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Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

17 vendredi Avr 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

« Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… », voilà des mots qui se retrouvent souvent, très souvent chez « Une femme dans la lumière de l’aube », le roman d’exorde de Barnabé Laye dont j’ai amorcé hier un rapide reportage.
Un roman consacré à la femme, donc à toutes les femmes. Un roman dédié en réalité à une seule femme, la mère. Une femme de quelque façon ressuscitée et réincarnée en une autre femme prénommée Germaine.
Mais, comme on a déjà pu l’entendre, l’immense charme de Germaine consiste dans son « rôle charismatique » à l’intérieur d’une communauté fort liée aux traditions où le respect entre les humains est reconnu comme le plus important des trésors.
Ce roman est aussi celui de la responsabilité du nom, de l’héritage d’un devoir parfois embarrassant et terriblement exigeant : celui de « continuer » ce que le père a pu faire de bien dans le monde au cours de sa vie. Le devoir de ressembler au père…

« Un soir s’en est allé un enfant du lignage. Un soir s’en est allé un enfant, de l’autre côté de l’océan. Un sacrifice. Un holocauste. C’est l’époque qui veut ça…
…Alors mon père s’en est allé de l’autre côté de la mer. Premier garçon d’une famille de treize enfants, il n’eût pas été convenable que l’on désignât quelqu’un d’autre. » (page 21)

Comme j’avais écrit hier, j’ai ressenti fortement cette « affinité du chapeau et du père » entre Barnabé Laye et moi. Mais, il n’y a pas que cela. Il y a aussi le tiraillement, parfois déchirant, entre la poésie et la narration — sommes-nous davantage des poètes ou alors des narrateurs ? —, s’ajoutant à la recherche constante d’un flux qui soit affabulation, flux de la mémoire, flux de la pensée, rêverie, mais aussi clarté cartésienne, tandis que notre éducation sévère nous impose des ingrédients indispensables : la rigueur, la logique et la cohérence entre les actes (en ces cas-ci, les écrits) et les paroles (les mots que nous utilisons pour nous frayer un chemin dans la vie)…

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Dans ce premier roman de Barnabé Laye, on ne pourrait pas distinguer où finit la poésie pour laisser la place au roman et vice versa :

« La femme, c’est la terre, c’est l’arbre, c’est le ventre où vient dormir les soirs de pleine lune l’esprit du pays » (page 12)

Mais ensuite, dans les oeuvres plus mûres, les deux expressions deviennent plus autonomes, tout en restant liées, comme deux soeurs affectionnées.
Il est d’ailleurs inévitable que la poésie se radicalise, qu’elle se cale de plus en plus dans une forme spécifique. Ce n’est pas le même langage et rarement des écrivains-poètes ont le même équilibre et la même maîtrise de Victor Hugo en passant du roman au sonnet (ou à l’ode) et vice versa.
Je pourrais faire une longue liste de poètes adorés qui n’ont pas eu la même désinvolture d’Hugo. Le Zibaldone de Leopardi, par exemple, quoique merveilleux, est très lourd pour un lecteur de romans, tandis que ses Canti sont légers, parfaitement coulants de la bouche qui les profère à l’oreille qui les entend. Le même discours s’adapte parfaitement à Ugo Foscolo, à Baudelaire, à Cesare Pavese. En vérité, les Ultime lettere di Jacopo Ortis, tout comme le Spleen de Paris ou La bella estate ce sont de la première page jusqu’à la dernière des poèmes en prose.
J’ai d’ailleurs fort admiré la démarche de Àlvaro Mutis, reconnu comme un des plus grands poètes de l’Amérique du Sud, qui a « réécrit » en prose ses romans courts — centrés sur la figure de Maqroll le Gabier, son personnage charismatique — à partir des textes qu’il avait déjà exploités dans une épopée poétique.
La plupart des romans écrits par des poètes sont forcément courts. Ceux de Mutis comme ceux de Baudelaire, Foscolo, Pavese, et cetera.
Il y a d’ailleurs des écrivains à l’écriture extrêmement poétique comme Antoine de Saint-Exupéry ou Gabriel Garcia Marquez, bien sûr sous l’emprise de personnalités différentes et de civilisations différentes. Et Saint-Exupéry, quant à lui, n’était-il pas un pilote, un grand voyageur, fasciné par ces mêmes mondes lointains au-delà de l’océan d’où jaillit comme fontaine d’eau pure et sauvage l’affabulation luxuriante des auteurs latino-américains ?
Y a-t-il un rapport strict entre la poésie et l’affabulation, cette forme de narration basée éminemment sur l’expression orale, qui se perd parfois dans les mille pistes des dialectes… tandis que dans le cas des auteurs de langue espagnole et portugaise elle parvient à briser l’écran, à traverser les océans d’une part et de l’autre ?
Oui, il y a un rapport sinon une identification.

« …le soir descend en rideau de plus en plus sombre et je marche comme un étranger, dans la rumeur assourdie de la ville, au milieu de ces gens, au milieu des vélos qui bringuebalent et se dandinent, mulets à deux roues portant l’homme sur la selle, la femme en amazone et, sur le porte-bagages, un grand panier de lattes de palmier, comme un ventre rond. Une forte odeur d’épices et la poussière… » (page 14)

Avec ce « voyage dans le pays du père » de Barnabé Laye cette identification entre la poésie et l’affabulation trouve sa source primordiale : la langue. La langue de son pays, qu’il a assimilé à travers les rêveries du « père-mère » et cette répétition de mots magiques : « Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… »

