le portrait inconscient

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« Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine… » (Claire Dutrey et Jean d’Albi à Saint-Lubin des Joncherets pour le centenaire du 11 novembre 1918 )

11 vendredi Jan 2019

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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Il y a deux mois, le 11 novembre 2018, c’était le centenaire de l’Armistice qui annonça la fin de la Grande Guerre entre la France et l’Allemagne.
J’avais déjà entendu, au cours de ma vie, raconter et fantasmer avec d’infinis accents différents la chronique et l’histoire de la plus grande tragédie européenne, où l’Italie était concernée aussi, avec son épouvantable tribut de morts et de blessés ; avec la participation de quelques-uns de mes ancêtres tandis que d’autres entre eux s’exprimèrent publiquement pour qu’on recherchât une solution pacifique des conflits en Europe.
Sinon, j’ai lu des livres inoubliables et vu des films à bout de souffle qui m’ont aidé à assimiler l’essence profonde de cette guerre monstrueuse : un véritable carnage qui n’a nulle part apporté la paix quitte à renforcer pour le bien ou pour le mal les sentiments identitaires de chacun des peuples concernés.
En Italie, on a dit que cette guerre horrible a été le ciment de l’unité nationale bien au-delà de ce qu’avaient pu faire le Risorgimento et les opéras de Giuseppe Verdi. Si « Va pensiero su l’ali dorate » avait été le véritable hymne de la jeune nation italienne après la troisième guerre d’indépendance, la prise de Rome (1870) et le transfert là-bas de la capitale, « Il Piave mormorò/ non passa lo straniero » fut le chant d’un pays qui réagissait finalement à l’unisson aux attitudes impérialistes et belliqueuses des anciens occupants en quête de revanche.
En France, le sentiment patriotique se conjugue toujours à une grande civilisation où fusionnent la tolérance et l’amour de la « vie en paix ».
J’ai aimé la France pour plusieurs raisons, dont quelques-unes sont liées à la fascination de sa langue, véhiculant en moi tout un monde de personnes et de choses que la langue même embellissait : un pays que j’avais gardé dans un écrin, sous une subtile couche de poussière… Un jour, ce pays est sorti de sa boîte miraculeuse et s’est mis à danser autour de moi, profitant de la musique douée de corps et d’esprit d’un immense carillon… Au fond — et je sais que je ne me trompe pas —, j’aime la France parce que je reconnais au peuple français une nature aussi fière qu’ouverte à la connaissance et au respect des autres. Et je découvre un fil rouge qui relie entre eux les esprits fondateurs de cette culture — de Abélard à Montaigne, de Montesquieu à Diderot, de Voltaire et Rousseau à Victor Hugo, de Sartre et Camus à Gilles Deleuze —, le même fil qui relie les Français à travers les générations, malgré tous les accidents qui ont « dérangé » son parcours. Au temps de la « globalisation », chaque pays résiste à sa façon au nivellement des comportements tout comme à l’uniformité de l’injustice sociale que voudrait de plus en plus imposer un capitalisme désormais structuré selon le modèle nord-américain avec ses ondoiements et ses crises. Les Français essaient de se défendre en faisant appel à leur culture, à la voix de leurs poètes, de leurs écrivains, de leurs hommes de théâtre. Il s’agit heureusement d’un peuple assez cultivé, qui est capable de mettre en scène la réalité de nos temps, s’interrogeant à fond, voire dialectiquement, sur la destinée, même la plus dramatique, de notre civilisation, en retenant mon admiration dévouée et sincère.
Cependant, j’ai à présent le redoutable sentiment de vivre, dans notre monde occidental et en France aussi, dans une époque qui va se terminer… de façon assez traumatique pour les populations concernées. Il y a cent ans, comme nous l’a rappelé Claire Dutrey en lisant la célèbre « Petite auto » de Guillaume Apollinaire, une autre époque aussi se terminait avec la guerre…
Aujourd’hui, je me demande comment a-t-il été possible que des guerres horribles aient pu se dérouler dans le cœur même de cette Europe dans laquelle j’aimerais maintenant pouvoir reconnaître une seule grande patrie. En même temps, j’ai peur de rêver : puisque l’Europe unie et politiquement solidaire serait une force culturelle et économique prodigieuse par rapport aux autres continents de la planète et que ses adversaires visibles et invisibles font le possible pour empêcher son évolution positive en essayant de la diviser, j’ai peur que les difficultés internes à chaque pays provoquent un jour des pas en arrière, voire des incompréhensions et rivalités dangereuses entre les nations européennes. Je m’interroge alors au sujet du sentiment patriotique de chacun des peuples d’Europe… Est-ce que le patriotisme appartient de façon exclusive aux gens qui aiment la guerre ou considèrent la guerre, en ses multiples facettes, comme la seule façon de résoudre les conflits entre les nations ? Est-ce qu’on peut avoir, au contraire, des sentiments patriotiques profonds tout en étant irréductiblement contraires à la guerre en toutes ses formes ?

11.11.2018, Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Claire Dutrey, Jean d’Albi et le Chœur d’hommes de trois vallées : «  La Française » : chant héroïque, musique Camille Saint-Saëns, paroles Miguel Zamacoïs

« En avant contre la traîtrise
Des bandits sans honneur et sans foi !
Les alliés ont pour devise
La Justice et le Droit. »

Quand Claire Dutrey m’a invité à Saint-Lubin des Joncherets pour la Célébration de l’Armistice du 11 novembre 1918, je savais dès le départ que j’y aurais retrouvé le même esprit, la même conception et les mêmes sentiments patriotiques et pas du tout belliqueux que j’éprouve envers mon pays d’origine et mon pays d’adoption.
Comme en d’autres occasions je m’attendais à une espèce de dîner de Babette que Claire allait préparer… Depuis des mois, elle travaillait avec Jean d’Albi aux « lettres des poilus », d’abord pour faire un choix extrêmement difficile, ensuite pour savourer et pénétrer en profondeur dans l’âme de chaque texte, qu’elle lisait et relisait à l’infini… Elle m’avait parlé avec enthousiasme de ces lettres comme d’un véritable laboratoire littéraire sur le thème douloureux et délicat de la nostalgie et du mystère de la mort. Moi, j’avais tout de suite pensé au sentiment de solidarité et de pitié que suscite la voix d’un homme obsédé par l’attente de ce qui se passera demain, au moment de l’assaut ou d’une action quelconque. Se console-t-il dans l’hypothèse d’une fin glorieuse… ou alors crache-t-il bruyamment sur « cette guerre infâme » ? Est-il en mesure de penser à l’avenir ?

11.11.2018. Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Chœur d’hommes dirigé et accompagné au piano par Jean d’Albi : « Verdun », chanson de Michel Sardou

Pour celui qui en revient,
Verdun, c’était bien.
Pour celui qui en est mort,
Verdun, c’est un port.
Mais pour ceux qui n’étaient pas nés,
Qu’étaient pas là pour apprécier,
C’est du passé dépassé,
Un champ perdu dans le nord-est,
Entre Epinal et Bucarest,
C’est une statue sur la grand place.
Finalement Verdun,
Ce n’est qu’un vieux qui passe.
Même si l’histoire nous joue souvent
Le mouvement tournant par Sedan,
C’est du passé.
C’est la chanson des Partisans,
C’est 1515, c’est Marignan,
Dépassé.
Une guerre qui s’est perdue sans doute
Entre Biarritz et Knokke-le-Zoute,
C’est une statue sur la grand place.
Finalement la terreur,
Ce n’est qu’un vieux qui passe.
Pour ceux qu’on n’a pas revus,
Verdun, n’est plus rien.
Pour ceux qui sont revenus,
Verdun, n’est pas loin.
C’est un champ brûlé tout petit,
Entre Monfaucon et Charny,
C’est à côté.
C’est une sortie dans le nord-est,
Sur l’autoroute de Reims à Metz.
On y va par la voie sacrée.
Finalement, Verdun,
C’est un vieillard rusé.
J’ai une tendresse particulière
Pour cette première des dernières guerres,
Dépassée.
Bien sûr que je n’étais pas né.
Je n’étais pas là pour apprécier
Mais j’avais un vieux à Verdun
Et comme je n’oublie jamais rien,
Je reviens,
Je reviens,
Je reviens.
Parolier : Michel Charles Sardou

Comme la plupart de mes lecteurs le savent, désormais, je connais Claire Dutrey depuis à peu près six ans, l’ayant rencontrée la première fois en octobre 2012 à l’Espace Mompezat lors de mon exposition picturale auprès de la Société des Poètes français. Depuis ce premier rendez-vous, nous avons partagé d’inoubliables moments artistiques, poétiques et humains : la rencontre avec les jeunes peintres ukrainiens, invités par Claire et Vital Heurtebize après leur voyage poétique en Crimée ; le livre consacré à Jean-Jacques Travers, initiative à laquelle je demeure très attaché ; enfin, le véritable atelier d’écriture poétique autour de mes poèmes de jeunesse et de leur traduction à l’origine assez abrupte qui, grâce à l’intelligence interprétative de Claire, ont trouvé une façon de sortir du gué… Pendant ce temps, j’ai eu la chance d’être souvent emporté par l’enchantement de la voix récitante de Claire, qui nous transmettait à chaque rencontre les vers prophétiques de Vital Heurtebize… ou alors la voix même de Rimbaud, de Baudelaire, de Verlaine et Apollinaire…
Je fus énormément touché par le premier spectacle musical et poétique que Claire, accompagnée au piano par le « maestro » Jean d’Albi, avait consacré au « Temps d’aimer » de Vital Heurtebize auprès de la Mairie du 6e, place Saint-Sulpice.
Je compris alors que dans le cas de Claire on n’avait pas affaire qu’à une nature, c’est-à-dire à la grande sensibilité d’une lectrice très douée. Claire est une véritable actrice de théâtre : elle en a tous les moyens et la personnalité passionnée et intègre. En plus, c’est elle qui choisit, c’est elle qui établit les temps et les décors d’une mise en scène essentielle et riche à la fois. Parce qu’elle connaît la musique des mots, le poids des mots, l’importance du silence entre les mots. Comme plusieurs d’entre nous, pendant une période de sa vie, Claire a dû sacrifier à la famille et au travail son talent d’artiste et sa vocation théâtrale. Sans pourtant s’en éloigner. Trouvant, au contraire, la force et les moyens de s’organiser toute seule presque, tel un « atelier ambulant ».
Si l’on devine les échanges poétiques très fertiles qui se sont déroulés entre Claire et Vital Heurtebize par exemple, on peut jurer qu’une sorte de symbiose artistique s’est installée aussi, depuis des années désormais, entre Claire et Jean d’Albi. Donc, sans être forcément poétesse ou musicienne, personne ne peut nier que Claire ajoute toujours quelque chose d’unique et irremplaçable à la poésie de Vital ainsi qu’à la musique de Jean.

« Chanson de Craonne » Marc Ogeret — paroles anonymes (1917) sur une musique de Charles Sablon/ Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Chœur d’hommes dirigé et accompagné au piano par Jean d’Albi :

Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
C’est nous les sacrifiés!

