le portrait inconscient

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À l’homme libre, le mot suffit !

10 vendredi Juil 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires, poèmes

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portraits d'artistes, portraits de poètes

« Cinquante aux regards plus droits dans les yeux de la haine
S’affaissèrent sur les genoux »

Pierre Seghers (Octobre, 1941
(repris dans La Résistance et ses Poètes.
France 1940-1945, 1975)

Lors d’une récente visite dans son atelier clair et calme avec balcon sur la rue parisienne, Ghani Alani m’a parlé d’un personnage majeur dont il a été ami pendant des années. Il s’agit de Pierre Seghers (1906-1987), incontournable poète et éditeur de poésie. Dans le cahier rouge qu’on avait imprimé en mai-juin 1983 pour laisser une trace de l’exposition « Hommage à Pierre Seghers » organisée par le Centre d’Action Culturelle Pablo Neruda de Corbeil-Essonnes, j’ai lu d’abord cette phrase de Seghers :
« Si la poésie ne vous aide pas à vivre, faites autre chose. Je la tiens pour essentielle à l’homme, autant que les battements de son cœur ».
Plus avant, parmi les œuvres de Ghani Alani exposées en occasion de cet hommage, quelqu’un avait décidé de publier une calligraphie du grand artiste de Mésopotamie (que j’ai insérée au bout de cet article), avec sa traduction en français :
« À l’homme libre, le mot suffit ! »
J’ai lu ensuite quelques poésies de Pierre Seghers, dont quelques-unes consacrées justement à l’art unique de Ghani Alani.
Entre ces deux « géants » l’affinité évidente ne se borne pas à cette valeur essentielle du mot évoquant la liberté, qui est aussi le mot de la consolation et de la revanche, soutien et porte ouverte vers une vie qui nous correspond jusqu’au bout.
Pierre Seghers découvre dans la calligraphie de Ghani Alani — dans cette forme d’art vivant et presque mouvant où la peinture fusionne avec l’écriture — une façon de s’exprimer et s’imposer aux autres de plus en plus absente dans l’art contemporain tout comme dans la poésie traditionnelle. Il y découvre une « attitude narrative » qui laisse au lecteur, à celui qui observe la calligraphie comme un tableau, la faculté de « continuer », d’ajouter lui-même un tesson aux mosaïques, une nuance aux gestes multipliés… « On ne doit pas renfermer la poésie dans un blindé » : avec ce sentiment Pierre Seghers a été le pivot d’une action culturelle ouverte et fédérative dont d’entières générations ont été imprégnées. « On ne doit pas séparer l’arbre du vent, la couleur des feuilles du noir de l’encre. On ne doit pas séparer l’image du texte… » : voilà le message subliminal que Ghani Alani nous transmet pour nous apprendre à chanter…

001_alani dedica003 - copieÀ l’homme libre, le mot suffit !

Grandeur de la main qui dépose la feuille

Héroïsme du geste qui lance l’arbre

Aventure de l’encre qui remplit les rêves

Noblesse de la voix qui raconte l’amour

Ironie des couleurs qui fabriquent les frondes

.

Artisan de toutes les gloires du monde

Laboureur de toutes les terres du monde

Avocat de tous les peuples du monde

Nageur de toutes les mers du monde

Illustrateur de toutes les beautés du monde

.

Du Poète au Poète sur la mémoire d’un Poète (1)

