer sans aucun émoi, pour rester « fidèle » à toi ?
— Oui, il s’entoure de personnes disponibles et légères pour ne pas me trahir !
Avant cette amère discussion qui me concernait tout en m’en excluant, je n’avais jamais imaginé de remplacer Felicidad dans mon deux pièces « irrespirable », même pour des rapports physiques sans conséquence.
Mais j’étais entre-temps tombé malade. Il me fallait quelqu’un qui me rappelle régulièrement les médicaments pour la tension, quelqu’un d’autre qui me fait des massages tout en m’aidant à reprendre petit à petit l’usage des jambes en me disant : « Ne regarde pas à terre ! Au contraire, fixe l’horizon ! » J’avais besoin en plus de quelqu’un qui me lisait des livres de façon que je ne m’efforce pas avec les yeux… enfin, j’avais besoin de quelqu’un qui m’aide à faire mes périodiques lavements ! Oui, j’avais acheté la poire à lavement, mais j’étais tellement nul en cette entreprise…
Je commençai alors par demander l’aide d’une infirmière. Très scrupuleuse, celle-ci venait deux fois tous les jours. Au petit matin, elle me faisait avaler le médicament principal et le comprimé de bêtabloquant, avant de me soutenir, telle une béquille humaine, dans une petite promenade de quinze minutes autour de l’immeuble. Le soir, une autre infirmière arrivait avec un énorme clystère et procédait avec énergie au lavement qui finalement, après des années de souffrance, me plongeait dans un état de béate incrédulité et de provisoire joie de vivre… Une autre infirmière me rejoignait au cours de mes nuits insomniaques pour me lire des pages troublantes ou limpides…
À bout de dix années de cette vie de malade gâtée, c’est-à-dire vingt ans après le mariage de Diego et Felicidad, je demeurais comme le premier jour « foudroyé sur la route de Damas » et, sans faire de prosélytisme comme Saint Paul, je m’adaptais courageusement à vivre avec mon amour raté et mon inguérissable constipation en buvant du thé et confiant à la poire à lavement la solution périodique de mes alternances entre diarrhées et blocs intestinaux. La plupart de mon temps se déroulaient dans la position horizontale et cela amenait des états de souffrance physique qui s’ajoutaient à ma mélancolie profonde et étendue.
Dans cette vie suspendue et reculée — la condition d’un enfant qui se cache dans une chambre sombre pour y attendre indéfiniment le secours amoureux de la mère —, je me découvrais pourtant, avec orgueil, quelques petites habiletés ainsi qu’un formidable instinct de conservation. Car en fait je me laissais secourir sans scrupules ni hésitations par des femmes « faciles » dont je ne risquais pas de tomber amoureux, bien sûr, mais qui rendaient sans doute moins pénible mon alcôve solitaire.
Avec le temps, je trinquais même, avec elles, de bouteilles de champagne italien qu’elles achetaient pour deux sous. « En l’honneur de ma bien-aimée “difficile” ! » disais-je en levant le verre vers l’ampoule tristounette qui pendillait sur nos têtes.
« Elle t’attend au passage ! Ça, c’est sûr ! » répliquait tout de suite la compagne provisoire de mes offusquées dérives nocturnes.

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Image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Trente ans avaient sonné depuis le fameux mariage, mais encore Felicidad niait à Diego la totalité de son amour. Ce fut alors, ma chère Fermina — véritable lectrice ayant la patience de m’entendre tout au long de cette périlleuse et défatigante narration —, ce fut juste alors je vous disais, que Diego, osant briser pour la première fois de sa vie le mur de caoutchouc des conventions silencieuses, frappa à ma porte. Ou pour mieux dire poussa sans effort ma porte qui est toujours ouverte à mes visiteuses à cause de mon exigence d’horizontalité — devenue avec le temps une attitude tout à fait opposée et même ennemie vis-à-vis de celle qu’on conseille aux humains, afin qu’ils gardent leur verticalité, c’est-à-dire la positive habitude de marcher tout en fixant l’horizon…
Il faut dire que de cette rencontre historique, qu’on ne pouvait pas imaginer plus brusque et maladroite, je garde un beau souvenir ! Oui, cela vous émerveillera, mais je ris intérieurement en voyant la stupeur se peindre, invincible, sur le visage de cet homme distingué qui s’imposait par son élégance nonchalante et aussi par le parfum débordant de son après-rasage. Pourquoi était-il ébahi, abasourdi et sans paroles ? Mais bien sûr, parce que j’étais en train, avec une nonchalance inélégante qui n’était pas dépourvue de charme… j’étais en train de faire l’amour à ma plus récente recrue parmi la vaste population des infirmières, professionnelles ou pas, qui peuplent notre planète et notre belle ville sur la mer aussi.
Diego se rendait parfaitement compte que c’était anachronique de le dire, mais il avait tellement débité à voix haute cette phrase en s’approchant de ma porte ouverte qu’il dit quand même ce qu’il devait dire : « Reprends-toi Felicidad ! Elle t’aime, elle t’a attendu pendant tout ce temps, vous vous êtes promis de vous attendre l’un l’autre… donc voilà, je me débarrasse d’un poids qui m’était désormais insupportable ! »
« Merci, lui répondis-je tandis que la belle Isabela se dérobait derrière le drap vivement coloré… Merci, que puis-je t’offrir en échange ? » Je n’avais pas des biscuits, mais j’aurais pu lui préparer un thé avec des tartines beurrées…
« Je vais emprunter ton infirmière, si elle est d’accord. Je suis vieux, mais encore en forme et j’ai suffisamment d’argent pour faire au moins quinze fois un tour fouillé du monde ! »
Ensuite, Diego partit au loin avec cette infirmière pleine d’enthousiasme et de fantaisie. Mais, suite à un accident banal, ils moururent tous les deux. Restée veuve, Felicidad m’accueillit finalement dans sa grande maison, mais tout de suite après une semaine passée à savourer les joies incommensurables de notre paradis perdu, elle plongea dans une sombre mélancolie imprégnée de sentiments de culpabilité pour tout ce qu’elle avait fait endurer au pauvre Diego. Pour ce glorieux amour repêché et réhabilité, il n’y eut plus rien à faire, et ce fut inutile de démolir le mur d’enceinte pour le remplacer avec la haie d’origine…
Dernièrement, je me sentais de plus en plus piégé, resserré comme dans une cage à canaris… J’ai pris alors la salutaire habitude de marcher des heures sur la route au bord de la mer… Jusqu’à ce qu’un jour…
Tino