Cependant, le spectacle conçu et réalisé par Claire Dutrey et Jean d’Albi — avec la participation du chœur d’hommes de trois vallées — pour la célébration de l’Armistice du 11 novembre 1918 a été encore plus bouleversant et beau que celui que j’avais admiré à la Mairie du 6e.
D’abord parce qu’il y avait très peu d’officiel ou de rituel dans ce qui se passait devant mes yeux. En dehors de toute rhétorique, on offrait au spectateur une sorte de reportage oral à plusieurs voix des événements et des vicissitudes déclenchées par la guerre. Une véritable dialectique assez spontanée entre la voix de Claire, la musique de Jean et le chœur d’hommes. On a finalement assisté à une double direction d’orchestre ayant un chef dans le pianiste assis au beau milieu du chœur puissant et magnifique et l’autre chef dans l’actrice-lectrice, debout sur le côté droit de la scène.
Je devrais plus correctement parler de parfaite intégration réciproque entre le récital poétique et le concert que nous ont offert le piano et le chœur, mais je parle exprès de double direction parce qu’en fait les chansons et les chants militaires ne sont jamais séparés des récits de la guerre que la voix de Claire a fait vivre…
Cela a été une réussite absolue où les deux auteurs (Claire Dutrey et Jean d’Albi) et les trois interprètes (Claire Dutrey, Jean d’Albi et le chœur d’hommes) ont mis autant d’engagement et de passion dans la préparation et mise en scène que dans la réalisation concrète du spectacle. Toutes les personnes présentes à Saint-Lubin des Joncherets le 11 novembre dernier connaissaient déjà l’immense talent musical de Jean d’Albi, un homme aussi brillant que courageux qui ne cesse d’étonner et d’émouvoir le public de France et d’Europe avec ses directions d’orchestre, ses solos de piano et d’orgue et sa voix magnifique. C’est tout à son mérite la grande souplesse du chœur ainsi que la parfaite intégration de la musique et des voix soient-elles la voix récitante de Claire Dutrey ou la voix chantante du chœur d’hommes.
Tout au long de cette magnifique performance, où tout a marché à l’unisson, nous étions tous emportés par un sentiment profond de partage où finalement la guerre 14-18, jugée en pleine et soufferte objectivité, demeurait un patrimoine inaliénable de la nation française qui en était sortie victorieuse. Un message d’amour et de paix que les auteurs et les interprètes de cette « Célébration » ont réussi à faire passer, avec la douceur des larmes et l’énergie des cœurs.
Et la réussite de ce spectacle — qui va bien au-delà de ce qu’on pouvait attendre pour une célébration se mesurant forcément à des sentiments très enracinés dans la totalité du public — réside aussi dans le courage et l’énergie vitale dont Claire s’est chargée pour prendre sur elle-même, au pied de la lettre, toute la souffrance du monde.
Je n’exagère pas. Claire est une mère généreuse et prête à se sacrifier pour les autres. Donc, tout à fait naturellement, elle a saisi jusqu’à l’intime la tragédie de chaque famille attrapée par la guerre ou alors le désespoir de chacun des poilus en train d’envoyer, au pur hasard de la poste militaire, l’avant-dernière ou la dernière lettre aux siens. Faut-il plus de courage pour courir au dernier combat, ou pour dire à sa femme et à ses fils que tout va bien ? Cependant, Claire n’est pas qu’une femme et une mère. Elle est une véritable grande artiste. Elle sait donc qu’on doit être toujours prêt à traverser la douleur et même à s’en remplir la gorge et les poumons tandis qu’il ne faut pas exhiber son propre chagrin !
Une fois, j’ai raconté un épisode concernant ma mère que m’avait raconté Claudia Lama, l’une de ses élèves parmi les plus intelligentes et dévouées. Professeur d’italien, latin, histoire et géographie aux écoles moyennes, ma mère était assez sévère et charismatique et, d’habitude, dans sa classe ne volait même pas une mouche. Un jour, lisant une des lettres des condamnés à mort de la Résistance, elle ne sut retenir ses larmes et ses sanglots, ce que son élève très sensible critiqua, comme s’il s’agissait d’une sorte de chantage moral.
— Et non, il ne faut pas faire ça ! me dit Claire, s’accompagnant par un sourire.

Giovanni Merloni

11.11.2018 Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Claire Dutrey lit « Déclaration de guerre » de Vital Heurtebize

Tandis que, sur le mur, le brigadier placarde,
rouge, « l’appel de la Patrie » à ses enfants,
que la foule accourue, incrédule et hagarde,
se bouscule, à celui qui prendra les devants,

de mon balcon de pluie où je monte la garde,
mains dans mes pantalons et cheveux à tous vents,
j’écoute la rumeur qui monte, et je regarde
sous mes pieds s’agiter tous ces spectres vivants.

Car ils sont déjà morts, ces fils de la Patrie !…
dix fois, vingt fois, cent fois ! et leur carne pourrie
se mélange à la boue en de puants magmas,

depuis longtemps !… Mais n’allons pas gâcher la fête,
car, pour l’heure, il vaut mieux qu’ils ne le sachent pas
et qu’ils aillent au feu, fleur à la baïonnette…

Vital Heurtebize, « Déclaration de guerre », sur « Le temps des hommes » 2014. Éditions Nouvelle Pleïade

11.11.2018 Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Claire Dutrey lit « La petite auto » de Guillaume Apollinaire

Le 31 du mois d’Août 1914
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre

Avec son chauffeur nous étions trois

Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l’Europe
Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil
Les poissons voraces montaient des abîmes
Les peuples accouraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures

Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de la Belgique
Francorchamps avec l’Eau Rouge et les pouhons
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir
Saluaient encore une fois la vie colorée
Océans profonds où remuaient les monstres
Dans les vieilles carcasses naufragées
Hauteurs inimaginables où l’homme combat
Plus haut que l’aigle ne plane
L’homme y combat contre l’homme
Et descend tout à coup comme une étoile filante
Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité
Bâtir et aussi agencer un univers nouveau
Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse
Disposait un étalage extraordinaire
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route

Et quand après avoir passé l’après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l’on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître.

Guillaume Apollinaire, « La petite auto », dans « Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre » 1918

11.11.2018. Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Chœur d’hommes dirigé et accompagné au piano par Jean d’Albi : « Non, non plus de combat » chanson anonyme écrite dans les tranchées au moment des mutineries de 1917

Non, non, plus de combats !
La guerre est une boucherie.
Ici, comme là-bas
Les hommes n’ont qu’une patrie
Non, non, plus de combats !
La guerre fait trop de misères
Aimons-nous, peuples d’ici-bas,
Ne nous tuons plus entre frères !

« Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine… » 

Au bout de cette journée extraordinaire, j’ai eu la sensation précise d’une émotion partagée profondément et sincèrement où la condamnation de la guerre-boucherie ne faisait qu’un avec la pitié que chacune des lettres des poilus avait provoquée. Pitié et bien sûr questionnements en chaîne sur ce dialogue avec la mort mystérieuse et imminente… Tout cela m’a fait souvenir de la scène finale (1) d’un des romans les plus lucides et clairvoyants de Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, où m’avaient justement étonné la profondeur et le tempérament de deux personnages — Cimourdain et Gauvain — fort emblématiques de cette époque marquée par la Terreur et pourtant dense des valeurs fondatrices d’un monde nouveau. Cette scène se termine avec une phrase de Gauvain qui serait inimaginable sur la bouche de n’importe quel condamné qui va bientôt mourir : « je pense à l’avenir. »
Neveu du marquis de Lantenac, homme phare de la contre-révolution en Vendée, Gauvain avait rejoint l’armée républicaine où son aîné Cimourdain l’avait accueilli comme un fils. Au bout du roman, après une série impressionnante d’actes d’héroïsme, Gauvain se trouve condamné à mort par la même loi qu’il a signée en ordonnant de l’afficher sur les murs, parce qu’il a libéré son oncle Lantenac, un vieillard « meurtrier de la patrie » qui avait pourtant sauvé trois enfants. À la veille de l’exécution, une discussion acharnée se déclenche entre Gauvain qui professe son credo et son « père d’adoption » et maître Cimourdain qui, tout en ayant décrété sa mort, est toujours fasciné et fort troublé par ses utopies.

« – Gauvin, reviens sur la terre [lui dit Cimourdain]. Nous voulons réaliser le possible.
— Commencez par ne pas le rendre impossible.
— Le possible se réalise toujours.
— Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf.
— Il faut pourtant saisir l’utopie, lui imposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. L’idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu’elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s’est fait loi, il est absolu. C’est là ce que j’appelle le possible.
— Le possible est plus que cela.
— Ah ! te revoilà dans le rêve.
— Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l’homme.
— Il faut le prendre.
— Vivant.
Gauvain continua :
— Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l’homme reculât, il lui aurait mis un œil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l’aurore, de l’éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l’arbre nouveau. Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine. Aujourd’hui la question de droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit pas pour n’être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c’est le salaire inné ; le salaire, c’est le droit acquis.
…
Et il reprit :
« – Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république des glaives… […] je fonderais une république d’esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot et dit :
— Et en attendant que veux-tu ?
— Ce qui est.
— Tu absous donc le moment présent ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l’en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d’un si rude balayage ! Devant l’erreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua :
— D’ailleurs, que m’importe la tempête, si j’ai la boussole, et que me font les événements, si j’ai ma conscience !
…
Cimourdain reprit [sur un thème précédemment abordé par Gauvain] :
— Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n’est plus le possible, c’est le rêve.
— C’est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages… […] contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’est augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies ! Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun des attributs de l’homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l’esprit, l’égalité devant le cœur, la fraternité devant l’âme. Non ! plus de joug ! L’homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d’homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s’envole. Je veux…
Il s’arrêta. Son œil devint éclatant…
…
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :
— À quoi penses-tu ?
— À l’avenir, dit Gouvain.

Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, Le Livre de Poche Classique, 2001, pages 508-512

Excusez-moi pour cette digression, qui a sans doute alourdi mon récit de cet après-midi plein d »émotions à l’orangerie du château de Saint-Lubin des Joncherets. Cela me donne en fait la chance de développer une des questions primordiales qui montent à l’esprit lorsqu’on parle de condamnés à mort.
Gauvain (qui confie à Cimourdain ses idéaux les plus profonds) et le poilu (qui écrit à sa femme la veille de la bataille), ce sont tous les deux des condamnés à mort qui désirent transmettre, plus ou moins consciemment, leur testament moral ou alors l’inscription qu’ils voudraient voir gravée sur leur tombeau.
Mais, qu’ils soient croyants où qu’ils ne le soient pas, ils savent parfaitement que d’ici peu tout finira dans le néant tandis que leur corps sans souffle ne pourra transmettre — à ceux qui se souviendront d’eux et surtout à ceux qui les auront aimés — que la nouvelle de leur fin physique.
Le poilu qui est en train d’écrire aux siens ne sait pas si sa lettre atteindra son but ou si elle sera brûlée sur le chemin, mais sa confiance inébranlable envers la poste de guerre française lui octroie la tragique certitude que ses derniers mots seront lus et jalousement gardés, avec les témoignages de ses camarades survivants, de façon que sa mort physique ne tombe pas dans l’anonymat le plus total.
Devant le dernier acte de la tragédie de Gauvain — il ne proteste pas contre le vent de mort que tout emporte et s’apprête héroïquement à la guillotine tout en consacrant ses dernières énergies au dialogue extrême avec Cimourdain où il débite par le menu son credo merveilleux — le lecteur demeure contrarié puisqu’il devine que cet immense effort se révélera inutile, puisque celui qui devrait prendre le relais du testament idéal de Gauvain, totalement réfractaire à l’écoute, paraît figé sans remède dans l’obéissance à une loi brutale.
Ensuite, face au coup de théâtre final, qui prouve le contraire, le lecteur même se voit obligé de s’interroger sur la durabilité et le sens du mot « avenir », parce qu’en fait au même instant où la guillotine tombe sur le cou du condamné Gauvain, Cimourdain se suicide par un coup de pistolet sur la tempe. Cimourdain avait laissé entrouverte la porte du cachot pendant son long colloque avec Gauvain, mais personne parmi les survivants à cette double mort de 1793 n’aura pu écouter et puis raconter ce que les deux révolutionnaires échangèrent lors de leur dernière nuit.
Et Victor Hugo, au moment de transmettre cet extraordinaire message de civilisation et de progrès, aura été sans doute bien conscient d’accomplir un acte de foi dans le futur puisqu’il lançait ses fragiles feuilles de papier au-delà de la barrière du temps.

« Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine… » : je crois qu’avec ces mots de Gauvain, Victor Hugo nous a laissé une prophétie qui n’est pas loin de s’être avérée, au-delà de nombreuses contradictions et preuves contraires, tout au long du siècle passé. Maintenant, nous en sommes derechef au siècle civique, ou, pire, à l’époque où une impressionnante vague d’analphabétisme de retour nous fait brusquement revenir à l’idée du « possible » que prêchait Cimourdain : une idée imprégnée de sauvagerie et de brutalité même plus qu’en 1793. Toujours est-il que le spectacle dont Claire Dutrey et Jean d’Albi nous ont fait cadeau — et le public a si vivement applaudi — nous laisse bien espérer, puisqu’il exprime de fond en comble la même aspiration à un nouveau « siècle humain » dont le sublime Gauvin de Victor Hugo n’avait été qu’un de ses premiers porte-parole.

