le portrait inconscient

~ portraits de gens et paysages du monde

le portrait inconscient

Archives de Tag: portrait d’une table

Le progrès ou le soleil de l’avenir III (Portrait d’une table n. 18)

27 mercredi Mar 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

portrait d'une table

001_equilibrista 740

Chère Catherine,
J’espère que tu me pardonneras. Car, en fait, le parcours de ce « portrait inconscient d’une table » risque de devenir de plus en plus tortueux. Cependant, je t’assure que ce n’est qu’une impression, possible, mais fausse.
Parce qu’il y a des coïncidences écrasantes qui m’obligent à corriger la route.
Voilà celle d’aujourd’hui. Hier, je parlais de la destruction du quartier de Cesena et de la naissance, en même temps, d’un nouveau Paris autour des deux gares et de place de la République.
J’avais noté qu’après la destruction il y a la disparition et que ces mots redoutables sont en corrélation évidente avec des mots apparemment plus positifs, comme transformation ou train…
Ce matin, au réveil (car la nuit porte conseil) je me suis souvenu de la raison, disons du moteur principal de mon livre primordial, Il quarto Lato.
Ce fut, je l’avoue, l’idée d’une femme aux cheveux roux qui s’appelait Solidea (seule idée), un des prénoms héroïques et anticonformistes qu’en Romagne on avait l’habitude de donner aux enfants pour leur faire plaisir…
Solidea dans mes premières ébauches s’appelait Garance. Elle aimait Baptiste, qui devint après Libero.
Baptiste, dans mon imaginaire à la Fellini, était aussi un équilibriste incontournable, mais ça ne change pas grand-chose.
Les lecteurs français ont déjà dénoué le drame de la coïncidence. En hommage aux Enfants du paradis, ce film incontournable que j’avais vu une seule fois au cinéma Rialto, Il quarto Lato commence de façon très similaire au film de Carné. Une foule aveugle entraîne Garance-Solidea devant les tréteaux où Baptiste-Libero va jouer son spectacle de mime.
Mais, où est-elle cette coïncidence que je ne découvre qu’aujourd’hui ?
Dans le mot disparition. En 1995, lorsque j’entamais mon histoire, je transférais le boulevard du Crime dans un lieu semblable sans le savoir. En déplaçant moi-même à Paris, pas loin du boulevard du Temple et de l’Hôtel Nord, je n’ai pas fait seulement un hommage à Arletty, inoubliable interprète de Garance et « gueule d’atmosphère ».
Le fait extraordinaire est que la démolition-disparition du borgo de Cesena est contemporaine à celle du théâtre des Funambules et du boulevard du Crime.
Donc tous les artistes et saltimbanques qui, à Cesena, se battent pour la reconstruction d’un quarto Lato, même provisoire, ils pourraient bien être les Funambules ressuscités..

(Giovanni Merloni Le quatrième côté, chapitre I, « La promenade »)

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26  mars 2013

CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS

Licence Creative Commons

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Le progrès ou le soleil de l’avenir II (Portrait d’une table n. 17)

26 mardi Mar 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 3 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une table

002_carol caracciolo 1961

Quatre amis — qui sont aussi rivaux entre eux — sont accoudés au parapet en ciment en haut de la Rocca Malatestiana, à Cesena. Ils discutent passionnément, en se laissant distraire de temps en temps par la douce beauté d’un grand pré qui baigne dans le soleil. Libero, le premier qui prend la parole, est un étrange personnage, vivant de mille métiers dont celui d’huissier auprès de la Mairie et d’acrobate. Otello, le deuxième, est un peintre qui s’engage volontiers dans les batailles politiques et culturelles. Pio, le troisième, est un ingénieur-poète. A cela correspondent des contradictions et des pulsions formidables et redoutables, peut-être excessives pour une seule personne. Stelio, le quatrième, est l’unique véritable architecte dans un groupe qui ne s’occupe que de cela : l’architecture moderne avec pour défi l’ancienne place Renaissance du Popolo, enlaidie par la destruction du quartier entier qui bouclait son quatrième côté.) 

La bibliothécaire du Corso Ubaldo Comandini (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, pages 71 et suivantes)

— Mais, où se trouve le sens d’évoquer, aujourd’hui, encore ces mêmes choses ? demanda Libero. Désormais, toutes les villes sont comme ça. Et les morts sont morts, peut-être contents des défigurations commises ou subies. La mort est comme l’obscurité. La nuit, en vélo, j’aime poursuivre les poteaux et les enseignes lumineuses. Me perdre. Et ne pas voir les maisons, belles ou laides. Ainsi les émotions se raréfient, et les obligations aussi. Au cours de la nuit, la vue se rétrécit, en se concentrant sur les petites lueurs ondoyantes sur ces petits carrés en plastique rouge collés sur les bornes au long des routes de campagne, près des digues, qui resurgissent au fur et à mesure que nos coups de pédale leur renvoient une lumière éphémère. Et alors, cet essoufflement mental, ça sert à quoi ?
— Certes, on se console en voyant que quelque chose tient encore debout, hurla Otello. Notre conscience est sauve lorsqu’un tableau nous arrive entier, et qu’on voit qu’une tour ne s’écroule pas tandis que les rues sont les mêmes qu’il y a cent ans.
— Nous ne pouvons pas faire de progrès si nous n’apprenons pas à dialoguer avec nos morts, essaya de dire Pio. Avec son stylo sans encre, il sculptait des sillons dans son cahier, jusqu’à y faire des trous.
— De quels morts parles-tu ? demanda Stelio. Ce Mengoni qui a dessiné la Galerie de Milan ? Ici à Cesena son projet n’était qu’un miroir aux alouettes, il avait pour  vocation de démontrer que la démolition était une bonne chose.
— À présent, il ne nous reste plus qu’à prendre acte des dégâts qui sont intervenus suite à ces défigurations, répondit Pio.
— D’ailleurs, que pouvons-nous faire ? rétorqua Stelio. Nos grands-pères ont tout démoli sous l’impulsion insensée d’ouvrir les villes au progrès. Nos pères ont construit sans façon ni respect, avec pour seul souci d’ériger des immeubles moches et d’informes banlieues. Notre génération est condamnée à l’impuissance, et s’en réjouit un peu.
— Il est difficile d’aller à contre–courant, dit Otello, s’accoudant au parapet.
— Pourtant, l’on pourrait suivre  les courants, les rafales favorables, ajouta Stelio, en s’allongeant sur le dos, comme si le parapet était un dossier confortable.
— Mais, on n’a fait que ça ! dit Libero. Nous nous sommes tout de suite rendus compte des difficultés, quitte à essayer de rester en équilibre parmi les vents propices ou contraires.
— Ce n’est pas toujours comme ça, dit Pio, se réveillant d’un long sommeil. La fortune arrive toujours, tôt ou tard. Mais, que faisons-nous pour profiter des occasions qu’on nous offre ? Voilà, par exemple : nous nous intéressons à une belle dame, et l’entourons de courtoisies avec un petit manque d’intention, de véritable conviction. Elle résiste, nous pose un lapin, fuit le rendez-vous parce qu’elle est touchée elle-même, mais perçoit quelque chose qui ne va pas. Nous insistons par parti pris, par habitude, d’ailleurs il nous arrive de la rencontrer souvent sous les arcades du Corso ou devant la Bibliothèque Malatestienne.
(Pio avait donc trouvé la façon de parler d’Elvira, de dire carrément sa confession hardie, en vitesse et souplesse, sur un parapet de ciment donnant sur un pré aux couleurs changeantes.)
003_bibliotecaria trattata_740— Imaginez-vous qu’on ait juste affaire à la bibliothécaire, une femme assez mignonne, svelte, toujours bien mise. Elle habite toute seule dans un appartement restauré Corso Ubaldo Comandini, près des remparts. Elle a les yeux gris, les cheveux noirs un peu crépus qu’elle coiffe sur la nuque avec un chignon. Un de nous, toujours dans les nuages, égoïstement dans les nuages, s’en va tous les jours à la bibliothèque. Il a entamé une recherche sur le quatrième côté de la place du Popolo. Il a déjà trouvé des documents, les plans des immeubles démolis. Il y avait aussi une église. Ce pourrait être moi, ce chercheur distrait et opiniâtre. Tous les jours un mot. On commence par demander où il est le catalogue des textes, on se laisse aider, on plaisante, on parle un peu de ce qui arrive dehors, de la pluie et du soleil. Quelques jours après, on commence à avancer des compliments assez civils, adaptés au silence bibliothécaire. Ensuite, le travail devient plus intense, les journées s’allongent. On se passionne pour de bon, sans arrière-pensées, aux tomes sur la vieille Cesena, sur ces années cruciales entre le XIXe et le XXe. La bibliothécaire a désormais un nom, elle vient d’avouer à l’un de nous tous ses problèmes. Elle a un jeune enfant qu’elle doit toujours confier à sa mère, heureusement sa mère est encore jeune et se déplace sans problèmes en vélo ! Pourtant, il ne lui reste que peu de temps pour elle, la bibliothécaire pour se balader dans Cesena et s’arrêter devant les vitrines. D’autres jours s’écoulent. Pio, ou Stelio, ou Otello revient : le premier avec ses propres poésies ; le deuxième avec les poésies de Pio ; le troisième avec un magnétophone à cassettes et des écouteurs pour lui faire entendre, sans déranger la paix bibliothécaire, la capitulation de Dorabella et de Fiordiligi dans Così fan tutte. La jeune femme est désormais prise dans le filet. Elle ne réussit plus à concevoir un matin où ce dernier ne soit pas là. S’il est absent une première fois, elle peut même dire « Tant mieux », n’y accordant pas d’importance. Mais, après une nouvelle vague d’attentions et d’aveux réciproques, s’il part à nouveau pour disparaître, qui sait où… et qu’il pleut, la journée est plus longue, le silence plus lourd, les questions de l’omniprésent étudiant sont de plus en plus insupportables, alors la mignonne commence à ressentir ce manque comme vif et douloureux.
Pio prononça cette dernière phrase avec une intention spéciale. Il rougit. Puis, il reprit : — à chacun de nous, juste pour combattre l’ennui, il peut arriver d’investir du temps, des énergies et des parties essentielles de nous mêmes pour attirer dans notre cercle vital une jeune bibliothécaire originaire de Bagnacavallo, séparée avec un enfant de sept ans. Mais, tôt ou tard, quelque chose se passe. Qu’est-ce qu’il faut pour sortir de la bibliothèque, traverser la place, atteindre le café en face du Dôme et, installés dans un recoin discret, consommer, avec une émotion insolite, un chocolat chaud ? Qu’est-ce qu’il faut pour se trouver ensemble, bras dessus, bras dessous, dans les rues de Rimini ou de Ravenne, pour ne pas attirer les regards ? Qu’est-ce qu’il faut pour entrer un jour en cachette dans l’hôtel Plaza à Cesenatico, pour monter, la gorge serrée, cet escalier où même en hiver et au printemps où sont restées , ineffaçables, les traces de sables laissées par les sabots des vacanciers ? Il peut arriver à quelqu’un d’entre nous d’arriver à faire tomber amoureuse une belle bibliothécaire distinguée. Mais, après, il faudra en assumer la responsabilité, se charger de sa vie, non seulement de sa taille.
— C’est là l’enjeu, nous savons très bien critiquer, en faisant une liste pointilleuse des abus et des retards provoquant les désagréments et les méfaits connus dans notre ville. Pour exploiter ce rôle de bourdon ou de tique, on nous a laissé un espace privilégié, une niche tout à fait confortable d’où nous ne voudrions jamais sortir. Gare à qui voudrait nous l’enlever ! Par charité ! Le monde extérieur est méchant, corrompu, pollué à tous les niveaux. Pourtant, la bibliothécaire du Corso  Ubaldo Comandini n’est pas du tout polluée, elle, est pure comme le lys.
Pio rougit encore. Stelio imagina qu’il pensait à Solidea. Otello de son côté songea à l’amour de Stelio pour une femme mariée de Bagnacavallo. Libero, au contraire…
— Notre ville, conclut Pio, est elle aussi pure, belle, avec le même besoin de soins. Nonostant cela, comme autant de Célestins V, arrivés au seuil de l’autel où l’on va nous couronner, en nous submergeant d’or, de bijoux et de sceptres décisionnels, nous agissons ni plus ni moins comme si nous étions au bord d’un gouffre. Par lâcheté nous pratiquons le grand refus. Nous n’assumons pas nos responsabilités.