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Jean-Jacques Henner, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Giovanni Merloni

Fleurs séchées et fleurs jetées : face à une nature de plus en plus périssable, que ferons-nous de notre conversation ? (Lectrices n. 26)

14 samedi Mai 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Lectrices

001_André kertész 180 André Kertész, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Chère Hilda,
Je regrette de ne pas vous avoir rencontrée ce jour où m’aviez appelée depuis une cabine de la Victoria Station. Mais j’étais tellement prise dans mon travail chez le libraire de Brompton Road que je ne m’accordais même pas le droit de respirer. Enfin, ce bouche-à-oreille autour d’un nuage plutôt insignifiant — ce Galérien plus inexistant que le chevalier de Calvino — s’est révélé au contraire fort propice pour nous : les suffragistes sont devenues des « suffragettes », en transformant le droit à la lecture en mouvement intelligent qui revendique la parole aux lectrices. « La parole jusqu’au bout ! » Lire c’est en fait déverser nous-mêmes en chaque phrase ou mot qu’on trouve incrustés sur les pages d’un livre. Lire c’est ajouter quelque chose de soi, continuer, remplissant les vides volontaires ou involontaires que la plume du poète-écrivain a laissés. Lire c’est de quelque façon écrire aussi.
J’aurais eu un plaisir particulier à vous voir « en vrai », même dans la contrainte temporelle de cette petite heure qui sépare le départ d’un train du suivant… car nous avons, il me semble, un petit secret et aussi un privilège à partager. Car si votre lettre est signée par Nino et qu’au bout de la mienne il y a un autre prénom, Gino, j’ai tout de même l’impression, frôlant la certitude, qu’il s’agit du même homme et du même prodige !
Oui, je peux vous comprendre, avec mon prénom anglais je ne suis pas là pour vous rassurer. En tout cas, rien qu’en vous rendant sur internet, vous pourrez constater que Gladys ce n’est pas Greta ni Garbo ! Je ne suis pas une espionne internationale, croyez-moi. D’ailleurs, si j’y pense, ce n’est pas vous qui avez eu des attitudes méfiantes, au contraire ! Mais voyez combien je me suis brouillée moi-même… juste pour vous dire…
Imaginez-vous, chère Hilda, que nous nous étions finalement rencontrées à la Victoria Station, avant de nous sauver dans la salle d’attente de la première classe…. Je vous aurais serré la main, pour vous dire :
— Gino m’a téléphoné !
Et j’imagine votre réponse :
— Moi aussi, j’ai eu Nino au téléphone : nous avons bavardé un long moment… plus qu’une heure !
Dans cette gare bruyante et fourmillante de gens pressés, nous aurions échangé autour de ces deux êtres exquis qui avaient voulu traverser le miroir, comme Alice… Avant de nous apercevoir qu’il s’agissait sans doute de la même personne !
J’aurais maintenant une amie de plus, et pour une énième fois j’aurais incarné, devant vous, le personnage de la femme ou de la maîtresse d’un homme aussi charmant qu’insaisissable, tandis que vous auriez revêtu un rôle complémentaire et opposé au mien, vous déguisant dans les habits d’un phénix ou d’un sphinx.
Dans la nostalgie de cette rencontre ratée et de tout ce qu’il aurait pu en suivre, j’éclate maintenant en sanglots — ou alors je ris sans retenue — si je pense que cet homme a réellement existé pour moi, pendant une période de ma vie que je garde jalousement au fond du tiroir de ma cuisine : un tout petit caillou noir, enveloppé dans une coupure du Guardian avec une date, 4 juin 1975, le jour de mon anniversaire !
Je vous embrasse fort, humble Hilda, Hilda humide de larmes, Hilda heureuse, je crois, de votre extraordinaire ténacité…!
Adieu !
Gladys

P.-S. Comment a-t-il pu réussir — cet écrivailleur de deux sous se dérobant derrière le titre d’une chanson — à pénétrer dans nos vies jusqu’au point de remplacer mieux que Cyrano ces êtres qui nous ont pendant des jours et des nuits inoubliables bercées dans leurs bras virils ?

P.-S. Voilà pourquoi je vous parlais de prodige…

002_Gabriel Ferrier 180 Gabriel Ferrier, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Fleurs séchées et fleurs jetées : face à une nature de plus en plus périssable, que ferons-nous de notre conversation ?