Rentrant lundi soir à Paris, encore profondément touché par le magnifique spectacle et l’invitation de Claire dans sa maison au bord de l’Eure, je ne pouvais pourtant pas me libérer de la perception, sans doute partielle et contingente, que j’avais eue dimanche en traversant les lieux aux alentours du spectacle. On était dimanche, bien sûr, et jour de fête nationale en plus, et ces endroits étaient tout à fait nouveaux et inconnus pour moi… Cependant, en arrivant de Paris avec ma toute neuve voiture louée, j’avais imaginé de trouver un peu de vie à mon arrivée, à midi, dans la commune où j’avais réservé une chambre pour dormir… ou alors juste après 19 h, dans les deux villages attachés de Nonancourt et Saint-Lubin des Joncherets… Rien. Aucun confort, aucune enseigne de restaurant ou de pizzeria. Tous les habitants étaient retranchés chez eux. Donc, à midi, puisque la boulangerie n’avait pas envie de nous faire un sandwich, nous avons mangé des « paninis » enveloppés dans l’aluminium dans un « snack » à côté, tandis qu’au soir, nous nous sommes livrés à la gentillesse expéditive d’un traiteur chinois. Cela nous a fait épargner de l’argent, bien sûr… Toujours est-il que nous nous sommes demandé si tous les habitants de Nonancourt et Saint-Lubin étaient encore là, regroupés dans la salle que la voix de Claire et le chœur d’hommes dirigé par Jean d’Albi avaient pendant deux heures remplie de vie…

Giovanni Merloni

(1) L’échafaud est aussitôt dressé devant le château, et le marquis Lantenac, condamné rapidement par une commission militaire que préside Gauvain, son neveu, est prévenu qu’il mourra le lendemain au lever du jour. Pendant la nuit, Gauvain se rend au corps de garde où le marquis est détenu, essuie sans rien dire les reproches que le vieux chef des chouans lui jette à la figure et, quand il a fini, lui tend son manteau et son chapeau de soldat. Lantenac accepte, et le matin, quand Cimourdain vient chercher sa proie, c’est Gauvain, son fils d’adoption, qu’il trouve à la place du vieux rebelle. Il faut pourtant que force reste à la loi. Gauvain est condamné à mort sur les réquisitions du proconsul. Il monte sur l’échafaud préparé pour son oncle. Au moment où le couperet s’abat, un coup de pistolet se fait entendre : Cimourdain s’est brûlé la cervelle. Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, résumé.

Le Calame ou l’Art de la Paix dans l’œuvre de Ghani Alani (Exposition à l’Institut du monde arabe du 8 mars au 1er avril 2018)

10 samedi Mar 2018

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Giovanni Merloni, Mon premier calame.
Calame et encre d’Inde sur toile 33 x 24 cm, mars 2018

Pour une fois, j’entame mon récit — le quatrième (1) — autour de l’œuvre du grand peintre et calligraphe Ghani Alani, avec un dessin à moi.
Pour quelle raison osé-je le faire ? Tout simplement parce qu’il s’agit de mon premier dessin avec le calame, instrument incontournable de l’art calligraphique dont Ghani Alani même m’a récemment confié quelques petits secrets.

Bien sûr, je ne pourrai jamais atteindre les horizons d’insouciance et de gloire où mon Maître travaille joyeusement ne cessant de traduire en mots cristallins son dialogue intérieur ni de lancer ces mêmes mots dans un espace où les couleurs reproduisent le miracle de la beauté de la vie.
Je poursuis depuis toute une vie une expression qui jamais ne se passe de la figure, même dans sa plus furieuse abstraction. Donc, apparemment, mon point de départ est très éloigné de ce que Ghani Alani représente et symbolise par son art incontournable.
Et pourtant, tout au long de mon expérience de peintre et de dessinateur, j’ai souffert une difficulté, physique même, chaque fois que j’essayais de faire rencontrer le pinceau et la plume, le signe graphique et la couleur, la précision et la transgression.
Malgré l’encore courte expérience, le calame, cet instrument mitoyen entre la plume et le pinceau, me donne à présent l’envie d’explorer des univers qu’avec les outils dont je me suis servi jusqu’ici je n’avais pas pu atteindre… Je remercie de tout cela mon ami Ghani Alani, car en fait j’ai la sensation que le calame plus que tout autre allié de la main peut lui redonner sa fonction de compagne de l’esprit lui octroyant une nouvelle liberté…

Le Calame ou l’Art de la Paix dans l’œuvre de Ghani Alani

Calmar, Calame, Calamaio…
Dès mon enfance, j’ai été toujours fasciné par cet étrange mollusque marin, le calmar, si agréable à manger, qui réussit à se dérober aux attaques des thons et des requins grâce à son prodigieux nuage d’encre noire…
Cette image ne se sépare pas, dans ma mémoire, du souvenir de l’encrier rond et bien noir (« calamaio » en italien) ayant « sa place » dans mon banc d’école, du moins jusqu’à ma troisième année d’études élémentaires.
Je fais peut-être partie de la dernière génération, en Occident, ayant appris la calligraphie avec la plume et l’encrier, donc parmi les derniers qui puissent se souvenir d’avoir eu — d’abord avec la plume de l’école et des devoirs à la maison, ensuite avec le stylo — une « belle calligraphie » !

Cela dit, c’est évident que la calligraphie, en Europe, a largement perdu l’importance qu’elle avait avant Gutenberg et son historique invention, tandis que dans le monde arabe — tout comme en Chine ou en Japon — elle garde encore aujourd’hui un rôle central dans la diffusion de la langue et de la culture de chaque pays…
Chez nous, en attendant que la « révolution numérique » sanctionne, hélas, avec la disparition progressive du papier, la mort du livre ainsi que de toute manualité, le « geste » de l’impression mécanique sur la feuille d’un journal ou sur la page d’un livre se déroule encore selon le même principe physique du geste de la main et de la plume trempée d’encre sur une feuille ou un cahier.
Pour l’instant, la véritable débâcle de la calligraphie manuelle sur papier a été déclenchée par la production, de plus en plus massive, des machines à écrire. Ensuite, l’arrivée du « biro » — dans les années 50 —, des feutres — dans les années 70 —, des ordinateurs et des tablettes — à partir des années 90 — ont accéléré la crise définitive de la plume et du stylo, condamnés à devenir des objets de luxe de plus en plus inutilisés.

Ceux qui maintiennent en vie le système traditionnel d’écriture et de dessin, en Orient comme en Occident, ce sont à présent les artistes, toujours fidèles aux plumes à l’encre de Chine et à son indispensable rapport avec le papier.
Mais sans doute, parmi les outils d’écriture et de dessin, le calame, le plus ancien, demeure aujourd’hui, grâce aussi à l’exemple charismatique de Ghani Alani, le plus clairvoyant et le plus fiable.

L’importance du pont et du fleuve pour Ghani Alani.
Ghani Alani vit de façon stable à Paris depuis presque cinquante ans.
Ici, il a apporté la culture millénaire de son pays d’origine, l’Irak, qu’il a su entretenir avec le maximum de respect et cohérence. Toujours est-il qu’il a dialogué dès le premier jour avec les artistes et les poètes de tout le monde qui l’y accueillaient. Par conséquent, son expression et son talent, tout en gardant l’authenticité de leur esprit originaire, ont mûri prodigieusement, s’enrichissant de ses rencontres et de ses découvertes.
Avec son art en contretendance — ayant le charisme nécessaire pour dialoguer, tout à fait naturellement, avec les nombreuses formes d’expression littéraires et artistiques qui voyaient le jour autour de lui —, Ghani Alani a beaucoup donné à l’Europe et notamment à la ville de Paris. En revanche, il a sans doute bénéficié des innombrables suggestions que lui a offertes Paris même, un endroit où les rencontres artistiques et humaines sont encouragées et toujours accompagnées par cet indispensable esprit de liberté qui autorise tout un chacun à poursuivre son talent sans s’en interdire l’éventuel côté transgressif…

Si le sémiologue Roland Barthes parle de contreécriture à propos de la calligraphie de Ghani Alani, c’est évidemment pour en reconnaître la valeur fondatrice de nouvelles pistes dans tous les domaines où la langue se détache nettement d’autres moyens d’expression et description de l’existence des humains, de leurs contextes et leurs rêves.
Inspirés par le constat de Roland Barthes, on s’aperçoit alors que l’art de Ghani Alani ne représente pas seulement un pont dialectique entre les cultures de l’Est et de l’Ouest de la planète, mais lance sa contribution, unique dans son originalité — et pour son anticonformisme vis-à-vis de la culture occidentale tout comme de la culture orientale — dans le grand fleuve d’une culture qui parle à tous les hommes et les femmes du monde.

Rapport entre l’écriture et la couleur dans l’art de Ghani Alani
Avec son art, Ghani Alani invite les calligraphes et les peintres de tout le monde à s’affranchir de la traditionnelle scission entre le noir et les autres couleurs.
Certes, dans son œuvre, le signe graphique et calligraphique lié à la parole assume une fonction de guide dans la structure de la page, la soumettant à une précise hiérarchie de règles inspirées à la logique, à la géométrie et à la musique pour imposer enfin le rythme et la signification voulue.
Dans le monde arabe, le signe calligraphique a la responsabilité de tout raconter, même ce que l’on ne peut pas représenter par les images que cette culture bannit…
Cependant, lors de ses premières expériences dans l’art de la calligraphie, Ghani Alani découvre immédiatement une limite dans le manque de couleurs dans la calligraphie traditionnelle.
Et le destin lui offre la possibilité de se rendre là où, au cœur de l’Occident, tout est permis, tandis que la transgression est primée comme une indispensable rupture ouvrant la route à de nouvelles formes d’expression.
Dans ce contexte de liberté presque absolue pour les artistes, Ghani Alani amène la richesse des couleurs, odeurs et saveurs de sa terre d’origine. Cela lui donne la chance de sublimer — dans sa « poésie dessinée » raffinée et touchante —, les innombrables pulsions à une représentation physique et figurative de la réalité qui l’entoure, à laquelle il n’est pas indifférent.

À travers les couleurs et le rituel rigoureux du calame, Ghani Alani réussit donc à incorporer les infinies suggestions de l’Occident dans une œuvre qui va bien au-delà des limites de sa tradition.
Tandis que les peintres occidentaux — qu’ils soient abstraits ou figuratifs, cela ne change pas grand-chose — ne cessent pas de se débattre dans la pratique impossibilité d’une coexistence pacifique entre dessin-écriture et peinture où les couleurs s’imposent, Ghani Alani parvient à une intégration parfaite de ces deux éléments grâce à la capacité médiatrice de chaque lettre et de chaque point de son incontournable écriture…

Giovanni Merloni

(1) Précédentes publications concernant Ghani Alani sur ce blog :

Dans les tréfonds des « poèmes d’amour colorés » de Ghani Alani

Le calme du calame dissipe le bruit du monde

À l’homme libre, le mot suffit !

Une ode triste à la pluie : les mots et les décors du théâtre de Jean-Claude Caillette

12 vendredi Jan 2018

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Une ode triste à la pluie : les mots et les décors du théâtre de Jean-Claude Caillette

Mardi dernier, je me suis rendu chez Jean-Claude Caillette pour continuer de vive voix une conversation entamée par téléphone et par mail au sujet de la possibilité d’intégrer dans un roman une histoire conçue pour le théâtre et, du moins à l’origine, structurée comme une pièce théâtrale, avec des actes, des scènes, et cætera.
Bien sûr, on a dit, on peut tout expérimenter, mais évidemment il faut faire attention à ce qu’on déclare aux lecteurs. En fait, le manque de l’action des acteurs doit être forcément remplacé — dans un texte qui se transmet d’une tête à l’autre — par une description efficace de l’action dramatique ainsi que des décors, des costumes, et cætera… Il faudrait en tout cas garder une mesure, un rythme…
Au bout de cette discussion, la tentation était forte, en moi, de renoncer au titre engageant que j’avais choisi pour mon dernier texte (« Roman théâtral »), ou alors d’essayer d’en faire une adaptation… quand j’ai levé les yeux de la table basse au centre de la salle de séjour de mon ami Jean-Claude où j’avais garé mon manuscrit…

Jean-Claude Caillette, Sur la route de Damas, collage

… Je me suis aperçu qu’aux parois de cette chambre il y avait d’étranges tableaux qui capturaient mon attention avec leurs couleurs vivantes et leurs figures (ou paysages) bien centrées autour d’un geste… Petit à petit, je suis rentré dans un monde élégant et raffiné où le collage exubérant et lumineux de milliers de morceaux de « papier cadeau » proposait des décors parfaitement adaptés à la théâtralité que j’avais à cœur et cherchais moi-même depuis toujours.
Cette découverte a donc imposé une nouvelle réflexion sur le rôle du théâtre dans la peinture, dans l’architecture et dans la poésie.
Et Jean-Claude Caillette était bien au rendez-vous, avec ses tableaux allusifs et denses de vie, son essai sur Anton Gaudì et son roman plus récent, consacré à l’œuvre majeure de l’artiste catalan, « La Sagrada Familia » : une série de créations et suggestions dont il faudra s’occuper encore, car cet intérêt pour Gaudì se lie strictement à l’amour passionné de Jean-Claude Caillette pour le mouvement de l’Art nouveau et donc pour la phase pionnière de l’art total (se terminant avec le Bauhaus) où les artistes se découvrent surtout des artisans d’une nouvelle cathédrale à mesure d’homme.
J’ai ensuite demandé à Jean-Claude Caillette de me lire quelques-uns de ses poèmes… où je reste encore une fois touché par son goût théâtral, son vif amour pour le paradoxe et sa courageuse disposition à l’inattendu.
Je vous laisse lire les deux poèmes qu’il m’a autorisé à publier ici, faisant partie d’un recueil publié en 2007 titré « ANAMORPHOSES » (éditions Le Manuscrit, 2007). Vous découvrirez avec moi que l’esprit théâtral de notre ami — si prodigieusement exprimé dans ses peintures et dans ses textes inspirés à Anton Gaudì — est aussi le motif primordial d’une poésie libre et anticonformiste qui ressuscite avec enthousiasme et dévotion la tragi-comédie de la vie…

Giovanni Merloni

Jean-Claude Caillette, Le transat, collage

UNE MORT D’HIRONDELLE

Elle, a très froid en elle.
Lui, un mortel ennui,
en lui comme un appel.
Elle, lui sourit, et lui,
sous le charme, chancelle.
Pour lui, le soleil luit.
En elle, une étincelle.
Elle, a besoin de lui.
Lui, a le désir d’elle.
Elle, va lui dire, oui.
Lui, érige un autel.
D’elle, la pudeur a fuit.
Lui, dénoue les dentelles.
Elle, elle entrouvre l’huis.
Lui, pénètre la chapelle.
Elle, elle se joint à lui,
et le reçoit en elle,
et se réjouit de lui.
Lui, se répand en elle.
Elle, geint sous la saillie,
comme un battement d’aile,
une ode triste à la pluie,
une mort d’hirondelle.