001_bibliotecaria_definitivo_740

Chère Catherine, tu vois que juste avant-hier, en revenant sur l’Émilie-Romagne, je t’avais parlé de la « responsabilité » comme du problème central de l’Italie aujourd’hui. Et j’avais mentionné cet immeuble haussmannien que j’habite, bâti en 1866, presque à la même date que celle de l’assassinat du père de Pascoli. Sans approfondir, évidemment, j’avais rappelé la naissance, autour de place de la République et des deux gares, du nouveau Paris des grands boulevards, des trottoirs, des trains et du métro.
En même temps, partout en Europe, et notamment en Italie, on profitait de ce modèle « éventreur » pour changer le visage des villes grandes et petites. Pas toujours avec de bons résultats. Comme c’est le cas de Cesena, selon ce que nos quatre personnages viennent de se dire.
Chose étrange, ma chère amie, je me suis habitué à considérer comme décrépits ces temps de la démolition du Borgochiesanuova à Cesena, tandis que cette destruction a eu lieu entre 1861 et 1895. Il y a quand même un parallélisme entre cette transformation de la ville-bombonnière de Romagne et la naissance du nouveau quartier parisien. Lorsque les premières habitation « malsaines » tombaient par d’inexorables coups de pioche mon immeuble, déjà debout, assistait à une transformation pareille, même si à différente échelle. Peut-être, faudrait-il examiner la redoutable corrélation entre le mot « transformation » et le mot « disparition » et ajourner les paramètres de notre regard sur le passé…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26  mars 2013

CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS

Licence Creative Commons

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Le progrès ou le soleil de l’avenir I (Portrait d’une table n. 16)

24 dimanche Mar 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

portrait d'une table

001_lettera 23.03 740

Le progrès ou le soleil de l’avenir

Chère Catherine,
Tu as tout à fait raison : on ne doit jamais revenir sur le lieu du délit. D’ailleurs, la « Nature ne fait pas de saut » et même les pires cataclysmes se déclenchent selon une logique de fer, aussi redoutable qu’obscure, apparemment.
Donc, pour le moment, je n’abandonne pas le chemin tracé. Je reprends mon voyage à rebours dans ma région d’élection et de passion (l’Emilie-Romagne, entre Parme-Bologne et Rimini) sans m’adresser de façon privilégiée aux anciens partenaires, camarades ou personnes à divers titres concernés par mon passage en ce monde.
Combien de fois, ma douce amie, ai-je entendu cette phrase : « Est-ce qu’il (ou elle) est encore de ce monde ? » Donc, si cela vaut pour les autres, cela vaut aussi pour moi. Mon passage a été bien sûr noté, pas seulement par les gendarmes de Bologne, qui s’amusaient à me placer l’amende sur le pare-brise de la voiture que j’oubliais de déplacer lors du « nettoyage » nocturne de la rue en bas de chez moi. J’ai laissé d’innombrables traces, volontaires ou involontaires, conscientes ou inconscientes, dans les cœurs et sur les murs.
Donc je n’ai pas besoin d’en appeler au témoignage de gens réels, qui ont survécu jusqu’ici, comme moi, aux changements énormes, visibles et invisibles, qui n’ont pas épargné ce monde-là. Mais j’avoue que j’avais sérieusement envisagé de le faire, en contactant trois personnes auxquelles je suis resté fort lié et qui me correspondent dans un sentiment de nostalgie mêlée de scepticisme. D’abord Marina, qui représente dans mon cœur la Romagne. Ensuite, Patrizia qui « est » Bologne. Enfin Franco, habitant Ferrare auquel sans hésitation j’assigne le rôle idéal de guide dans la descente dans l’Enfer de cette région (et aussi Région) que je dois encore redécouvrir et surtout faire connaître à tous les Français qui ont eu jusqu’ici la bienveillance de suivre mon « portrait inconscient ».
Je ne peux pas entraîner mes anciens amis « à plein temps » dans cette aventure. D’abord  à cause de l’éloignement physique objectif entre France et Italie, ensuite en raison de l’éloignement temporel.
002_marina antique_740
Il suffit de considérer que 40 ans déjà se sont écoulés depuis mars 1973 — date fatidique de mon déplacement, avec Marina F., au bureau de la Programmation et Planification régionale auprès du Président Guido Fanti, où nous connûmes Franco C. et Patrizia M. —, tandis qu’à ce moment notre République, née du referendum du 2 juin 1946, n’avait pas encore accompli ses 27 ans.
Il est vrai que l’unité du pays, remontant à 1861, s’était pleinement achevée en 1870 par l’annexion de Rome et des territoires des anciens Etats Pontificaux.
Mais, quel poids peuvent-ils avoir ces 100 ans à peu près en 1973 et 150 pas encore aujourd’hui ? Je pense de plus en plus souvent à mon immeuble haussmannien, bâti en 1866 lors des grands travaux des deux gares de l’Est et du Nord dans ce « nouveaux quartier » relié à la nouvelle place de la République
immeuble 740
Mon immeuble, que d’ailleurs je trouve très moderne et juvénile, a donc à peu près le même âge que cette Italie réunie qui — au-delà d’une attention méritoire (récente) pour les centres historiques représentant une part consistante de notre trésor artistique et culturel — a complètement changé de visage. Tandis que les habitants de cet immeuble montaient et redescendaient ces six étages du rez-de-chaussée aux chambres de bonne, en Italie une spéculation immobilière sans précédents a progressivement détruit des portions considérables de nos richesses naturelles (nonobstant la pleine conscience du problème, une loi sur l’urbanisme assez valide et applicable, et aussi la lutte active de personnages comme Italo Insolera, Antonio Cederna et, en Emilie-Romagne, Andrea Emiliani, Pierluigi Cervellati, Giuseppe Campos Venuti et Osvaldo Piacentini).
Je reprendrai dans une des prochaines lettres cette inexorable thématique du temps à plusieurs vitesses qui heureusement n’avance pas seulement pour tout brûler, y compris les vies humaines, mais aussi pour construire et améliorer. Voilà par exemple que déjà au printemps 2013 la place de la République affichera un nouveau « look », donnant une empreinte différente aux quartiers qui l’entourent. Voilà les expositions, les spectacles, les initiatives culturelles qui ne cessent pas de se faire concurrence en fonction d’une idée partagée de progrès…
Nous parlons souvent de progrès. Un mot qui n’a aucun sens, en fait, en dehors d’un contexte précis. Pour nous, qui appartenons à cette infime minorité de visionnaires frustrés ou d’indomptables fidèles du « soleil de l’avenir » — et aussi défenseurs obstinés de la libre pensée tous azimuts — le mot « progrès » se lie immédiatement au travail acharné de gens qui ne connaissent d’autres paramètres que le don de soi, l’ouverture, l’échange.
Je crois, Catherine, qu’une bonne moitié de l’humanité, ou même plus, ne ferait pas de mal à une mouche et, si se retrouvant coincée dans une mentalité régressive, serait bien contente d’en sortir. Malheureusement, il y a toujours quelqu’un qui profite des bonnes idées pour les gâcher, des trésors créés par des siècles de travail pour les gaspiller, de l’ingénuité ou aussi de la paresse des gens humbles et travailleurs pour entraîner des nations entières vers l’abîme.
Donc le progrès peut régresser, ce qu’on a conquis peut être annulé sans qu’il n’y ait rien d’alternatif en échange. En Italie, à Bologne par exemple, la conscience démocratique et le niveau de la solidarité entre les gens en 1973 étaient beaucoup plus avancés et solides qu’aujourd’hui. On vivait alors dans un système économique et social basé sur le capital et l’exploitation du travail humain que les luttes politiques et syndicales « corrigeaient » par une redistribution vertueuse de l’argent. C’était un système imparfait, bien sûr, une sociale-démocratie qui devait se battre pour survivre. L’unique réponse, je crois, à l’agressivité croissante des marchés, des banques et de ceux qui en profitent.
La démocratie italienne est jeune. Bien sûr, elle a eu une histoire récente assez intense par rapport à celle d’une nation plus solide, aux valeurs consolidées, en accord avec elle-même, comme la France par exemple. Donc ces 143 ans de pleine unité et surtout ces 67 ans de vie républicaine devraient être regardés avec quelques formes de respect. Car si aujourd’hui on est dans une étrange Babel politique et qu’on pourrait dire que ce pays « dérangé » vit une difficulté extraordinaire à se sortir de plusieurs fautes accumulées, il est pourtant indéniable qu’il possède en lui toutes les richesses nécessaires pour surmonter l’impasse, quoiqu’effectivement assez redoutable.
004_zvanì paolo 740                                           Tableau de Paolo Merloni

J’ai abordé ces arguments, chère Catherine, sans aucune prétention. En fait, je me méfie de tout jugement tranchant, surtout dans les moments de confusion et d’incertitude comme ceux qui nous arrivent aujourd’hui. Il faudrait surtout baisser le ton, réapprendre à respecter l’ordre des interventions, récupérer la disponibilité à la discussion, à la concession de son temps. Et moi, ici en France — ne sachant  si je suis naufragé ou réfugié, exilé ou simplement déplacé à l’intérieur de la patrie commune européenne —, je ne peux pas intervenir comme ça, de façon abrupte ou inopportune, en dehors de procédures précises. J’assiste au changement dans l’étrange état d’impuissance de quelqu’un qui a travaillé toute sa vie en Italie, dépend économiquement et psychologiquement d’elle, mais vit dans un autre pays, selon des règles et habitudes nouvelles.
Donc, je me tiens au respect d’une règle de discrétion de ma part, qui ne m’autorise évidemment aucune dérive vers le manque d’intérêt pour ce qui se passe en Italie. Au contraire.
« Dans mon petit », comme on dit chez nous (« nel mio piccolo »), avec ce « portrait d’une table » j’ai entamé une petite « recherche » qui ne pourra être facilement comprise qu’à son achèvement. Surtout pour les Italiens, et ceux qui ont partagé mes expériences identiques, qui ne pourront facilement accepter une lecture morcelée de leur vie même. J’imagine leur perplexité. Bien d’autres compatriotes peuvent faire la même chose mieux que moi.
Cependant, je crois que mon point de vue vaut la peine d’être exploité. Il rentre d’ailleurs parfaitement dans l’esprit de ce blog qui s’appelle « le portrait inconscient ».
Je crois surtout qu’un pays est caractérisé par l’humanité qui l’habite, par ses villes, ses mondes multiples, ses hommes, ses femmes, ses vieux et ses enfants. Or, l’Italie ne se connaît pas, ou bien s’oublie facilement d’elle-même. On y sait très bien se déguiser, mais, en même temps, on n’a jamais le courage d’enlever le masque qui est collé à la peau. Peut-être, moi aussi je ne me connais pas et ne connais pas à fond mon pays.
Mais je trouve utile et absolument nécessaire pour l’Italie cet exercice de confrontation avec ce qui se passe ailleurs, surtout dans les mondes plus proches. Je vois des multitudes d’hommes de science et de philosophie s’aventurer dans des domaines bien sûr fascinants et qui leur demandent abnégation et intelligence. Mais combien d’anthropologues s’intéressent aux petites ou immenses différences entre les nations d’une même communauté ? Je reste toujours étonné à l’idée des multitudes des gens qui voyagent d’un pays à l’autre, en échangeant expériences et informations. Mais pourquoi les Italiens sont-ils aussi indifférents, pourquoi ne s’efforcent-ils pas à apprendre les bonnes choses que les autres ont appris à faire après une longue et dure expérience ?

Je ne peux pas me débarrasser de l’obligation d’une confrontation au jour le jour avec mes amis et compatriotes, mais je crois qu’il est de mon droit d’avancer selon mon inspiration personnelle.