Ma chère Gladys,
Tu jureras que ce n’est pas vrai, mais je viens juste de recevoir une lettre de ta part. Je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un d’autre qui se mêle dans nos affaires ; quelqu’un qui est à la fois tellement habile dans les contrefaçons des calligraphies d’autrui… Personne ne peut remplacer ton expression unique :
— bonjour Gino, nuit profonde, réveil tonique ! De bisous pour toi, et partage de café !
Je t’y reconnais. Je te vois parfaitement, sortir de la salle de bains tout comme « l’amica risanata » de Ugo Foscolo, emmitouflée dans ton peignoir chinois… Je m’arrête. Car je suis seul et je ne veux pas gâter cette « invitation » à reprendre notre conversation par des attitudes déplacées et inopportunes.
Donc je recommence… Bonjour Gladys, moi aussi j’ai dormi. Je vais consacrer mes premières énergies du matin à une reconstruction fidèle de notre dernière conversation téléphonique, ressemblant à un petit déjeuner où l’on trouve, avec le thé (ou le café) et les tartines au beurre, d’autres ingrédients indispensables…
Si je ne me trompe pas, il était dimanche, et tu m’avais dit :
— Je vais commencer, après mon café, à faire le plein de fleurs au marché, à côté de chez moi
— Oui, celui de Columbia Road, je le sais.
Depuis une de ces fameuses cabines rouges, tu m’avais appelé, enthousiaste :
— Ici le temps est doux et gris. Pourtant, les étals regorgent des couleurs de l’été : les fleurs multicolores s’épanouissent. J’adore les marchés !
J’essayais alors de te parler du marché de Campo de’ Fiori, avec ses ombrelles blanches et cette statue sombre et pensive debout au milieu… Avec un effort de mémoire et d’imagination, j’essayais de me catapulter à tes côtés :
— Les fleurs contrebalancent cette mélancolie qui se colle aux façades et aux arbres mêmes quand le soleil nous abandonne… Plus tard, séchées et faufilées dans les pages d’un livre, elles nous rappelleront leur épanouissement au soleil…
— Tandis que… tu m’avais répondu, haletante… notre conversation glisse dans le fil, comme sur une page invisible, ne laissant de trace qu’en nous deux…
Tu avais raison, ma chère Gladys, moi aussi je ne me souviens que de phrases… ou mots isolés… J’ai presque tout oublié, tout perdu de nos conversations téléphoniques continuelles…
Je ne pourrais jamais espérer de te revoir, alors ? Certes, tout a changé…
Viendrais-tu à ma rencontre à la gare Victoria ? Serais-tu d’accord pour une promenade à Regent’s park, même s’il pleut et que le vent souffle ?
Assis sur l’un de ces lourds bancs publics, j’aimerais d’abord m’abandonner à mes souvenirs d’enfance, pour recréer cette complicité avec toi, surtout verbale, qui nous isolait pendant des heures du reste du monde… Ou bien, j’aimerais t’inviter chez Babington’s, le fameux « tea-room« … Excuse-moi pour cette licence poétique : tu sais bien que je parle maintenant d’une salle de thé qui se trouve à Rome, piazza de Spagna ! Un endroit où nous fîmes une halte inoubliable après avoir traîné en long et en large dans le parc du Pincio sans renoncer ensuite à cette merveilleuse exposition de Chagall à la Villa Médicis…
T’en souviens-tu ? Peu habitué à cette boisson nordique avec ces tranches de citron qui flottaient au milieu de la fumée, j’évoquais la granita au citron que mon cousin de Romagne savourait au petit matin dans un petit village au bout extrême de la Sicile… et puis, je ne sais pas pourquoi, je me plongeai dans le souvenir d’une réunion chez des amis de mes parents, dans un grand appartement via Palermo, à côté de la Galerie d’Art moderne de via Nazionale… où l’on commanda je ne sais pas combien de verres remplis de « granita de café avec crème fouettée »… Ah, la granita de café… quel délice !
Mais si c’était maintenant, je me plongerais dans un passé plus récent, dans le même passé que tu as vécu toi aussi, pendant cette période, révolue désormais, où ta famille avait suivi ton père à Milan, où je travaillais…

003_fleur de laurence 180Image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Je me rappelle… tu te moquais de moi à cause de mon drôle de prénom, Gino, que je partageais d’ailleurs avec Gino Paoli, le chansonnier qui lançait au milieu du smog milanais de véritables poèmes, comme :

Vivre encore, pendant seulement une heure…

ou

Sans finir, tu traînes notre vie…

ou

Cailloux que la mer a consommé
ce sont mes mots d’amour
pour toi...

Tu insistais pourtant avec ton jeu de mots. Je n’étais pour toi que Cerutti Gino, ce personnage maladroit et désinvolte à la fois (créé par Giorgio Gaber) dont on parlait sans cesse au bar du Giambellino en lui incrustant le titre fort élogieux de « dragon ». Il s’agissait en vérité d’un personnage peu recommandable rentrant et sortant de prison à cause de ses prouesses de voleur pas plus habile que ça… Tu m’appelais « dragon » tandis que moi, pour toute réponse, m’aventurais dans des analyses plus fouillées sur l’importance de la chanson pour les Italiens : dans un pays où l’unique véhicule de communication reconnu entre les humains est la chanson, Giorgio Gaber et Gino Paoli ont partagé — l’un à Milan, l’autre à Gènes — la petite joie d’ouvrir une petite brèche dans le conformisme de chansons belles, mais rhétoriques et éloignées, amenant finalement sur les plateaux et dans les salles irrespirables où se groupaient les jeunes gens une idée de la vie nonchalante et sérieuse à la fois.
— En Italie nous appelons « scanzonato » quelqu’un qui réussit à se dégager pas seulement des liens trop serrés et des conventions trop abstruses… je te disais, t’en souviens-tu ? Oui, je suis scanzonato, parce que je peux devenir d’un bond capable de me dérober à la propagande de tous ceux qui voudraient se moquer de moi en me faisant croire aux ânes qui volent !
Tu riais, mêlant des phrases de ton pays où je ne trouvais pas les mêmes mots des Beatles ou Bob Dylan… Tu disais alors :
— J’ai compris ! Tu es scanzonato et gai, scanzonato et triste, scanzonato et tragique… L’Italie est-elle comme ça elle aussi ?
Oui, chère Gladys, l’Italie est un pays comme ça. L’amour pour la boutade et la vanité, le désir d’être hissé sur le plus haut piédestal : tout cela est plus important que le mérite ou la vérité historique. Tout cela écrase surtout le bon goût et l’amour propre. Oui, pour une gloire vaine et éphémère on fait hara-kiri, on déborde, on trahit, on piétine toute cohérence et humanité. On arrive même à défigurer l’image de nos pères, de nos grands poètes, de ceux qui ont créé notre culture, notre langue, notre humus primordial…
Je te vois étonnée, dubitative et même perplexe :
— Quel lien peut-il y avoir entre l’indulgence pour le caractère scanzonato des chansons de Paoli et Gaber, et cette attaque contre les conséquences presque inévitables, totalement négatives selon ce que tu dis, de ce même caractère ?