« Germaine dit : c’est la concession, ses deux frères, un cousin et le vieil oncle y habitent, chacun chez soi, avec les épouses, les gosses, les neveux et les nièces, les chiens et les chats et même un âne qui rêve à l’ombre et que taquinent les gamins. » (page 23)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La langue maternelle ne peut pas s’effacer de l’esprit rêveur de Barnabé Laye, comme il est impossible que s’effacent de la mémoire et du geste de Ghani Alani, par exemple, les caractères d’une calligraphie millénaire.
La langue du pays ne peut pas s’effacer… D’autant plus si cette langue ne se condamne pas à l’isolement dialectal, si elle trouve sa force dans la mise en valeur des traditions, des histoires, des fables.
Pour faire ressortir de toute son évidence l’importance de ce trésor de la langue vivante, Barnabé Laye a voulu nous faire vivre son drame le plus profond et caché. Celui de la perte graduelle du contact avec le pays lointain.
Au fur et à mesure de la disparition des personnes plus proches, on se détache des lieux, on a de moins en moins envie de s’y rendre. Mais justement, la musique envoûtante de la voix du père nous aidera à panser toutes les blessures…

« — Comment t’appelles-tu ? dit-elle dans un long soupir. Ça se voit, tu n’es pas du coin… De toute façon, ils sont obligés de nous relâcher… Il faut faire de la place pour ceux qu’ils vont embarquer aujourd’hui. C’est comme ça. Ils ont l’impression de travailler. Pendant ce temps, le chauffeur de l’accident court toujours… » (page 18)
« Elle m’a dit : Mon nom est Germaine, mais tout le monde m’appelle Tati Germaine, par politesse, eu égard pour mon âge. Elle dit : elle aurait pu être ma mère, donc elle pourrait être ma tante. Et puis un nom, c’est magique, le raccourci d’une destinée, c’est une projection dans le futur, le nom est à chaque instant ce que l’on devient… » (page 19)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La voix du père est d’ailleurs la pointe d’un iceberg identitaire, auquel nous devons la force et la beauté de ce roman. Un roman qui résiste au temps en vertu de sa poésie et de sa narration prodigieuse.

« Tu vois… petit… c’est une fumée, c’est tout. Tu comprends, rien qu’une fumée. Le temps d’exister, et plus rien. Elle retourne à l’air, se dilue, elle est lavée par l’air et il n’y a plus de fumée. Elle est cendre que la terre reprend et malaxe. L’homme… cendre et terre à jamais… Tu comprends ? » (page 21)

Barnabé Laye est donc une figure majeure pour sa faculté de transformer la langue populaire, évocatrice et riche d’affabulations, en véritable langue littéraire.
Il suffit de citer les « livres frères » de « Une femme dans la lumière de l’aube », par exemple « Le radeau de pierre » de José Saramago, ou alors « Ilona arrive avec la pluie » de Àlvaro Mutis.

« Un bruit soudain. Quelqu’un heurte à la porte. Dans l’embrasure apparaît le visage poivre et sel du vieil oncle.
— Oh ! je vous dérange… Ce n’est pas urgent. Je reviendrai demain.
Il fit volte-face et son œil droit décrivit un demi-cercle éclair. Avant de refermer la porte, il écrasa à plate semelle un cancrelat qui rêvait sur le carrelage. Le battant claqua dans un bruit de gifle sèche et le silence s’installa debout comme une statue de bronze.
Germaine se détacha et laissa tomber :
— Après tout, tant pis.
…Puis elle se mit à rire d’un rire nerveux, bref, saccadé. Pour conjurer la fièvre, pour se protéger du mauvais œil, pour bander l’œil du vieil oncle, ce point d’interrogation au ventre du soupçon. Elle rit encore, rire humide comme une éponge pour effacer le trouble secret que vient d’éveil le le jeune homme à califourchon sur ses genoux. » (pages 45-47)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Il est clair et certain qu’il y a un lien, une grande affinité d’esprit et de style entre le patrimoine expressif que Barnabé Laye hérite de son pays natal, qu’il transforme en un monde narratif tout à fait original et celui qu’on retrouve partout chez les auteurs de l’Amérique latine. D’ailleurs, il y a une impressionnante coïncidence, quant à la latitude terrestre, entre le Bénin de Barnabé Laye et les pays entre Chili, Colombie et Cuba. Il faut savoir aussi que Barnabé Laye avait écrit, avant ce roman, en 1985, un livre consacré à « La cuisine antillaise et africaine »…

« Le jour maintenant marchait à notre rencontre, la route traversait les plantations de palmiers nains alignés comme des sculptures végétales, leurs larges palmes vertes présentaient vers le soleil encore pâle des grappes de noix rouge et or. Un peu plus tard, une odeur de vase, de crevettes séchés, les marécages venaient à nous, faisant frissonner leurs cheveux de roseaux et de bambou, la mangrove aux arbres géants dormait encore d’un sommeil de palétuvier.
Soudain, un sifflement strident. Une lumière violente projetée sur le camion depuis les bas-côtés surprit le chauffeur… » (page 65)

La culture afro-cubaine ou afro-américaine, qu’on évoque pour nombreuses formes de musique « révolutionnaire », est d’ailleurs une culture reconnue — parallèle vis-à-vis de la littérature européenne, française en particulier — que j’aime et partage énormément, tout en la reconnaissant différente et parfois antagoniste par rapport au modèle européen.