Voilà alors la raison primordiale de la publication, ici, de mes poésies, même les plus lyriques ou intimes. À travers les poésies, que j’ai rangées selon des périodes de ma vie et qu’on peut voir groupées en fonction des « tags » que j’essaie de choisir de façon efficace, le lecteur intègre naturellement le « portrait inconscient » ressortant de la prose parfois labyrinthique et réticente de nos lettres.
Surtout les poésies des années de Bologne.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 24  mars 2013

CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS

Licence Creative Commons

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Blow up/2 (Portrait d’une table n. 15)

12 mardi Fév 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

portrait d'une table

gari_paolo 740

Acrylique_de_Paolo_Merloni

Udine, le 26 août 1866,
Chère Cleta
Je t’écris cette lettre pour te faire savoir que je vais bien quant à la santé, comme je l’espère pour toi… Tu auras déjà appris ma disgrâce. Le jour du 16 juillet, lors de la bataille que nous avons menée, j’ai été fait prisonnier et je suis resté un mois et huit jours dans ces mains perfides. Maintenant, je me trouve heureux d’être libre. Oh ! Quelle douleur j’endurais ne pouvant avoir de tes nouvelles ! Si j’avais su quelques choses de toi, j’aurais été alors plus content, mais suffit. J’espère revenir bientôt à la maison et alors je serai plus heureux en te voyant.
Tout sera fini, nous irons bien et en accord et je te donnerai mon portrait à la garibaldienne. Maintenant que je ne suis pas là, tu peux bien faire ton portrait parce que je ne suis pas à la maison, donc on ne peut pas te soupçonner, ni imaginer que tu me le donneras quand je rentrerai ou que moi je le garderai en secret, comme tes cheveux dans cette bague… ils ont été en prison avec moi et je les adorais tout comme j’aurais adoré ma santé même…

2300KFDPRW=0.00 GW=0.00 BW=0.00 RB=9.99 GB=9.99 BB=9.99Topaz2

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,
Portraits « à la garibaldienne », photo jaunies, agrandissements décevants comme celui ci-dessus (qui pourtant confirme que la vieille dame, de profil, assise à côté de Zvanì, est mon arrière-grand-mère Cleta)… Apparemment, il ne reste qu’à esquisser l’arbre généalogique et interpeller les fantômes dans une séance de spiritisme…
Il y a pourtant des choses assez importantes pour moi, que je dois petit à petit sortir de la boule de neige qui descend vers moi comme une redoutable avalanche.
La dernière fois j’avais utilisé l’expression « cadavre dans le placard » de façon légère, comme si cela ne me concernait pas. Et si, au contraire, je suis de quelque façon impliqué ? Si ce lumineux héritage n’est pas que de roses et de fleurs ?
D’ailleurs, je ne veux pas me faire du mal (comme dirait Nanni Moretti) en me faufilant dans le piège du péché originel. Car évidemment, heureusement, la perfection n’existe pas. Donc si j’ai commis des fautes, pourquoi mon père et ma mère, ou mon grand-père Zvanì ne devraient-ils pas en avoir commises eux aussi ? En plus, c’est vraiment cela que je cherche, ou plutôt le contraire ?
Pour commencer, ma chère et très patiente amie, qu’est-ce qu’il y a dans mon placard ? D’abord je devrais te dire une chose que tu ne sais pas. Lors des travaux dans cet appartement parisien, comportant de petites transformations, on avait un peu sacrifié la vaste entrée pour y créer une plus confortable salle de bain avec w.c. Ce changement nous a donné aussi la possibilité de réaliser un petit placard pour ranger les paletots, les parapluies, et cetera. Puisqu’on avait beaucoup de profondeur, j’en ai profité pour réaliser une étagère aveugle, c’est-à dire une espèce de bibliothèque mystérieuse, très adaptée pour les « cartes de famille ». C’est là que je garde et pendant des années j’oublie, derrière les porte-manteaux surchargés, des montagnes de lettres, de photos de tous mes chers défunts, et aussi les textes inédits et intéressants que mon oncle maternel m’avait légués à la veille de sa mort, il y a plus que vingt ans désormais, en espérant que j’en fasse quelque chose.
Donc, déjà cette présence inquiétante, mettant en relief non seulement ma paresse mais quelque chose de pire, représente en soi le « cadavre ».
Oui, un cadavre, c’est-à-dire une chose « physique », encore susceptible d’une vie propre, dont j’ai la responsabilité, du moins jusqu’à ma mort.
Si tu voyais les lettres de Raffaele à Cleta ! Le papier jauni ou bleuté est devenu transparent comme un voile. Les mots, pliés en deux comme des motocyclettes, pourraient disparaître d’un moment à l’autre. Les albums qu’on avait glorieusement remplis de photos et de commentaires à l’encre de chine sont déjà à jeter, faute au plastique qui se retire et se colle, faute aux consultations pas du tout respectueuses…
Il y a des années, à Rome, j’avais commencé à numériser les photos de mon père et quelques diapositives… mais j’ai dû m’arrêter au milieu du gué. C’était peut-être mieux de ne rien faire…
J’ai toujours remis le cadavre à sa place, bien content qu’il reste caché. C’est peut-être le même réflexe qu’ont les archéologues, bien contents qu’il n’y ait pas assez d’argent pour tout fouiller, cataloguer et analyser.
Cependant, je trouve étonnante cette capacité des systèmes de reproduction actuellement disponibles de restituer une expression et parfois le sens d’une vie.

003_gms naturel007

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Le regard attentif et pourtant blessé du jeune Zvanì exprime et confirme dramatiquement ce que le vieux Zvanì avait écrit avant de mourir :  « Il y eut un manque de compréhension vis-à-vis de cette famille qui se brisait…
 mentalité de ces temps-là… pénurie de moyens et égoïsme.
.. résignation, absence d’initiatives, la même chose qui se passait pour les maladies.
 Personne ne se demanda : quelle famille était-elle ? Y avait-t-il des valeurs à cultiver ? »

004_bisnonni senza fronzoli_def_740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Tu vois, Catherine ? Je n’ai pas su résister aux puissants moyens d’Adobe Photoshop. N’ayant pas de photos de Raffaele et Cleta les deux ensemble, je les ai rapprochés par un petit truc, que je n’ai même pas envie d’occulter, chose d’ailleurs bien possible. Il sont beaux, ensemble, pourtant ils sont figés, mis en bouteille, relégués dans une condition réelle, banale.
Que cela veut-il dire ? Peut-être l’unicité d’une vie, son attirail incontournable, se décide dans un seul instant ? Dans un seul regard, dans un seul geste ? D’ailleurs existe-t-il, a-t-il jamais existé quelqu’un qui garde toujours un halo de lumière autour de son visage ?

005_gms naturel022006_gms naturel011

Deux photos ci-dessus : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Observe maintenant, Catherine, les regards de Raffaele et Cleta. Libérés des appas de la « photo d’art » et de toute contextualisation leurs regards brisent le temps.
Je vois dans les yeux de Raffaele le souvenir de la bataille de Condino, des balades en long et en large dans les cours de Cesena pour rencontrer la femme de sa vie…
Je vois dans les yeux de Cleta une attente responsable, une sagesse qui essaie de maîtriser de terribles pulsions de vie et de mort.

Voilà, Catherine, dans ces deux « amants » devenus époux et depuis parents de quatre enfants il n’y a pas que l’emportement amoureux et les égarements de la jeunesse. Il y a déjà le sentiment d’un destin douloureux, d’une vie future menacée. Je sais très peu de mes arrière-grand parents paternels. Zvanì a raconté la mort soudaine de son père, d’un malaise qu’en famille on appelait occlusion intestinale, ou peut-être péritonite. Ce fut, je crois, en 1881. Il n’avait que trente-sept ans. Donc il était né probablement en 1844, cent ans avant ma sœur aînée. Quant à sa femme Cleta, née en 1845, cent ans avant moi, elle avait perdu, avant le mariage, un frère qui s’était suicidé au temps « des sanglantes luttes locales en Romagne » comme dit Zvanì. De ce suicide, ajoute-t-il, « les petits enfants en entendaient parler en termes vagues et mystérieux ».
Est-ce que Raffaele, comme Pascoli, Zvanì, mon père et moi, avait perdu prématurément son père ? A-t-il donc raison Pascoli, quand il désigne dans cette rupture de la mort du père la cause primordiale d’existences difficiles sinon égarées et perdues ?
Je vais relire ce qu’avait écrit Zvanì : « Après la mort du père, la première victime : la sœur cadette, deux années après le père.
 Quant à lui, au contraire, il eut une instinctive et miraculeuse impulsion à sortir de la situation où on l’avait jeté. Il demanda d’étudier.
 Il n’y avait pas de précédents. Il ne se découragea pas.
Il s’attacha à sa mère pour obtenir.
 De typographe à étudiant.
 Il se concentra entièrement aux études comme un naufragé qui veut se sauver.
 Tout était facile pour lui. Il vainquit – mais, la famille était brisée.
 L’autre sœur aussi, avant qu’il puisse la sauver, avait succombé.
 Les fleurs les plus prometteuses avaient disparu ! »

Giovanni Merloni

 

Blow up/1 (Portrait d’une table n. 14)

10 dimanche Fév 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

portrait d'une table

001_icaro def

« Pauvre maman ! Quelquefois, je m’arrête un instant pour regarder son visage perdu derrière le vol joyeux d’un oiseau et je me demande : qu’est-ce que la mémoire ? D’où vient-elle ? Où est-elle ? Le cerveau est-il la mère de la mémoire ? Ou bien la mémoire, comme une cathédrale gothique, représente-t-elle un monde à soi fait de petites briques sans nombre devant lequel le nom de celui qui conçut le projet initial s’est perdu pour toujours ? Ce qui compte, n’est-ce pas le résultat, l’œuvre colossale qui élève ses doigts frêles jusqu’à Dieu ?

La même chose, je crois, arrive à notre mémoire. Chacun de nous a un édifice dans sa tête : ce peut être un gratte-ciel américain, une pyramide égyptienne, une tombe étrusque ou une modeste chambre de bonne. En réalité, au-delà de l’aspect de l’édifice, chacune de ses briques est un monde enchâssé dans un autre, semblable et pourtant différent, comme un corail à l’intérieur d’une gigantesque barrière.

Et si la mémoire suivait un fil semblable à la bave des araignées ? Alors, après les pluies estivales, on s’étendrait parmi les feuilles, les buissons et les arbustes, dans les sous-bois, dans les jardins ou sur les terrasses et là où auparavant il y avait une obscurité confuse, apparaîtrait une trace luisante entremêlée à mille autres labyrinthes.

Peut-être que nous aussi nous marchons dans des galeries couvertes de stalagmites, parmi des toiles d’araignée. Voilà ce qui se produit à présent pour Henriette. Elle se perd dans ses galeries hors du temps, où chaque événement est entraîné dans des limbes.

Quelques-unes de ses boyaux sont meublées, d’autres dépouillées comme si une terrifiante épidémie était venue y sévir. Certaines des plus anciennes ont un toit voûté et quelques restes précieux du passé, tandis que dans les plus récentes les souvenirs liés au présent errent au gré du vent, comme des fantômes, ne laissant que de faibles traces, pareilles à des voiles déchirées.

Quand je vois ma mère dans la véranda, le regard enchanté dans une soudaine jeunesse, je ne me fais pas d’illusion. Je sais qu’elle s’est arrêtée dans une galerie et qu’elle est en pleine observation.

Henriette essaie de se lever, puis reste immobile en l’air. De quoi se souvient-elle, si sa mémoire s’effondre ? Pourtant, elle semble sourire…
Claudia_Patuzzi [La stanza di Garibaldi, Manni Editori, Lecce 2005].

002_gms naturel 740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,

Hier soir, je t’avais envoyé par mail cet extrait, qui me paraissait très intéressant pour tout ce qu’on est en train de dire à propos de Pascoli, Zvanì, mon père et la table de Sogliano. Je te demandais si tu te rappelais du passage ci-dessus, de ce livre qui risque de passer inaperçu, qui pourtant parle de la précaire mémoire des vivants aussi vivement que du respect des morts, des exclus, des ratés : « Aucune charrue ne s’arrête parce qu’un homme meurt ». Ce fameux proverbe flamand, que l’écrivaine italienne met en valeur, a d’ailleurs inspiré La chute d’Icare, œuvre lumineuse de Pieter Brueghel Le Jeune que j’ai installé dans ma vitrine. Où est-il ce mort dont la charrue se passe ? Il est caché derrière les buissons et les arbres, on peut bien le voir si on aiguise un peu la vue… ou si l’on agrandit l’image plusieurs fois… Je voulais te parler de cette découverte, mais tu ne m’avais pas répondu.

Hier soir, Catherine, je me suis couché dans un piteux état. Heureusement, ce matin j’ai trouvé ton mail et d’un coup mon ciel nuageux s’est libéré.

Cependant, ces heures d’incertitude et de panne cérébrale m’ont fait comprendre que tu me manques.

Paradoxalement, ce fait de t’écrire, de t’avoir continûment dans l’esprit tel un alter ego — sévère ou bienveillante, apaisée ou heurtée selon la foulée que prend ma recherche — ne me rapproche pas vraiment de toi… Car effectivement il faut se voir dans la réalité, se serrer la main, cela est nécessaire pour confirmer, par des gestes et des regards significatifs, nos esprits, intentions, problèmes…

Malheureusement, au lieu de reprendre la saine habitude de se rencontrer dans un bistrot à mi-chemin, profitant de ce formidable transport commun parisien, nous vivons tous les deux cloîtrés… Moi, je me suis auto condamné dans ce bureau tour d’ivoire où je cultive l’illusion de poursuivre comme un nouveau Javert ce Jean Valjean que je porte en moi… Toi, en attendant que les effets de ta chute se calment, que ton épaule cesse de lancer de redoutables signaux et qu’enfin passe cette période d’incendies de caves et de colocataires cyniques…

Ton silence, d’ailleurs, m’a fait bien comprendre, sans que tes mots gentils de ce matin puissent me rassurer, que tu n’as pas été d’accord avec ma dernière publication.