J’ai vu GHANI ALANI au travail, la feuille rouge appuyée sans précautions sur l’écritoire. Il avançait avec son calame comme un homme âgé avec son bâton. Cependant, le bâton ne lui servait pas d’appui. Il l’utilisait plutôt comme un canon pour jeter l’encre-ancre de façon infaillible. Ou alors, le calame devenait dans ses mains un joli balai léger, très adapté lorsqu’il devait nettoyer avec soin la terre poussiéreuse… là où les écritures successives allaient se déposer par vagues concentriques qui ne devaient pas déborder ou se confondre les unes avec les autres. Doucement, lentement, avec grâce, le jet de l’encre se transformait en geste amoureux, en caresse aérienne. Ou alors l’homme mûr — celui qui sous mes yeux redevenait enfant — courait sans jamais perdre l’haleine, à petits pas, avec son calame en forme de baguette magique ou de flambeau.
À la fin de cette course lente, le grand calligraphe avait engendré trois choses : d’abord, il avait écrit un petit poème au sujet de trois poètes appartenant à trois mondes différents les uns des autres ; ensuite, il avait dessiné un arbre en guise d’ombrelle, où les frondaisons ne cessaient de danser tout autour d’un tronc presque invisible ; enfin, il avait incrusté à jamais sa voix noble et unique au milieu de ces frondes colorées et ces mots légers et solennels à la fois.
Pour entendre mieux cette voix, j’ai fermé les yeux pour me dérober pour un instant au magnétisme de cette œuvre vivante et captivante. J’ai alors entendu Ghani Alani parler d’amitié et d’un quatrième personnage, l’Absent, celui qui part à la découverte, celui qui arrive avec des dons.

002_alani dedica004 - copie

Giovanni Merloni

(1) Le Poète à la mémoire duquel Ghani Alani a voulu rendre idéalement hommage est Pierre Seghers

Cette poésie est protégée par le ©Copyright, tout comme les autres documents (textes et images) publiés sur ce blog.

Sensibilité exagérée du poète et « tempérament d’artiste », avec une lecture de Dostoïevski

06 lundi Juil 2015

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portraits de poètes

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Fred Le Chevalier, sérigraphie

Sensibilité exagérée du poète et « tempé-rament d’artiste », avec une lecture de Dostoïevski

Un très intéressant texte publié en couple sur les « vases communicants » de juillet par Dominique Hasselmann et Nicolas Bleusher au sujet d’une photo très évocatrice de Proust à Venise, me donne l’occasion pour une divagation personnelle et universelle à la fois.
Une divagation qui s’enracine d’ailleurs dans mon existence, tout au long de son déroulement entre anonymat et responsabilité, oubli et sagesse, rêverie ou réalisme, acceptation du contexte ou refus-évasion du contexte même…

000_proust s'étonner Le prétexte pour cette réflexion vient d’une observation qui est au centre de ce brillant et envoûtant dialogue entre N. Bleusher et D. Hasselmann, concernant l’extrême sensibilité de Marcel Proust :

« …Mais Proust c’est aussi un regard, une formidable, une monstrueuse capacité à ressentir les choses et les êtres. Plutôt un handicap, si tu veux mon avis. J’ai, parfois, cette sensibilité excessive. Je la recherche, aussi, parfois. Comme une sorte de poison… »

Une sensibilité qu’on pourrait rapprocher de l’hyperacousie, de l’incapacité même de filtrer les lumières, les bruits, les saveurs et les odeurs du monde. La grandeur d’un poète-écrivain se lie strictement, dans le cas de Proust, à une espèce de pathologie, à une faute de cuirasse voire à une extrême incapacité de se défendre, voire d’attaquer.
Évidemment, si paradoxalement Proust n’avait pas eu ce « handicap » n’aurait pas pu faire revivre son « temps perdu » à d’entières générations de lecteurs dévotes. Il faut donc le remercier aussi d’avoir su protéger son handicap, de l’avoir arrosé au jour le jour, le tenant en vie au sacrifice de sa vie.
Je partage jusqu’au bout ce regard admiratif et stupéfait. Et pourtant je me demande s’il y a vraiment quelque chose en Proust qui n’est pas présente en la plupart des écrivains, poètes et artistes qui ont calqué le plateau de l’existence dans l’indifférence générale…
Si Marcel Proust était un homme exagérément sensible, François Mauriac ou Michel Butor, Antoine de Saint-Exupery ou Albert Camus ne sont-ils pas énormément sensibles eux aussi ? Jacques Prévert, quant à lui, ne me semble pas non plus un modèle de cynisme… Sans compter les personnages comme le prince Léon Nicolaïévitch Mychkine, c’est-à-dire L’Idiot de Dostoïevski…