Jean-Claude Caillette

Jean-Claude Caillette, La chaussure élégante, collage

CALINOU

1
Le soleil était haut et le midi paisible.
J’étais là, confiant, dénoué et tranquille,
oscillant dans la vie entre mémoire et présent.
Quand soudain, de ténues vibrations alertèrent mes sens, ainsi que d’olfactives floraisons précédèrent ta présence.
Je tournai la tête comme on change de cap,
et tu m’apparus là comme le ferait un archange.

Jean-Claude Caillette, Honfleur, collage

2
De marines senteurs envahirent l’infini,
et portée par la vague tu échouas avec grâce.
Ce mouvement léger fit tournoyer ta robe,
qui telle une fleur s’épanouit en corolles.
Tout en toi respirait l’innocence et le charme.
Ta bouche éclatante ouvrait sur ton visage,
une brèche lumineuse qui inondait l’espace.
Tes cheveux relevés dégageaient une nuque,
dont la courbe gracile ravirait bien des peintres.
Et la taille bien prise soulignait à plaisir,
une féminité glorieuse et de beaux seins fragiles.

Jean-Claude Caillette, Au bord de l’eau, collage

3
Ton regard me brûlait et consumait ma soudaine impatience.
J’y encrai mon présent comme on retient un rêve.
Je baissai les yeux si fort que j’y vis ma vérité.
Ta présence attestait de l’existence de Dieu.

Jean-Claude Caillette, Amsterdam, collage

4
Je tombai à genoux, terrassé par la foi.
J’étais foudroyé. Mes pieds d’enracinèrent,
et de mes mains tremblantes, jaillit le printemps.
Mon espoir était si grand que je me liquéfiai en un acide amer.
J’y purifiai mon cœur et mon âme abîmée.

Jean-Claude Caillette, Le clown, collage

5
Je ramassai tes mains glacées et les réchauffai à la chaleur tiède de mes larmes.
De mes lèvres sortirent des morceaux de joie en de vastes bulles muettes.
Je serrai les poings avec tant de violence, que j’opprimai mes doutes.
J’étouffais sous la patience les errements de mes sens.

Jean-Claude Caillette, Mon père (part.), collage

6
Bientôt, je vis dans ton sourire une invite pressante.
Le temps qui séparait nos lèvres s’amenuisa d’un coup,
et dans une précipitation avide, j’entrai en contact avec la création.

J’espérais la beauté, et me vint la grâce.

Jean-Claude Caillette

« Qui dira notre nuit » : la peinture narrative d’Émilie Sévère

06 mardi Juin 2017

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Émilie Sévère, Mutation, huile sur toile 200 x 250 cm, 2014

« Qui dira notre nuit » : la peinture narrative d’Émilie Sévère

Chère Émilie,
Ce dernier jeudi 18 mai, quand je frôlais les murs et les enseignes de la rue des Petites Écuries pour me rendre tout droit dans la rue Richer, qui en est le prolongement, je me demandais surtout comment vos grands tableaux auraient pu trouver un accueil pertinent et confortable dans l’une de ces petites boutiques constellant les quartiers traversés. Deuxièmement, je me demandais si votre figure « en vrai » aurait le même sourire et la même assurance généreuse de votre œuvre se reflétant si gentiment dans votre message d’invitation.
Car en fait je n’avais vu qu’une œuvre de vous : le grand, étonnant et inoubliable triptyque titré « Topos » dont j’avais parlé au retour d’une visite à votre « atelier collectif » de Saint-Denis. En cette occasion, j’avais regretté de ne pas vous avoir rencontrée…

« Venez rue Richer, Galerie 1618, m’aviez-vous écrit, j’aurai le plaisir de vous livrer le catalogue de mon exposition. Vous y trouverez votre commentaire avec, à côté, sa traduction dans la langue chinoise ! » (1)

Émilie Sévère, Topos (triptyque), huile sur toile 720 x 200 cm, 2016

Au croisement de la rue du faubourg Poissonnière — à l’instant précis où j’abandonnais le Xe arrondissement pour aborder le IXe par la rue même de la galerie où vous m’attendiez —, j’ai eu un sursaut d’émotion au souvenir soudain de votre « Topos ».
Telle une femme en plein épanouissement qui traverse en diagonale Campo de’ fiori à Rome lors d’une matinée de marché, votre triptyque, au bout de grandes salles à l’étage de l’immeuble-atelier de Saint-Denis (au 6B, quai de Seine), se détachait nettement d’autres œuvres — sages ou folles, timidement confiantes ou courageusement pessimistes — qu’on avait installées tout au long d’un très intéressant parcours consacré à la réflexion et au partage de l’idée de « l’inconnaissance ».
Pourquoi s’en détachait-il ? Parce qu’il était d’une beauté foudroyante et aussi parce qu’il transmettait un sentiment de véritable bonheur.
Le thème de l’inconnaissance — voire d’un « manque qu’on essaie aussi fébrilement qu’inutilement de remplir » — que plusieurs auteurs partageaient dans ce happening de haut niveau auquel j’avais assisté, était sans doute présent dans votre « Topos ». Car on y reconnaissait les échos d’une lutte titanique qui s’engage en chaque être humain : d’un côté, le fouillis de tout ce qu’il assimile au fur et à mesure par l’expérience et la mémoire sensorielle et affective ; de l’autre côté, le désir de tracer un pont vers le néant inconnaissable que d’infinis mondes physiques et humains essaient de remplir d’un sens stable.
Toujours est-il que dans votre touchant tableau une infaillible rêverie avait su brillamment maîtriser l’angoisse de l’inconnu ainsi que le chagrin et la joie de la vie dans une fluctuation qui engendrait enfin une œuvre positive et joyeusement insouciante qui faisait du bien au visiteur.
« Où est-elle la clé d’une telle force expressive ? me suis-je demandé. Est-ce que les autres œuvres d’Émilie Sévère seront à la hauteur de ce triomphe, parfaitement maîtrisé, de couleurs et de traces en grand nombre d’un vécu richissime ne faisant qu’un avec une vaste culture picturale ? »

Catalogue de l’exposition d’Émilie Sévère, « Qui dira notre nuit » auprès de la Galerie 1618 de Paris (30 mars – 19 mai 2017)

Quand je suis finalement rentré dans cette suite constituée de deux grandes salles accoudées sur la cité de Trévise, je me suis immédiatement rassuré quant à l’espace accordé à la personnalité de vos tableaux pour la plupart assez grands, mais petits aussi. En même temps, j’ai peut-être saisi avec quel esprit vous vous engagez, encore, dans ce thème vaste et terrible de l’inconnaissance, voire de l’impossibilité de raconter la vie où le triptyque que je connaissais n’était qu’un tesson d’une grande mosaïque en train de se constituer. Et j’ai bien sûr apprécié la simplicité et la naturelle franchise de cette première rencontre. Une très intéressante conversation s’est en fait déclenchée entre nous, m’aidant à comprendre et aimer davantage votre travail dans sa continuité et originalité indéniable.

Émilie Sévère à la Galerie 1618 le 18 mai 2017

Je ne pourrai pas tout développer de ce que j’ai saisi par l’esprit, le cœur et les cinq sens.
Car effectivement votre œuvre, tout en marchant sur le fil de « l’inconnaissable » n’erre pas du tout dans un terrain vague. La continuité de votre travail s’inscrit, au contraire, avec cohérence et responsabilité, dans un contexte idéal assez solide et « réel » où vous créez à chaque pas les bases pour un dialogue, pour une confrontation, diachronique et synchronique à la fois, avec « les autres maîtres » qui vous parlent et vous apprennent énormément de choses. Il s’agit bien sûr des artistes contemporains, mais votre citation, en deux tableaux exposés, de Rembrandt et Delacroix, confirme tout à fait ce que j’avais déjà découvert dans « Topos », qui m’avait évoqué les grandes toiles de Tiziano et Tintoretto : vous trouvez une importante source d’inspiration dans les « immortels » aussi ! (2)

Émilie Sévère, Forêt, huile sur toile 160 x 200 cm, 2010

Après ma visite à la galerie 1618, assistée par un catalogue clair et complet, je pense connaître mieux votre œuvre, où le questionnement autour des limites de la connaissance ne fait qu’un avec les pulsions créatrices jaillissant de votre monde émotionnel et fantastique, mais aussi avec le choix rationnel de travailler autour des « possibilités de représentation » de cet univers de « l’expérience rêvée ». Au-delà de toute élucubration philosophique, dans la « mise en scène » de l’exploration des univers réels ou imaginaires qui vous entourent, ce qui vous engage comme artiste est surtout une question de représentation et de point de vue de l’auteur et du spectateur.
Pour que votre voix résonne et qu’elle soit entendue dans le débat idéal sur notre destinée d’humains, il faut surtout que vos œuvres s’installent solidement dans le débat parallèle sur la forme la plus appropriée pour représenter, presque sans transition, le monde petit d’une seule existence et le monde de plus en plus vaste s’étendant jusqu’aux frontières de l’inconnu.
Et voilà que, de nos temps distraits et difficiles, vous adoptez des moyens d’expression assez anticonformistes pour votre génération : refusant les acryliques et toute technique « mixte » ou « assistée par le numérique » vous demeurez fidèle à la peinture à l’huile !
Avec cette compagne irremplaçable, vous vous aventurez nonchalamment vers l’inconnu, en vous bornant, chaque fois, au choix classique de la taille du tableau et du point de vue. Si souvent vous vous plongez dans la scène peinte, vous y perdant apparemment — comme il arrive pour « Topos » —, d’autres fois vous voyez le monde de l’extérieur, ou alors en deçà d’une barrière.

Émilie Sévère, Anachorète, huile sur toile 75 x 135 cm, 2013

Tandis que votre maîtrise de la couleur et de la composition de l’espace vous y conduit, votre art garde toujours une grande cohérence entre le flux sans bornes ni frontières des tableaux qui explosent tous azimuts en transmettant leur vitalité gigantesque et les tableaux qui s’arrêtent à la description d’un seul phénomène, d’une seule émotion.
Je découvre en votre travail une nécessité indomptable de transmission de votre monde et de votre savoir même, qui se traduit en patience, continuité, force, élégance et beauté.
Une telle nécessité jaillit sans doute de votre talent narratif, de votre habitude à cohabiter avec une souffrance subliminale qui vous aide à ressusciter les monstres en les amadouant, mais aussi à faire revivre les joies les plus intenses et secrètes. Elles ne manquent jamais, heureusement, dans la vie des artistes, qu’elles soient les joies d’une enfance rêveuse ou les satisfactions inattendues d’une adolescence pleine de vicissitudes.

Émilie Sévère, Disparition (triptyque), huile sur toile 800 x 200 cm, 2012

Cependant, votre esprit de narration, selon la meilleure tradition littéraire française, ne se sépare jamais de l’art de la soustraction. Si le « texte » de votre fiction risque de devenir trop riche, parfois, atteint apparemment d’une sorte « d’horreur du vide », votre main sage interviendra promptement pour enlever en avance quelques mots, phrases ou passages qui auraient rendu l’histoire trop évidente et, par conséquent, déséquilibrée.
Puisqu’on a affaire à des tableaux, les éléments de la narration ne sont pas des mots, évidemment. Vous agissez alors sur la forme des choses, sur leur représentation, en inversant souvent le procès narratif, ou bien secondant les modalités d’observation et de lecture de celui qui observe le tableau. Regardant vos œuvres, que vous-même appelez « à la limite informelles », j’ai songé immédiatement aux graffitis, aux « murales », mais aussi, tout simplement, au « langage des murs ».

