le portrait inconscient

~ portraits de gens et paysages du monde

le portrait inconscient

Archives de Tag: portrait d’une chanson

Avec le temps (Col tempo sai…)

22 dimanche Avr 2018

Posted by biscarrosse2012 in portraits inconscients

≈ 4 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une chanson

Avec le temps (col tempo sai…)

Si notre intelligence ne flanche pas, si notre mémoire réussit à garder le cap des choses indispensables, des lieux chéris et des visages qui ne cessent pas de nous sourire… une métamorphose physique est pourtant inévitable.
Au fur et à mesure des années qui s’enchaînent, il arrive toujours le jour où nous devons commencer de but en blanc à choisir… Quel pied fera le premier pas ? Quelle main osera s’aventurer sur le rocher à la recherche d’une saillie pour s’y accrocher ?
Des images nous traverseront à grande vitesse, telles des silhouettes insaisissables (féminines, dans mon cas) qui s’envoleront aussitôt dans le brouhaha de la vie. Des personnes qui auront des rendez-vous dont elles reviendront fatiguées, mais déjà prêtes à repartir, à faire, à défaire… montant et descendant l’escalier de notre immeuble tout en conversant avec nos voisins encore jeunes…
Nous ne sommes pas malades, pour l’instant. Et nous avons même des énergies à gaspiller…
Cependant, nous ne sommes plus en condition d’affronter la compétition de la vie avec des armes adéquates. Nous glissons inévitablement vers la solitude et la détresse même si nous avons beaucoup de choses à donner à ce monde blindé qui nous sépare des silhouettes (encore féminines) en train de courir sans qu’on sache où…
Nous avons bien de richesses… qui disparaîtront pourtant, avec tout ce qui a revêtu notre vie.
Peut-être, quelqu’un s’occupera de stocker quelque part (on ne sait jamais !) notre héritage de mots et d’images, avec les fragiles décors où des années de travail acharné se sont déversées.
Mais nous ne le saurons pas.
Jusqu’au dernier souffle, nous noircirons des feuilles, en y ajoutant des couleurs périssables comme le parfum des roses…

Giovanni Merloni

Par-delà le pont

14 dimanche Mai 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 12 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une chanson

Au petit matin, quand je me réveille, il m’arrive souvent de voir tout clair. Une pensée après l’autre, je comprends ce qui s’est passé, ce qui va venir. Je serais presque prêt à rédiger un pamphlet pour mettre mes inquiétudes et mon indignation au service d’un but commun que je considère comme irremplaçable : la liberté, c’est-à-dire la possibilité de vivre dans un monde juste, les uns à côté des autres, dans une société solidaire et humaine…
Je serais prêt, disais-je… Mais je ne peux pas, parce que j’ai peur de dire des choses trop logiques, trop sensées.
Je me bornerai à dire publiquement mon sentiment en ce nouvel « entre-deux » qui sépare les élections présidentielles des législatives. Et je m’adresse notamment aux hommes et aux femmes qui ont à coeur la démocratie.

Tout ce qui s’est passé a été plutôt choquant. D’abord avec la renonce forcée du Président sortant à se battre pour un deuxième mandat. Ensuite, les élections primaires dans le Parti socialiste ont acclamé en Benoît Hamon un candidat tout à fait honnête, sans doute capable de faire front aux changements que la société française demandait. Cependant, ces primaires n’ont pas été respectées si le Président sortant et le premier ministre Valls ont appuyé publiquement le candidat du centre, Emmanuel Macron.
Étant tout à fait vaines, suite au refus de Mélenchon, les tentatives de Hamon de se présenter à la tête d’une gauche unie, on a assisté à un premier tour qui a éliminé les candidats des deux partis plus représentés au Parlement ainsi que la gauche insoumise de Mélenchon.
Mais ce qu’il est arrivé par la suite a été encore plus inquiétant : la gauche qui n’avait pas su trouver l’unité pour se battre devant Emmanuel Macron ne l’a pas trouvée non plus quand il fallait faire barrage au fascisme populiste de Marine Le Pen.
Au lieu de travailler pour l’indispensable unité entre les socialistes affranchis, les communistes et la gauche « insoumise », M. Mélenchon a creusé davantage le gouffre, laissant aux autres la tâche de faire barrage contre le FN.
Malheureusement, à droite, les électeurs de François Fillon n’ont pas tous suivi les indications de vote de celui-ci et, au deuxième tour, le FN a gagné trois millions de voix en plus.

Heureusement, à gauche, avec tous ceux qui avaient voté Hamon au premier tour, il y a eu des hommes et des femmes de bonne volonté qui n’ont pas obéi à M. Mélenchon, permettant à Emmanuel Macron d’éviter, pour l’instant, le risque fasciste.
Toujours est-il que l’abstentionnisme et le vote blanc ou nul ont eu l’effet, désormais, de dédouaner les fascistes du FN : « si Mélenchon n’a pas fait barrage contre Marine Le Pen cela veut dire qu’il ne la considérait pas comme la pire des catastrophes, mais comme n’importe quel phénomène de nos temps ».
Il ne faudrait pas aller aux Législatives avec cette équivoque. Tout cela je l’ai déjà vu en Italie : dès que ces gens-là s’installent, la démocratie commence sérieusement à régresser tandis que la République se voit menacée.
Je ne voudrais surtout pas que cette beauté typiquement française du mot juste, du dialogue basé sur le respect réciproque finît pour être écrasée par des voix malhonnêtes et brutales.

Giovanni Merloni

Dans une « chanson engagée » de 1958 (mise en musique en 1959 par Sergio Liberovici) Italo Calvino nous fait bien comprendre ce que ça veut dire être antifasciste et lutter pour la liberté de tous.

Par-delà le pont (1)

Jolie fille aux joues de pêche,
Jolie fille aux joues d’aurore,
Je réussirai, j’espère, à te raconter
Ma vie quand j’avais le même âge que toi.
Couvre-feu : la troupe allemande
Dominait sur la ville. On est prêt.
Si tu ne veux pas baisser la tête
Emprunte avec nous la route des monts.