« La maison va et vient au rythme des messagers, des annonciateurs, elle va de nouvelle en nouvelle. Et puis, las de tout cela, de tant parler, de tant écouter, las de pleurer — rire pour ne pas s’inquiéter —, chacun s’en retourne au point zéro de sa misère, de sa solitude… Le crépuscule couvre lentement les rumeurs de la ville, verrouille l’angoisse fermée des portes et des fenêtres et les loupiotes vacillantes s’allument une à une dans les demeures pour chasser la peur de la nuit. » (pages 52-53)

Dans un de ses interview, Barnabé Laye semble se dérober à toute parenté poétique et littéraire. Quitte à déclarer l’importance de la sincérité de l’expression :

« Après avoir lu le roman du Sud-Africain Alan Paton, « Pleure, ô pays bien-aimé », j’ai refermé le livre, complètement bouleversé, comme si je venais d’avoir une révélation… Je me suis dit : C’est cela qu’il faut faire, écrire dans une langue simple et dépouillée ; laisser la musique des mots épouser l’ardeur des sentiments ; traduire la fragilité des existences et la détresse au cœur de l’homme… J’avais quinze ans. Peu de temps après, j’ai dit à mon père que je voulais être écrivain. Il m’a répondu, un peu gêné : Mon fils, ce n’est pas un métier pour un Noir, ce n’est pas un métier pour nous. J’ai toujours obéi à mon père que je considère comme un des hommes les plus intelligents que j’ai jamais rencontré… Alors, j’ai choisi de devenir médecin comme mon oncle maternel que mon père admirait et citait en exemple. En lui annonçant mon choix, mon père me dit à l’oreille, comme une confidence : Et puis, ton oncle, lui, il change de voiture tous les deux ans et il est marié à la plus belle femme du pays ! avant de s’en aller en riant dans sa barbiche. Par ailleurs, pour des raisons que je ne saurais expliquer, je trouvais que la médecine était un métier très… poétique. »

Je crois pourtant qu’il y a objectivement un extraordinaire rapprochement de style, voire de façon de voir le roman et la vie, entre Barnabé Laye et ses contemporains — aînés ou cadets — d’au-delà de l’océan. C’est une piste qu’on devrait fouiller, d’abord pour éviter un classement de ce roman, original et sincère, à l’intérieur d’autres genres de livres suivant l’actualité. Ces livres peuvent être considérés comme importants pour leur intérêt politique ou de témoignage, mais rarement ils ont aussi un véritable intérêt littéraire.
C’est un peu revenir à ma petite (et unique) critique initiale au titre et, surtout, à cette couverture « publicitaire » qui pénalise beaucoup, à mon avis, la portée universelle de « Une femme dans la lumière de l’aube ».

Giovanni Merloni

Cent jours I

21 dimanche Déc 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Antoine de Saint-Exupéry, José Saramago, Louis Borges, Rome ce n'est pas une ville de mer

Mes chers lecteurs, puisque j’écris « à présent », toutes mes mémoires me semblent déplacées. Il faudrait bien sûr expliquer — à moi-même surtout — certains passages décisifs de ma vie d’avant. Cela me servirait à m’en libérer, peut-être de façon définitive. Et pourtant, je n’ai pas la force de tirer au clair toutes les vicissitudes d’une période dont je ressens encore des contrariétés. Je parle en particulier des derniers « cent jours » de travail. Des jours où je me suis battu comme un lion, dans un état d’âme assez similaire à celui de Gary Cooper dans Le train sifflera trois fois. Seul et frustré, m’accrochant pourtant aux petits repères du splendide paysage urbain que je devais traverser au jour le jour, je ne réussissais pas à m’organiser logiquement ni poétiquement un nouveau destin. Aujourd’hui, je vous fais donc partager juste un échantillon des sombres réflexions dont je me servais pour faire ressortir encore plus belle et désirable la vie que j’aurais retrouvée au bout de cent jours.

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Cent jours

— Je me demandais si cent jours ce sont peu ou beaucoup.
— Quoi ?
— Cent jours s’écoulant dans l’attente de quelque chose d’inconnu ou, pour tout dire, en espérant qu’une chose assez précise s’accomplit.
— Ils sont peu, si entre-temps on a la preuve documentaire, la certitude de ce que nous attendons.
— Bien sûr. Mais ils sont beaucoup, et même trop si tu dois finir dans une nouvelle prison. Un cachot plus confortable que celui d’avant, mais encore un cachot.
— En es-tu sûr ?
— Tu doutes peut-être de ma parole ?
— Non, je ne doute pas de cela.
— Alors de mes attitudes à réfléchir ?
— Ne te tracasse pas la tête, quand est-ce qu’ils atteindront leur terme ?
— Demain.
— Et demain, que feras-tu ?
— Je me régalerai d’un beau plat de « pastasciutta« .
— Hourra ! Du moins, ils se seront tous écoulés.
— Oui, les cent jours derniers.
— Auront-ils été peu ou beaucoup ?
— Maintenant, c’est toi qui poses les questions, tandis que  moi, l’unique intéressé, je ne sais plus quoi répondre !

Je ne m’en souviens pas : quel jour de la semaine était-ce justement le 21 novembre où je consignai aux collègues du protocole la lettre avec mes démissions de l’emploi, adressée à mon supérieur maléfique ? Je ne me souviens pas si ce fut avant ou après ce vendredi noir, où tout semblait aller à l’envers, jusque de la montre cassée et de la branche dévissée des lunettes.
J’étais bien sûr victime de mes « exagérations » et d’une irrépressible propension poétique à glisser, déjà noyé, dans un verre d’eau en papier. Cependant, je me revois quelques jours après en héros, rien que pour cet engagement des réparations, que je poursuivais une à une, comme un fil d’Ariane à rebours.
Cela me faisait aller et revenir plusieurs fois du kiosque de journaux à la boutique du petit artisan qui n’arrivait que dans l’après-midi, se faufilant dans l’ombre laissée vide en fin de matinée par son frère jumeau. Étaient-elles vraiment nécessaires ces lunettes ? Était-elle indispensable, cette montre, puisque le temps coulait pourtant, inexorable ?