Il peut arriver, en scrutant distraitement un mur ou une affiche plus ou moins déchirée, d’y voir un visage, une silhouette, un type étrange, ou alors d’y reconnaître les yeux de quelqu’un que nous aimons… Cela arrive aussi regardant un promontoire ou le profil d’une montagne en forme d’homme ou d’animal. Nous découvrons souvent une nature « anthropomorphe » ou aussi un ciel peuplé de nuages qui racontent des histoires…
Je crois que votre procédé, tout à fait consciemment, démarre, du moins en partie, de cette idée des « ombres anthropomorphes » que vous avez intériorisées dans votre imaginaire avant de les disséminer dans un univers fabuleux et légendaire où vous invitez le spectateur à s’aventurer.
Cet univers est une grotte, ou alors c’est la croûte terrestre que vous observez avec un regard plus ou moins rapproché ou éloigné (celui de la fourmi, celui d’un géant).

Émilie Sévère

J’ai suivi un critère de lecture de votre œuvre assez particulier et peut-être fantaisiste aussi. Donc, il est bien possible que ces « ombres anthropomorphes » que j’aime retrouver dans vos tableaux n’y soient pas, tout comme les « objets » en grand nombre que vous abandonnez sur le fond de ces grottes ou sur des montagnes bouleversées par les avalanches.
Mais d’une chose je suis sûr et certain : bien qu’à plein titre « peintre de nos jours », imprégnée comme vous l’êtes de notre douloureuse et hardie sensibilité collective, votre style unique s’enracine rigoureusement dans un savoir-faire pour ainsi dire classique, soit dans sa technique soit dans son inspiration.
Votre maîtrise du dessin, qui soutient en filigrane toutes vos œuvres grandes et petites, s’inspire peut-être aux gravures de Rembrandt. Tandis que la liberté joyeuse de vos couleurs, qui s’emparent, avec leurs incroyables transparences, de tout motif inspirateur jusqu’à le dépasser, c’est l’héritage de Delacroix, le plus touchant et le plus explosif parmi les peintres français et de Tintoretto, l’un de plus anticonformistes parmi les peintres italiens de la Renaissance.

« Qui dira notre nuit », chère Émilie ? Cette exposition à la galerie 1618 de Paris ne sera qu’une halte, une pause de réflexion avant de reprendre votre émouvante randonnée artistique. Sans doute, avec le temps, votre recherche du beau s’aventurera sur des expérimentations nouvelles. Cependant, vous n’abandonnerez jamais cette idée de l’histoire-vie qui coule en vous et à vos côtés et ne vous séparerez pas non plus de votre souci de cohérence entre la hardiesse de la peinture et la ténacité du dessin.

Giovanni Merloni

(1)

(2) Dans notre conversation, d’ailleurs, vous m’avez parlé de vos périodiques séjours de travail à Venise et de vos journées dans la Scuola Grande di San Rocco où vous avez rencontré la peinture épique et bouleversante du Tintoretto. Venise c’est un lieu idéal pour une artiste turbulente comme vous, car vous y pouvez entendre distinctement les voix humaines et y reconnaître aussi les traces du passage de nos prédécesseurs…

Un monde d’enchevêtrements souples et harmoniques (Entre-temps n. 4)

22 jeudi Sep 2016

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Giovanni Merloni, LA BOUE, 1973

Un monde d’enchevêtrements souples et harmoniques

En cette période de halte silencieuse et de paresseuse redécouverte du monde qui m’entoure, une petite escapade à Saint-Denis a sans doute représenté, pour moi, l’occasion pour m’enrichir, admirer et comprendre.
D’abord, j’ai dû briser une barrière. Un mur épais qui sépare Paris de cette commune de banlieue qui a dû se soumettre au fur et à mesure à la loi des vases communicants sans recevoir en échange que de lourds engagements.
Ce mur commence par la frontière invisible qui sépare, au cœur même de Paris, la Gare de l’Est de la Gare du Nord, suivant à peu près l’axe de la rue du faubourg Saint-Denis.
Si la Gare de l’Est est encore un sobre édifice qui s’intègre dignement avec la ville qui ne perd pas, ici, sa dimension typiquement parisienne, la Gare du Nord résume en elle-même tout le poids du passage à la dimension métropolitaine.

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J’ai essayé d’éviter tout cela en prenant la ligne 5 du métro pour attraper le RER pour Saint-Denis dans le sous-sol de la Gare du Nord, évitant ainsi, du moins en partie, l’immersion dans une foule gigantesque et affolée qui me fait parfois peur.
Ensuite, sur la rame du RER on revient à la rassurante expérience des trains pendulaires traversant les campagnes, où les gens petit à petit se rapprochent et se parlent.
On continue quand même à voyager dans le corps sombre de ce mur épais dans une alternance de tunnels, de murs de ciment et de clins d’œil sur des paysages urbains sans éclat où les rails et les fils dans le ciel sont parfois remplacés par la vue d’automobiles lancées sur des routes grises.

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En descendant du train, on constate qu’il s’agissait d’un trajet tout bref, mais psychologiquement long. Sortant sur le parvis de la gare de Saint-Denis, on a la sensation d’avoir beaucoup voyagé avant de plonger dans un endroit où les règles partagées de la vie de tous les jours ne semblent être plus les mêmes qu’au départ. On est bien sûr dans un endroit auquel la croissance tumultueuse de Paris hors de ses « remparts » a ôté toute harmonie originaire. Ce serait intéressant de reconstruire les phases de ce changement, à partir de premiers grands travaux de construction de l’abbaye de Saint-Denis autour de la moitié du XIIe siècle par l’abbé Suger, jusqu’aux années 70 et 80 du siècle dernier qui en ont progressivement « défiguré » la physionomie. Il est sûr et certain que même en présence d’une demande d’habitations et de bureaux en progression géométrique, on pouvait faire mieux !

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Une fois traversée cette place sans personnalité, j’ai été surpris par la vue de l’eau ! Malgré l’impact assez gênant des œuvres ferroviaires dans un endroit délicat, juste à côté de la Seine, le canal Saint-Denis est là. Un peu pressé par l’esprit d’abandon qui caractérise tous les lieux où des infrastructures sont bâties de façon brutale, le canal Saint-Denis garde encore sa poésie. En longeant ses eaux, on est poussés à reconstruire le réseau voulu par Napoléon et achevé une première fois en 1821 reliant la Seine de la hauteur de l’île Saint-Denis jusqu’à l’Arsenal près de la Bastille.
Ce petit tronc d’eau que je suis maintenant pour me rendre à mon rendez-vous n’est que le premier trait d’un système génial qui continue avec le canal de l’Ourcq, le bassin de la Villette et le canal Saint-Martin.
Je me suis dit alors que Saint-Denis garde en tout cas des signes évidents et aussi des trésors de son passé, telle la grande cathédrale où sont ensevelis les rois de France, tel le canal qui réalisa au XIXe siècle un parcours alternatif à la Seine, moins encombré de bateaux.

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Ensuite, j’ai fait un petit détour à la confluence entre le canal et le fleuve et suis revenu sur le quai de Seine. Là, ma surprise a été grande. Un grand immeuble moderne au « 6bis » a été épargné par la destruction, qu’on avait décrétée sur toute une vaste zone, grâce à l’initiative d’un architecte… qui a réussi à soustraire cet édifice à la faux mortelle… pour y installer une association d’artistes !
Voilà une belle exception qui confirme la règle assez redoutable de l’indifférence et de la délégation des pouvoirs ! Même dans un pays averti et civilisé comme la France, on bâtit parfois trop facilement et l’on détruit aussi avec trop de désinvolture. L’exception est très rare. Au-delà des institutions publiques qui se chargent quelquefois de donner une nouvelle destination et une vie inespérée à des architectures abandonnées, il est presque impossible de voir des privés, même rassemblés dans une association, bénéficier d’une chance pareille.

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Quand j’ai visité le deuxième étage du « 6b », quai de Seine à Saint-Denis où l’on avait installé une exposition collective des artistes résidants — titrée INCONNAISSANCE —, je suis resté très admiratif par leur travail, mais aussi par la beauté des espaces sauvés.
Là-dedans, parmi les échos de nos vies difficiles et de notre planète autodestructrice ne manquaient pas les témoignages abrupts et durs ni les abstractions typiques de notre culture occidentale qui se retranchent parfois dans une conception un peu trop cérébrale. Cependant, je partage tout à fait la plupart des choses que j’ai lues dans leur catalogue. Par exemple :

« Le présent inondé entraîné par le courant perd dans sa course des instants happés »

« Comment comprendre quand l’expérience échappe à la mémoire ? »

« Comment en aval le souvenir peut-il construire le savoir ? »

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Tsama do Paço, ELLE S’EFFONDRE SANS CESSE, 2015

Dans cette exposition collective, partout vivante et communicative, j’ai rencontré et aimé de mystérieux sables blancs (ELLE S’EFFONDRE SANS CESSE de Tsama do Paço) qui par l’écroulement de la terre ou la liquéfaction de la neige semblaient raconter l’incessant mouvement pendulaire de chaque existence, où l’espoir et la peine s’affrontent et s’alimentent à la fois.
Ensuite, dans une envoûtante chambre obscure, j’ai aimé GILLIAT III (d’Apolline Grivelet). Un aquarium qui m’a fait rêver des couches de vie que la nature peigne et sculpte dans les abîmes aquatiques et j’y ai retrouvé des œuvres graphiques ou plastiques absolument proches de mon esprit.

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Marion Richomme, TCHERNOBYL ABONDANCE

Ensuite, la vision aérienne m’a touché d’une Tchernobyl en céramique réalisée par Marion Richomme. Une œuvre au parcours assez singulier — très riche de contraintes et de recherches fouillées, en hommage à la mémoire et à la nature d’un lieu qu’on ne pourrait plus symbolique — où l’abstraction de transformer Tchernobyl en une goutte d’eau ou de lave qui coule sinueuse au milieu d’un univers tout à fait sombre, fusionne avec un véritable sentiment d’amour. Car, en fin de compte, cet endroit « damné » et refoulé à jamais de la face de la terre ressuscite ici, telle une île de pierre lumineuse, un sourire qui nous invite à la vie !

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Michel Soudée, MUE 19, 2016

J’ai beaucoup aimé, ci-dessus, la « main-patte » d’un homme-plante ou tout simplement d’un homme en train de changer de peau. Une main gravée sur la grande page blanche par Michel Soudée. S’agissant d’une œuvre graphique, j’imagine qu’elle fait partie d’un discours narratif et philosophique assez riche que j’espère connaître un jour, dont je devine déjà quelques éléments : le rôle primordial de l’homme ; l’importance du geste essentiel ; la dialectique entre les deux vigueurs du corps et de l’esprit, voire la force et la faiblesse et enfin la dimension solitaire originaire de l’homme évoluant vers sa dimension sociale.
J’ai ensuite découvert que ce même geste — animal et humain, brusque et raffiné — que Michel Soudée exaltait dans son dessin au grand format, avait un rôle central dans le grand tableau à l’huile qu’Émilie Sévère avait installé sur la paroi opposée de la même salle !

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Émilie Sévère, TOPOS

Il s’agit d’une œuvre importante et pourtant légère, où le déroulement du monde expressif d’Émilie Sévère ne se traduit jamais dans l’horreur du vide ni dans la recherche de symboles ou d’emblèmes. C’est une histoire de vie et en même temps, comme le dit le titre, un « topos », c’est-à-dire une œuvre exemplaire où se rencontrent les thèmes primordiaux de son univers pictural. On n’y voit aucune pédanterie ni rigidité, comme s’il n’y avait pas le souci d’une représentation lisible et compréhensible, tandis qu’au contraire il suffit de prêter attention à chaque mouvement du tableau pour y découvrir un corps, un visage, une figure, un paysage et, en même temps, une nature riche de méandres et de découvertes.
Si donc ce grand tableau semble naviguer vers une expression « informelle » et de quelque façon « abstraite », ses composantes figuratives et humaines en constituent la véritable substance et la force. Parce qu’on a à faire, bien sûr, avec des couleurs qu’on ne pourrait plus libres de se juxtaposer et se marier en mille modalités « amoureuses ». Mais ces couleurs n’auraient jamais leur force désenchantée s’il n’y avait dedans un dessin parfaitement maîtrisé qui a juste la sagesse de se fondre pour mieux disparaître.