004_fenêtre laurenceImage empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

En cette période-ci, un réalisateur italien très connu et estimé a voulu se mesurer avec un thème objectivement difficile et grave, celui de raconter au monde la vie de Giacomo Leopardi.
Dans une lettre adressée à une de tes collègues lectrices, un certain Nino s’enflammait, justement, en soulignant la difficulté de traduire en une autre langue L’infini de Leopardi et, en même temps, l’importance de ce poème ne représentant qu’une des perles de cet immense poète.
Je ne veux pas examiner trop d’aspects de ce film qui m’ont laissé déconcerté, car il y avait aussi beaucoup de belles choses dans ce film même qui auraient pu enfin me convaincre à applaudir cette œuvre comme une tentative honnête et volontaire.
Mais ce film, par son manque de sensibilité, inacceptable pour moi, révèle enfin tous les défauts, les vices et les faiblesses qui portent, hélas ! beaucoup de mes compatriotes à compromettre ce qu’il y a de valide en eux jusqu’à se perdre.
Dans tous les livres qu’on a diffusés pour lecteurs et lectrices de tous les âges et sensibilité, une note biographique est gravée sans équivoque : Giacomo Leopardi était bossu, son épine dorsale, après une grave maladie pendant son adolescence, était gravement compromise. Dans tous les récits on raconte aussi d’une mère geôlière, qui tenait ses enfants, dont Giacomo, sous clé. Les rares sorties du poète de Recanati (à la suite d’abord de Pietro Giordani ; ensuite d’Antonio Ranieri) sont unanimement considérées comme des fuites. Or, dans une culture piégée par la division et la répression comme l’était la culture au XIXe siècle en Italie, la grandeur de cet homme de génie — qui a eu la force d’écrire et diffuser dans l’Europe stupéfaite des œuvres devenues aussitôt indispensables — représente un trésor unique, tout comme son image. L’image d’un homme souffrant, mais généreux et doué de la force d’un géant. Juste un siècle après, Antonio Gramsci — cet homme qu’on ne pourrait plus intègre qui a été capable de résister pendant onze ans dans une prison, confiant à des lettres (qu’il ne pouvait envoyer que tous les quinze jours) un testament politique, moral et culturel qui est devenu une œuvre d’importance capitale — est sans doute un « grand Italien » qu’on pourrait rapprocher à Leopardi pour bien de situations douloureuses qu’ils ont dû tous les deux endurer jusqu’à en mourir.
Dans ce film, le réalisateur n’essaye pas de nous partager jusqu’au bout le sentiment de Leopardi lors de ses « fuites » de Recanati. Il ne se charge pas d’entrer dans l’âme du poète ni d’essayer d’imaginer comment pouvait-il voir et ressentir le monde devant lui et autour de lui. Il s’est amusé à regarder Leopardi comme un objet ou plus proprement comme un corps. Un corps plus déformé que celui de Rigoletto. Le corps d’un homme qui avance à quatre pattes et n’est même pas en condition de lever la tête pour regarder les gens dans les yeux.
Je trouve que cela est cruel et que rien ne justifie cette prétendue « vérité » qui tue une deuxième fois Giacomo Leopardi et tue aussi toute idée noble et saine de la culture.

Cela me rappelle d’emblée le début de notre rencontre téléphonique (ou télépathique) : tu t’inquiétais pour les fleurs qui se fanent, pour ces pétales qui tombent un à un. Je te disais que les fleurs séchées se transforment volontiers en marque-pages et petit à petit fusionnent avec les livres par une espèce d’amour délibéré : si les livres aiment les fleurs, les fleurs aiment les livres aussi !
Qu’est-ce qu’il arrivera à notre littérature, à nos livres, du moment qu’un homme comme Leopardi a été traité avec une telle désinvolture ? Combien de fleurs séchées, combien d’écrivains et poètes malheureux comme lui, seront jetées à la poubelle avant d’être connus et insérés tels des marque-pages dans le Grand Livre Immortel ?
Et, face à une nature de plus en plus périssable, que ferons-nous de notre conversation ?
Gino

001_calaferte 180 Calaferte, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Giovanni Merloni

L’infini des humains (Lectrices n. 25)

10 mardi Mai 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Lectrices

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La lectrice de Valentine Cameron Prinsep (part! ,image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Chère Ilona,
Le temps qui reste aux lectrices pour échanger leurs points de vue autour des « étranges confessions de Nino Le Galérien » va se rétrécissant au fur et à mesure que le relais passe d’une main à l’autre, d’une consonne à l’autre. Chacune de nous commence à mal supporter sur sa tête cette espèce d’enseigne sans charme dont la lueur va s’assombrir impitoyablement. J’aimerais pouvoir faire déjà un petit bilan, m’appelant à notre abbesse Héloïse, qui a été d’ailleurs une de premières lectrices fidèles de notre histoire littéraire. Mais je dois respecter la consigne du silence et attendre que ce soit Cassandre à en parler, ou alors Béatrice, ou bien Ariane.
Dans les conditions actuelles, je respire autour de moi des journées qu’on ne pourrait plus agréables au point de vue climatique. Pourtant j’assiste de moins en moins aux découvertes des bouquins de notre auteur mystérieux et je risquerais sans doute de dire des bêtises en refermant trop à la hâte mon journal de bord.
Les jeux ne sont pas encore faits, je crois. Attendons donc que Nino en personne nous avoue son secret. Je suis sûre qu’il le fera. Il y a encore du temps…
Hilda