N’y a-t-il que les cent jours de Napoléon qui comptent, avec leur tonitruant compte à rebours ? Toujours en descente, de cent à quatre-vingt-dix-neuf ? De quatre-vingt-huit à soixante-quinze ? De cinquante-trois à trente-trois ? De dix-huit à treize, avant d’atteindre les petits nombres qui font la gloire de la première dizaine connue ?
Les cent jours à moi auraient pu durer même cent ans. Une occasion pour remonter le ziggourat renversé de ma vie, en soulevant des bords de jupes ou étendant des voiles de plastique ou des draps ou des quadrillés de la troisième classe élémentaire, pour recouvrir les mauvaises actions qu’on avait devinées, les fautes qu’on devrait faire payer et que personne pourtant ne payera pas.
Cent jours, ils ne sont pas suffisants pour faire revenir en arrière les femmes qui nous abandonnèrent. Au cours de cent jours où nous ferons le possible pour les rencontrer toutes, notre propension pour la renonce fera le possible pour le contraire. Entre-temps, la perception de leur désamour sera de plus en plus nette, même à distance. Leurs regards grifferont par des traînées d’acier l’écorce de poussière de la dune où nous serons amoureusement accrochés, en nous rendant de but en blanc incapables de nous débrouiller dans les méandres du labyrinthe que nous avons édifié nous-mêmes.
Mes cent jours ne seront pas les cent jours du premier ministre qui signe un pénible contrat avec ses électeurs.
Voilà ce que je ferai, je relirai les livres de Saramago, les poésies de Pessoa. Je ferai une halte dans le célèbre bistrot du village de Biscarrosse où j’apprendrai par cœur les photos de Saint Exupéry,
Il ne me suffirait pas de cent jours pour relire Vol de nuit en faisant « Brunn ! Brunn ! » avec un volant de voiture idéalement transformé en gouvernail d’avion. « Je suis d’accord, c’est impossible », me dirait depuis un hamac mexicain la magnifique Consuelo Suncin Saint-Exupéry.

000_cent jours tableau part 180 D’habitude, en cent jours on ne peut rien démontrer. Pour moi, ils ont suffi pour confirmer tout ce que j’avais deviné en un seul coup. D’ailleurs, cent jours pèsent vraiment peu, ils se ratatinent assez facilement, comme un gong sans écho. Ou alors ils se terminent dans un « Tiens ! Beaucoup de temps s’est déjà écoulé, sans que je m’aperçoive de rien ! »
Je n’ai pas eu le temps d’envisager un véritable procès. D’ailleurs, aucun de mes innombrables sosies ou alter ego n’aurait pu prendre mes défenses :
— Il est tout à fait évident que tes comportements ont été marqués par une pulsion autodestructrice.
— Tu as fait de toi-même un cobaye, tandis qu’au contraire tu aurais dû t’amuser aux épaules de ceux qui te tuaient d’un coup d’épée…
— Mais vous oubliez ce que j’ai souffert. Ou alors, vous ne l’imaginez même pas, j’aurais répondu.

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James Joyce

Au cours de ces cent jours, j’avais emprunté la voiture de monsieur Saramago, tout en acceptant d’héberger dans le divan postérieur monsieur Borges. Celui-ci voulait d’ailleurs tremper nos élans envers l’ouest latin-européen et latin-américain en nous proposant de fréquentes immersions dans la littérature en langue anglaise.
Mais cela n’avait pas suffi à me distraire. Car elle mûrissait violemment en moi cette idée de me jeter depuis le huitième étage de mon bureau. Dans cette hypothèse de vol angélique, dont à mon sentiment personne ne devait s’apercevoir, j’envisageais de coller contre ma poitrine une inscription menaçante : « Vous m’avez laissé seul ».
Pendant ces cent jours, s’il avait existé une Fermina Daga tout entière pour moi, elle serait morte et ressuscitée au moins trois fois sans jamais me rencontrer. Ou alors ce fut elle qui me sauva la vie, en m’attendant près de cette fenêtre avec une petite valise, un sourire inoubliable et ce joli billet de train pour un départ tout à fait confortable et immédiat.

Giovanni Merloni

Rome ce n’est pas une ville de mer I/II

07 dimanche Déc 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Àlvaro Mutis, Gabriel Garcia Marquez, José Saramago, Louis Borges, Rome ce n'est pas une ville de mer

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Rome ce n’est pas une ville de mer I/II

Rome ce n’est pas une ville de mer.
La mer, reculée juste au bout d’un ouest qu’on ne pourrait imaginer plus éloigné de ma fenêtre, devient de plus en plus l’objet obscur de mes fantaisies les plus anxieuses. Rattraper la mer, cela signifie rattraper la vie à la dernière minute. Sauver un ami, sauver un amour. Juste à temps, quelques instants avant que le rouge violacé du couchant ne devienne la triste toile grise du crépuscule annonçant la nuit.
À Rome, la présence du fleuve est bien sûr très importante, mais le fleuve est perçu ici comme un objet étranger, qui ne semble pas avoir participé de façon active à la naissance ni à la croissance de la ville.
— Mais, si ce n’est pas le fleuve, quel est l’ingrédient irremplaçable, qui tient Rome unie en la sauvant du démembrement et de la désintégration ?
— Aux exordes de Rome capitale d’Italie on a moins considéré les dommages que peuvent produire les hommes que les risques naturels, réplique mon côté ennuyeux et fort enclin à se perdre dans des labyrinthes oiseux. Si l’on avait suivi le conseil de Garibaldi pour le Tibre, on aurait creusé un deuxième canal Saint-Martin ici-bas. Et nous pourrions tranquillement nous promener au long de ses rives !
— Et maintenant, le fleuve coincé dans les murailles oblige les Romains à l’indifférence, à l’égoïsme, à la division. D’un côté le Président, de l’autre côté le Pape… Je n’y vois rien de bon.
— Tu as perdu le fil !
— Oui… l’ingrédient irremplaçable… Je ne le trouve pas, car dans notre Histoire, les moments où le peuple de Rome s’est retrouvé uni sont très rares…
— Réfléchis mieux, me dit mon odieux alter ego.
— Donne-moi une suggestion, alors !
— Mets en file les briques, les pierres du pavé, les « sampietrini » !
— Ah ! J’ai compris, merci ! Ce qui fait, encore aujourd’hui, un reste de cohésion entre les pièces décollées de Rome ce sont les rues qui en sortent encombrées, se transformant, une fois dehors, en routes presque vides. Des routes et des aqueducs qui ont gardé des physionomies uniques.