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Émilie Sévère, TOPOS (part.)

Après avoir longuement observé ce grand tableau recouvrant la paroi de fond et la paroi adjacente de la plus grande salle d’exposition, je me suis demandé si Émilie Sévère aurait eu la même liberté d’expression et la même joie de construire des histoires de rêve en dehors de cette chance unique de pouvoir créer dans un espace semblable.

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Oui, Émilie Sévère, grâce à son extraordinaire talent, a sans doute élaboré hors d’ici des œuvres également merveilleuses. Elle en fera encore.
Cela n’empêche que je suis resté sans souffle devant cette « paroi infinie » et que ce monde d’enchevêtrements souples et harmoniques était parfaitement cohérent avec cette salle sobre, cet immeuble juste et son petit contexte urbain encore préservé.

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Giovanni Merloni

« La paix trouvée d’un silence d’amoureux »

01 vendredi Avr 2016

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Analogos, Claudine Sales, Francis Royo, Mons, portraits d'artistes, portraits de poètes, Tresigallo, Uberto Bonetti

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« La paix trouvée d’un silence d’amoureux » 

Derrière les géométries non-euclidiennes les parallèles se croisent : un exemple c’est l’espace courbe près des soleils, planètes et autres objets massifs, d’une même oscillation dans l’espace incliné l’étendue qu’on traverse (…)
Francis Royo, 20 mars 2015 – Lire  En marge / La nuit claire 

Depuis quelque temps, je garde cette image, empruntée au blog d’un ami italien, Giorgio Muratore, en attendant le juste moment pour dire ce qu’elle me suggère.
Inconsciemment, j’attendais aussi qu’il y ait des personnes avec lesquelles en parler, quelques-uns qui partageaient ma prédilection.
Il s’agit d’un tableau futuriste de Uberto Bonetti (1909-1993),   génial représentant de l’aéropeinture. Un tableau que celui-ci avait peint dans l’esprit de la vitesse et de l’explosion ayant, en même temps, le but de représenter, raconter ou tout simplement évoquer un petit pays de la plaine du Pô, en province de Ferrare : Tresigallo.
Je crois que Francis Royo (1947-2016) aurait aimé ce tableau « cinématographique » avançant, tel un équilibriste, sur un fil redoutable et subtil. Un petit monde prêt à tomber, prêt à se pulvériser en mille tessons de verres colorés.
Sans doute, cet homme généreux et sensible aurait retrouvé en ce tableau une subtile et profonde affinité avec sa propre façon de voir la vie à travers la poésie. En fait, le dynamisme de cette oeuvre picturale bâtit, à travers les fragments poétiques de sa narration, asymétrique et biaise, un monde entier où nous nous invitons avec un enthousiasme et une joie de vivre sans borne. C’est la même sensation que la poésie de Francis Royo me transmet chaque fois que je m’en approche.
Je crois que Claudine Sales aussi aimera ce tableau peu connu, d’où jaillit, il me semble, une musique élégante et populaire à la fois, une danse légère, avec les échos d’une fête aussi bruyante que mélancolique… Parmi les échos du vin, de l’amour, de la joie de la rencontre, du respect pour le rythme engourdi des personnes âgés… des voix nobles s’imposent pour nous inviter au silence : le silence des rues désertes de Tresigallo ou de Mons ; le silence d’un tableau inachevé projeté vers le futur, la voix murmurante et rassurante de Francis Royo qui nous confie son secret : «la paix retrouvée d’un silence d’amour »…
Giovanni Merloni

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« L’arrache-coeur     la paix trouvée »

la paix trouvée d’un silence d’amour
je reviendrai

voyageur infatigable
vers la source douloureuse toujours

indivisible

de ton sourire

Francis Royo, L’arrache-cœur, samedi 30 janvier 2016
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Pierangelo Summa : son génie généreux et clairvoyant marche avec nous

06 samedi Fév 2016

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portraits d'artistes, portraits théâtraux

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Il m’arrive souvent de constater que les gens de génie, au bout de leur existence, sont punis par une maladie qui les touche, inexorablement, dans le point le plus vivant et essentiel de leur expression artistique.
Parfois, la nature se trompe, en privant par exemple Edward Hopper de l’ouïe au lieu de la vue ou de l’usage des mains, en lui donnant, pour ainsi dire, en échange, la possibilité de raconter à la postérité son étrange univers ouaté, sa vision « égarée » des rapports humains en deçà et au-delà d’un gouffre.
Même Homère, complètement aveugle, a pu tout de même développer sa dramaturgie poétique, apprenant et débitant par coeur ses édifiantes batailles, tandis que Tirésias, pour mieux regarder dans le futur, pouvait renoncer sans trop de tragédies à sa vue d’homme ou de femme.
Mais je ne pourrais jamais amoindrir le poids de la souffrance de Ludwig van Beethoven, frappé dans l’organe le plus important pour un musicien… ou de ce grand coureur des cent mètres qui finit sur un fauteuil roulant… ou d’Auguste Renoir, qui tomba de bicyclette, compromettant son épine dorsale tout en perdant progressivement l’usage de la main.
Certes, Renoir peignit jusqu’à la mort, tandis que Beethoven réussit à voir dans le noir de sa surdité les notes de sa neuvième symphonie, sans en perdre une mesure ni la moindre nuance.
Par contre, combien devait-il souffrir ce grand peintre italien du XXe, Carlo Levi, quand, devenu désormais aveugle, il essayait tout de même de laisser une trace de son travail interrompu, peignant à l’intérieur d’un filet suspendu au-dessus de la toile qu’il appelait « cahier en forme de grille » ?
D’autres grands hommes, comme Michelangelo Antonioni, ont dû passer les dernières années de leur vie dans un état de confusion ou d’absence, ayant perdu par le seul déclic d’une maladie invisible la force aiguë et inépuisable de leur raisonnement, de leur faculté d’inventer, de scandaliser, de renverser les paramètres donnés et finalement de transmettre une forme nouvelle d’art et de culture.

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Pierangelo Summa : son génie généreux et clairvoyant marche avec nous

Pierangelo Summa a été l’un de ces génies uniques et extraordinaires dont le généreux parcours artistique a été interrompu par un mal sournois qui ne se borne pas à toucher un seul organe ou un seul sens, mais agresse progressivement tout le corps. Il était justement un artiste ayant dans le corps son primordial instrument de communication et d’expression : le corps humain dans ses élasticité et adaptabilité aux différentes actions ou émotions ; les corps en masque des marionnettes ou des pantins, plus ou moins élastiques ou sans moelle, qu’il réalisait de ses mains ou bien qu’il faisait revivre dans les corps d’acteurs vrais ou improvisés. En mettant en valeur la « seconde vie » de chacun de nous, c’est-à-dire la vie du corps, Pierangelo Summa a inventé et fait connaître un théâtre — « à l’envers » ou « à l’improviste » — où l’ancienne tradition de la « commedia dell’arte » italienne fusionne « dialectiquement » et « ironiquement » avec le théâtre engagé, depuis la tragédie grecque jusqu’à Jean Genet.

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Créateur de masques et animateur de spectacles de rue par vocation spontanée, Pierangelo Summa a été sans doute un des chefs de file du mouvement théâtral italien des années 70, exploitant la plupart de ses activités artistiques en Lombardie, où une richissime tradition de chants et spectacles populaires trouvait un repère en des figures charismatiques comme Giorgio Strehler et Dario Fo, entre autres. Si la fameuse mise en scène de « Arlequin serviteur de deux maîtres » ne fut pas indifférente au jeune Summa, en raison de l’importance qu’on y accordait au rôle du masque, le « théâtre du mot » de Dario Fo, avec son formidable travail de récupération du mélange linguistique des dialectes de la vallée du Pô, devint le deuxième pôle de la formation du Summa plus mûr et ouvert au nouveau. Mais, il faut attendre un événement assez important, que j’appellerais crucial pour le développement organique du style le plus typique de la mise en scène théâtrale de Pierangelo Summa: son déplacement à Paris. Peut-être, la pleine conscience de l’importance dialectique et ironique du corps par rapport au masque et au mot n’aurait-elle eu un développement si prodigieux en lui si l’artiste ne s’était pas plongé à fond dans la culture française aussi que dans son vaste et stimulant univers théâtral.

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Pierangelo Summa à Radio Aligre, Paris 2011

Pierangelo Summa et son frère jumeau, Massimo, ont grandi, étudié et travaillé à Como, mais ils font partie d’une famille originaire de Casalvieri, un petit village de la « Ciociaria » (en province de Frosinone) au sud de Rome, situé au beau milieu d’un paysage de montagne paisible et sauvage encore aujourd’hui. Donc, tous les étés, la famille Summa se rendait à Casalvieri pour y passer de longues périodes de vacances en pleine liberté. Vis-à-vis de la « ville » moyenne de Como, léchée de l’un de plus beaux lacs d’Italie, Casalvieri représentait la nature dans son état primitif, ancestral. Avec l’affection chaleureuse d’une belle famille traditionnelle, les frères Summa trouvèrent à Casalvieri leurs premières « fiancées ». De sa plus tendre adolescence, Pierangelo y rencontra Mirella, sa cadette de trois ans. Mirella, née à Paris, où elle vivait pendant le reste de l’année avec sa famille qui s’y était récemment installée, parlait depuis toujours un français parfait, sans accent, tout en étant parfaitement bilingue, sa mère lui ayant transmis l’italien et peut-être quelques phrases du dialecte de Ciociaria aussi. En été, l’appel de Casalvieri valait aussi pour la famille de Mirella qui ne manquait pas d’y accourir toutes les années.

Version 2 Pierangelo Summa avec Patrizia Molteni de Focus In, Parigi 2011

Dès lors, Mirella a été la compagne de la vie de Pierangelo Summa. Pendant à peu près vingt ans, ils ont vécu à Como, où travaillaient tous les deux. Pierangelo, dans les heures libres de son emploi « alimentaire », fabriquait des masques magnifiques et montait des spectacles où le théâtre « improvisé » et le théâtre de rue s’ajoutaient aux exhibitions plus typiques des cirques, peuplées de mangeurs de feu et de funambules avançant sur des échasses. Mirella, la « mathématicienne » de la famille, suivait avec enthousiasme son mari en toutes ses initiatives théâtrales, en participant activement, entre autres, à un travail important et fouillé de récolte de chants traditionnels et de contes populaires en plusieurs réalités locales du Nord de l’Italie. En cette période, Pierangelo Summa fut chargé pour la première fois de la direction de la Fête di Isola Dovarese, qu’il remplira pendant des années. Dans ce village, pendant une semaine se succèdent encore aujourd’hui des spectacles théâtraux et musicaux avec d’autres attractions « improvisées ».

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Le jour où Mirella rentra à Paris pour y travailler à l’université, Pierangelo la suivit avec leurs deux enfants Sara et Robin, en décidant de consacrer tout son temps à la mise en scène de spectacles théâtraux, avec l’intention d’y introduire des masques et des marionnettes empruntés à son riche univers fantastique.
Sans jamais interrompre les liens avec le monde fabuleux de son inspiration originaire, qu’il fit connaître et apprécier aux nouveaux amis français aussi, Pierangelo Summa découvrit à Paris et en France un contexte extrêmement favorable à ses interprétations originales des textes d’auteurs en eux-mêmes originaux. C’est le cas des « Bonnes » de Jean Genet. Une pièce que Summa a rendue encore plus provocatrice et explosive à travers le paradoxe du remplacement du personnage de Madame par un pantin-marionnette de taille humaine, qu’il avait fabriquée de ses mains.

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C’est le cas aussi de Dario Fo… Pour cela, je peux me réjouir d’un souvenir personnel, remontant au dernier trimestre 2011. Sous la direction de Pierangelo Summa, ma fille Gabriella a interprété alors le rôle de Maria dans « Une femme seule » de Dario Fo au théâtre des Déchargeurs à Paris. Avec l’aide artistique et manuel de mon fils Paolo, j’ai participé moi même à cette expérience, réalisant tant bien que mal, selon les indications de Pierangelo, toujours claires et bienveillantes, les très simples décors qu’il avait conçus : deux ou trois encadrements vides, peints en rouge ; une espèce de « carreau suédois » destiné au bout de la scène ; un tabouret ; un téléphone gris avec le fil et finalement un pistolet jouet. Tout cela a été plus que suffisant…
Je ne peux pas oublier la voix de Pierangelo, ni son intense regard bleu céleste (« Piero » était-il un « Angelo » ?) capable d’écouter les autres, dissimulant son courage au-dessous d’une patine d’incessante ironie et auto-ironie.
À cette époque-là, notre metteur en scène combattait déjà avec le Parkinson, cette maladie qui se sert d’un nom presque amusant… et au contraire, hélas, se manifeste comme l’une des plus terribles tortures à endurer pour un être humain.
Pendant le spectacle de Gabriella, couronné au final par le succès et la reconnaissance de la critique, Pierangelo ne manquait jamais au rendez-vous : attentif, exigeant, parfois sévère, il était toujours souriant. Nous étions devenus amis. Il dit une fois, peut-être en raison de notre âge très proche, que j’aurais pu être pour lui comme un frère. Mais son affection allait surtout à Gabriella et à Paolo.
Après le spectacle, à cause de devoirs en grand nombre, et aussi pour des préoccupations et des deuils familiaux, on s’est perdus de vue.