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La lectrice de Valentine Cameron Prinsep, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

L’infini des humains (Lectrices n. 25)

Chère Hilda
Il y a d’infinies façons de se représenter l’infini. L’infini des mathématiciens et celui des astrophysiciens me fascinent et me terrorisent à la fois. Car l’idée d’infini, qui se projette au-delà de tout ce que nous ne pourrons jamais mesurer ou comprendre entre nos pieds, nos mains et notre petite tête, marque inévitablement, tôt ou tard, une frontière infranchissable, une porte noire que nous ne pourrons jamais dépasser sans sortir de notre naturel, sans nous soumettre à des épreuves claustrophobes… Pour sortir de notre coquille d’œuf, nous devrions nous contraindre dans une boîte ressemblante à une caisse de mort, fermer les yeux, arrêter de respirer et tenter la chance d’un voyage qui serait plus long que notre même vie.Cela nous emmènerait dans un endroit solitaire ou plein de monde où nous serions seuls, définitivement séparés de notre passé et de tous ces corps humains ô combien chéris et regrettés !
Je préfère expérimenter la petite ambition de demeurer humain, gardant l’espoir de « mesurer » de mes pas et de mes bras le monde qui m’entoure.
J’avais connu et de temps en temps rencontré une autre Hilda, Italienne, dont quelques-uns de mes camarades d’université se souviennent peut-être. Sa voix était petite, comme d’ailleurs sa figure. Son regard bleu était extraordinaire : chaque fois que j’allais la voir dans son atelier d’architecte juste à l’entrée de la villa Doria Pamphylie, ses yeux, comme des vedettes timides et incertaines, accaparaient toutefois sans hésitation tous les feux de la rampe…
Je regardais ses grands yeux et j’y trouvais la mer, l’océan, les glaces polaires, les gorges creusées dans la jungle par les fleuves tropicaux. Aurais-je pu envisager une confiance plus proche avec cet indicible regard ? Aurais-je pu désirer que s’ouvre pour moi cette porte bleue céleste au milieu de cette vague violente et magnanime ? Impossible, pour d’infinies raisons que je savais en avance…
Pourtant, j’avais l’autorisation de m’asseoir à côté d’elle, de respirer son parfum frais et pénétrant ainsi que de me plonger dans le bleu infini de ses yeux.
Elle me parlait d’architectes américains, de Tomas Maldonado, de ces immenses baies vitrées recouvrant les gratte-ciels de Mies Van der Rohe… Maintenant

« movesi il vecchierel canuto e stanco »

Il se meut, entre Hilda et moi, le vieil homme chenu et las… Si je songe au vieil homme de Pétrarque qui avance péniblement, entrant et sortant à l’infini de cette porte bleue ou de cette bouche murmurante au milieu du silence, je ne peux pas passer à côté de cette autre image :

« Solo e pensoso i più deserti campi
vo mesurando a passi tardi e lenti… »

Seul et pensif, de mes pas lents et tardifs je vais mesurant les champs les plus reculés… Oui, bien sûr, Hilda, on ne peut pas traduire « tardo » avec « tardif ou retardataire », cela serait trahir l’esprit de Pétrarque qui aura d’ailleurs reformulé ces mêmes vers en français. Il s’agit d’un pas lent que l’âge rend plus compliqué, un pas qui n’a plus l’élasticité ni surtout la désinvolture de la jeunesse.
Quel âge pouvait-elle avoir ces jours-là, dans cet atelier tout blanc embelli par un grand vase de cristal débordant d’œillets rouges ?
Un peu plus que quarante ans, je crois, tandis que moi, j’en avais vingt-trois… Je me sentais comme ce pauvre vieux au pas pénible, obligé de mesurer un monde qui se rétrécissait déjà… Tandis qu’elle, maintenant je le comprends, était une petite Audrey Hepburn capable de sourire, mais incapable de rire.
On laissait alors partir le train impétueux des discussions héroïques, entamées au hasard des connaissances encore faibles ou confuses… Je lançais ma fantaisie d’apprenti architecte au milieu des nuages de fumée que ses Marlboro jetaient entre nos nez très proches.
— Il me semble que l’être solitaire de Pétrarque est un homme qui n’a pas le souci de l’âge, disais-je.
— Il fait la navette entre vous et moi, disait-elle.
— Il mesure les distances de la vie, les abîmes qui séparent l’homme de la femme, disais-je.
— Il se rend à Recanati, chez son fils spirituel… Giacomo Leopardi !
— Vous avez tout deviné, Hilda.
J’aurais aimé lui prendre la main et partir avec elle dans cette miraculeuse solitude à deux où l’on aime aussi bien les instants de l’emportement fusionnel que la lenteur sans âge des pas qui mesurent le poids d’une existence en train de s’épanouir douloureusement, à l’infini.
Voilà, chère Hilda, vous qui traînez là-bas, à Castries… Voilà combien de choses me faisait voir cette Hilda romaine, ô combien regrettée, ô combien abandonnée au-delà d’une mer bleue que nos billets de souhaits ne pouvaient certes pas effacer.
On trahit même en disant « Ô combien je serais ravi de vous revoir, de te revoir ».
On trahit, en même temps, quand on a envie de nous emparer d’un chant merveilleux, qui nous touche tout en ne restant compréhensible que par petits fragments… On trahit Leopardi ou Pétrarque par une traduction en français trop légère et insouciante, comme s’il s’agissait d’un récit ou d’une fable.
L’infini de Leopardi est intraduisible en français tous comme le Bateau ivre de Rimbaud en italien.