Je suis d’accord avec toi. Il aurait été mieux écrire deux mots : « la documentation à disposition est largement incomplète, Zvanì n’a pas eu le temps, ou l’envie, d’aller plus loin. Il s’est borné à une longue liste, pleine de trous ». Ou alors essayer d’expliquer, en exploitant dans les détails les parties plus intéressantes. Je ne l’ai pas fait. En plus, de façon très banale, je l’admets, j’ai publié des photos assez typiques. Tout le monde possède des photos comme ça…

Et je n’avais pas ajouté non plus d’explications en dessous des photos comme, par exemple : « Zvanì à ses cinquante ans » ; « Zvanì et sa sœur Guerrina » ; « Les parents de Zvanì, Raffaele et Cleta »…

Je t’avoue que je n’ai pas dormi, cette nuit, ayant eu plusieurs fois l’impulsion farouche de courir à l’ordinateur pour supprimer l’article publié et déjà annoncé. Patience pour ces deux ou trois insomniaques qui ont eu la bonté de s’y rendre. Je leur expliquerai, me disais-je, je leur dirai que j’avais eu hâte de terminer le petit triptyque de la « petite grande histoire d’une famille », alors que ce travail était comme ci comme ça…

Heureusement, depuis cinq heures du matin j’ai plongé dans un sommeil très agréable, dans lequel j’ai probablement rêvé. Au réveil, dans le sombre de ma chambre qu’une timide lumière matinale interrompait par un halo blanc autour des rideaux… j’ai eu une petite fulguration. D’abord, je me suis rappelé de Blow up, l’incontournable film londonien de Michelangelo Antonioni et j’ai essayé d’en traduire le titre. Cela signifie, je crois, d’un côté « agrandissement » et, de l’autre, « explosion ». Dans ce film, Antonioni avait voulu se servir de la technique photographique et de ce « truc » de l’agrandissement pour exploiter un thème plus profond, métaphysique aussi, celui du mystère de la mort et de la mémoire.

Voilà, Catherine, c’était « inconscient », mais, au fond, c’était intentionnel ! J’ai fait un premier étalage des photos des personnages principaux de cette « petite grande histoire » pour « familiariser » le lecteur avec leur silhouette sinon carrément avec leur ombre. Et j’ai fait le même avec les « chapitres » de l’histoire de Zvanì. Car ce dernier ne pouvait pas avoir la force de se raconter jusqu’au bout. Ne dit-il pas d’ailleurs que cette histoire pourrait être racontée « en forme de récit aux petits-fils, au cours de vacances à la mer ou à la campagne » ? Ne dit-il pas que « leurs observations et questions pourront s’inspirer au monde d’aujourd’hui, cela nous aidera à faire des comparaisons et à développer des thèses » ?

Ma chère Catherine, je bénis ton silence, je m’agenouille devant cette sévérité tout à fait nécessaire. Car cette « liste » de Zvanì représente pour moi son « testament moral » et, en même temps, une piste pour fouiller avantageusement dans cette matière passionnante et insidieuse qui s’appelle « passé ».

Tu verras aussi — si tu ne l’as pas noté dans ta lecture que pourtant j’imagine attentive, même dans ton agacement — que cette « histoire » confirme tout ce qu’on disait à propos des ressemblances avec Pascoli. D’ailleurs ce sont les mêmes lieux, le même paysage, le même contexte.

Blow up. Voilà, j’agrandis cette photo de Zvanì. La vision de sa mise « sans façon », de sa veste manquante d’un bouton, de ses poches pleines de mouchoirs et de cartes, est en vérité moins importante, beaucoup moins importante de la vision claire de ses yeux.

003_gms naturel 740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

En regardant cette photo, que je trouve correspondante à l’image incorporelle que mon père m’avait transmise de lui, je crois cueillir dans ces yeux une pensée parallèle. Celle que mon cousin Paolo P. aurait appelée « pensée mobile ». J’imagine Zvanì dans la pause d’un congrès très engageant, invité/obligé à se faire une photo. Dans ces deux ou trois secondes d’abstraction, au lieu de penser à la mort il pense à la vie. Pour se distraire il songe à cette époque entre 1880 et 1890 dont il aurait voulu parler à ses petits-fils (peut-être pas encore nés le jour de ce congrès, que je situerais dans les années tragiques 1924-1925 du délit Matteotti et de la retraite « à l’Aventin » des parlementaires démocrates), il remémore pour soi-même les guerres d’indépendance, les exploits des garibaldiens, les épisodes de sanglantes luttes locales en Romagne, le suicide, lié à ces dernières, de son oncle maternel, dont il avait entendu parler en termes vagues et mystérieux…

004_gms naturel 740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Cet agrandissement me pousse à fouiller. Comme dans le film d’Antonioni, j’ai comme le sentiment de quelques choses cachées [un cadavre dans le placard ?], quelques mystères…

Et s’il pensait à Icare, tombé dans l’eau dans le côté droit du tableau… au mort, à peine visible parmi les buissons, dans le côté gauche ?

Oui, pourquoi pas ? Si les morts viennent si fréquemment nous voir, s’ils nous font trouver des traces de plus en plus évidentes de leur vie, de leur fonction dans le monde, en nous aidant à mieux comprendre notre destin, pourquoi ne devraient-ils pas se charger de nos soucis, de nos penchants artistiques et culturels ?

Excuse-moi Catherine, si je dérape un peu. Mais je crois que dorénavant nous devons envisager un double passage. D’un côté, examiner les apparences, de l’autre côté nous arrêter, pour voir mieux, parmi les buissons réels ou métaphysiques, s’il y a un mort caché….

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 10 février 2013 Dernière modification 10 février 2013.

licence creative commons copie

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits 3/3 (Portrait d’une table n. 13)

09 samedi Fév 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

portrait d'une table

Chère Catherine,
Voilà ! Après beaucoup de tergiversations, je me décide à t’envoyer le texte de cette « petite grande histoire », rien qu’un canevas désespéré, que mon grand-père Zvanì a écrit sur des pages de cahier lors de ses derniers jours de conscience et, comme on dit, dans la pleine possession de ses facultés d’entendre et vouloir. Il était là, dans l’éperdu pays de Cariati, en Calabre, un joli misérable village accroché à une colline accoudée sur la mer Ionie, dans un pénible état physique et psychologique. Aurait-il survécu si sa femme Mimì l’avait rejoint, en lui apportant la sérénité et l’équilibre ? On ne peut pas le savoir, car Mimì n’eut que trop tard la permission de se rendre dans ce lieu relégué.

gms naturel_740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits (peut-être en forme de récit aux petits-fils, au cours de vacances à la mer ou à la campagne ; leurs observations et questions pourront s’inspirer au monde d’aujourd’hui ; cela nous aidera à faire des comparaisons et à développer des thèses.)

Époque 1880-1890
Remémorations des guerres d’Indépendance – des exploits des garibaldiens — des épisodes de sanglantes luttes locales en Romagne (suicide, lié à ces dernières, d’un frère de sa mère, dont les petits enfants entendaient parler en termes vagues et mystérieux).
Après la disgrâce de la mort soudaine du jeune père, ils ne reçurent de l’aide que par le biais des seules institutions qu’il y avait alors : les orphelinats masculins et féminins.
Les gens de la famille n’eurent pas ou ne purent pas avoir la volonté de faire autrement. La sœur aînée fut envoyée pendant un mois chez une famille d’amis (en tout ressemblante à celle de l’avocat).
Il y eut un manque de compréhension vis-à-vis de cette famille qui se brisait.
Mentalité  en  ces temps-là.
Pénurie de moyens et égoïsme.
Résignation, absence d’initiatives. La même chose qui se passait pour les maladies.
Personne ne se demanda : quelle famille est-elle ? Y a-t-il des valeurs à cultiver ? N’était-ce pas le cas de solliciter une autre forme de soutien, qui eût gardé la famille unie (en harmonie, toute ensemble autour de la mère) ?
Personne ne se posa la question : trois enfants sur quatre, de façon exceptionnelle, se trouvèrent de but en blanc déracinés de la famille. Si l’on avait concentré un semblable effort dans un seul soutien, cela aurait été suffisant pour cette famille.
Développement de l’assurance, presque nul.
À la mort du père, ils se trouvèrent du jour au lendemain sans rien.
Quand il était petit enfant, pour le fâcher, dans les boutiques en face de chez lui, où il se rendait pour faire quelques petites courses pour sa mère, on lui disait : « Va là, tu n’es qu’un misérable ». Maintenant, il l’était vraiment !
002_zvanì002_740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Une grande partie du récit devra évidemment se consacrer à la vie de la famille avant la mort du père.
Épisodes entre les quatre-cinq  et huit ans
Au Cirque équestre dans la cour de S. Francesco, totalement transformée par une construction provisoire en bois, obsession et joie des jeunes et désespoir des mères.
En charrette à Sant’Arcangelo (grand-mère au départ, au petit matin : — faites attention, vous les  garçons !)
Le bain de mer à Rimini, et la fantasmagorie d’un festin en plein air à l’Établissement.
La vue de Cesenatico, la première fois. Voiles et voiles multicolores dans le port.
L’arrivée soudaine du père tandis qu’il était assis dans une grande cour, en train de jouer tout seul avec le sable). Sans les chaussettes, pour l’embêter.
Analyse du grand-père (tours à la campagne, à pied. Chez les Guidi). La grand-mère, portant en elle la blessure du fils suicidé, ne put pas tenir que pendant peu de temps.
La maison de la nourrice. L’odeur caractéristique. Les taglierini au lait. La ricotta. La Bina et la Gnola. Dans les champs parfumés de haricots frais, sous le soleil avec la Gnola. Le fleuve qui coulait à côté du fonds ; on descendait par un talus jusqu’au bord du fleuve. Des heures délicieuses. Tout était fraicheur, tout était sourire.
Une fois dégringolés dans le fossé près de la route principale, avec Ristin, la charrette et l’âne.
Les tours chez les Zanuccoli. Les collations dans le jardin (des œillets et des géraniums). L’épisode de la boule qui frôla sa tête, tandis que le garçon était en train d’observer le jeu.
Les conversations avec son père à la rentrée, le soir, à la lumière de la lune quelques fois.
Vanité d’avoir tout gribouillé son cahier (peut-être à cinq ans).
L’école du Basifel.
L’école précédente de la « strogla » (la devineresse).
Une nuit, il resta dormir au « Potager », confié à la fille du Zanuccoli, qui peut-être le préférait parmi tous ces garçons.
Les discussions entre les grands, dont les enfants saisissent le sens lorsqu’on parle d’eux. Il comprenait qu’on l’estimait fort intelligent du fait qu’on disait qu’il parlait bien. Pour cela, on l’appelait l’avocat et, pour son air distingué, le comte. Son père en était ravi.
Chez le maître de diction (le parfum unique du  pain… on devait s’apercevoir de ces yeux vivants, parce qu’on distribuait aux petits disciples un bout de pain frais, encore chaud). La maison pleine de pigeons : l’odeur de renfermé.
L’épisode de l’examen d’arithmétique, en juin : unique rejet, qui n’aurait pas dû arriver. En deuxième et troisième : le prix, aller aux bains.
Le marchand de poisson Antonio, qui arrivait depuis Cesenatico avec une longue remorque. Il avait une grosse voix.
Visite aux celliers où l’on conservait le poisson au milieu de nattes en jonc et de la glace. Par ses regards compatissants, quelques bribes de phrases et ses discours en aparté avec la femme d’Antonio, une dame fit entendre qu’il était arrivé une chose grave, irréparable.
Loin de la famille, il se sentait seul, dans un monde devenu tout à coup étranger.
Le retour la nuit, avec l’oncle et un cousin.
La nourrice. Les rencontres bruyantes en ville : elle hurlait à n’importe quelle distance elle le saisissait, et courait vers lui pour l’embrasser. Quand il allait à la campagne chez la nourrice (une fois avec son père et la sœur aînée — une fois, à Cesena, on était venu le prendre avec un char tiré par des bœufs, et deux rangs de planches avec beaucoup de monde, jeunes hommes et jeunes femmes, joyeuses, venant probablement du marché.
Ristin, l’homme de la paroisse, était un jeune empressé. Il lui manquait un bras.
Chez sa tante, pendant les veillées, il lisait les petites histoires de ses livres, devant des paysans extasiés qui admiraient ce petit garçon plein de sentiment, qui lisait ainsi bien, une langue dépouillée.
La jeune maîtresse de ses sœurs. Magnifique, un ange. Il rêvait d’elle. Au matin, en se réveillant, il avait une petite émotion dans le cœur. Il ne s’était jamais aperçu du cœur. Maintenant, au contraire, il le sentait. Il s’abandonnait à la rêverie. Qu’est-ce qu’il y avait eu ? Il aurait dit que c’était sa jeune maîtresse : il voulait toujours être près d’elle.
002_bisnonni

Deux photos : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

APRÈS LA MORT DU PÈRE
La première victime : la sœur cadette, deux années depuis.
Quant à lui, au contraire, il eut une instinctive miraculeuse impulsion à sortir de la situation où l’on avait jeté. Il demanda d’étudier.
Il n’y avait pas de précédents. Il ne se découragea pas.
Il s’attacha à sa mère pour obtenir.
De typographe à étudiant.
Il se concentra entièrement aux études comme un naufragé qui veut se sauver.
Tout était facile pour lui. Il vainquit – mais, la famille était brisée.
L’autre sœur aussi, avant qu’il puisse la sauver, avait succombé.
Les fleurs les plus prometteuses avaient disparu !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 9 février 2013 Dernière modification 9 février 2013.

licence creative commons copie

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits 2/3 (Portrait d’une table n. 12)

08 vendredi Fév 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une table

001_pascoli x PIT 10

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,
Dix-huit ans de différence, entre Zvanì et Pascoli, c’est énorme (si tu te rappelles, lors de la naissance du premier, en 1873, le second entrait à l’université). Mais, ça change beaucoup quand on grandit. En 1898, année cruciale et douloureuse pour l’Italie, comme nous verrons ensuite, Zvanì, âgé de 25 ans, était déjà un « leader », tandis que Pascoli…

J’ai repris le courage lorsque j’ai trouvé cette photo. Ou, pour mieux dire, ce négatif que mon père n’avait jamais fait développer. Comme tu peux bien voir la photo a pris jour, comme cela peut arriver aux dernières poses d’une pellicule. Heureusement, il y a huit ans, en 2004, pour m’évader un peu de certaines pensées qui me dérangeaient beaucoup, j’avais acheté un scanner pour négatifs et diapositives… dont j’avais ressuscités plusieurs déclics tout à fait inédits, confirmant l’habileté photographique sinon le talent de mon père.