RITOURNELLE…
Nous avions vingt ans et par-delà le pont
Par-delà le pont que tient une main ennemie
Nous voyons l’autre rive, la vie
Tout le bien du monde par-delà le pont.
Tout le mal nous avions au-devant,
Tout le bien nous avions dans le coeur,
À vingt ans la vie est par-delà le pont,

Par-delà le feu ça commence l’amour.

Silencieux sur les aiguilles de pin,
Sur d’épineux bogues de châtaigne,
Une troupe dans le sombre matin
Descendait l’obscure montagne.
L’espérance était notre compagne
À l’assaut des positions ennemies
En nous conquérant les armes en bataille
Nu-pieds, en lambeaux, et pourtant ravis.

RITOURNELLE…

Ce n’est pas dit que nous fûmes des saints,
L’héroïsme n’est pas surhumain,
Cours, baisse-toi, allez, bondis avant
Chaque pas que tu fais ce n’est pas vain.
Nous voyons à portée de main,
Par-delà le tronc, le buisson, la cannaie,
L’avenir d’un monde plus humain
Et plus juste, plus libre et gai.

RITOURNELLE…

Chacun désormais a une famille, a des fils,
qui ne savent pas l’histoire d’hier.
Je suis seul et me promène dans les tilleuls

Avec toi, ma chère, qui n’étais pas là alors.
Je voudrais que nos pensées
Et nos espoirs d’alors,
Revivaient en ce que tu espères,
Jolie fille couleur de l’aurore.

Italo Calvino
(traduction de Giovanni Merloni)

(1)
Oltre il ponte

O ragazza dalle guance di pesca,
O ragazza dalle guance d’aurora,
Io spero che a narrarti riesca
La mia vita all’età che tu hai ora.
Coprifuoco: la truppa tedesca
La città dominava. Siam pronti.
Chi non vuole chinare la testa
Con noi prenda la strada dei monti.

RIT: Avevamo vent’anni e oltre il ponte
Oltre il ponte che è in mano nemica
Vedevam l’altra riva, la vita,
Tutto il bene del mondo oltre il ponte.
Tutto il male avevamo di fronte,
Tutto il bene avevamo nel cuore,
A vent’anni la vita è oltre il ponte,

Oltre il fuoco comincia l’amore.

Silenziosi sugli aghi di pino,
Su spinosi ricci di castagna,
Una squadra nel buio mattino
Discendeva l’oscura montagna.
La speranza era nostra compagna
Ad assaltar caposaldi nemici
Conquistandoci l’armi in battaglia
Scalzi e laceri eppure felici.

RIT…

Non è detto che fossimo santi,
L’eroismo non è sovrumano,
Corri, abbassati, dài, balza avanti,
Ogni passo che fai non è vano.
Vedevamo a portata di mano,
Dietro il tronco, il cespuglio, il canneto,
L’avvenire d’un mondo più umano
E più giusto, più libero e lieto.

RIT…

Ormai tutti han famiglia, hanno figli,
Che non sanno la storia di ieri.
Io son solo e passeggio tra i tigli

Con te, cara, che allora non c’eri.
E vorrei che quei nostri pensieri,
Quelle nostre speranze d’allora,
vivessero in quel che tu speri,
O ragazza color dell’aurora.

Italo Calvino

Laisse-toi vivre (Journal de débord n. 11)

21 lundi Nov 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Journal de débord, portrait d'une chanson

001_pulcinella-180

Laisse-toi vivre 

Pour mettre un point, certes provisoire, aux suggestions qui m’encombrent, dans cette période, au sujet de la ville de Naples et de sa stricte parenté avec Paris, je garde dans mon journal :
— l’image poétique de cette ville que m’a renvoyée un cher ami napolitain. Guido Calenda, professeur d’hydraulique à la Troisième Université de Rome, même s’il a quitté Naples très tôt dans sa jeunesse, en garde un souvenir envoûtant et très efficace ;
— un extrait du « Ventre de Naples » de Matilde Serao (1856-1927), où l’écrivaine fait appel aux « hommes de bonne volonté », ceux qui font toujours l’histoire du côté du peuple et de tous les démunis et qui ont toujours rencontré mon admiration inconditionnelle ;
— le texte traduit mot par mot, juste pour en rendre la signification, d’une célèbre chanson d’Edoardo Bennato : « Tira a campare » (1).
Giovanni Merloni

002_vie-di-napoli

« J’ai été touché quand tu m’as demandé de te parler de Naples. Ma Naples à moi c’est la Naples de l’enfance. Donc, elle est encore pleine de mystères, si seulement l’on songe aux toits qui s’échelonnaient dans toutes les directions pour constituer à chaque endroit un monde à part ; aux impasses qui se terminaient dans l’inconnu ; à la Villa (2) où l’on voyait encore de petits hommes ramasser des mégots se servant d’un bâton ayant au sommet une épingle, avant d’extraire le tabac pour le vendre, le rangeant en des tas différents selon les types : tabac italien, tabac américain ou tabac anglais, celui des « Virginia »… C’était la Naples des « scugnizzi » qui voyageaient accrochés au dos des tramways et que j’enviais grandement parce que je n’aurais jamais eu la permission de faire le même. C’était un monde où l’économie se reflétait par strates, avec en haut les appartements bourgeois et, au rez-de-chaussée, les « bassi » ; où l’on voyait de petites boutiques étalant des sacs de grains et des pâtes en vrac ; où le vendeur t’appelait d’en bas, et, une fois accompli le marchandage entre rue et fenêtre, hurlait enfin “Cala o panaro !”, « Descendez le panier ! » Et le panier précipitait avec quelques sous avant de remonter avec le pain, les fruits ou les oignons… Et puis, auprès de ma grand-mère, où l’on pétrissait la farine sur la table de marbre d’une cuisine énorme… Tout paraissait énorme, dans cette vieille maison aux infinis recoins : les couloirs, les chambres, les meubles, les tables dont je me souviens du plan qui était au même niveau de mes yeux. Et puis les terrasses… Il y en avait deux — des mondes immenses pour moi, où je pouvais m’aventurer — l’une donnant sur la ruelle de l’Egiziaca ; l’autre s’accoudant sur Santa Lucia et le Castel de l’Ovo, le port et une mer sans limites… avec les transatlantiques, que je connaissais un à un, que je voyais s’éclipser pendant quelques semaines ou un mois et puis, les voilà de nouveau, si familiers, immuables, tout comme la flotte américaine… Enfin les magasins de jouets, pour lesquels j’éprouve encore une nostalgie infinie… et combien aimerais-je revenir à ça, avec mes yeux d’alors ! Celle-ci est la Naples de ma fantaisie, car en fait, même si j’y reviens fréquemment, au-delà des innombrables différences, je n’y retrouve plus mon regard d’alors. Maintenant, tout est connu, les contours sont nets, la disposition des rues et des maisons reflète une logique (même à Naples !), tandis que l’horizon n’a plus d’inconnues. Je ne peux pas te raconter la Naples d’aujourd’hui parce qu’elle, tout en m’étant familière, ne m’appartient plus. »
Guido Calenda