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En suivant l’une de ces rues, je peux relier la fenêtre de ma cuisine, imprégnée des strates de plusieurs vies enchevêtrées, à celle de mon bureau, blindée et impersonnelle, située assez loin d’ici, dans la perspective qui pointe à l’Ouest…
Mais avant de m’y aventurer, je ne peux pas me passer de m’envoler dans d’autres ouest de mon âme.
Je le sais bien, on ne peut absolument pas comparer Rome à Bordeaux ni à Lisbonne ! Non seulement en raison de la présence despotique de la mer, jusqu’au milieu de leurs fleuves. Tandis qu’à Rome, comme on a pu le constater, ce sont les rues, dans leur variété physique, qui s’imposent de façon tyrannique.
Mais je trouve là aussi la même fenêtre, la même stupeur devant le mystère du couchant et de la nuit.
Je m’amuse à l’idée, par exemple, d’une espèce de contrechant ou de dialogue à distance entre les deux rives de l’Océan. Entre ce monde fluvial de Marquez et d’Àlvaro Mutis et la poésie de balustrade (ou de rambarde) de Pessoa. Même si celui-ci déclare qu’il n’a pas de corps ou qu’il est déjà un corps mort, il se rend de ses jambes et de ses propres yeux jusqu’à l’océan pour le scruter longuement. Il y a toujours un navire, qui part ou arrive depuis les Amériques les plus éloignées. À bord du bateau qui rentre dans le port, Ricardo Reis s’interroge sur sa propre non-vie. Saramago s’accoude au même parapet, tandis que Borges entend le brouhaha de la ville depuis son immense fauteuil, où il vit effondré, désormais, dans un aveuglement béat. Mutis observe le monde depuis un bateau rouillé, tandis que Marquez se déplace par n’importe quel moyen : des trains, des carrosses, des ferry-boats, des vélos, des ballons et des avions de tous les temps.
Je pourrais décrire Rome tout en suivant quelques débris légers se détachant par hasard d’une de ces fenêtres allumées qui m’entourent — une mèche blonde, un collier de paille, une robe en organdi rouge —, quelques corps à moitié endormis qui flotteraient vers l’Ouest, vers notre mer étrangère et hostile qui garde pourtant cette saveur de mystère et d’histoires anciennes. Une piste diagonale, partant depuis le nord, là où « Monte Mario » a toujours été le premier repère sans personnalité d’une marche sceptique ou triomphale. Une véritable « descente » en direction de cette immense masse invisible de la ville de Rome, un magma apparemment effondré au milieu de ses lumières violettes, tout comme Louis Borges dans son fauteuil. La ville entend distinctement tous les bruits des mondes qui s’approchent d’elle comme dans une stéréophonie en haute fidélité : un disque de Pink Floyd, avec le bruit d’une moto, l’odeur du café, le crépitement de la brioche, la polyphonie des vases de terre cuite cognant les uns contre les autres.
C’est toujours un itinéraire fastidieux, sans aucune garantie de succès, avec dans le fond de l’âme une subtile angoisse.
Quand je m’accoude, au milieu de la nuit, à la fenêtre de la cuisine de cet appartement au troisième étage — surélevé de deux autres étages par rapport à la rue sinueuse qui coule au-delà des jardins —, je ne peux pas me soumettre sans réserve à la reconstruction de cette véritable traversée du désert métropolitain. Cette nuit, je vois de temps en temps une voiture glisser parmi les nombreuses nuances de jaune et de gris ajoutant son drôle de bruit qui me rassure. Il suffit d’un instant, de la vue de ces mains grassouillettes, posées sur le volant. Cet air de viveur de la nuit qui se rend à son nid avec un esprit glorieux, cette fascination de l’autre, de l’inconnu peut m’enseigner beaucoup plus que… quand le silence s’installe à nouveau, je me penche dangereusement hors de la fenêtre, à la recherche d’un fil de vent qui peut m’emmener vers cet ouest éloigné, si pénible à gagner…
« Saramago… Borges… Mutis… Pessoa… Marquez… où êtes-vous ? »