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J’allai avec ma famille au complet rendre visite à Pierangelo et Mirella Summa vers la fin 2014. Nous fûmes tous ravis de nous rencontrer, émus et contrariés en voyant sur le visage serein et indomptable de cet homme généreux les traces évidentes d’une aggravation de son état de santé. Malgré la fatigue et l’émotion, Pierangelo eut un mot affectueux pour chacun de nous. On réussit aussi à nous dire « cin cin » à l’italienne et aussi à « rencontrer » via Skype sa fille Sara, qui était en ce moment-là à Berlin.
Ensuite, Mirella se chargea de parler pour tout le monde, en nous racontant tout ce qui s’était passé et, en même temps, en nous transmettant fidèlement ce que Pierangelo aurait voulu, j’en suis sûr et certain, dire lui même. Mirella fit le récit du calvaire que son mari était en train de subir, mais aussi des extraordinaires activités artistiques qu’il avait su accomplir, avec la complicité de sa fille Sara, qui d’ailleurs avait admirablement joué dans ses dernières pièces tout en l’aidant aussi dans un autre projet plus important, lancé vers le futur… Il ne renonçait pas à transmettre, jusqu’au dernier souffle, son savoir courageux.

2015 a été une année épouvantable pour tous. Mais elle a été particulièrement cruelle avec Pierangelo Summa, que la maladie rendait de plus en plus faible en raison des difficultés croissantes de boire et de manger.
J’ai eu d’ailleurs l’impression qu’il ait été « laissé mourir » par les institutions hospitalières. Jusqu’au dernier instant, ce pauvre corps si difficile à diriger et à maîtriser aurait voulu vivre en paix, tandis que son âme sensible n’aurait désiré que les soins normaux qu’on adopte pour combattre la fièvre, la faim et la soif.

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Pierangelo Summa à Radio Aligre, Paris 2011

Lors d’une des dernières hospitalisations à Paris, le fameux « protocole » qu’on établit pour « éviter des soins excessifs ou inutiles » pouvait se lire dans une phrase sur son dossier médical : « le patient Pierangelo Summa ne parle pas français ». Un faux qui servait de prétexte pour ne pas donner au malade, entre autres soins, une assistance psychologique quelconque.
Une telle attitude correspond peut-être à l’une des nombreuses préventions ancestrales qu’on ne peut pas discuter, comme les traditions orales ou les proverbes. Une idée reçue comme celle de renfermer deux Italiens dans la même chambre avec le préjugé qu’ils seront aussitôt amis et qu’ils s’aideront l’un l’autre. (Tandis que mon amitié réciproque avec Pierangelo, par exemple, est sans doute une exception à la règle qui dit le contraire…).
Pierangelo Summa vivait de façon stable à Paris depuis plus que trente ans, Paris étant une ville qu’il aimait et connaissait très bien même avant sa définitive installation. Donc, quand la psychologue, un peu récalcitrante, traînée par Mirella, se rendit à son lit, en lui disant :
— De quoi avez-vous besoin, monsieur Summa ?
Pierangelo avait immédiatement répondu, en parfait français :
— Je voudrais que quelqu’un m’aide à faire un pacte avec ce cerveau qui voudrait sortir d’ici par lui-même…
Tout le monde peut bien être d’accord au sujet de ce qu’on appelle « acharnement thérapeutique », mais sans renoncer à ce minimum d’humanité qui fait la différence : il suffirait parfois de très peu !

« Pierangelo Summa, sculpteur de masques et de marionnettes et metteur en scène, a fermé les yeux le mercredi 15 juillet 2015, a écrit Sara Summa, sa fille aînée, comédienne et metteuse en scène. Ceux qui l’auront connu savent que, désormais aussi léger que l’air, il reste avec nous pour toujours par tout ce qu’il nous a transmis, et que nous sommes chargés de cette force créatrice qui l’animait à jamais. »

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Pierangelo Summa avec Gabriella Merloni, Paris 2011

Songeant aujourd’hui à cet ami qui a tant souffert, je reste abasourdi au souvenir des marionnettes à taille humaine de Pierangelo Summa que j’ai vues dans « Les Bonnes » de Jean Gênet et ensuite dans « Œdipe Roi » de Sophocle de 2012. Ces masques « mous » ou sans moelle, qu’on n’avait pas créés pour qu’elles demeurent debout comme des statues, mais qu’on traînait avant de les embrasser, malmener, accrocher au clou ou adosser au dossier d’une chaise… ces masques nés pour contester, renverser le sens escompté des choses, ils étaient, sans que leur créateur le sût jusqu’au bout, un présage presque surnaturel de ce qui serait arrivé à son corps. Son corps naguère sain et souple allait devenir de plus en plus taquin et incontrôlable avec la progression de la maladie. Métaphoriquement, il allait se transformer lui-même en l’un de ses « pantins humains ». Tandis que sa pensée, heureusement pour lui et pour tous ceux qui l’aimaient, demeurerait toujours nette, efficace, sereine, attentive jusqu’au dernier instant, toujours désireuse de cueillir chaque passage de cette merveilleuse occasion de découvrir quelque chose de beau qu’on appelle la Vie.
Si donc ce « vrai artiste » a été touché dans l’endroit le plus important pour le développement de son travail d’artisan et de maître — son corps, dont il s’était servi tout au long de sa vie pour « enseigner » aux acteurs en chair et os tout comme aux marionnettes, comment interpréter, « à l’envers », le mystère de la représentation théâtrale — on doit constater que son intelligence, intacte jusqu’au dernier jour, a su d’une certaine façon « se moquer » du corps même, renversant pour une fois la procédure qu’il avait créée pour son époustouflant « contrethéâtre au visage humain ».

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Mirella Summa, Paris 2011

Dans le mois de novembre 2015, Mirella Summa a « emmené à nouveau » Pierangelo, symboliquement, d’abord sur les berges du lac de Côme — où tous les parents et les amis de Lombardie sont accourus, y compris les acteurs et les figurants d’Île Dovarese, pour saluer dans un esprit de fête, par une passerelle en masque, le sourire de cet homme extraordinaire — ensuite sur les montagnes de Casalvieri. Là-bas, tous les amis italiens et français ont fait revivre la voix inoubliable de Pierangelo, avec la représentation d’un extrait des « Géants de la montagne » de Luigi Pirandello, adapté et réalisé pour l’occasion, de façon vive et poignante, par Mirella Summa.

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À présent, émus et égarés pour la perte d’un ami et d’un maître — qui avait le sourire insouciant et le regard perçant d’un guide, inspiré comme le Jésus qui riait de ses miracles de « L’Évangile selon Jésus » de José Saramago —, nous sommes attristés aussi par la conscience que volontiers nous aurions suivi Pierangelo jusqu’au bout du monde avec notre complicité tout à fait innocente, tandis que, hélas !, ce « chemin charmant » a été brusquement interrompu.
Quoi faire, alors ? Il ne nous reste qu’à œuvrer pour que l’immense et délicat travail de création et de réflexion de Pierangelo Summa soit rassemblé, protégé, étudié, reproduit et divulgué à tous les jeunes qui voudront suivre son chemin.

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Giovanni Merloni

TEXTE EN ITALIEN

« La sua lezione urbanistica è nel rispetto del territorio, nella lentezza, nel dialogo tra l’architettura e la città. Un dialogo che non si può affidare a persone che non sanno e soprattutto non vogliono parlare » …

06 vendredi Nov 2015

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portraits d'artistes

Il faut dire que Palladio savait très bien dessiner !
Ses architectures ne sont pas un but en elles-mêmes, elles s’ouvrent au territoire, elles le créent même, en le transformant, l’inventant à nouveau, sans qu’il y ait besoin de machines à dessiner ni de géométries monumentales à graver sur les sols tels des signes brutaux qu’on voudrait emblématiques sinon charismatiques.
Sa leçon d’urbanisme réside dans le respect du territoire, dans la lenteur, dans le dialogue de l’architecture avec la ville. Un dialogue qu’on ne peut pas confier à des personnes qui ne savent pas et surtout ne veulent pas parler.

Toute explication logique ou cohérente m’échappe : l’«hérésie» artistique de Franco Cossutta

13 mardi Oct 2015

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portraits d'artistes

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Franco Cossutta dans sa maison-atelier

L’«hérésie» artistique de Franco Cossutta

Ayant reçu depuis Michel Benard un texte de Franco Cossutta, où ce dernier « se raconte » admirablement et à fond, j’ai trouvé cela très intéressant.
Les tableaux de Cossutta, que j’ai déjà proposés dans ce blog, n’ont pas peut-être besoin d’être trop expliqués. Ils « parlent » d’une façon tellement directe et énergique qu’un exercice de bravoure critique s’appliquant à leur sens, à leurs causes primordiales, à leur style, n’y ajouterait rien et serait, peut-être, lourd comme une mise en scène hollywoodienne vis-à-vis d’une tragédie grecque.
Le roi est nu. Il n’a pas besoin d’expliquer les vicissitudes de son existence lorsqu’il se trouve dans le point limite entre la vie et la mort. C’est le même discours pour les œuvres de Franco Cossutta. S’il a traversé une existence aventureuse, dure, heureuse, constellée de hauts et de bas, cela n’a aucune véritable conséquence sur son art.
Certes, il a eu un accident grave qui a de but en blanc changé sa vie, lui donnant une sorte de fatalisme ou alors de capacité de relativiser les chances tout comme les échecs qui peuvent toucher aux gens doués comme lui.
Certes, il a affirmé plusieurs fois que son art a été une explosion inattendue, une nécessité qui s’est déclenchée dans le moment même de ce terrible passage dans « l’entre-deux ». Une consolation aussi.
Pourtant, quand j’ai visité, très récemment, son atelier, il m’avait montré, avec orgueil, les reproductions de quelques œuvres d’un oncle de Friuli, ayant son même nom de famille.
Je ne donnerais pas trop d’importance à des hypothèses « génétiques », trop déterministes, voulant découvrir une possible descente « de branche en branche » du génie artistique dans les familles. D’ailleurs, il est absolument vrai et prouvé : en Italie, surtout dans certaines régions — comme le Friuli — il y a depuis des siècles une tradition ininterrompue de travail artisanal et de création artistique qui vont toujours ensemble, dans une synergie tout à fait prodigieuse.
En même temps, en Italie, le nombre « excessif » de talents a paradoxalement amené à une vision exagérément sélective de la figure de l’artiste : « si tu n’es pas un « vrai » artiste, un « grand » artiste, il faut tout arrêter et s’adresser à des travaux plus ordinaires ». « Apprends l’art et mets-le de côté ! » («Impara l’arte e mettila da parte»)
Il est bien possible que Franco Cossutta, dans la première partie de sa vie, ait inconsciemment « renoncé » à s’exprimer dans un art — la peinture — considéré, en Italie surtout, un luxe, une activité optionnelle, n’amenant pas d’argent, ayant pour conséquence, au contraire, la misère inéluctable de « l’artiste jeûnant ». Car en lui est très forte l’autorité d’un alter ego qui aurait toujours voulu respecter diligemment les aspirations familiales, un fond moral qui l’a porté à leur obéir, mettant « de côté » un art désargenté pour assumer jusqu’au bout ses « responsabilités ».
Mais son obéissance aux désirs normaux ne pouvait pas être absolue. Voilà qu’il s’engage, avec enthousiasme, dans un autre « art », celui du pilote de voitures et de motos ! Un art qui demande précision, fantaisie, habileté dans le dessin que les roues tracent sur la route, capacité de cerner, au milieu d’innombrables voies invisibles, la piste meilleure… Un art qui demande le courage, parfois, de fermer les yeux ou, comme le faisait le grand Nuvolari, de voyager les phares éteints dans le noir de la nuit.
Je vous laisse lire ce qu’il raconte de son aventure cosmique, de la découverte de soi. Je lui crois, mot par mot. Mais j’ai aussi la sensation que ce grand artiste a comme un besoin, caché et insistant, de se justifier, de demander pardon pour avoir osé désobéir à ce qu’on avait décidé pour lui. Car même une hérésie inquiétante et dangereuse — choisir de risquer la vie sur l’asphalte à chaque course — peut rencontrer d’emblée l’admiration, sinon l’approbation qu’une longue routine d’artiste aux marges de la société ne rencontrerait pas.