Il n’y a aucun doute que ce buste de Pascoli se trouve au Pincio, cette portion paisible et tranquille de la villa Borghèse qui donne sur les toits de la Rome baroque juste à la hauteur de la célèbre place du Popolo. Dans cette photo ré-exhumée et donc sauvée, trois enfants maigres et subtilement tristes mettent en valeur, par leurs expressions pensives, l’air hardi et légèrement gêné d’un homme aux traits très communs qui fut pourtant unique. Je me rappelle d’une phrase que Pascoli avait écrit lui-même dans l’extraordinaire récit du vieil élève que je t’ai récemment envoyé : «… pensée d’absent, pensée d’un être seul au monde, pensée d’une douleur et d’une désolation que le maître (Giosuè Carducci) n’aurait pu apprendre que des yeux du garçon. »

Je ne veux pas dire plus, Catherine. Peut-être reviendrai-je sur ces escapades en voiture, que mon père avait baptisées « faire les quatre roues », dans lesquelles ma mère pour une raison ou une autre était absente, en ce cas je te parlerai du sentiment de mélancolie et de manque qui à travers mon père se transmettait à nous tous…

Peut-être une autre fois, je te parlerai de mes frères, en tant que partie intégrante et indissoluble de cette vague joyeuse et douloureuse que c’est l’enfance ou aussi de chacun d’eux, séparément. De ma sœur récemment disparue, en particulier. Je ne sais pas si j’ai le droit de le faire…

En tout cas, cette photo abîmée, qu’aujourd’hui on jetterait pour en choisir une meilleure mais peut-être dépourvue de charge… Oui, j’y vois quelque chose de plus intense et ressenti qu’un simple hommage au poète de la Romagne ensoleillée. Je me souviens, en mon père, d’une certaine tendance à trancher, à juger, de façon tendre et bienveillante, en général… Par exemple, il parlait très peu de Mozart — que je considère le plus grand — auquel il préférait de toute évidence Beethoven… S’il n’avait pas aimé Pascoli, il ne l’aurait pas immortalisé dans sa galerie personnelle de portraits, il ne l’aurait pas mis au centre de ce portrait de famille, momentanément tronqué de la figure centrale de notre mère.

002_corsa dei tre fratelli_740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Pascoli et mon grand-père avaient en commun la mort prématurée de leur père. Ils furent surtout, tout au cours de leur assez brève existence, deux orphelins. Mon père aussi se sentait orphelin et partageait plus ou moins consciemment le sentiment de Pascoli et Zvanì. Nous étions, nous aussi, très tristes, ce dimanche matin, non loin de l’horloge à eau et, de l’autre côté, de la balustrade qui surplombe la place ronde dessinée par un certain Valadier.

Est-ce que notre père nous avait raconté quelque chose, nous avait avoué quelque mystère que nous avons tout de suite oublié ? Est-ce que nous étions en train de nous répéter, intérieurement, la ritournelle qu’on avait si facilement apprise…

O cavallina, cavallina storna
Che riportavi colui che non ritorna… ?

Voilà, en Italie on reste souvent orphelin d’un père généreux qui est mort trop tôt, qui n’a donc pas eu le temps d’achever son œuvre. Je pourrais en faire une longue liste, de ces pères…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 8 février 2013 Dernière modification 8 février 2013.

licence creative commons copie

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits 1/3 (Portrait d’une table n. 11)

07 jeudi Fév 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

portrait d'une table

01_bovolo antique_part

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Parfois j’ai eu des doutes, ma chère amie. Je me suis demandé si cette ressemblance de situations et d’esprits entre Pascoli et Zvanì, dont je suis sûr, peut servir à quelque chose, notamment à mettre en valeur certains traits d’un portrait inconscient plus ambitieux, celui de mon pays.

Bien sûr, je ne parle que d’un certain aspect de la personnalité multiforme et contradictoire de l’Italie. Je m’intéresse à son réflexe intime, à ses troubles primordiaux, aux blessures mortelles qu’elle a subi, auxquelles elle n’a pas toujours su réagir glorieusement. Des blessures et des abîmes d’injustice qui sont encore là, même si nos pères ont fait beaucoup pour les surmonter…

Voilà ce que je viens de découvrir. La génération de mon père, c’est-à-dire les hommes et les femmes nés dans les premiers vingt ans du siècle passé, âgés entre vingt et quarante ans pendant la Seconde Guerre, c’est à mon avis la génération qui a donné le plus et le mieux à ce merveilleux et malheureux pays depuis sa constitution en unique nation. Cela peut se dire aussi pour ceux qui n’ont pas participé directement, en première personne et au premier plan, à la Résistance au fascisme et à la libération du pays occupé. Car il y a eu, avec une forte accélération après le 25 juillet 1943, un vrai sursaut de liberté et d’unité démocratique.

Dans ma documentation de famille, très pauvre en vérité, pour des raisons que je t’expliquerai, j’ai trouvé une lettre que ma tante I…, sœur aîné de mon père, avait adressée à sa mère juste le lendemain de cette date décisive.

02_foro romano antique

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

« Rome, 28 juillet 1943. Ma chère maman, dimanche nuit à onze heures la merveilleuse nouvelle ! Nous étions tous à la maison… Dès qu’on a su, soit par la radio soit par les hurlements de la foule débordante de joie dans les rues, nous sortîmes et allâmes près de chez… À Ville Savoie et près de la résidence de Badoglio, il y eut une grande manifestation : les gens semblaient fous. Nous rentrâmes deux heures et demie hors de nous et demeurâmes sans dormir au lit jusqu’à cinq heures. Nous nous levâmes et sortîmes très tôt. Nous allions constater ce que les faisceaux des licteurs étaient devenus dans notre quartier : un amas de débris, de feux de joie brûlants, verres cassés, et cetera. Les gens s’embrassaient dans la rue, on parlait même entre inconnus. Les gens manifestaient à voix haute cette joie de nous être libérés de ces gens-là. Il semblait être dans une autre Rome, on y respirait un autre air, le bonheur se peignait dans nos cœurs et sur nos visages. Nous allâmes chez… et tu t’imagines la liesse qu’on a partagée ! Nous allâmes chez… et là aussi tu peux t’imaginer quelle atmosphère radieuse y était ! Je ne te parle pas de… : je lui ai fait cadeau d’une bouteille de vin mousseux et de gâteaux pour fêter cela. Au milieu d’autant de gaieté, depuis le premier instant, le chagrin me prit, en sachant que vous, juste vous, ne pouviez pas partager avec nous ce moment attendu depuis vingt longues années. Je ne sais pas dire ce que j’aurais fait, ce que j’aurais payé pour être à vos côtés et j’ai tant désiré, une fois apprise la nouvelle, que vous soyez venus à Rome, même pour deux jours seulement. Puis, je ne te dis pas le travail fiévreux de… et d’autres copains. Ils ne cessent de bouger, ne mangent pas, ne dorment pas, ne vivent plus. Mais qu’importe, depuis trois jours nous sommes heureux en dépit de tout, même si nous avions espéré plus. Le matin de lundi sortirent de prison…, et cetera. M… espère qu’A… reviendra d’un moment à l’autre, mais ceux-là ne le laissent pas encore aller dehors. J’ai attendu jusqu’aujourd’hui, mais demain matin je vais à Frascati : N… me rejoindra. Depuis plus d’une semaine, je n’ai pas de nouvelles des garçons, mais en ces jours-ci j’ai vécu comme une somnambule. De vous, nous ne savons rien : sauf que vous allez bien. Écrivez-moi ou bien envoyez-moi un télégramme. Et les enfants ? Comment ça va G… avec sa toux ? Je vous serre tous tendrement et je t’embrasse avec toute mon affection, I… P.-S. Comme vous le pouvez bien l’imaginer, dès le premier moment A… et la tante étaient tièdes, tièdes. »

03_al mare antique

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

J’espère que tu me pardonneras, Catherine, pour cette fuite vers un autre passé, celui de mon père. Mais, tu as vu quelle tension idéale, quelle émotion terrible se respirait en ce moment-là ? Tu as certainement compris que « maman », à laquelle ma tante s’adressait, est justement la femme héroïque de Zvanì. La famille était très unie, sept ans après la mort de mon grand père… Je ne peux dire plus, maintenant.

Je préfère t’expliquer rapidement la raisons de cette fuite. Tout en m’interrogeant sur les rapports entre Pascoli et Zvanì, en lesquels flottaient toujours des pensées sur le « Risorgimento inachevé » et aussi sur le « socialisme, grand espoir frustré » lui aussi, je réfléchissais à cette « responsabilité du nom » qui m’avait porté, au cours de toute ma vie, à contourner voire mettre de côté la figure de mon père pour connaître et de quelque façon célébrer, à sa place, celle de mon grand–père Zvanì. Le fait d’avoir le même nom et prénom de cet homme universellement regretté et aimé dans ma famille m’avait poussé à cela. Donc, à la suite de cette « responsabilité », j’ai toujours recherché — et parfois trouvé — des personnes et des lieux qui l’avaient connu et pour ainsi dire « vu en action ». L’action de parler en public, surtout, ou d’écrire frénétiquement, continûment. Quelques fois il y a eu des coïncidences inattendues, dont je te parlerai, mais le plus souvent c’est moi qui me suis engagé dans une recherche rhabdomancienne et atypique. Mais, la raison n’est pas seulement là. Mon père, qui avait eu d’ailleurs, dans sa jeunesse, d’importants échanges culturels et humains avec le monde de la psychanalyse, avait fait le choix, je crois, de n’envahir pas trop l’imagination de ses enfants avec la glorification de ses gestes nobles, de ses prouesses intellectuelles et cetera. Il préférait se dérober à tout cela. Peut-être, mon grand-père avait-il un caractère très proche de celui de mon père. Vivants et réfléchis l’un et l’autre. Tous les deux marqués par la douleur de la perte prématurée et violente du père… Tous les deux préférant être des « leaders » plutôt que des « chefs ».

Ce sont les circonstances qui ont donné à Zvanì la possibilité de participer à la construction du parti socialiste italien — ce grand mouvement d’intellectuels et de travailleurs animés d’un idéal très fort d’égalité et justice sociale que la Grande Guerre et le fascisme ont empêché jusqu’à l’immobilisation — sans lui laisser le temps d’en voir, de son vivant, la renaissance et la victoire, tandis que mon père, qui a été protagoniste de la Résistance, de la nouvelle Constitution démocratique et du grand élan républicain de l’après Seconde Guerre, n’a pas vu la dégénération du parti socialiste ni surtout l’involution de notre jeune mais prometteuse démocratie. Donc moi, si je me tiens à la théorie des cycles historiques, je devrais mourir sans voir une nouvelle renaissance de notre malheureux et merveilleux pays, renaissance dont je suis pourtant absolument sûr.

04_gms antique

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Cette longue digression, ma chère Catherine, m’a beaucoup aidé. Maintenant je sais que d’un côté je ne manquerai pas de consacrer quelques pages de mon histoire bizarre et farfelue à mon père et sa génération et, de l’autre, j’avancerai dans mon « reportage inconscient » sur Zvanì et Pascoli parce que, au-delà de la responsabilité du nom, c’est un sujet encore largement inconnu et obscur, du moins pour moi.