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image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Je vous invite à Recanati, ma chère Hilda de Castries. Vous verrez devant vous un paysage méditerranées qui ressemble un peu au tien, si seulement tu te déplaces entre les Cévennes, le Gard, Avignon (où Pétrarque a connu Laura) et Vaucluse (où Pétrarque est mort)…
Imaginez-vous : nous sommes assis tous les deux au sommet d’une petite colline, juste à côté de l’ancien bourg de Recanati, où elle trône, encore, solennelle la maison ancienne où habita comme un reclus le grand poète et philosophe de la Nature mère et marraine. Regarde avec moi le paysage qui se structure devant nos yeux avec son histoire d’hommes et femmes et familles et travail et guerres et peur… Regarde cette profondeur d’espaces qui s’enchevêtrent les uns dans les autres suivant les arbres, les fleuves, le vent, les feux. La langue que Leopardi épouse pour son chant immortel est d’une simplicité extrême : chacun de ses mots, quiconque peut le dire, tout le monde le connaît. Et pourtant, dans la transmigration dans une autre langue, même si partout les espaces et les hommes et les femmes auront toujours le même mystère… La densité et la force des images que Leopardi murmure vont inexorablement se dissoudre ou devenir inefficaces…
Je te fais bien sûr cadeau de ma traduction périlleuse et inadéquate. Mais je crois que tu comprendras mieux le sens de cet « infini des humains » à travers une petite tentative de partager ensemble quelques-uns des mots stratégiques de cette œuvre. J’espère que, tels des cailloux au milieu d’un torrent d’eau vertigineuse, ils nous deviendront familiers comme de bons plats de pâtes italiennes accompagnées par un bon fromage et un bon vin de Bordeaux…

« Sempre caro mi fu quest’ermo colle »

« Caro, ermo colle » : la petite colline où nous sommes, chérie par ce poète timide et forcément solitaire, se trouve juste au bout des « deserti campi » de Pétrarque. Le mot « ermo » résume en lui-même l’esprit du lieu : un endroit reculé, adapté aux gens solitaires voire aux ermites, donc un champ désert, un mont sauvage.

« E questa siepe che da tanta parte… »

Le mot « siepe » est aussi difficile à caler dans une autre langue. Il s’agit bien sûr d’une haie, mais elle a une onomatopée et une musique intraduisible. Car la « siepe » garde en elle aussi l’idée de la « serpe », qu’elle soit vipère ou couleuvre, qui ne fait qu’une avec les haies qui bordent les coins isolés et sauvages… tout comme cette colline où nous sommes, chère Hilda, que tu vois à présent encadrée dans un circuit touristique qu’en a irrémédiablement défiguré l’aspect originaire.
Donc, cette « haie serpentante » (et comblée de serpents) est la co-protagoniste de cette aventure de l’infini. Le jeune poète — on ne pourrait plus cultivé et inexpert vis-à-vis de sa propre campagne brusque et violente — partage les émotions de sa découverte avec la « siepe », un personnage sage et sauvage à la fois. Elle a la même fonction qu’une fenêtre ouverte sur une vaste et profonde campagne. Comme votre fenêtre, Hilda, la « siepe » laisse voir, ou mieux « entrevoir ». Ou alors elle cache « da tanta parte » (pour une longue traite de buisson) le « dernier horizon »…

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Je vous laisse deviner vous-même, Hilda, les mystères que cache chacun des mots de cette poésie de Leopardi dans les deux langues — l’italien de Leopardi et le français d’un traducteur-amateur —, suivant de vos beaux yeux verts ou bleus l’image que vous-même m’avez envoyée pour vous faire pardonner… Oui, vous ne venez plus à ce rendez-vous hors du temps sur le « colle de l’Infinito ». Patience ! Je ferai moi-même cet exercice de l’infini à partir de cette lectrice habillée de céleste… de ce jour doux se balançant dans cet « entre-deux » : tout ce qui vit « au-dehors », dans un paysage harmonique et accueillant ; le « dedans » qui vit le soleil comme une bénédiction intime…
Nino

Giovanni Merloni

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La fenêtre de Balthus, image’ empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

L’infini

Toujours me fut si cher ce mont sauvage
Et cette haie qui pour une si grande part
Du dernier horizon la vue m’exclut.
Mais si assis je regarde, d’interminables
Distances au-delà d’elle et des silences
Surhumains, et les profondeurs du calme
Dans l’esprit je me peins, d’où pour un rien
Mon cœur va s’épeurant. Et quand j’entends
Le vent bruire entre les plantes,
Ce silence infini à cette voix
Vais comparant : je me souviens alors de l’éternel,
Des saisons mortes, de la présente
Encore vive et du son d’elle. Ainsi, dans telle
Immensité se noient toutes mes pensées.
Et le naufrage m’est doux dans cette mer.

Giacomo Leopardi (traduction de Giovanni Merloni)

Ilona renvoie à Justine une lettre d’Italo (Lectrices n. 24)

06 vendredi Mai 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Lectrices

 

Vilhelm Hammershøi 01

Vilhelm Hammershøl, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Chère Justine,
Je préfère écrire à toi plutôt qu’à Juliette… demeurant franchement indifférente aux polémiques que la mise en exergue de ton prénom provoquera. Dans la récente réponse de notre amie Juliette à un certain Jacques, elle t’avait mise de côté, malgré le sujet sous-entendu dans le récit qu’il avait envoyé. Il s’agissait en fait de situations typiques de l’adolescence qu’on ne pouvait plus scabreuses, intimement tourmentées par une sorte de sadisme psychologique. Une chose qui m’est étrangère, le sadisme, que tu as bien connu, au contraire, en t’en affranchissant, bien sûr… mais qui risque aujourd’hui de revenir à la surface avec les violents changements en cours : tandis que la liberté sexuelle va devenir un pâle souvenir, on a l’impression de revivre les années révolues où la première Justine était bien installée sur les planches…
D’ailleurs, il est bien possible que tu aies décidé toi-même de te dérober à cette passerelle de jugements sur le passé de « cet inconnu que tout le monde connaît », dans le but de relativiser toute hypothèse de sadisme subi ou appris, au cours de ses « souffrances », par cet inconnu même !