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Un tableau de Franco Cossutta

Heureusement, quand les circonstances ont poussé naturellement notre ami à s’engager dans l’art pour laquelle il était né, la peinture, sa « prudence » et son naturel équilibre n’ont pas empêché Franco Cossutta de briser la toile, atteignant et traversant des mondes absolument fantaisistes et libres. Mais ce que Franco appelle « son univers », « sa dimension » la plus cohérente, jaillit toujours, à mon avis, chaque fois, d’une « rupture », d’une volonté de désintégration comme action préliminaire indispensable pour « créer » son propre monde poétique. Peut-être retrouve-t-il ce qu’il a vu lors de son terrible accident ou aussi les visions qu’il a absorbé dans la première enfance. Mais il est sûr et certain que ces images — qui semblent flotter dans le firmament du ventre d’une mère — il « sait comment » les reproduire, ou pour mieux dire il sait magistralement les ressusciter, sans hésitations et sans failles. En d’autres termes, il ne travaille pas sous la suggestion de quelque autorité invisible qui lui « dicte » l’œuvre par le menu. Il crée dans un enviable état de grâce ce que sa sensibilité d’artiste lui suggère. C’est une chose bien sûr miraculeuse, mais tout se joue dans le miracle de son immense talent !
Dans la lecture-écoute de sa voix ci-dessous, vous trouverez d’ailleurs quelque chose qui est encore plus important, pour Franco Cossutta, vis-à-vis de l’art et de la beauté qu’il entraîne : communiquer, transmettre, dialoguer, exprimer des valeurs universelles qui ne sont pas que cosmiques.
Car chaque artiste a surtout besoin de parler, un à un, à ceux qui visitent son art. Peut-être, la langue des couleurs suffit à transmettre tout cela. Mais, je crois, une troisième phase poétique va s’ouvrir dans la vie de cet homme solitaire qui ne saurait pas se passer des autres. Voilà que dans ces mots quelque chose de nouveau se libère…

Giovanni Merloni

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Un tableau de Franco Cossutta

Toute explication logique ou cohérente m’échappe

« Je m’efface par rapport à l’existence, capte les influences extérieures avec ce ressenti de m’intégrer à la peinture, de me mêler aux pigmentations colorées et de me couler dans les formes qui naissent sur la toile.
Ce sentiment « d’intuition » me vient non pas nécessairement lorsque j’exécute une peinture, mais plutôt lorsque je la peaufine, la corrige, la modifie très légèrement du premier jet.
Il ne m’est possible de peindre que lorsque je me retrouve en communication avec l’espace, le cosmos ou un autre environnement parallèle.
Je suis sous influence, tel un récepteur, je deviens le médium de ce qui m’est envoyé ou que je ressens comme tel.
Il m’est très difficile de pouvoir donner des explications logiques car je ne réagis que sous impulsions externes.
C’est comme si j’étais en perte d’identité, de personnalité pour me fondre dans l’univers, me mêler au grand tout !
Je peux passer d’une sorte de libération extatique à une forme de crucifixion interrogative !
Formule classique. « Qui sommes-nous ? Que deviendrons-nous ? Quel sens a la vie ? »
Autant de questions dont je perçois la réponse mais qui cependant demeurent en suspend…»

004_Franco Cossutta cosmos 13

Un tableau de Franco Cossutta

«… Pour moi créer ne devient possible que dans l’émotion « intuitive » et non pas dans la réflexion intellectuelle qui fausserait toute l’authenticité de l’œuvre que je ne fais que transposer.
Je ne peux agir dans mon acte créateur tout à fait relatif, qu’intuitivement, sans calculer, sans réfléchir, simplement guidé par des phénomènes externes sur lesquels je n’ai aucune réelle maîtrise.
Dans ce souffle fugitif, sans aucune préparation, les formes, volumes, couleur se mettent en situation naturellement, automatiquement, si je m’aventure à vouloir reprendre le contrôle tout se bloque et déraille.
Toute explication logique ou cohérente m’échappe, je ne peux rien dire de plus.
Je ne suis que l’intermédiaire de forces cosmiques, telluriques, spirituelles dont je ne peux donner aucune révélation tangible. »

Franco Cossutta

005_Affichette Gueux Franco et JMP 2015

Le calme du calame dissipe le bruit du monde

25 vendredi Sep 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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001_alani 06 (1) 180 Le calme du calame dissipe le bruit du monde

Lors d’une nouvelle visite à Ghani Alani, je suis resté une demi-heure à l’observer pendant son travail. C’était comme assister d’en haut d’un promontoire à la traversée d’une barque, avançant lente et calme dans l’eau ferme et tiède de la Méditerranée au crépuscule. Ou alors, aux mouvements assurés de Robin Hood (ou de Guillaume Tell) en train de tirer la corde de son arc contre sa poitrine avant de laisser partir la flèche, escomptant déjà qu’elle arrivera juste au centre de la cible lointaine, invisible pour de gens normaux. Fasciné par l’alternance du calame et du pinceau, je me suis longuement interrogé sur le sexe des noms qu’on attribue aux choses. Par exemple, le calame est au masculin, tandis que la plume est au féminin. Mais le calame, qu’on crée en coupant les tiges des roseaux, pour s’acquitter de sa mission a besoin de sa cavité naturelle qui est à l’intérieur. Un outil que la nature même a créé pour accueillir l’encre, qui est par contre au féminin. D’ailleurs, ayant la pointe coupée sur la diagonale, le calame ressemble à une flûte…

002_alani 02 (1) 180

Tandis que Ghani Alani laissait couler l’encre tout au long de sillons invisibles que son sentiment créateur avait tracés bien avant d’entamer sa séance de calligraphie, je me suis amusé à regrouper d’un côté les éléments masculins et de l’autre les éléments féminins entrant en jeu. Le calame, le pinceau, le parchemin et le papier étaient les « hommes » (ou les garçons) , tandis que la flûte, l’encre et la page étaient les « femmes » (ou les filles) de cet extraordinaire atelier où le respect de la tradition se conjuguait intimement avec un évident esprit de modernité.
Je me suis alors souvenu d’une ancienne question dont j’avais longuement discuté, à Rome, il y a à peu près quinze ans, avec mon ami Alvaro Vatri, lors de la préparation d’une exposition et d’un spectacle pour fêter l’anniversaire du pont Milvio, un pont romain presque aussi vieux que la ville de Rome, dite éternelle : « Entre le pont et le fleuve, qui est l’homme ? demandais-je. Qui est la femme ?
Ici, la page, alias le parchemin, pourrait s’identifier avec le fleuve, tandis que le calame-pinceau — ne faisant qu’un avec la main et le geste créateur — serait le pont. L’encre ou la couleur qui coule du calame sur la surface vallonnée de la page, sans jamais déborder, pourrait être alors l’eau du fleuve qui revient au fleuve même, comme si la roue d’un moulin lui imposait d’incessantes cabrioles…
D’ailleurs, c’est Ghani Alani même qui le dit : “il n’y aurait pas la nuit s’il n’y avait pas le jour ; il n’y aurait pas la vie s’il n’y avait pas la mort et finalement il n’y aurait pas l’homme s’il n’y avait pas la femme”.
La calligraphie serait alors, éminemment, un acte d’amour et de paix, une étreinte plus ou moins prolongée, une séance de tendresses réciproques entre le calame et la page, le pinceau et la page, où tout se confond dans un échange charnel et sublime à la fois. La page devient calame, l’encre devient pinceau. L’homme devient femme…

003_alani 03 (1) 180

Avant de nous séparer, Ghani Alani m’a donné la poésie ci-dessous, que j’ai ensuite recopiée et traduite en italien, pour le goût de la lire dans ma langue aussi… Et voilà que dans cette poésie l’on retrouve — expliqué et traversé comme une vie entière — tout le monde poétique et philosophique de Ghani Alani, venant d’un travail quotidien, incessant, où les éléments opposés qui constellent nos vies se  rencontrent physiquement et dialectiquement, pour donner enfin la naissance à des œuvres-êtres qui deviennent de coup en blanc des personnages accomplis d’une beauté extraordinaire, capables à leur tour de parler et de contribuer, comme autant de soldats du sourire, à la grande, déchirante, douloureuse mais enfin victorieuse bataille de la paix :

« Moi, je tue sans verser le sang
Et toi, tu massacres en semant la désolation. »

Giovanni Merloni

004_alani 08 (1) 180

La lettre de mon calame est une amoureuse

Elle écrit avec un calame qui n’est autre que son image
Douce à la caresse, harmonieuse au regard
La noirceur de ses yeux, en pleurant, fait sourire les pages du destin.

De ses lèvres, coule la sève ou le poison, l’esprit de son amoureux.
Elle n’a d’autre maître que celui qui l’a sculptée
De son souffle, tantôt elle est le ney, tantôt elle est la plume.
Conquérante de l’espace par la pensée de l’écrivain,
Elle est née sur la rive du fleuve :
C’est ainsi qu’elle a capté la mélodie du rossignol.
Enlacée à la main de son seigneur
Elle peut tout posséder de ce monde.

Elle brode avec la nuit les habits du jour.
Qu’elle commence à parler, elle ne laisse aucune chance à un parleur ;
Muette quand elle est au repos, elle est l’éloquence même lorsqu’elle est en action.
Elle ne s’est jamais prosternée qu’au sein du mihrab de la page amoureuse ;
Elle ne caresse que la peau douce du parchemin ;
Elle peut disperser les armées, comme elle peut réunir les troupes de la paix ;
Elle ne se désaltère qu’en s’enivrant au bénitier de l’encre pour apaiser ainsi la soif d’entendement.
La liqueur de sa bouche est la rosée des prairies de la page ;
Parfois, elle en est le torrent furieux.
Je l’entends chantonner, décrivant ses joies et ses malheurs.

« J’ai été arrosée et chantée
Et aujourd’hui, j’arrose, je chante.
Et même je calligraphie ;
On m’appelle roseau
Je suis le bonheur pour certains ;
On me fait chanter de la main. »

Ses larmes débordent pour remplir les pages
Ses yeux décochent des flèches qui atteignent le cœur des amoureux ;
Elle courbe l’esprit des hommes sous ses dents.
Une fois, je l’ai entendue se comparer à l’épée en disant

« Moi, je tue sans verser le sang
Et toi, tu massacres en semant la désolation. »

Ghani Alani

005_alani 05 (1) 180

La lettera che nasce dal mio calamo è un’innamorata

Il calamo con cui lei scrive è la sua stessa immagine
Dolce alla carezza, armoniosa allo sguardo
Il nero dei suoi occhi, piangendo, fa sorridere le pagine del destino.

Dalle sue labbra, cola la linfa o il veleno, lo spirito del suo innamorato.
Lei non ha altro maestro che quello che l’ha scolpita
Col suo soffio, lei a volte è il flauto e a volte la penna.
Conquistatrice dello spazio per volere dello scrittore,
Lei è nata sulla riva del fiume:
Così ha potuto afferrare la melodia dell’usignolo.
Stretta alla mano del suo signore
Di questo mondo può tutto possedere.

Lei ricama con la notte i vestiti del giorno.
Se comincia a parlare, lei non lascia alcuna chance a un parlatore;
Muta quando è in riposo, diventa l’eloquenza in persona quando entra in azione.
Lei non si prosterna mai, tranne che in fondo alla nicchia della pagina amorosa;
Lei non carezza che la pelle dolce della pergamena;
Lei può disperdere le armate, ma può anche riunire le truppe della pace;
Lei non si disseta che inebriandosi all’acquasantiera dell’inchiostro per calmare così la sete di intelligenza.
Il liquore della sua bocca è la rugiada delle praterie della pagina;
A volte, lei ne diventa il torrente furioso.
Io la sento canticchiare, descrivendo le sue gioie e le sue infelicità.

« Sono stata innaffiata e cantata
E oggi, io innaffio, io canto.
E scrivo anche in bella calligrafia;
Mi chiamano canna
Per alcuni io sono la felicità;
Ed è una mano che mi fa cantare. »

Le sue lacrime sconfinano riempiendo le pagine
I suoi occhi scoccano frecce che arrivano al cuore degli innamorati;
Sotto i suoi denti lo spirito degli uomini si curva.
Una volta, l’ho sentita paragonarsi alla spada e dire

« Mentre io uccido senza versare alcun sangue
Tu, invece, massacri seminando la desolazione. »

Ghani Alani
(traduction en italien : Giovanni Merloni)

006_alani 09 (1) 180

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