Je veux mettre à disposition de mes lecteurs — parmi lesquels il y aura bien sûr des gens doués de compétences et capacités professionnelles adéquates pour la maîtriser — une matière un peu grossière et nuageuse, mais sincèrement sentie, que j’appellerais « souci de la mémoire », besoin passionné de comprendre, de trouver le point, le passage, la raison de notre destin collectif. Evidemment, il est déjà très difficile de comprendre les raisons et les évènements qui ont déclenché la « machine du destin » d’une seule personne. Donc, même si je suis convaincu qu’un pays vit, se comporte, meurt et renaît à l’infini comme si c’était une seule personne, je ne me cache pas la difficulté de trouver des traces valides.

Je le sais, Catherine, je découvre l’eau chaude et je ne dis rien de nouveau. Tu m’as quand même écouté, en attendant que j’arrive finalement au point. Non Catherine, je ne suis pas un héros, même si je ne suis pas lâche. Je ne veux pas arriver à des responsables, à des personnes précises qui ont déterminé ou contribué à déterminer les tragédies de notre pays et de chaque famille concernée. Tu vois que j’hésite même à te raconter ce que tout le monde sait désormais à propos de la mort de Ruggero Pascoli, le père du poète, et j’hésite aussi à fouiller dans cette histoire, elle aussi bien connue, de la République Romaine de 1849, dans laquelle la République française, inspirée par le futur Napoléon III, au lieu de secourir la République romaine, l’a tuée…

Je suis un autodidacte. Quant à cet aspect de ma personnalité, je serais un Pasolini ou un Rousseau in-seize. Parfois, les autodidactes, comme autant d’apprentis sorciers, poussés par leur passion « totalisante » et inexperte de compromis, peuvent atteindre quelques vérités. Tu l’as déjà vu, mon « reportage inconscient » frôle de redoutables vérités. Cependant, je n’invente rien. Je trouve et je laisse là. Ceux qui voudront s’en occuper, auront la voie libre, ce n’est pas mon boulot. Donc, ne t’étonne pas, mon amie, si mon style de reporter inconscient prendra souvent la forme de la toccata et fugue.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 7 février 2013 Dernière modification 7 février 2013.

licence creative commons copie

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Fenêtre sur Bologne, souvenirs d’un vieil élève (Portrait d’une table n.10)

30 mercredi Jan 2013

Posted by biscarrosse2012 in commentaires, contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

portrait d'une table

001_finestra su bo 740

Fenêtre sur Bologne, souvenirs d’un vieil élève

Chère Catherine,

Te rappelles-tu des vers que j’avais installés au fond d’une des dernières lettres ? Parmi d’autres suggestions, sur lesquelles je reviendrai, il y avait un quatrain sur lequel je voudrais attirer ton attention. Là-dedans, j’avais écrit :

Par un babbo-frère
on sort de misère.
Par un juste maître,
on rentre par la fenêtre.

Aujourd’hui, j’ai pour toi un document très touchant. En 1873 — cent ans avant que moi même je fisse le même voyage de l’espérance vers Bologne, ville savante, civile et très bien organisée —, Giacomo Pascoli, le plus « âgé » parmi les orphelins survécus à la tragédie familiale, devant l’évidence des qualités de son frère, se chargea courageusement de son destin en lui offrant l’argent pour partir.

Je laisse la parole à Pascoli, me bornant à traduire en français ce qu’il avait écrit dans un article publié par le « Resto del Carlino » le 9 février 1896, jour consacré à la célébration des trente-cinq ans d’enseignement de Giosué Carducci à l’Université de Bologne :

002_bologna ridotta

Le vieil élève était alors un pauvre gamin maigre et fade. Il venait de Romagne, d’une petite maison où l’on faisait économie. Venu d’une famille de garçons. Des garçons et des filles seuls, qu’un délit encore impuni a faits orphelins, en les abandonnant à la détresse, à la souffrance.

Seuls, seuls. Était-ce l’indifférence des gens ? Étaient-ce des lâches ? Une famille où le chef était le garçon plus âgé, seize ans à peine lorsqu’il eut toute la nichée à emboucher. On faisait économie.

Là, où depuis longtemps il demeure, entre Savignano et San Mauro, à mi-chemin, le garçon plus âgé maintenant ne voit ni n’entend plus rien. Oui, on a bien compris, San Mauro et Savignano ont le cimetière en commun. Giacomo, ce frère aîné à la grande intelligence, au grandissime cœur n’ajoutait aucune fortune. Il mourut le 12 mai 1876. Malheureux ! Il laissa deux enfants qui moururent eux aussi.

 Il n’y a de lui que cette bénie mémoire !

Ce garçon qui faisait de « babbo » crut entrevoir en un de ses fils-frères un certain penchant pour les lettres. Puis, en cette année-là, on avait publié pour la première fois le concours à six subventions pour qui voulait étudier les lettres dans l’université de Bologne.

C’était une libéralité de cette Mairie, de cette noble ville. Une libéralité vraie et large puisqu’on admettait au concours tous les Italiens, non seulement les Bolonais.

Ce fut ainsi que cette invitation arriva même dans cet humble village de la Romagne, où se trouvait cette petite maison dans laquelle faisait économie cette petite famille de garçons et de filles, jusqu’aux oreilles du garçon plus grand.

Tout de suite, sans perdre du temps, Giacomo fournit son cadet — le vieil écolier : oh ! La douceur amère des souvenirs ! — de quelques lires, trop pour celui qui en donnait, peu pour celui qui en recevait. Il l’embarqua, seul seulet, dans une troisième classe de train en lui disant : « que ton babbo t’aide ! »

C’était le jour avant le premier examen. Le lendemain, le pauvre garçon maigre et fade se trouva au milieu d’une vingtaine d’autres garçons, venus de toutes parts d’Italie, qui souriaient en attendant dans le vacarme…

En attendant qui ? Carducci ! Il devait venir dicter le thème d’italien. Carducci, vraiment ? Carducci en personne.

Oh ! le pauvre garçon attendait en palpitant peut-être plus que les autres. Il ne trouvait pas dans son esprit et dans ses études la foi qu’avait au contraire son frère aîné ; il prévoyait, hélas ! Il avait le sentiment qu’il aurait dû retourner à la maison, d’ici peu de jours, comme il était venu… pire, sans ni trop ni trop peu d’argent, sans plus ces lires. Il imaginait qu’il aurait trouvé encore plus de froid… le foyer froid lorsque ce dernier espoir se fût éteint.

Alors, le garçon ne palpitait pas pour cela, il frémissait à cause de l’attente de celui qui devait apparaître dans peu de minutes.

Dans le collège d’où il était sorti quelques ans avant (un excellent collège de frères des écoles chrétiennes), il avait entendu parler de Carducci, en quels termes, on peut bien l’imaginer : c’était le Diable en personne qui avait chanté !

(Dans l’hymne de Carducci, Satana ne représente pas le principe du Mal, mais le Progrès qui avance toujours, en vainquant tout préjudice qui le rend ennemi. En changeant le nom avec celui qu’y est vraiment évoqué, cet hymne n’aurait rien de satanique).

Cependant, un beau jour, Père Donati, un des frères des écoles chrétiennes, le professeur d’italien, esprit élégant et hardi, âme fière et gentille, dans sa cellule, lui montra un portrait : le portrait, que sais-je ? D’un jeune aventurier, conspirateur ou soldat ; une tête combative, audacieuse de rebelle indomptable. Le garçon pensa peut-être à un galérien d’Aspromonte, à une victime de Mentana.

« Celui-ci, dit le frère, est le poète plus classique et plus novateur, l’écrivain plus ancien et plus moderne qu’a l’Italie. Il est Carducci ! » Au frère brillaient les yeux bleu foncé. Au garçon commença à se colorer l’âme. De quelle couleur ? Je ne le sais pas.

(Père Donati avait été et restait pourtant ami de Carducci, comme de Nencioni et Targioni Tozzetti ; en somme, de ceux qui avaient fait le choix de s’appeler « les amis pédants ». Dans leurs conversations, Donati avait le sobriquet de « Cecco frère ». Il était un maître très efficace et un écrivain pur et nerveux ; un homme du XVIe égaré dans notre siècle).

En rêvant de cet hymne, il essaya de le lire dans sa mémoire. Il en lit assez peu, en ce moment où il palpitait comme personne, peut-être.

003_carducci_740

Tout d’un coup, un grand frémissement, un grand chuchotement : puis, silence. Carducci était au milieu de la salle, en train de se promener comme en proie d’une fièvre.

Impatient, il se tournait ici et là brusquement, en lançant sur l’un et l’autre, pendant un instant, un petit rayon ardent de ses yeux toujours en mouvement. Il dicta : « l’
œuvre d’Alessandro Manzoni. » Puis il ajouta par des mots rapides, détachés, pointillés : « ordre, clarté, simplicité. Ne me faites pas un traité d’esthétique. » Une pause de trois secondes ; et il conclut : « Déjà, vous ne sauriez pas le faire ! » Sourit-il à ce point ? Qui le sait ? Il hésita encore un peu, avant de sortir.

Oh ! Le pauvre garçon resta pendant plus qu’une heure sans même essayer de tremper sa plume ! Son voisin, un beau gamin piémontais, dodelinant de sa grosse et bonne tête, lui demanda par un gentil acte de pitié : « Vous n’écrivez pas ? » L’autre se réveilla de sa torpeur et commença à écrivailler.

Écrire quoi, mon Dieu ? Ô petit père lointain ! ô douces sœurs en train de prier pour lui de cette heure ! C’est fait : dans la tête, il n’y a rien de bon ; de l’encrier sortaient quelques petits mots de temps en temps. Et cette toile d’araignée de tristes paroles ce sera lui à devoir les lire ? Allez, allez ! Il était comme poussé d’une furie, par les épaules, par inertie !

Et quelques jours après, il y eut l’examen oral. Et le jeune homme venu de Romagne entra devant l’assemblée chargée de juger, comme s’il y fût renversé par une rafale ; et il le revit et se sentit interrogé par lui.

Mais, il devait avoir lu quelque chose dans le visage émacié et pâle du garçon : il y lisait peut-être la pensée qui apparaît au milieu de tous ses efforts pour répondre ; pensée d’absent, pensée d’un être seul au monde, pensée d’une douleur et d’une désolation que le maître n’aurait pu apprendre que des yeux du garçon.

Celui-ci priait peut-être des yeux plus qu’il ne répondît de la bouche. Et le maître n’apprenait que de ses yeux, puisque personne n’avait parlé ou prié pour lui. Certes, il l’interrogeait avec une espèce de pitié et de résignation courtoise en écoutant ses réponses embarrassées, en les arrangeant, expliquant et justifiant.

Passa ce douloureux quart d’heure ; passèrent les autres. Le garçon fut rappelé pour donner quelques éclaircissements sur son attestation de licence. Il entendit ou crut entendre Carducci, justement Carducci, en train d’amplifier et éclaircir ses explications, en les communiquant aux autres professeurs.

Cela le soulagea un peu ; mais chaque lueur d’espoir s’était éteinte quand, deux ou trois jours depuis, il attendait dans l’université la sentence que les examinateurs allaient dans quelques minutes rendre publique. Il avait honte à la pensée que quelqu’un puisse croire qu’il espérait encore et qu’il était là pour une dernière illusion obstinée. Non, non : il était bien certain qu’il n’était pas parmi les premiers six. Au maximum, on l’aurait jugé digne de l’admission.

(À ces temps-là, la loi était ainsi, la licence du lycée ne suffisait pas, comme aujourd’hui, pour entrer dans l’université. Il fallait passer un autre examen).

Mais, pour lui, c’était le même que d’être jugé indigne : parce que, sans la subvention, il devait rentrer à la maison et se laisser… vivre ou mourir ? D’ailleurs, vivre ou mourir, c’était le même pour lui.

Pourtant de bons jeunes l’encourageaient : les postes sont six… Qui sait ?

Basta : la sonnette retentit et tout le monde entra. Tous les examinateurs étaient là : la fière tête du poète se tournait de côté, comme indifférente.

 Finalement, avec ce visage sévère et serein qu’on aurait dit arraché d’une médaille romaine, tout en articulant de sa voix harmonieuse les mots, Gandino mit tout le monde en garde : « Je lirai les noms des candidats selon l’ordre de mérite. Les six premiers, évidemment, qui ont obtenu la subvention de la Mairie ». Pause.

Au garçon venu de Romagne battait le cœur ; mais seulement, pour ainsi dire, en anticipation de la palpitation qui l’aurait bien sûr secoué, juste en ce moment où le cinquième nom se séparerait du sixième.

Le premier nom résonna dans le silence de la salle… C’était le sien. En cet instant, le pauvre garçon vit un sourire étinceler. Oui, la tête du poète avait été illuminée par un sourire et tout de suite après ce sourire s’était éteint.