 

003_tram-napoli-180

« Que demandé-je, enfin, pour mes frères du peuple napolitain ; que demandé-je, comme tous ceux qui ont du cœur, de l’âme, sinon que finissent l’oubli et l’abandon ? Que demandé-je au nom de l’égalité humaine et chrétienne, sinon que le peuple de là-bas est traité à l’instar de tous les autres citoyens, qu’il ait une maison, qu’il ait de la lumière, pendant la nuit, de l’eau, de la propreté, de la surveillance, qu’on s’occupe de lui, le protégeant contre lui-même et les autres ? Que demandé-je, sinon l’application de la loi humaine et sociale, sinon qu’on traite ces gens-là de même que les autres, leur donnant ce qu’ils ont le droit d’avoir en tant qu’êtres vivants, citoyens d’une grande ville ? Que tout un chacun fasse rien que son devoir envers le peuple napolitain de quatre grands quartiers. Qu’il y fasse son devoir, comme il le fait ailleurs. Soigneusement, avec de la conscience et, chaque jour, petit à petit, on atteindra la solution du grand problème. Sans millions, sans sociétés, sans entreprises. Chaque jour on ira de mieux en mieux, jusqu’à ce que tout soit transformé, miraculeusement, à la merveille de tout le monde, rien qu’en constatant que celui qui hésitait à accomplir sa tâche s’est affranchi de son manque, de la négligence, de l’inertie, de la paresse et qu’il a fait ce qu’il devait. »
Matilde Serao, « Le ventre de Naples « , Naples, printemps 1904

004_il-ventre-di-napoli

(1) Laisse-toi vivre (Tira a campare)

Elle est belle, je sais qu’elle est belle,
elle est ma ville à moi…
Elle est fatiguée, et malade,
peut-être elle ne vivra pas…

Oui, je sais qu’on va de mal en pis,
oui je sais qu’ici c’est tout un abordage

Ici l’on-dit « laisse-toi vivre »,
car rien ne changera… On dit :
Laisse-toi vivre, rien ne changera
tant bien que mal tout passe,
mais pour nous rien ne changera… On dit :
Laisse-toi vivre…

Moi je suis né, moi j’ai vécu
au milieu de ces gens,
moi parfois étranger dans ces rues
où rien ne fonctionne…

Oui, je le sais, je l’avais dit, moi-même,
que c’est raté, que ce n’est pas juste,
qu’on doit faire quelque chose…
Maintenant, tu ne vas pas comprendre, si je dis :

Laisse-toi vivre, jamais tu ne comprendras,
même moi qui suis docteur,
ayant fait l’université, oui, je dis :

Laisse-toi vivre, ici c’est mieux,
car du moins, ici, tant bien que mal,
il y demeure un peu d’humanité…

Et alors moi aussi je dis : laisse-toi vivre,
ici c’est mieux. Que me veux-tu ?
Qu’en sais-tu ? Tu n’y as jamais vécu,
je dis : laisse-toi vivre…
Edoardo Bennato

(2) Jardin public au centre de Naples.

« Jamais je ne le saurai, parce que je ne serai pas là… » (Entre-temps n. 5)

27 mardi Sep 2016

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits, poèmes

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une chanson

001_riccio

Bologne, via del Riccio (rue du Hérisson)

« Jamais je ne le saurai, parce que je ne serai pas là… »

Entre-temps, j’ai la sensation de désapprendre à exprimer ce qui me touche intimement. Ou alors c’est la conscience de n’avoir jamais dit jusqu’au bout ce que j’avais envie et nécessité de dire. « La langue aidant » : voilà une expression fausse et inefficace ! La langue en elle-même n’aide pas les êtres humains à s’exprimer jusqu’au bout. Elle les pousse, au contraire, au fur et à mesure qu’ils en obtiennent la maîtrise, à trahir la vérité en l’édulcorant ou l’abandonnant à elle-même comme s’il s’agissait d’un objet mal fichu.
Pour écrire, il faut avoir surtout du courage. Est-ce que j’en ai ?

002_verso-san-luca

Bologne, Promenade vers San Luca

Entre-temps, je voulais vous parler de la nostalgie que des événements récents ont déclenchée en moi. J’avais alors essayé d’expliquer la nature de ma nostalgie à moi, jaillissant du manque d’une personne ou d’un groupe d’amis sinon d’une foule de camarades, réunis en assemblée ou rassemblés en cortège pour fêter l’humanité ou pour lutter contre la guerre, par exemple.
Je voulais revenir sur mon sujet primordial, celui de la nostalgie pour une « ville-personne » que je ne cesserai jamais d’aimer et regretter.
Mais les mots s’amoncellent les uns sur les autres jusqu’à former une barricade encore plus inextricable que celles de 1848. Il me faudrait un livre entier pour exprimer efficacement les nombreuses facettes de ce que j’appelle « nostalgie ». Mais c’est un travail long, qu’on ne peut pas couper en épisodes pour le faufiler dans un blog. Cela m’empêcherait d’ailleurs de répondre à la contrainte indispensable de faire rigoureusement disparaître, comme le ferait Georges Perec, le mot honteux (nostalgie).
Devant une telle difficulté, j’ai alors décidé de m’aider avec quelque chose d’évident, capable d’aller bien au-delà de mes mots et même de les réfuter.