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Ce quartier de grosses boîtes carrées à la prétention d’une beauté vulgaire ; toutes ces fenêtres vaniteuses aux rideaux roulants ouverts, entrouverts, fermés ; ce climat de dortoir menacé qui demain affichera la petite impertinence d’une activité aussi volumineuse que vaine… C’est ce que j’appellerais une prison ou alors un asile. Contre la force diabolique qui se dégage depuis ce ciment, les fausses briques ni les enduits multicolores ne peuvent rien faire :
— Tu ne peux pas penser grand, dirait le premier passant.
— Mais si la ville n’a pas de forme ni de sens et que cela est évident à tout le monde, pourquoi ne faisons-nous pas quelque chose ?
— Parce qu’il est difficile ! dirait un autre, sans hésiter.
— Non, ce n’est pas difficile, nous devons avoir le courage de nos convictions, nous devons les assumer !
— Laisse tomber… Voilà ce que diraient la plupart des gens rencontrés.
Même quand je rêve, je trouve assez rarement la force et le courage de renverser cet état de choses. Même en vivant dans une des villes plus belles du monde, ce quartier assez laid, bourré de petits-bourgeois pleins d’argent, me conditionne jusqu’à la moelle. Même si je rêve de voler, je ne vole que dans les quatre murs de mon quartier sans charmes… et je n’ose pas tracer net, par un seul coup de ciseaux dans l’étoffe, le parcours qui me conduit tous les matins vers l’Ouest, là-bas, dans ces avant-postes de ciment et de marbre où le vent de la mer s’approche. Un parcours héroïque que pourtant je refoule dans les tréfonds de mon âme, tout en effaçant les beautés exquises que j’y rencontre.
Et pourtant, dans mes rêves d’oiseau vaniteux, voltigeant au milieu des ombrelles des pins de mon quartier, je retrouve une étrange force… car je me lance sans aucun embarras dans le vide au-delà de la fenêtre avant de m’adonner aux plus désinvoltes péripéties… Je nage insouciant dans l’épaisseur du vent frais de la nuit, tout en agitant mes longs bras comme deux rames. Je me déplace d’une chevelure d’arbre à l’autre, je précipite, je frôle l’asphalte avant de me hisser à nouveau, comme un hélicoptère ou un tire-bouchon impatient de se dégager de sa primordiale besogne.
Oui, bien entendu, il s’agit d’un tourbillon de gestes impossibles pour l’homme… Et même dans le rêve mon esprit de chauve-souris raté ne se prend pas au sérieux : je ne serais jamais Batman, ah non, cela serait un défi à tous mes principes.
Quand je ne rêve pas, et que je demeure suspendu entre la devanture de la fenêtre et les odeurs figées de la cuisine, je constate le manque d’air, la senteur de gazole et de goudron que les arbres ravis à la mer ne peuvent pas maîtriser. L’air autour de moi est tout à fait immobile. Si je souffle légèrement vers les feuilles du magnolia près du réverbère dans le jardin d’en face, elles me renvoient juste un petit frisson. Que je cherche, il n’y a pas de Lune qui peut éclaircir ce noir dur et fondu…

Giovanni Merloni

(Continue mardi 9 décembre)

Comment pourrais-je rattraper un mirage ? (Le Strapontin n. 41)

15 mardi Avr 2014

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James Stewart, José Saramago, Le Strapontin, Louis Borges

000a_logo strapontin entier 180 400 Aujourd’hui, je n’écrirai pas à Virginie. Elle se trouve maintenant dans une situation très difficile, peut-être dangereuse, et je ne peux rien faire pour elle. Un rideau noir nous sépare. Heureusement, nous pouvons encore communiquer par mail, même si souvent le fil invisible se coupe. Au noir armé, physique, s’ajoute un noir invisible, un noir blanc qui coupe le souffle.
Parfois, je me crée l’illusion qu’elle vit dans un quartier assez proche, se dérobant au monde juste pour solidarité avec ses compatriotes, de plus en plus coincés dans une situation dont on ne peut pas prévoir l’issue.
En ces moments-là, j’ai l’élan pour courir la chercher.
Pourtant, aujourd’hui, je n’irai pas rue de Crimée devant son portail. Je n’irai pas non plus faire mes courses dans le Monoprix de l’avenue de Flandre où je pourrais facilement la rencontrer. Je renonce d’ailleurs à lui envoyer des messages. Je ne veux pas qu’elle s’alarme de mon inquiétude et ce n’est pas le cas que je retourne sur le sujet du Strapontin. Je suis sûr que si j’insistais elle me demanderait, juste pour dire une chose, si finalement cela me rapporte de l’argent, ce travail qu’elle imagine énorme, difficile, même insupportable.
Ou alors, pour en être réaliste, il faudrait admettre qu’il y a un décalage assez pénible, entre ses graves soucis et mes fixations. Une distance psychologique qui dépasse même la distance géographique.
Pourtant, au fond de mon âme inquiète, je ressens des voix qui se réveillent, des voix heureuses, enthousiastes même. Peut-être, j’avais juste besoin d’une petite obsession pour m’en sortir… Elle sera contente. Oui, elle me remerciera, quand finalement nous nous réunirons à jamais.

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Je préfère m’étendre sur mon fauteuil pour réfléchir. Mes sentiments de responsabilité et de culpabilité se sont accrus, depuis que j’ai tout su sur M. Strapontin et sur l’auteur de la série de succès dont j’ai hérité la rédaction. Et, depuis que j’ai retrouvé, dans la fameuse valise, plusieurs traces confirmant que cet homme à l’esprit fugitif (et irresponsable) s’appelle effectivement Nevio Malgiornin, je suis devenu très irrégulier en toutes mes habitudes corporelles et psychologiques. Et parfois, je délire un peu.
Hier, par exemple, en rentrant chez moi parmi les rares passants nocturnes du quai de Valmy, j’allais me convaincre que Nevio Malgiornin, en me chargeant de donner ma voix à son personnage, me transformait involontairement en prophète. « Nemo propheta in patria », avait-il dit vers la moitié de notre rencontre. Quelle patrie avait-il voulu entendre ? D’abord, j’avais pensé à l’Italie. Ensuite, j’avais dû réfléchir au fait que moi aussi je suis italien. Oui d’accord, Italien d’une autre part d’Italie. Mais, puisqu’il savait bien que j’habite en France, Nevio ne pouvait pas imaginer que je me rendrais à Rome ou Milan juste pour lui bâtir un piédestal ou alors pour rappeler sa figure ternie à ses amis d’antan. Il avait dit ce mot « prophète » comme ça, juste pour expliquer son effacement et son esprit de retrait…
Maintenant, dans le silence de mon appartement « clair et calme avec balcon » de rue de la Lune, je m’amuse à me voir en prophète, imaginant que Nevio Malgiornin prétend, en principe, que je parcoure le monde connu en long et en large pour diffuser son Verbe. Cela m’agacerait, bien sûr, mais si je réfléchis pour un moment, de façon abstraite, à la comédie des malentendus où je me trouve bel et bien piégé, cette situation présente quand même des côtés intéressants. Car je ferais partie, en définitive, d’une espèce de Trinité (comme celle de la place homonyme, à Paris) où M. Strapontin serait le Saint-Esprit tandis que Malgiornin deviendrait Dieu en personne ! Bien sûr, personne ne me prendra pour Jésus ou Mahomet… Mais évidemment, cette idée d’avancer dans une espèce de ménage à trois surnaturel me passionne.
Comment faire pour me protéger de la mégalomanie et des crises dépressives ? Comment contrebalancer cette intrusion abrupte dans ma vie personnelle ? D’abord, je vais me répéter par cœur les merveilleuses qualités du numéro trois, dont me parlait mon grand-père maternel, professeur de maths, s’accompagnant toujours par une ironique grimace. Ensuite, je demanderai de l’aide à Borges et Saramago. Le premier m’offrirait sans doute une voie de fuite avec son Aleph ; le deuxième relativiserait la gravité de mon implication dans cette redoutable Trinité en déclamant par cœur, juste pour moi, ses merveilleuses pages, où le personnage de Jésus rentre dans le vif de la condition humaine…