Oh ! Le pauvre garçon est devenu un vieil élève et pourra aussi devenir un vieux, sans doute. Il s’est trouvé dans d’autres vicissitudes, il a éprouvé d’autres joies, même si rares. Il s’y trouvera et en éprouvera encore, comme son destin voudra ; mais il n’a pas oublié et n’oubliera jamais ce sourire !

Ensuite, il sentit Carducci ressusciter et remémorer de sa tribune les âges morts et les âmes évanouies. Et, cela pourra sembler une exagération, mais ne l’est pas, il l’entendit améliorer par une phrase, par un mot, par un geste les grands poètes ; il le vit, dans son bureau, préparer, avec des attitudes de lion, les foudres lucides et mortelles pour blesser ici et là ceux qui s’affichent ennemis, non de lui, mais de ses idées ; il le vit entre les coupes mesurées improviser, avec de jeunes amis qui l’admiraient, des petits couplets, des fleurs de grâce. Il écouta de ses lèvres, dans la religieuse ombre de l’école, la première des odes barbares.

Il écouta de ses lèvres, ou plutôt de son âme jaillissante de son manuscrit, le Chant de l’Amour (1878) :

« Elle est une autre Madone, elle est une idée
Resplendissante de justice et de pitié.
Je bénis ce qui pour elle tombait,
Et je bénis ce qui pour elle vivra ».

Il l’entendit pleurer en déclamant

 :

« Du sommet de la butte alors, du cimetière,
en bas des cyprès par la verte rue,
grande, solennelle, vêtue de noir,
je crus vraiment revoir mamie Lucia… »

Il l’entendit parmi cent drapeaux, devant tout un peuple, auquel il imposa de ne pas applaudir — qui d’ailleurs ne pouvait rester dans l’obéissance jusqu’à la fin —, parler de Garibaldi mort, d’une façon… d’une voix… d’une éloquence… que jamais Garibaldi ne fut si vif qu’alors, dans nos âmes !

Combien de choses entendit de lui et vit de lui, belles, nobles, élevées, admirables, glorieuses, parfois d’une simplicité d’enfant, parfois d’une grandeur de héros, beaucoup, beaucoup !

Mais, en ce jour consacré à sa fête solennelle, où le maître reçoit une attestation de révérence, d’amour et de gratitude de sa patrie et de tout le monde civil, son vieil élève n’a pas trouvé d’autre souvenir, plus suave à évoquer que celui-ci. Le souvenir de ce sourire se complaisant de cette douleur qu’il allait apaiser, de cette vie qu’il allait conserver.

Parce que le poète, le maître, tout le monde sait qu’il est grand. Pourtant, seulement ceux qui lui vécurent et vivent à côté, seulement et particulièrement ses vieux et jeunes élèves savent qu’il est même plus bon que grand. »

Selon une note de Maria Pascoli, « … le maître [Carducci], voyant ce matin-là son vieil élève, à la fin d’une magnifique fête ineffablement suave, lui dit : “j’ai lu ton écrit. Il m’a fait pleurer. C’est tout vrai ! Tout vrai !”

004_bologna antique 740

Voilà, Catherine. C’était très émouvant, hein ? Comme je te disais :

Par un babbo-frère,
on sort de misère.
Par un juste maître,
on rentre par la fenêtre.

En même temps, sachant ce qui s’est passé dans la vie de Pascoli pendant les vingt-trois ans qui s’étaient déroulés entre cet épisode de 1873 et l’article de 1896, je comprends bien les larmes de son maître. L’orphelin, même s’il avait été frôlé par la gloire, était resté orphelin. Ses nœuds de fond s’étaient encore plus resserrés, comme nous verrons.

Cependant, j’aime penser — et d’une certaine façon, j’en ai besoin —, que Pascoli ait pu jouir, de même que moi, dans la même ville complaisante et tentaculaire, pendant les neuf ans de ses alternes fortunes universitaires, de quelques plaisirs plus ou moins innocents, vivant une parenthèse insouciante, une phase moins sévère. Comme on verra, juste au milieu de ses études, il se laissa entraîner par les “mauvais amis”. Ami de l’anarchiste et socialiste Andrea Costa, il participa à des manifestations contre le « système » qui lui causèrent la suspension de la bourse indispensable pour suivre les études.

Ensuite, en septembre 1879, il est arrêté pour avoir participé à une démonstration en faveur d’anarchistes, qu’on avait jugés pour avoir manifesté en soutien de Giovanni Passannante, qui avait attenté à la vie du roi Umberto I. Acquitté, grâce à l’intervention de Carducci (qui mit en valeur ses qualités humaines et son étrangeté à tout esprit rebelle), il est libéré en décembre. Se conclut ainsi une expérience brève, mais symptomatique, accompagnée d’un sentiment d’injustice subie et de déception (une déception pas seulement individuelle, mais historique, concernant toute l’aile spontanéiste et humanitaire du mouvement anarchosocialiste et des intellectuels adhérents). Cet événement aura de lourdes répercussions idéologiques tout au long de sa vie.

Ensuite, Pascoli reprit les études que conclut brillamment en 1882, année de la mort de Garibaldi. Cette date fut décisive pour lui, car, une fois terminé avec l’université, il renia même violemment son passé populiste et de quelque façon révolutionnaire.

C’est pour cela que j’avais écrit, dans le deuxième quatrain :

Loin de la famille
Toute passion fourmille
Naïf, mais déplacé
Reniement obligé.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 30 janvier 2013 Dernière modification 30 janvier 2013.

licence creative commons copie

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Coïncidences inconscientes (Portrait d’une table n. 9)

29 mardi Jan 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

portrait d'une table

001_bologna 1957 antique

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,

Je sais que tu devineras immédiatement la raison de cette photo un peu abîmée en ouverture de cette lettre, que si tu es d’accord, je consacrerai aux « coïncidences inconscientes ». Il y en a eu plusieurs, de coïncidences, même étonnantes et bouleversantes, au long de ce rapport que j’entretiens depuis toujours avec Zvanì. Un rapport de grande proximité. Mais, je ne m’en inquiète pas. Car cette « âm-itié », cette libre et sincère amitié entre âmes est au fondement même de mon existence.

Je pense, donc je suis. Mais, sans exagérer, dans une partie de mon cerveau une pensée souterraine agit par une succession de provocations, suggestions, élans qui sont à moi, mais appartiennent à lui aussi, à mon grand-père. Peut-être parce qu’il est mort depuis longtemps et que je n’ai pas pu le connaître de son vivant, il est très discret.

Je ne dirais donc pas que sa présence en moi me « hante », comme beaucoup d’écrivains contemporains aiment dire. Il fait partie de moi, c’est tout.

En plus, à cause de sa mort prématurée, tombée dans une époque de censure et d’oubli, je me trouve « naturellement » engagé dans une action de vérité.

Je le sens, la nuit, s’agiter dans la tombe. Il voudrait que tout soit clair, et je suis d’accord avec lui, parce qu’aujourd’hui connaître les hommes et les évènements de certaines périodes révolues n’est pas seulement très important. Ça devient, au contraire, de plus en plus nécessaire.

Bon, je reprendrai la problématique de l’usure du temps, de l’éternelle lutte entre le bien et le mal, de la faute qu’on commet à chaque fois qu’on jette tout, même l’enfant ne faisant qu’un avec l’eau sale, et cætera.

Venons alors, Catherine, aux coïncidences.

Était-ce une coïncidence, ce voyage à Bologne, en 1957, avec mon père et mon frère ? Bien sûr que non. Je ne me rappelle rien, mais je pense que cela s’inscrit dans l’histoire de nos migrations régulières vers notre « terre d’origine », la Romagne. On allait à Cesena et à Sogliano pour embrasser Luisa, Dora, Decio et la tante Maria, c’est-à-dire la jeune femme qui, selon mon imagination physionomique, pourvu que la photo remonte à 1913, est assise juste en face de l’homme invisible.

À ces temps-là, on ne faisait que de petits tours, pour visiter le Temple des Malateste à Rimini, ou le château de Gradara, ou l’abbaye de Pomposa. Je n’avais pas vu Bologne avant.

De cette visite, je ne garde que le souvenir de cette rue tout à fait rectiligne, inexorablement aveuglée par le soleil et… de cette photo. Ou, plus probablement, cette photo, tout en reflétant le grand talent photographique de mon père, m’a raconté le souvenir d’un passage pressé, d’une halte distraite, d’une pause déjeuner qui prenait le dessus sur tout autre intérêt possible.

D’une seule chose je suis sûr. On faisait tellement vite à traverser la ville d’une porte à l’autre, qu’on pouvait en sortir avec une idée de petitesse. D’ailleurs, si on traversait Venise en voiture — je sais bien que c’est impossible, mais juste pour faire un exemple — il suffirait d’un petit quart d’heure et même moins pour tout regarder sans rien voir.

Donc, au-delà de la beauté de cette image, de sa valeur prophétique… le premier souvenir de Bologne fut très décevant pour moi.

Avec le temps, j’ai compris que j’ai été sauvé, et même béni par la très modeste attitude touristique de Bologne, c’est-à-dire la façon tout à fait particulière de cette ville de se dérober à toute vue d’ensemble, voire « panoramique ». Sa vision humaine, disons « organique » de l’architecture et même des monuments, a d’ailleurs empêché ou fourvoyé toute tentation de mes parents, notamment de ma mère, d’approfondir cette connaissance superficielle.

Dans ce triangle idéal reliant Rome, Cesena et Bologne, où s’est joué, depuis ce lointain 1957, la plupart du temps de ma vie, j’ai bénéficié d’une gradation dans la prise en charge de l’amour de cette troisième ville en tant que lieu crucial pour l’exploit et le dénouement de mon existence.

On peut aussi dire que j’ai « appris » petit à petit, par éclairs ou flash, la valeur énorme que cette ville allait assumer pour moi. Je pourrais faire un parallèle avec Naples. Jeune, quand je pensais à Naples ou à Bologne, je me confrontais d’abord à leurs très différents dialectes et j’imaginais, sourdement, dans mon for intérieur, quelle aurait été ma vie si j’avais vécu au milieu de ces gens à l’esprit attachant, aux gestes contagieux, à cette façon unique de traîner, dans la rue et dans la vie. Cela aurait été impossible, pour moi, de m’en dérober. Je me disais, dans un mois, je parlerais en napolitain, ou alors je parlerais en dialecte bolonais. J’imaginais aussi — cela faisait partie intégrante de mon rêve — que j’aurais aimé une Napolitaine ou une Bolonaise, qu’elle m’aurait invité chez soi, que j’aurais trouvé la façon de me faire respecter et aimer par ces frères, sœurs, amis et parents…

Pourquoi je ne pensais pas de m’intégrer à Rome, d’y rêver un apaisement, le plein partage du destin de ceux et celles avec qui j’étais né ? N’aimais-je pas cette insouciance, cette ironie, cette inimitable façon de glisser parmi les désastres de la vie ?

Oui, bien sûr, je l’aimais, et j’ai souvent regretté tout cela. Que c’était beau vivre en plein air, léger, sans autre contrainte que cette petite hypocrisie catholique, pourtant inoffensive !

Mais, je te l’ai dit, Catherine, j’avais au fond de moi le sentiment d’un destin différent qui tôt ou tard m’aurait emporté. Partir c’est mourir, un peu. Eh bien, j’ai eu toujours besoin de mourir, de refouler une vie trop pleine, pas nécessairement pleine de fautes et de dégâts. Pleine, peut-être, seulement du sentiment d’un engagement disproportionné, d’avoir trop dit, trop fait, en des directions…

Il n’y a rien d’extraordinaire, ma chère amie ! C’est la vie de tout le monde. Et je ne veux pas m’aventurer trop sur ce thème primordial de Rome, dont on parlera après.

002_babbo col cappello 740

Revenons à Bologne. Crois-tu que l’image du « babbo » au chapeau, c’est-à-dire de mon grand-père Zvanì, qui jamais ne s’en séparait, a eu un rôle dans mon choix de vivre le clou de ma vie à Bologne ? Quelles images, suggestions, ou descriptions mystérieuses de Bologne ont fait déclencher en moi une certaine infaillibilité, au moment donné ?

Ce fut allant chez mes parents de Cesena, en 1960, que j’eus l’occasion de monter les premières marches de cette « montée » à Bologne. Je dis cela tout en sachant que je parle d’une ville léchée par un des plus « plats » des pays d’Europe. D’ailleurs, pour moi, je l’ai déjà dit à propos de Cesena, les villes sont comme des personnes. Chaque ville a sa personnalité, une identité dont elle ne se débarrasse pas pendant des siècles, ou jamais, comme c’est d’ailleurs le cas de Paris. Donc, à Cesena, mes tantes-cousines Dora et Luisa me parlaient de Bologne d’une façon intrigante, mystérieuse. Une vraie ville, où il y avait tout ce qu’on ne pouvait pas trouver à Cesena, et même à Rome… Bien sûr, les deux sœurs aimaient Rome, elles y venaient souvent et souffraient beaucoup au moment d’en repartir.