001_via-petroni

Bologne, via Petroni

Quand j’observe la photo ci-dessus, par exemple, ce n’est pas seulement la chaleur humaine de l’arcade qui m’attire comme un aimant, c’est la lave basaltique qui revêt le sol d’une couche rose, lumineuse, dont je connais la consistance souple et élastique sous les chaussures. Il me suffit de reconnaître en cette promenade un parcours connu, dense de souvenirs (de mari, d’amant, de père ou de camarade) ; il me suffit de savoir combien je me sentais « chez moi » quand je plongeais ici, exactement, dans cette arcade au croisement entre via Petroni et via San Vitale… pour effondrer dans un état d’impuissance et de malaise :
« Je ne peux pas être là ! Je ne peux surtout pas m’y rendre d’un instant à l’autre, même en changeant de parcours, allongeant le pas, courant si nécessaire. C’est impossible ! »

004_dalla-guccini-vecchioni

Lucio Dalla, Francesco Guccini et Roberto Vecchioni

Me rendant sur You Tube, je peux me faufiler sans être vu dans ce bistrot qu’à Bologne on appellerait « trattoria », en y retrouvant trois chanteurs très célèbres de ma même génération : Lucio Dalla, Francesco Guccini et Roberto Vecchioni. Cette scène, que je n’hésite pas à appeler incontournable, ramène, dans mon présent de quarante ans depuis, un monde qui n’existe plus, dont je ne regrette pas seulement la générosité de la jeunesse, mais aussi, surtout, l’humilité et le partage évident de goûts extrêmement simples. En 1977, les trois chanteurs étaient déjà bien connus et aimés en Italie. Là, dans cette petite « scène de vie » ils se comportent tout à fait spontanément comme trois gamins à l’école buissonnière… Le sentiment de joie indicible que provoque en moi cette interprétation de la célèbre chanson Porta Romana pourrait alors se résumer en une phrase assez redoutable :
« Ce qui compte c’est de saisir le présent au vol, de profiter de la joie immense que peut offrir un moment de partage et de complicité. Le document qui garde ce présent révolu et perdu possède d’ailleurs, en lui-même, la force d’évoquer une époque que d’autres aussi ont vécu… »

005_guccini-vecchioni

Francesco Guccini et Roberto Vecchioni

Donc, si je regarde la photo d’un lieu bien connu et chéri, je peux arriver à avoir l’embarrassante sensation d’y être, tandis que si j’assiste à un film tourné dans un contexte familier où tous les éléments contribuent à rendre la saveur unique de la convivialité dans le même temps, le même espace et le même lieu, j’ai sans doute, jusqu’aux larmes, l’émotion d’y avoir été.

006_dalla

Lucio Dalla

Le même ressort se crée dans mon cœur sensible quand je relis une poésie. Là aussi, le présent est figé et même embaumé comme dans un film. Or, la plupart des poésies du temps de Bologne restent là, accrochées aux murs de cette ville insaisissable. Elles font partie de moi et elles sont aussi, pour moi, inaccessibles. Comme cette arcade, via Petroni, ou cette trattoria où les trois mythes de la chanson bolonaise se donnaient souvent rendez-vous.
Mais j’ai une poésie très importante pour moi où cette règle se brise ou prend d’autres allures plus compliquées. Parce que là, plongé dans cette Bologne qui était alors ma ville à moi — la ville d’où je n’envisageais absolument pas de partir à nouveau —, je vivais une autre étrange nostalgie, où la jalousie se mêlait à l’envie :
« Jamais je ne le saurai (ce qui t’arrive là-bas) — par ce que je ne serai pas là… »

007_la-primavera-75

Giovanni Merloni, Le printemps (part), 1975

Afrique

I
Au-delà de l’écume copieuse
s’effondrant parmi les mouettes et les requins
la proue de fer se laissera emporter
par le tourbillon de la hâte
et le précipice des nœuds.

Au bout de moult fonds marins
brisant le silence du bateau corsaire
surgira, blanche,
une passerelle inconnue,
écrasée par le va-et-vient
agile et léger
de silhouettes et valises
se promenant sur le fil, indifférentes
au vacarme des moteurs
aux péremptoires clameurs
surgissant des étalages
de melons et bananes.

Tu glisseras, attentive
à chaque homme, à chaque costume
épiant ta surprise
devant l’éclosion soudaine
d’autant de figures et de voix.
En courant, tu écriras
le récit stupéfait du tourbillon
de tes pas nonchalants et légers
parmi les gens d’Afrique,
de cet étourdissement
de couleurs et d’odeurs
parmi les fumées de la drogue
les bouffées de poussière et de vent.

Tu fermeras les yeux
pour photographier
ce que tu n’arrives pas à voir,
tu les rouvriras
pour te découvrir heureuse,
ou alors tu trébucheras, tombant
le tête première
dans la mer épaisse du port.

Tu te sauveras ? tu mourras ?
L’ont t’amènera, blanche,
au-dessus des têtes ?

Jamais je ne le saurai — parce que je ne serai pas là.

003_moto-3

Giovanni Merloni, Voyage en scooter, 2013

II
Au milieu d’un nuage de sable et de confettis
un cirque gigantesque est parti :
un cheval à deux roues, noir et rouge
va courant, apeuré
délabré et solitaire
au bord des arbres que le vent a courbés.

À demi endormie tu t’appuies,
confiante, sur l’épaule noire de cuir
en avalant l’eau le soleil le vent
et cette voix si tendre
qui, lugubre, va et vient
se faisant juste entendre :
« Ne pars pas… Attends-moi !
Ne vois-tu pas que je suis déjà là
en bas de l’escalier
prêt à te prendre ? »

Tu t’étends, résignée
sur la selle arabe, t’accoutumant,
paresseuse, au rythme du désert
et ton regard caresse, entrouvert
les visages noirs de soleil
se promenant aux côtés
de la piste africaine. D’un coup
tu reconnais mes cheveux
la courbe pensive et boitante
de mon solitaire destin.