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Chère Virginie,
J’avais décidé de ne pas t’écrire. Mais je ne suis pas capable de tenir mon engagement. Imagine que je frappe à ta porte et que tu m’accueilles avec ton sourire parfumé avant de me laisser installer dans ta cuisine fleurie. Tu m’inviterais, bien sûr, à savourer un thé indien dans ton samovar russe… Je viendrais pour te ravir, pour t’emmener clandestinement, cachée dans le coffre d’une Skoda ou d’une Leda… Ou alors, plus probablement, j’arriverais muni d’ordinateur, avec l’intention de rester avec toi. Évidemment, j’aurais sur moi la valise fatale ainsi que les meilleures intentions de continuer les publications du Strapontin… Après quelques jours consacrés au miel, aux grasses matinées et aux promenades avec le chien au long de la mer, je te parlerai… Je le sais, Virginie, tu n’as jamais associé mon nom Meraviglion ni mon prénom, Nino, à une idée quelconque de trio divin. Tu ne supportes pas qu’on glisse dans le manque de respect, sinon dans le blasphème, vis-à-vis de ce que nous raconte l’Évangile. Cela, au-delà de toute considération religieuse. Tu dirais que je me suis bu le cerveau, au pied de la lettre, te refusant d’approfondir la discussion. En fin de compte, quand je t’aurai confié ce petit secret, on s’aimera encore plus, tous les deux.
Mais, je rêve ! Tu te trouves là-bas, dans ton oasis menacée tandis que moi je suis ici, en train de courir sans pourtant réussir à avancer, même d’un millimètre, ni vers toi, ni vers la vérité  ! Toujours projeté dans le rattrapage de quelque chose qui m’échappe, ayant de plus en plus la sensation d’avoir déjà eu ce que je cherche !
En quelle vie précédente as-tu été mon épouse, ma compagne, ma concubine ? Et les mémoires de Nevio Malgiornin, avec leurs menues circonstances et coïncidences, est-ce qu’elles m’ont appartenu ? Oui, c’est vrai, après mon incident, j’ai eu un affreux vide de mémoire. Tout est effacé, sauf les souvenirs de l’enfance et de l’adolescence. J’existe parce que tous les jours je me rends dans l’ancien couvent des Récollets, occupé maintenant par l’ordre des Architects… Ils regardent dans leurs livres, ils m’assurent que je suis inscrit depuis 1991 et que j’habite rue de la Lune depuis 1999… Je suis un parisien sans mémoire, avec une très vague idée de l’Italie… Et maintenant, quelqu’un m’offre son passé… pour s’évader qui sait où.

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— Toute ma vie a été une course à bout de souffle pour rattraper des objectifs ratés, m’a dit Nevio Malgiornin par un air d’étrange nonchalance après m’avoir sauvé…
Oui, chère Virginie, il m’a sauvé. Voilà une autre chose dont je ne t’avais pas parlé ! Mais, suivons l’ordre. Comme tu as lu dans ma précédente, Nevio M et M. Strapontin sont une seule personne. Ce dernier, dans les draps de l’éternel voyageur — collé au train, obligé parfois à se sauver dans les passages entre deux wagons — affichait d’habitude un air tellement transparent, prêt à disparaître comme un fil de fumée (offert par la glorieuse mémoire du train), que je ne pouvais pas le prendre au sérieux… Effectivement, il n’a jamais eu l’allure de quelqu’un qui doit rattraper quoi que ce soit (ou qui ait souffert vraiment la solitude)…
Tandis que Nevio, avec son prénom d’intempéries glacées et son nom évoquant l’Enfer pendant les jours les plus redoutables, assume inexorablement l’aspect du berger errant de Leopardi. Un type fixé avec la lune, se sauvant dans des endroits de plus en plus éloignés et même inaccessibles.
Il est vrai que le Strapontin rencontré dans le couloir du train était un type gai — auquel on pouvait tout dire, dans la certitude qu’il n’aurait pas écouté (ou alors qu’il aurait tout oublié) —, tandis que le dialogue avec le type que j’ai rencontré hier, près du canal de l’Ourcq, n’a pas été facile du tout.
Cela dépend de lui, évidemment. Je suis exactement à l’opposé… Hier, par exemple, j’étais plongé dans des pensées de plomb… Elles risquaient même de s’enrouler autour de mon cou en me faisant tomber dans l’eau du canal.
Je me souviens bien de la séquence, maintenant. J’étais sur la passerelle piétonne (que j’essaie normalement d’éviter parce qu’elle bouge toujours comme le pont d’un bateau), lorsque j’ai eu le mirage de cette femme magnifique dont je t’ai parlé, à laquelle j’avais peut-être attribué un rôle… Je voulais la rattraper. En même temps, ma tête était lourde. Accoudé à la rambarde de fer, presque catapulté dans le vide, je regardais ce mirage en train de s’éclipser. Hanté (ou plutôt harcelé) par un sentiment d’impuissance (tout à fait inédit et inattendu), le poids disproportionné de mes pensées abruptes aurait pu très facilement me tuer.
Heureusement, la voix de Nevio Malgiornin m’a sauvé du suicide involontaire, avant de me dire, comme l’ange gardien de James Stewart dans « La vie est belle » (Frank Capra, 1946) : — toute ma vie a été une course à bout de souffle pour rattraper des objectifs ratés !
Depuis cet épisode, il est devenu mon Patron (non payant) et ma dette envers lui a augmenté de but en blanc de façon exponentielle…