Rome pour la Romagne, comme nous verrons, Catherine, c’était un phare, un lieu mythique.

Mais, envers Bologne, je ressentais qu’il y avait du respect, quelque chose de différent et même plus. Dora y avait étudié Histoire de l’Art à l’Université, Luisa, qui aimait les belles choses, y faisait de fréquentes escapades. Du respect et aussi de la complicité. Car Bologne, « la savante », comme on dit, était « prima inter pares », un vrai chef-lieu qui à sa fois, dans les temps des temps, a su respecter les villes auprès d’elle, renonçant à pousser trop ses ambitions. Cela est dû aussi à la structure équilibrée de la région autour de l’axe de la rue Émilia, et de la parfaite hiérarchie de villes de différents poids et tailles autour des pôles plus importants.

Terminés les cours à l’école, à l’âge de quinze ans, je passai une quinzaine de jours à Cesena. De là je partis à Bologne avec Luisa, Decio et sa future épouse, la Teta, acheter les étoffes et tout ce qu’il fallait avec pour le costume de mariage de mon oncle-cousin. Ce fut une journée inoubliable. À part le goût de connaître comment pouvait être alors compliqué mettre ensemble tout ce qu’il fallait pour cette mystérieuse besogne — et le plaisir de frôler mes pieds sur le sol lisse des arcades de la rue Indipendenza et des ruelles en bas des deux fameuses tours —, je n’oublierai jamais ces milliers de vélos amassés à l’orée des terrasses des bars ni le calme des gens toujours en train de causer en formant de petits groupes, le soleil sur la rue et l’ombre sous les arcades qui rendait presque supportable cette chaleur affreuse.

Je me rappelle, aussi, un joli lustre en fer forgé pour la nouvelle maison, acheté chez un antiquaire que Luisa connaissait déjà et au fond du voyage de retour, qui me sembla interminable, un risotto aux poissons que je n’ai plus eu l’occasion de goûter dans le reste de ma recherche de bonheur alimentaire.

Avec ce souvenir, je n’avais rien vu de cette ville. Plus que voir, j’avais ressenti le chaud excessif, la lumière excessive. La cristallisation amoureuse dont parle Stendhal ne pouvait pas arriver d’emblée, comme ça, à la fin d’une seule journée. D’ailleurs, on ne peut pas aimer vraiment une personne sans avoir passé au moins une nuit avec elle. Et Bologne c’était une personne qu’on m’avait juste présentée, à l’intérieur et à l’extérieur d’un bar. C’était le bar au croisement de la rue Indipendenza avec la rue Rizzoli, je crois, le grand bar des bicyclettes et des piétons pressés.

Voilà, Catherine ! Avec ces petits mots, je t’ai un peu expliqué la raison du choix, que j’ai fait, des poésies ou pour mieux dire des billets avec les poésies que j’écrivais au temps de mon installation à Bologne dans les alternes attitudes de l’espérance et de la douleur, de la joie et de l’amertume. Je reviendrai sur quelques-unes d’elles pour y retrouver le sentiment et l’esprit de ce temps lointain qui pourtant n’a jamais voulu se séparer de moi, tout de même que mon grand-père Zvanì. Cette ville « contenait » (et contient) des personnes, auxquelles j’étais (et je suis) lié, notamment des femmes. Mais, je peux dire que je suis lié à la ville de Bologne au-delà de tout ça. Étrange, mais vrai, je l’aime d’autant plus intensément et douloureusement que cet amour était possible, concret, au pair. Aimer Rome c’est aimer l’air et la lumière même. Elle nous échappe au même moment où elle s’offre à nous entièrement et sans réserve. Donc, si au fond de moi j’aime aussi et même profondément cette incontournable ville natale, je ne veux pas le reconnaître.

Tu l’as vu. Trois semaines se sont écoulées, avec cet étalage de poésies, l’une après l’autre, d’abord coincées dans des « pages » du blog qu’on devait soigneusement rechercher (tellement étaient-elles cachées, en retraite), ensuite, ces derniers jours, remontées à la dignité des autres « articles ». « In articulo vitæ », donc.

Et maintenant — j’espère accompagné par l’intérêt des lecteurs — je me sens mieux équipé pour poursuivre mon parcours de rhabdomancien tout au long de sillons à peine visibles, mais de primordiale importance. Pas seulement pour moi.

Mais je n’ai pas encore fini avec les coïncidences.

Tu te rappelles, Catherine, les derniers mots de notre dernière lettre ? J’avais écrit : « Mais voilà, Catherine, laissons aux visiteurs du blog leur curiosité intacte. Peut-être, en naviguant sur internet et, après, en consultant quelques bibliothèques, ils trouveront que j’ai tort, ou bien ils s’enthousiasmeront avec d’intéressantes trouvailles. Je reviens à toi avec ce petit constat : le père de Pascoli n’était pas un personnage mineur ni un homme insignifiant. D’abord, il avait participé, en 1849, à la République Romaine… »

Je vais bientôt t’en parler. Je suis en train de comprendre, maintenant, mieux qu’avant, le rapport unique entre la Romagne et Rome, Bologne et Rome au temps où encore le pape était un roi qui faisait le bon et le mauvais temps pas seulement au point de vue spirituel, dans le vaste territoire des États pontificaux, concernant, en plus de Rome et du Latium, l’Umbrie, les Marches, la Romagne et Bologne. Une partie considérable de la plaine à sud du Pô partageait la soumission à un double pouvoir, civil et religieux. En cette étrange géographie, qui admettait pourtant beaucoup d’échanges entre les « Italiens » des différents états, la Romagne était une terre de frontière et Bologne, grâce à son prestige culturel et scientifique indiscuté, donnait du fil à tordre aux autorités romaines.

Combien de patriotes venant de Bologne et de Romagne ont participé à la République Romaine ! Et quelle importance assumera, par la suite, après la défaite de 1849, le parti républicain à Cesena, à Rimini, à Savignano !

Mais je ne veux pas me faufiler dans le tunnel. Car je ne peux pas suspendre le flux des « coïncidences inconscientes ». On parlera après de la République Romaine, pour mieux comprendre la personnalité du père de Pascoli et aussi, peut-être, son affreux destin. Mais, le fait d’avoir évoqué Bologne et d’entretenir encore, en parallèle, cet argument par la publication de poésies jaillissantes de cette période… cela m’oblige d’antéposer, demain, un épisode crucial de la vie de Giovanni Pascoli, qui nous aidera à mieux comprendre le monde de Zvanì, c’est-à-dire le monde du Risorgimento avec ses espoirs et ses défaites. À partir de l’échec de la République Romaine, une tragique parabole qui ne s’achève pas avec la Grande Guerre, pourtant victorieuse — considérée par les historiens comme dernière guerre de l’indépendance italienne —, mais se projettera dans le fascisme.

003_garibaldiens antique 740

Demain, Catherine, on parlera du jeune Pascoli débarquant à Bologne. Maintenant, j’interromps ma lettre avec cette photo.

C’est ici que nous nous sommes connus, Catherine. Derrière cette petite porte de l’association des Garibaldiens. Là où pas mal d’Italiens de France — et de Français aussi — accourent à la recherche de leurs ancêtres. Un siège consacré à Garibaldi, à deux pas du Boulevard Magenta et des deux gares qui font la gloire de Paris, mais aussi le symbole de ce Napoléon III que Victor Hugo n’aimait pas et qui eut un comportement contradictoire, sinon ambigu envers l’Italie…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 29 janvier 2013 Dernière modification 29 janvier 2013.

licence creative commons copie

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

← Articles Précédents

Copyright France

ACCÈS AUX PUBLICATIONS

Pour un plus efficace accès aux publications, vous pouvez d'abord consulter les catégories ci-dessous, où sont groupés les principaux thèmes suivis.
Dans chaque catégorie vous pouvez ensuite consulter les mots-clés plus récurrents (ayant le rôle de sub-catégories). Vous pouvez trouver ces Mots-Clés :
- dans les listes au-dessous des catégories
- directement dans le nuage en bas sur le côté gauche

Catégories

  • échanges
  • commentaires
  • contes et récits
  • les unes du portrait inconscient
  • listes
  • mon travail d'écrivain
  • mon travail de peintre
  • poèmes
  • portraits d'auteurs
  • portraits inconscients
  • romans

Pages

  • À propos
  • Book tableaux et dessins 2018
  • Il quarto lato, liste
  • Liste des poèmes de Giovanni Merloni, groupés par Mots-Clés
  • Liste des publications du Portrait Inconscient groupés par mots-clés

Articles récents

  • Premier Mai : une « guerre » citoyenne pour le Travail, la Paix et le sauvetage de la Planète 1 mai 2022
  • On a marre de crier au loup, n’est-ce pas ? 22 avril 2022
  • Élégante et majestueuse passerelle d’amour 17 avril 2022
  • Au fond de la grotte 16 octobre 2021
  • Quinze années inespérées ou, si vous voulez, inattendues 11 septembre 2021
  • Destinataire inconnue – Tranches de survie n° 1 6 janvier 2021
  • La cure du silence (Extrait de la Ronde du 6 avril 2020) 11 mai 2020
  • Août 1976, Rome (via Calandrelli) – La contribution de Joseph Frish à la Ronde du 6 avril 2020 6 avril 2020
  • La poésie n’a pas de nuances pour les amours perdus (Déchirures n° 2) 19 décembre 2019
  • Je vais attendre, seul, qu’une vie nouvelle éclose ! (Déchirures n. 1) 9 décembre 2019
  • « La rue est à qui ? » (La pointe de l’iceberg n. 19) 7 décembre 2019
  • Raffaele Merloni, mon fils, a cinquante ans 29 novembre 2019

Archives

Affabulations Album d'une petite et grande famille Aldo Palazzeschi alphabet renversé de l'été Ambra Atelier de réécriture poétique Atelier de vacances Avant l'amour Bologne Bologne en vers Brigitte Célérier Caramella Claire Dutrey Claudine Sales Dissémination webasso-auteurs Dominique Hasselmann Débris de l'été 2014 Elisabeth Chamontin Entre-temps François Bonneau Françoise Gérard Giorgio Bassani Giorgio Muratore Giovanni Pascoli Gênes Hélène Verdier il quarto lato Isabelle Tournoud Italie Jan Doets Jean Jacques Rousseau Journal de débord La. pointe de l'iceberg La cloison et l'infini la haye la ronde Lectrices Le Havre Le Strapontin Luna L`île Marie-Noëlle Bertrand Nicole Peter Noël Bernard Noëlle Rollet Nuvola Ossidiana Paris Pier Paolo Pasolini portrait d'une chanson portrait d'une table portrait d'un tableau portraits cinématographiques Portraits d'amis disparus portraits d'artistes portraits d'écrivains portraits de poètes portraits théâtraux Poètes sans frontières Roman théâtral Rome Rome ce n'est pas une ville de mer Solidea Stella Testament immoral Une mère française Valère Staraselski vases communicants Vital Heurtebize Voltaire X Y Z W Zazie Zvanì À Rome Ève de Laudec

liens sélectionnés

  • #blog di giovanni merloni
  • #il ritratto incosciente
  • #mon travail de peintre
  • #vasescommunicants
  • analogos
  • anna jouy
  • anthropia blog
  • archiwatch
  • blog o'tobo
  • bords des mondes
  • Brigetoun
  • Cecile Arenes
  • chemin tournant
  • christine jeanney
  • Christophe Grossi
  • Claude Meunier
  • colorsandpastels
  • contrepoint
  • décalages et metamorphoses
  • Dominique Autrou
  • effacements
  • era da dire
  • fenêtre open space
  • floz blog
  • fons bandusiae nouveau
  • fonsbandusiae
  • fremissements
  • Gadins et bouts de ficelles
  • glossolalies
  • j'ai un accent
  • Jacques-François Dussottier
  • Jan Doets
  • Julien Boutonnier
  • l'atelier de paolo
  • l'emplume et l'écrié
  • l'escargot fait du trapèze
  • l'irregulier
  • la faute à diderot
  • le quatrain quotidien
  • le vent qui souffle
  • le vent qui souffle wordpress
  • Les confins
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • liminaire
  • Louise imagine
  • marie christine grimard blog
  • marie christine grimard blog wordpress
  • métronomiques
  • memoire silence
  • nuovo blog di anna jouy
  • opinionista per caso
  • paris-ci-la culture
  • passages
  • passages aléatoires
  • Paumée
  • pendant le week end
  • rencontres improbables
  • revue d'ici là
  • scarti e metamorfosi
  • SILO
  • simultanées hélène verdier
  • Tiers Livre

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com
Follow le portrait inconscient on WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • Suivre Abonné∙e
    • le portrait inconscient
    • Rejoignez 240 autres abonné∙e∙s
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • le portrait inconscient
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné∙e
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…