004_afrique-3

Bologne, via Indipendenza

III
Mais tu es encore ici, en Italie
voyageant
au milieu d’une plaine sans couleurs,
sur la route aveuglante du sud
où je ne vois que l’ombre
caressant l’asphalte
d’un bolide élastique
d’où pointent identiques
deux casques irisés
qui se parlent, empressés
ou alors, cognant à l’unisson
contre de tristes encombres
tragiquement se taisent.

Combien de temps doit-il durer
mon égarement ?
En quel moment d’un jour réel
tu descendras de cheval ?
À quelle heure, en sueur,
tu sortiras de ton scaphandre
comme Vénus de sa coquille ?
Et quand te montreras-tu,
femme d’un autre, enfant d’un autre
sœur d’un autre,
nue et spirituelle
dans mon écran ?
À quelle heure avons-nous fixé
notre rendez-vous mental ?

005_afriue-4

Bologne, via Indipendenza

IV
À l’heure « hache » tu partiras pour de bon
en brisant les lignes du ciel.
À distance, j’entendrai une déchirure :
mon fantôme incommode
tombera de voiture
mais aussitôt il se relèvera
tout en époussetant son veston.
Juste quelques bleus
m’auront coûté nos rêves,
trois fois je te saluerai
trois fois je te rendrai
ce baiser volé
trois fois, délice de mon passé
émigrera de mon corps essoufflé
un soupir désespéré.

Tu me laisseras seul
mais toi aussi tu seras seule
quand tu dirigeras tes yeux à terre
et que tu trouveras
parmi les ombres voltigeantes
mon nom : un billet
froissé, une souillure de couleur
un petit geste.
Que seront vides alors les mots
retentissants dans les tunnels gonflés
dans le feu follet des mirages
le mots que pulvériseront les ailes grises
de l’avion africain !

Tu me laisseras un volumineux espoir
à consommer lentement
mais ce sera opiniâtre, grossier
le ver rongeur du désespoir :
tu partiras avec un homme de bois
tandis que moi, resté à terre
je construirai un château sans parois
en boules de sucre et verre
où je garderai, bien cachée
ma pensée dominante.

Impeccable et sincère
habillé en blanc, je sortirai dans la rue
et marcherai sans cesse
sur les quais sans espoir
d’une gare consacrée à l’ennui.
En ce temps spasmodique
par une avidité boulimique
je déchirerai un à un les mêmes jours
que tu avaleras gentiment
sur le haut tabouret brinquebalant
de ton long comptoir africain.

006_afrique

Bologne, via Indipendenza

V
Arrivée en Afrique
tu déjà te renfermes
dans un coin solitaire
essayant de saisir, en vain
au milieu des lueurs et des nuées
les tambours lointains.

Mais Bologne n’a pas
de voix, elle réussit seulement,
par d’efforts généreux,
à lancer juste de rabougris
signes des mains. Quant à moi,
je ne suis pas capable
de parler. La tête
entre mes doigts, gémissant,
je poursuis ton ombre
qui paraît et disparaît,
mais je trouve sous les arcades
l’Afrique
au-delà des collines
l’Afrique
parmi les âmes foutues
et les soldats inconnus
l’Afrique !

006_afrique-5

Bologne, via del Pratello

VI
Hier, tu es déjà rentrée
touchée (gravement, durement)
par le mal d’Afrique, incertaine
(visiblement, cruellement)
sur quoi faire.
Tu ne m’as rien raconté
même si, distraite et assommante
tu as déroulé un tapis rugueux
coloré d’histoires luxuriantes
et fumant d’anxiété.

Hier, saine et sage,
l’Afrique a ramené ici
ta silhouette sauvage
déjà prête à frôler, ravie,
les parapets de pierre
et les vieilles portes cochères
libre de regarder, malicieuse
les persiennes entrouvertes,
les rideaux de lierre
patronne d’afficher, douteuse
un feint gêne, une modeste surprise
devant l’insouciance heureuse
de la clé qui nous ouvre, agile,
une chambrette exquise.

Hier, une nouvelle envie douloureuse,
malade d’Afrique elle aussi,
nous a accueillis sans compliments
nous faisant rouler sans accidents
dans un ruban gai et indifférent
de sable d’or.

Dieu seul le sait
si l’Afrique qui encore bouge
au dos de ta route enrubannée
c’est la même que j’invente pour toi.
Dieu seul le sait
si jamais elle sera remplacée
par ce monde d’arcades et toits rouges
par ces calmes rumeurs sans émoi :
cette Bologne que sans doute tu vois
par le sable du désert inondée !

007_afrique-6

Bologne, via del Pratello

Giovanni Merloni

L’élégance et la sincérité (une voix pour des guitares sans cordes)

10 vendredi Avr 2015

Posted by biscarrosse2012 in poèmes

≈ 6 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une chanson

001_trattoria 180

Mes chers lecteurs,
C’est avec une émotion tout à fait particulière que je partage la publication de Rixile sur son blog.
 De façon inattendue, lors d’un échange sur Twitter, je lui avais demandé… d’essayer de créer une chanson à partir d’une de mes poésies. Elle m’a dit oui, je lui ai envoyé une « rose » de textes. Elle a choisi « Des guitares sans cordes », la poésie très parisienne que j’avais retravaillée avec la participation de José Defrançois. Et voilà le cadeau de sa voix magique :

Des guitares sans cordes chantées par @Rixilement

84PR1F6-1

002_martini 180 « Chère Rixile,
Jusqu’ici je n’avais demandé à personne un engagement semblable, même si j’avais plusieurs fois formulé dans ma tête cette demande : « est-ce que vous… ? »
Maintenant, je suis très ému pour avoir contribué à créer une chanson tellement française ! C’est un honneur pour moi et pour ainsi dire une espèce d’accueil culturel et humain que je reçois de cette France sincèrement aimée.
C’est très beau, élégant, ouvert aussi, je crois, à des interprétations plus ou moins dramatiques ou ironiques ou tout simplement « sincères ».
Je crois que la beauté d’une certaine chanson d’auteur (caractérisée par de fortes influences réciproques entre Italie et France) vient justement de ces deux éléments-clés : l’élégance et la sincérité.
Dans mon rêve musical il y a plusieurs raisons, que je pourrais vous énumérer l’une après l’autre.
Je me borne à la première : ma culture orale est fort imprégnée de chansons. depuis mon adolescence. D’ailleurs l’Italie est le pays des chansons : Ennio Flaiano par exemple disait que les Italiens ne font que chanter toujours, au lieu de parler et même de penser… »