Mais je crois avoir déniché une nouvelle clé, encore plus importante pour la compréhension de notre personnage. Car en fait il n’y a pas que le sadisme (et le masochisme) dans l’amour à tous les niveaux de plénitude ou de frustration. Il y a aussi le sadisme de l’exclusion et du silence dans tous les autres domaines, exercé — hélas ! — par de petites collectivités ou groupes restreints envers quelqu’un qui ne rentre pas, pour une raison quelconque, dans la logique dominante. J’appellerai cela « sadisme transversal et indifférent » à la politique comme à la morale et à l’esthétique aussi : une attitude qui se promène bras dessus bras dessous avec le « conformisme » et d’autres méchancetés que je te laisse énumérer librement chez toi. Cette idée de « conformisme agressif » m’arrive indirectement de la lettre d’un Italien que je vous joins ci-dessous. En se déclarant justement « anticonformiste », Italo nous a envoyé, par mille précautions, un texte suspendu et étrange qui mérite à mon avis une lecture désenchantée.
J’imagine déjà l’expression scandalisée et perplexe que tu assumeras d’ici peu… et j’en suis ravie en avance, car j’aurai réussi à te faire rougir, Justine, réalisant mon premier acte de sadisme innocent !
Voilà, je croyais apporter la pluie. Cependant, mon Maqroll chéri, mon Gabier n’est pas là… et le soleil inonde les cœurs !
Ilona

002_courette 02

Chère Ilona,
Depuis ce pays frontalier qu’on appelle l’Italie, je vous écris quelques mots au sujet du personnage dont vous êtes en train de rechercher, par groupes de lectrices passionnées, les véritables racines… littéraires. Car s’il écrit dans un français assuré et parfois envoûtant, il ne faut pas se cacher l’évidence qu’il n’est pas un Français de sept générations.
Ici, dans mon pays, où la langue, comme tout le reste, vit à la journée, lorsqu’on rencontre un étranger qui s’efforce d’écrire en italien correct on le salue avec des applaudissements sincères, tandis que chez vous les attitudes des lecteurs et des lectrices sont plus sévères : vous voyez des accents partout ! Mais je peux vous aider… d’autant plus que votre enquête s’inspire à des principes de tolérance et d’amour… D’ailleurs, quand vous verrez ma signature, imaginant que je suis sans doute l’héritier d’Italo Svevo ou d’Italo Calvino… vous pourrez bien comprendre qu’avec de tels maîtres, je ne pourrais pas, de toute façon, vous cacher mon inguérissable anticonformisme ! Donc je ne me scandalise pas de ces quelques petites fautes de grammaire ou de ces excès d’adjectifs et de précisions qui alourdissent la langue de Nino Le Galérien. Oui, c’est lui ! Je reconnais de toute évidence, dans sa façon légèrement pédante de peindre les tourments de la vie, l’un de mes compatriotes, rien qu’à lire une seule page de ce énième livre confié à la hâte à une enveloppe blanche jetée dans la rue… Oui, c’est lui ! Vous le savez comme moi : la connaissance de la langue française a reculé chez nous, cédant à l’anglais ou, plus exactement, à l’américain…
Hier soir, descendant avec une amie via Garibaldi dans le quartier de Trastevere, à Rome, j’ai risqué de mourir pour la fausse manœuvre d’une voiture sortant en vitesse d’un garage. Sans réfléchir, j’ai lancé à l’adresse du conducteur, un « … ! », une de ces expressions qui font partie désormais de notre quotidien, rien qu’un petit défoulement qui fait écho aux prévarications endurées au jour le jour… Pour toute réponse, une jolie main féminine, ouvrant à peine la vitre postérieure, a laissé tomber sur le sol une enveloppe blanche…
Il s’agissait d’un paquet adressé à la poste restante de Paris, mais dépourvu de timbre postal… J’ai lu en un seul souffle ce rêve sans issue ni consolation. Cela m’a suscité des réactions contradictoires… donc je préfère m’abstenir de tout commentaire.
Je crois seulement qu’une chose semblable ne peut venir que d’un stylo… celui de l’homme que vous cherchez… pour lui offrir un collier de laurier ou alors pour lui couper la langue, les mains et la tête !
Saluez de ma part vos consœurs Ines, Ingrid, Isabelle et Irène auxquelles vous parlerez, j’espère, un peu de moi !
Italo

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Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

La violence du silence (ou la Babel des silences)

On était dans une grande salle du Palais de la Cancelleria, à deux pas de Campo de’ Fiori, là où les inquisiteurs se réunirent il y a plus que quatre siècles pour juger et condamner Giordano Bruno au bûcher. Les fenêtres étaient grand ouvertes et cela faisait circuler librement toutes choses. Surtout les voix : celles de la rue se mêlaient à celles des témoins et des juges. Mais il arrivait aussi que des documents et des dossiers importants prissent le vol avant de planer sur les étalages des légumes ou du poisson, tandis que depuis ce même marché les odeurs bonnes et mauvaises montaient vers le ciel se faufilant dans les courants d’air pour atteindre librement les nez des gens assis ou accoudés aux fenêtres dans l’interminable attente…
J’avais publié, à compte d’auteur bien sûr, un pamphlet pour fêter en un seul coup le Premier Mai et le Quatorze Juillet. Deux dates qui me semblaient très importantes pour célébrer notre civilisation en crise… J’avais écrit cela d’abord avec l’esprit qu’on consacre aux cahiers de doléances. Au milieu du récit, sous forme de poésie, j’avais fait une liste des conquêtes trahies, des illusions déçues, des espérances foutues dans notre belle et inquiétante Europe. J’en avais fait imprimer dix mille copies, en déversant dans l’entreprise tout mon argent : silence ! Ce bouquin ne reçut aucune réaction pendant des années, même si les dix mille copies avaient vite disparu dans les poches et dans les étagères. Peut-être, quelqu’un de très autoritaire les avait tout de suite confisquées. Il ne m’était resté qu’une copie, que j’avais cachée entre le matelas et le sommier.
J’avais même oublié la couleur de la couverture de mon bouquin, quand je rencontrai deux Français, Jean et Jacques. On était piazza campo de’ Fiori. J’étais descendu de chez moi pour leur faire de guide. Les amis furent contents de me voir, mais bientôt ils changèrent leurs attitudes : « Tu vas être jugé ! » me dit Jacques d’un ton sérieux. « Tu seras brûlé au milieu du rectangle ! » ajouta Jean.
Je connaissais très bien — hélas ! — cette espèce de « campo » vénitien serré par des maisons pauvres aux façades délabrées où l’on respirait pourtant un air de complicité insouciante :
« Tu n’as pas eu la ruse… d’enlever cette scène vulgaire ! » me hurla un jeune en vélo.
« On voit très bien que tu as lu de montagnes de bandes dessinées d’infime qualité ! »
« Il n’y a rien de constructif dans ce que tu écris ! »
(Qui avait dit cela ?)
Dans la salle à l’étage noble de la Cancelleria le réquisitoire fut prononcé par un distinct membre de l’Oulipo : j’avais osé copier, selon lui, d’entières pages des « Exercices de style ».
« Mais ce n’est pas grave, ce n’est qu’une citation ! » hurla un homme à la grande barbe, ressemblant comme une goutte d’eau à Jules Verne. Sa voix résonnait jusque dans la rue…