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Fred Le Chevalier, sérigraphie

« – Et là-bas on exécute ?
– Oui. Je l’ai vu en France…
– On pend ?
– Non, en France on coupe la tête aux condamnés.
– Est-ce qu’ils crient ?
– Pensez-vous ! C’est l’affaire d’un instant. On couche l’individu et un large couteau s’abat sur lui grâce à un mécanisme que l’on appelle guillotine. La tête rebondit en un clin d’œil. Mais le plus pénible, ce sont les préparatifs. Après la lecture de la sentence de mort, on procède à la toilette du condamné et on le ligote pour le hisser sur l’échafaud. C’est un moment affreux. La foule s’amasse autour du lieu d’exécution, les femmes elles-mêmes assistent à ce spectacle, bien que leur présence en cet endroit soit réprouvée là-bas.
– Ce n’est pas leur place.
– Bien sûr que non. Aller voir une pareille torture ! Le condamné que j’ai vu supplicier était un garçon intelligent, intrépide, vigoureux et dans la force de l’âge. C’était un nommé Legros. Eh bien ! croyez-moi si vous voulez, en montant à l’échafaud il était pâle comme un linge et il pleurait. Est-ce permis ? N’est-ce pas une horreur ? Qui voit-on pleurer d’épouvante ? Je ne croyais pas que l’épouvante pût arracher des larmes, je ne dis pas à un enfant mais à un homme qui jusque-là n’avait jamais pleuré, à un homme de quarante-cinq ans ! Que se passe-t-il à ce moment-là dans l’âme humaine et dans quelles affres ne la plonge-t-on pas ? Il y a là un outrage à l’âme, ni plus ni moins. Il a été dit: Tu ne tueras point. Et voici que l’on tue un homme parce qu’il a tué. Non, ce n’est pas admissible. Il y a bien un mois que j’ai assisté à cette scène et je l’ai sans cesse devant les yeux. J’en ai rêvé au moins cinq fois.
Le prince s’était animé en parlant : une légère coloration corrigeait la pâleur de son visage, bien que tout ceci eût été proféré sur un ton calme. Le domestique suivait ce raisonnement avec intérêt et émotion ; il semblait craindre de l’interrompre. Peut-être était-il, lui aussi, doué d’imagination et enclin à la réflexion.
– C’est du moins heureux, observa-t-il, que la souffrance soit courte au moment où la tête tombe.
– Savez-vous ce que je pense? rétorqua le prince avec vivacité. La remarque que vous venez de faire vient à l’esprit de tout le monde, et c’est la raison pour laquelle on a inventé cette machine appelée guillotine. Mais je me demande si ce mode d’exécution n’est pas pire que les autres. Vous allez rire et trouver ma réflexion étrange ; cependant avec un léger effort d’imagination vous pouvez avoir la même idée. Figurez-vous l’homme que l’on met à la torture: les souffrances, les blessures et les tourments physiques font diversion aux douleurs morales, si bien que jusqu’à la mort le patient ne souffre que dans sa chair. Or ce ne sont pas les blessures qui constituent le supplice le plus cruel, c’est la certitude que dans une heure, dans dix minutes, dans une demi-minute, à l’instant même, l’âme va se retirer du corps, la vie humaine cesser, et cela irrémissiblement. La chose terrible, c’est cette certitude. Le plus épouvantable, c’est le quart de seconde pendant lequel vous passez la tête sous le couperet et l’entendez glisser. Ceci n’est pas une fantaisie de mon esprit : savez-vous que beaucoup de gens s’expriment de même ? Ma conviction est si forte que je n’hésite pas à vous la livrer. Quand on met à mort un meurtrier, la peine est incommensurablement plus grave que le crime. Le meurtre juridique est infiniment plus atroce que l’assassinat. Celui qui est égorgé par des brigands la nuit, au fond d’un bois, conserve, même jusqu’au dernier moment, l’espoir de s’en tirer. On cite des gens qui, ayant la gorge tranchée, espéraient quand même, couraient ou suppliaient. Tandis qu’en lui donnant la certitude de l’issue fatale, on enlève au supplicié cet espoir qui rend la mort dix fois plus tolérable. Il y a une sentence, et le fait qu’on ne saurait y échapper constitue une telle torture qu’il n’en existe pas de plus affreuse au monde. Vous pouvez amener un soldat en pleine bataille jusque sous la gueule des canons, il gardera l’espoir jusqu’au moment où l’on tirera. Mais donnez à ce soldat la certitude de son arrêt de mort, vous le verrez devenir fou ou fondre en sanglots. Qui a pu dire que la nature humaine était capable de supporter cette épreuve sans tomber dans la folie ? Pourquoi lui infliger un affront aussi infâme qu’inutile ? Peut-être existe-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation, de manière à lui imposer cette torture, pour lui dire ensuite : « Va, tu es gracié ! » Cet homme-là pourrait peut-être raconter ce qu’il a ressenti. C’est de ce tourment et de cette angoisse que le Christ a parlé. Non ! on n’a pas le droit de traiter ainsi la personne humaine ! »
Fiodor Dostoïevski, L’Idiot, chapitre II