003_vetrina torino 180 « Dans tous mes textes on peut ressentir l’écho des chansons de Giorgio Gaber ou Enzo Jannacci ainsi que des chansons engagées comme les Cantacronache des années 50-60 ou des belles chansons surréelles et désengagées de Francesco De Gregori.
Peu importe qu’en 1975 j’ai vu à Venise un merveilleux spectacle de Béjart avec la IX symphonie de Beethoven et que, depuis cette fulguration, s’est déclenchée en moi une véritable passion pour l’opéra lyrique ayant pour leader absolu Mozart, avec ses œuvres italiennes et son monde merveilleux (qui a inspiré beaucoup ma peinture).
La chanson (italienne et française d’abord), avec ce rôle de la parole et du théâtre de la vie, reste pour moi une des formes d’expression les plus libres et révolutionnaires…. »

Giovanni Merloni

« Je suis venu pour jouer, je suis venu pour aimer, secrètement pour danser »

29 jeudi Jan 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

≈ 4 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une chanson

000_conte loc 180

« Je suis venu pour jouer, je suis venu pour aimer, secrètement pour danser… »
Une soirée avec Paolo Conte
 

Le soir de mardi 27 janvier, contre mon habitude sédentaire et paresseuse, j’avais accepté l’invitation de mon fils Paolo et m’étais rendu avec lui au Grand Rex.
Rien de plus confortable que de se glisser vers la Mairie du Xe, emprunter la rue du Château d’Eau, traverser le boulevard de Strasbourg, atteindre le coin de la rue du faubourg Saint-Denis avant de nous lancer sur la gauche vers la porte homonyme, dans ce quartier encore fort animé dans ce début de soirée. Avant de toucher de nos mains l’Arc de triomphe qui bouche la rue, nous nous sommes carrément faufilés dans la rue de l’Échiquier… entamant une promenade à zigzag parmi les gens, arrêtés devant les bars, qui s’est bientôt terminée au croisement avec la rue du faubourg Poissonnière. Voilà, sur la gauche s’imposait avec sa tour à la Tatline ce théâtre fantasmagorique dont je n’avais jamais franchi la porte, tout en imaginant la richesse des espaces à l’intérieur, ainsi que la grandeur de la salle des spectacles.
Le nom Paolo Conte court sur la façade de façon discrète, tandis qu’une petite file s’est déjà formée. Comme conseillés par le vendeur des billets nous sommes là avec une heure d’avance. Tout le monde est calme, souriant. Un rendez-vous qui se répète désormais assez fréquemment à Paris : Paolo Conte, chansonnier et poète très aimé en Italie, est connu et aimé en France aussi. Étant parmi les premiers, nous occupons une des meilleures places dans le « balcon haut ». Nous sommes au centre. Juste une file de fauteuils rouges devant nous, rentrant dans le « balcon bas ». Sinon, en dehors de ces deux têtes prévues en dessous de nos genoux, la ligne des yeux va courir tout droit jusqu’au piano, placé au centre du plateau, où Paolo Conte chantera en jouant du piano.
Les deux balcons — haut et bas — précipitent, avec la galerie en forte pente, sur le parterre complètement caché, qu’on peut imaginer gigantesque. Au-dessus des places qui se remplissent doucement et silencieusement, on peu admirer une véritable coupole, un peu kitch, où se projette un ciel étoilé. Le plateau, encadré par un grand cercle rouge shocking, illuminé à point, héberge autour du grand piano un orchestre muet, en attente. Je me souviens alors du mot « golfo mistico » figurant dans une des chansons de Paolo Conte : « Il n’y a rien de plus séduisant qu’un orchestre excité et nymphomane, renfermé dans la fosse (golfo mistico) qui bouillonne de tempête et liberté » (1)
J’avoue que je suis calme, assez détaché et encore préoccupé pour mes articulations supérieures et inférieures que l’étroitesse de ma place empêche tout à fait de mouvoir. Heureusement, mon fils peut encore se plier sur sa gauche vers la place encore vide, me donnant ainsi la chance d’allonger les jambes de temps en temps.
Je ne connais pas les derniers albums de ce créateur unique, dont mon fils est intime connaisseur depuis toujours. Une fois, dans les années quatre-vingt-dix, dans un moment de découragement, mon Paolo avait même appelé Paolo Conte au téléphone. Celui-ci avait été très indulgent avec ce jeune inconnu et l’avait brièvement rassuré…
Ce mardi je n’étais pas là, au Grand Rex, pour découvrir encore mieux les raisons de l’attachement de mon fils à la chanson de Paolo Conte. Je suis moi aussi un sincère admirateur de cet homme doux et amer, triste et pourtant riche d’une vitalité débordante. Faisant partie de la génération qui a connu surtout ses premières chansons, mon souci de spectateur dans un théâtre français, c’était de voir comment Paolo Conte avait su garder la cohérence de son monde poétique en transmettant au public parisien son extraordinaire ironie toujours remplie d’humanité. Car en fait le contexte où ses histoires sont nées et ont grandi a été tout à fait différent.
Mais je n’ai pas eu le temps de me souvenir de tous les titres que j’aurais aimé entendre de nouveau, ici à Paris. Car l’heure était arrivée. Paolo Conte était là.