(Il est vrai que mon rêve se passait en contemporain dans la salle et dans la rue, comme dans un film engagé de Francesco Rosi ou de Gillo Pontecorvo, où le peuple partage tout ce qui se passe dans la « chambre des boutons ». Pour moi, cela était très inconfortable, parce que je me trouvais toujours au centre des discussions — à l’intérieur ou à l’extérieur de la Cancelleria — sans que je me souvienne d’avoir descendu ni monté le grand escalier baroque…)

Plus tard, le réquisitoire avait été repris par un homme à la grande perruque : « L’accusé doit expliquer pour quelle raison il s’est autorisé à appliquer la morale d’une fable de La Fontaine à son récit licencieux ! » Peut-être en raison de sa ressemblance avec le Misanthrope de Molière, celui-ci ne m’avait pas offert aucune possibilité de me défendre.
D’ailleurs, personne ne s’adressait à moi pour me donner la parole…

(Il est vrai que tout le monde parlait de moi, tandis que ma personne physique semblait passer inaperçue. Donc je voyais se déployer autour de moi une violence, surtout verbale, qui n’avait pas un véritable but ni un accusé concrètement renfermé, en menottes, dans une cage…)

Enfin, la nuit venant, la liste des fautes d’orthographe et de syntaxe ayant dépassé en nombre et gravité toutes les fautes scandaleuses dont on avait longuement parlé avant, mes amis Jean et Jacques demandèrent solennellement la parole : « Laissez-le rentrer dans son pays ! »

(Mais j’y étais bien rentré ! Qu’est-ce que se passait ? Étais-je déjà mort ?)

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Peter Listed, image empruntée à un tweet de @FranckDache pour @f_lebel

« Oui, il est mort. Ou, pour mieux le dire, il n’a jamais existé ! » s’exclama Victor Hugo. L’assistance était debout, la salle au comble de l’émotion. Le grand poète, au bout d’un discours de vingt-cinq minutes, proposa à l’assemblée que le bouquin incriminé fût épargné même si son auteur était condamné.
L’assemblée, indignée, s’écria à l’unisson : « Le livre doit disparaître ! »

(Possible ? Stendhal en personne avait accordé son vote ?)

« Qu’on brûle “La violence du silence” au milieu du campo ! murmura Henri Beyle haussant les épaules. Je ne m’y opposerai pas ! Je l’avais bien dit que les Italiens, parmi leurs nombreux défauts, tombent facilement dans une pédanterie assez typique… mais celui-ci exagère ! »
Mes amis Jacques et Jean se rendirent personnellement chez Stendhal pour le rassurer : « Ce pauvre diable a noirci des piles de papier avec d’autres exercices de style, moins lourds et vulgaires… Malheureusement, tout cela est perdu ! »
Stendhal sourit, heureux de savoir que jusque dans notre époque on ne cessait de lire sa « Chartreuse de Parme »…
Quant à Hugo, mon unique défenseur, comme il l’avait toujours été pour des milliers d’innocents, le défenseur suprême de tous les accusés immotivés était maintenant déçu par le comportement de l’assemblée…
« Je propose de lui accorder une chance, mettant ce livre dans une cage avec un oiseau-lyre ! » proposa Jacques Prévert en me clignant de l’œil. « Si pendant, disons, quinze jours, l’oiseau s’intéresse à la lecture, effeuillant par son petit bec les lourdes pages, en déposant son petit guano sur la couverture grise… alors nous pardonnerons à cet Italien impudent sa prose désordonnée et ses vers pédants… Mais, si l’oiseau abandonne le livre à son silence, manifestant pour cet objet une évidente répulsion, alors, messieurs… »
Tandis qu’on m’accompagnait à mon dernier endroit avec mon petit livre fixé aux doigts désormais rigides — étendu sur une planche nue, tout en haut d’une multitude de bras descendant l’escalier jusqu’au fond d’un puits sombre et humide, Jean Giono et Antoine de Saint-Exupery s’approchèrent de moi :
« Tu n’as commis qu’une faute, cher ami, celle d’imaginer que les peuples peuvent changer facilement d’avis. Ils ne changent pas ! » me susurra suavement l’auteur de « Vol de nuit ».
Et Giono ? Haussant les épaules, celui-ci s’exclama de façon débonnaire: « Les Italiens de Rome sont encore restés à l’époque de la Contreréforme et des livres interdits, tandis que les Français de Paris… »

Giovanni Merloni

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Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

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