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Avant de la lancer dans son mystérieux voyage sans fil, j’interromps ma lettre à Virginie Looman. Car je dois absolument écrire sur ma moleskine un mot, avant de l’oublier dans la multiplicité affreuse des suggestions quotidiennes. C’est le mot Mirage. Un mot que je dois cacher à Virginie pour deux raisons au moins. La première rentre dans la typique jalousie féminine, se déclenchant surtout à partir d’une image soudaine et parfois trop évidente. Le mirage d’une autre femme, appelée en plus magnifique, ce n’est pas une bagatelle.   Mais, le mot Mirage s’inscrit aussi, de façon assez redoutable pour moi, comme quatrième élément (ou trait d’union) qui s’ajoute à la Trinité. C’est le mirage de la Madone, peut-être, ou alors de la mère. Une espèce de déesse fuyante, provisoirement en char et os… Que ferait d’ailleurs cette trinité totalement masculine, envoutée dans ses problématiques abstraites et solitaires, s’il n’y avait pas de Mirages, voir des Miracles ?
Eh oui, la femme est essentielle pour chaque homme…
Moi, je l’avoue, je préfère toujours me consacrer au rattrapage de femmes en chair et os, qui peuvent me redonner l’équilibre — en m’aidant de facto, par le (seul) biais de l’amour verbal et physique, à jeter le lest de toutes mes abstractions — plutôt que m’occuper de quatre mots clés capables de transformer le triangle des Bermudes en forteresse carrée, aussi inexpugnable qu’exclusive.

SOLITUDE / PARTAGE

RATTRAPAGE / MIRAGE

(Je comprends maintenant les raisons de mon destin, plus proche des mirages des jupes féminines que des mythes irréalisables en dehors de complicités entre hommes. Une solidarité grégaire que je n’aime pas.)

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 14 avril 2014

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I ou Invisible (alphabet renversé de l’été 2013 n. 19) I/III

15 dimanche Sep 2013

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Italie, Italo Calvino, Italo Svevo, Louis Borges

Mes chers lecteurs,
Cela peut être amusant de frôler une  lettre sans la nommer, pourtant cet engagement solennel, cet hommage fort dévoué à George Perec peut se révéler assez lourd, surtout lorsqu’on entre en contact avec la seule voyelle restante, qu’on a pu garder à l’écart de la présente grâce à deux consonnes concurrentes, le y et le j…
Pourtant, en restant bloqué au-dedans de ces bornes on est empêchés de conjuguer les verbes et en même temps on a du mal à achever des phrases sensées.
Vous me pardonnerez alors, j’espère ! Car, devant les graves pertes ou les enjambements hasardeux que mon parcours tortueux ne peut pas cacher, ne trouvant en plus d’autres escamotages à vous proposer, je me résous à renoncer.
Ne pouvant même pas mettre mon nom et prénom au fond de ce texte juré, je vous avoue tout l’égarement de mon être et je vous demande humblement pardon.
Salut à la France, à l’Europe et au reste de la planète… on ne peut plus avancer sur cette route déformée et hantée de fantômes sans admettre et déclarer aux quatre bouts du monde qu’une lettre nous manque. Elle est une voyelle étrange, ressemblante à un pauvre homme en marche avec une ombrelle au-dessus de la tête. Une ombrelle ou, pour tout dire, une tête grande comme une puce suspendue dans l’atmosphère au-dessus de son corps.
Vous le voyez, mes chers lecteurs, le « i » éventant le drapeau blanc et vous saluant avec le bonjour ?
001_i blanche 480

Je ne suis pas un éditeur. Je ne suis pas non plus le patron d’un magazine excessivement suivi. Je pourrais donc me passer de trop expliquer mes propos ou mes changements de rythme dans la publication de mes textes.
Pourtant je ressent une sorte de responsabilité qui devient de plus en plus grave au fur et à mesure que j’avance dans mon alphabet renversé, espèce de cheval fou qui rebondit joyeusement dans mon crâne, refusant de m’amener sain et sauf jusqu’à la fin.  Pour amadouer mon alphabet sauvage et passionné de la digression oisive j’ai essayé, comme vous avez peut-être remarqué, de me montrer plus fou et moins fiable que mon cheval même…
Lorsque sur le museau de mon dada paré à fête s’est affiché le panache de la lettre « i », j’ai dû feindre d’être calme et patient et je lui ai promis, cette fois, de marquer le coup. Donc, on profitera de la semaine qui va s’écouler pour donner à César ce qui lui touche.

002_italia nel cielo_rosso 180

Cliquer sur l’image pour l’agrandir

D’ailleurs la I n’est pas que l’initiale de l’Italie. Il y a Irma la douce, qui voltige encore parmi les toits des Halles. Il y a bien sûr Ivan le terrible de Eisenstein et l’Idiot de Dostojevski, avec Italo Svevo, Italo Calvino, Eugène Ionesco et l’Immortel dont nous parle Louis Borges, avec lequel nous essayons toujours de parler.
J’ai fait donc une sévère profession de patience. Ce que je demande aussi à vous, mes chers lecteurs.

002_italienne 180

Et pourtant ce I blanc d’aujourd’hui, suggestif et prodigue, ne va pas disparaître sans vous promettre un I rouge pour le prochain mardi 17 septembre et un I vert pour vendredi 20 septembre…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 15 septembre 2013

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