001_conte 01 180

Je regrette de n’avoir pas pensé aux jumelles, que ma femme a caché qui sait où. Car mes lunettes, de moins en moins bonnes, m’enlèvent le plaisir des détails. De si loin, par cette faible lumière, même les photos de mon iPhone résultent imprécises et incomplètes. Je vois quand même que Paolo Conte tient debout et garde son esprit brusque et envoûtant même avec les cheveux blancs de neige et l’allure d’homme un peu fatigué.
Le spectacle est merveilleux. S’alternant dans plusieurs formes d’expression — le chant ; la simple récitation ;  l’émission de sons ou de mots estropiés par le biais d’un presque invisible instrument qu’il appuie furtivement aux lèvres — sa voix rauque s’installe toujours au centre de cette « fosse » où les guitares fusionnent avec le saxophone, le violon et le xylophone. Il nous raconte. Ce sont des histoires presque incompréhensibles, pour les Français comme pour les Italiens massivement présents dans le théâtre. Avec mon fils, nous reconnaissons bien sûr la presque totalité des chansons proposées, nous en devinons des passages célèbres, en général incontournables et tellement connus qu’ils font partie désormais de notre langue ou de notre course nostalgique aux trésors persistants de notre extraordinaire culture. Et pourtant, on a ici affaire à de petits passages, à des évocations symboliques et même intimes. Car le primat a été volontairement donné à la musique, à l’orchestration sublime, à la bravoure des musiciens concernés. Car en fait Paolo Conte, en dirigeant l’orchestre derrière lui avec un élégant et souple ondoiement des bras et des épaules — souligné ou coupé par les gestes secs et amoureux des mains ainsi que par les indicibles attitudes de cette petite tête capable de se courber jusqu’à la dernière touche du clavier —, réalise un « pont ». Un pont physique et mental entre ses premières chansons, s’inscrivant parfaitement dans l’esprit rebelle, décalé et mélancolique de l’école de Gènes — très proche de la chanson française de son époque, de Brassens et de Brel en particulier — et la chanson populaire qui évolue avec la danse, la rencontre extra-muros, les endroits décadents et aventureux que l’imaginaire installe volontiers dans ces interminables voyages à travers l’Atlantique. Le Brésil ou l’Argentine de la « rumba » ou de la « verte milonga » (2) sont d’ailleurs un miroir complice où peuvent se refléter les passions sentimentales et érotiques des jeunes impatients de la « campagne » submergée par le brouillard au milieu de la plaine du Pô :

« Je suis venu pour jouer
je suis venu pour aimer
secrètement pour danser... »

002_conte 02 180

Un solide fil rouge relie entre eux les deux mondes du jeune Paolo Conte, timide auteur de chansons que d’autres ont lancées et de ce Paolo Conte qui vient d’accomplir ses soixante-dix-huit ans et reste pourtant au centre d’une vague dansante où la mémoire et l’histoire des hommes (et des femmes) sont ancrées à jamais.
Une fois réalisée cette liaison indispensable, chaque chanson que j’ai entendue au Grand Rex ne pouvait que confirmer cette émotion. Dans ce minuscule plateau, il y avait un monde énorme qui pulsait avec ces va-et-vient vers la splendide mer de Gènes, vers la sérieuse Turin, vers la vivante Milan qui fut elle aussi une patrie indispensable de la chanson italienne. Si maintenant Paolo Conte voyage avec ses chansons dans d’autres mondes, plus ou moins exotiques, le rythme de son crescendo mélancolique et déchirant est toujours le même qu’on pouvait savourer dans un bal de n’importe quel village de la province italienne des années soixante et soixante-dix.
C’est un monde perdu, désormais. Comme il arrive aussi en France, où la voix d’une Édith Piaf, par exemple, serait peut-être anachronique, aujourd’hui.
Mais la « come di » et la « journée à la mer » (3) resteront dans la tête de chacun, des incomparable berceuses pour les hommes mûrs et les femmes rêveuses.

003_conte 03 180

En nous éloignant du Grand Rex pour rentrer dans notre quartier — hanté à présent de pulsions et de voix où la rébellion et l’anticonformisme assument un sens tout à fait différent — je remercie vivement Paolo Conte, mon aîné de presque neuf ans, pour ce témoignage incontournable. La chanson italienne est très importante comme le cinéma, elle devrait être connue davantage à l’étranger et particulièrement en France. Il a eu la force et l’intelligence de faire le premier pas. Il a très bien représenté d’autres « frères » (Luigi Tenco, Gino Paoli, Fabrizio De André, Giorgio Gaber, Enzo Jannacci, Lucio Dalla, Francesco Guccini…), auxquels son œuvre n’a jamais été insensible.

004_conte 04 180

Giovanni Merloni

(1) de Il maestro è nell’anima :

Niente di piu’ seducente c’e’
di un’orchestra eccitata e ninfomane
chiusa nel golfo mistico
che ribolle di tempesta e liberta’

Paolo Conte

(2) Alle prese con una verde milonga (1981)

Alle prese con una verde milonga
il musicista si diverte e si estenua…
E mi avrai verde milonga che sei stata scritta per me
per la mia sensibilità per le mie scarpe lucidate
per il mio tempo  per il mio gusto
per tutta la mia stanchezza e la mia mia guittezza.
Mi avrai verde milonga inquieta che mi strappi un sorriso
di tregua ad ogni accordo mentre mentre fai dannare le mie dita…
Io sono qui sono venuto a suonare sono venuto ad amare
e di nascosto a danzare…
e ammesso che la milonga fosse una canzone,
ebbene io, io l’ho svegliata e l’ho guidata a un ritmo più lento
così la milonga rivelava di se molto più,
molto più di quanto apparisse la sua origine d’Africa,
la sua eleganza di zebra, il suo essere di frontiera,
una verde frontiera …
una verde frontiera tra il suonare e l’amare,
verde spettacolo in corsa da inseguire…
da inseguire sempre, da inseguire ancora,
fino ai laghi bianchi del silenzio fin che Athaualpa
o qualche altro Dio non ti dica descansate niño,
che continuo io… ah …io sono qui,
sono venuto a suonare, sono venuto a danzare,
e di nascosto ad amare …

Paolo Conte

(3) Una giornata al mare (1974)

Una giornata al mare
solo e con mille lire
sono venuto a guardare
questa acqua e la gente che c’e’
e il sole che splende piu’ forte
il frastuono del mondo cos’e.
cerco ragioni e motivi
di questa vita
ma l’epoca mia sembra fatta
di poche ore.
cadon sulla mia testa
le risate delle signore
guardo una cameriera
non parla e’ straniera
dico due balle ad un tizio
seduto su un’auto piu’ in la’
un’auto che sa di vernice
di donne e di velocita’.
laggiu’ sento bimbi gridare
nel sole o nel tempo chissa’
mi fermo a guardare
palloni danzare.
tu sei rimasta sola
dolce madonna sola
nelle ombre di un sogno
forse in una fotografia
lontani dal mare
con solo un geranio
e un balcone.
ti splende negli occhi
la notte
di tutta una vita
passata a guardare
le stelle lontane dal mare
e l’epoca mia e la tua
e quella dei nomi dei nonni
vissuta negli anni a pensare.
una giornata al mare
tanto per non morire
nelle ombre di un sogno
forse in una fotografia
lontano dal mare
con solo un geranio
e un balcone.

Paolo Conte

Copyright France

ACCÈS AUX PUBLICATIONS

Pour un plus efficace accès aux publications, vous pouvez d'abord consulter les catégories ci-dessous, où sont groupés les principaux thèmes suivis.
Dans chaque catégorie vous pouvez ensuite consulter les mots-clés plus récurrents (ayant le rôle de sub-catégories). Vous pouvez trouver ces Mots-Clés :
- dans les listes au-dessous des catégories
- directement dans le nuage en bas sur le côté gauche

Catégories

  • échanges
  • commentaires
  • contes et récits
  • les unes du portrait inconscient
  • listes
  • mon travail d'écrivain
  • mon travail de peintre
  • poèmes
  • portraits d'auteurs
  • portraits inconscients
  • romans

Pages

  • À propos
  • Book tableaux et dessins 2018
  • Il quarto lato, liste
  • Liste des poèmes de Giovanni Merloni, groupés par Mots-Clés
  • Liste des publications du Portrait Inconscient groupés par mots-clés

Articles récents

  • Cent cinquante ans bien portés 2 juin 2023
  • Ce « non » qu’on ne veut pas entendre : un portrait “inconscient” de la foule du Premier mai 1 mai 2023
  • Premier Mai : une « guerre » citoyenne pour le Travail, la Paix et le sauvetage de la Planète 1 mai 2022
  • On a marre de crier au loup, n’est-ce pas ? 22 avril 2022
  • Élégante et majestueuse passerelle d’amour 17 avril 2022
  • Au fond de la grotte 16 octobre 2021
  • Quinze années inespérées ou, si vous voulez, inattendues 11 septembre 2021
  • Destinataire inconnue – Tranches de survie n° 1 6 janvier 2021
  • La cure du silence (Extrait de la Ronde du 6 avril 2020) 11 mai 2020
  • Août 1976, Rome (via Calandrelli) – La contribution de Joseph Frish à la Ronde du 6 avril 2020 6 avril 2020
  • La poésie n’a pas de nuances pour les amours perdus (Déchirures n° 2) 19 décembre 2019
  • Je vais attendre, seul, qu’une vie nouvelle éclose ! (Déchirures n. 1) 9 décembre 2019

Archives

Affabulations Album d'une petite et grande famille Aldo Palazzeschi alphabet renversé de l'été Ambra Atelier de réécriture poétique Atelier de vacances Avant l'amour Bologne Bologne en vers Brigitte Célérier Caramella Claire Dutrey Claudine Sales Dissémination webasso-auteurs Dominique Hasselmann Débris de l'été 2014 Elisabeth Chamontin Entre-temps François Bonneau Françoise Gérard Giorgio Bassani Giorgio Muratore Giovanni Pascoli Gênes Hélène Verdier il quarto lato Isabelle Tournoud Italie Jan Doets Jean Jacques Rousseau Journal de débord La. pointe de l'iceberg La cloison et l'infini la haye la ronde Lectrices Le Havre Le Strapontin Luna L`île Marie-Noëlle Bertrand Nicole Peter Noël Bernard Noëlle Rollet Nuvola Ossidiana Paris Pier Paolo Pasolini portrait d'une chanson portrait d'une table portrait d'un tableau portraits cinématographiques Portraits d'amis disparus portraits d'artistes portraits d'écrivains portraits de poètes portraits théâtraux Poètes sans frontières Roman théâtral Rome Rome ce n'est pas une ville de mer Solidea Stella Testament immoral Une mère française Valère Staraselski vases communicants Vital Heurtebize Voltaire X Y Z W Zazie Zvanì À Rome Ève de Laudec

liens sélectionnés

  • #blog di giovanni merloni
  • #il ritratto incosciente
  • #mon travail de peintre
  • #vasescommunicants
  • analogos
  • anna jouy
  • anthropia blog
  • archiwatch
  • blog o'tobo
  • bords des mondes
  • Brigetoun
  • Cecile Arenes
  • chemin tournant
  • christine jeanney
  • Christophe Grossi
  • Claude Meunier
  • colorsandpastels
  • contrepoint
  • décalages et metamorphoses
  • Dominique Autrou
  • effacements
  • era da dire
  • fenêtre open space
  • floz blog
  • fons bandusiae nouveau
  • fonsbandusiae
  • fremissements
  • Gadins et bouts de ficelles
  • glossolalies
  • j'ai un accent
  • Jacques-François Dussottier
  • Jan Doets
  • Julien Boutonnier
  • l'atelier de paolo
  • l'emplume et l'écrié
  • l'escargot fait du trapèze
  • l'irregulier
  • la faute à diderot
  • le quatrain quotidien
  • le vent qui souffle
  • le vent qui souffle wordpress
  • Les confins
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • liminaire
  • Louise imagine
  • marie christine grimard blog
  • marie christine grimard blog wordpress
  • métronomiques
  • memoire silence
  • nuovo blog di anna jouy
  • opinionista per caso
  • paris-ci-la culture
  • passages
  • passages aléatoires
  • Paumée
  • pendant le week end
  • rencontres improbables
  • revue d'ici là
  • scarti e metamorfosi
  • SILO
  • simultanées hélène verdier
  • Tiers Livre

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com
Follow le portrait inconscient on WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • Suivre Abonné∙e
    • le portrait inconscient
    • Rejoignez 240 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • le portrait inconscient
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné∙e
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…