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Fred Le Chevalier, sérigraphie

Il est vrai que l’Idiot de Dostoïevski a été pour moi le plus grand des livres tout au cours de mon adolescence, l’incarnation de l’antihéros qui devient le personnage-phare grâce à sa sensibilité exagérée plutôt qu’en dépit de cette sensibilité même. Il est vrai aussi que je me suis beaucoup identifié en lui, dans ce passé révolu. Mais mon existence ne ressemble pas du tout, quant aux malheurs et aux handicaps, à celle du prince Léon Nicolaïévitch Mychkine ni à celle d’un poète comme Leopardi ou Borges, ou Proust…
Et pourtant, sans crainte de démenti, je peux affirmer que mes parents — très inquiètes au sujet de ma sensibilité qui pouvait selon eux aboutir à une sorte de fragilité… ou même à une auto-exclusion du monde… — ils ont fait le possible pour m’obliger à devenir « normal » (comme notre Président) et pour que je monte une famille, tout en me fabriquant une identité professionnelle dans un domaine honnête et respectable :
« Ne laisse pas le certain pour l’incertain ! »
« L’homme est l’auteur de sa propre fortune… »
« D’abord la vie, après la philosophie ! »
Combien de fois ai-je refoulé mes pinceaux dans la petite valise de bois ! Combien de fois me suis-je obligé à calculer des pourcentages et à écrire des relations techniques dans lesquelles se cachait l’orgueil de l’écrivain ?
« Tu sais si bien écrire, tu sais si bien faire des croquis… »
Voilà le petit compromis que je m’accordais pour voir le gris en rose dans mon travail passionnant, mais dur, riche de possibilités, mais plein d’empêchements !
« Apprends l’art et mets-le de côté ! »
Voilà la phrase la plus récurrente autour de moi tout au long des années 1960 et 1970 : « Apprends les possibilités qu’offre une sensibilité exploitée au-delà de la norme ; mais profite de plus en plus des bénéfices de l’insensibilité. Fabrique-toi un cœur dur ! »
Je n’ai aucune difficulté à admettre que j’avais pris au pied de la lettre ce « diktat » pratique. Je me suis même compénétré dans le rôle ingrat de celui qui traîne les autres dans les initiatives voire dans les petites entreprises professionnelles. Et je me suis trouvé confronté aux incompréhensions, aux ruptures, à la solitude parfois. Pas véritablement la solitude du pouvoir, car j’ai toujours gardé une intransigeance esthétique vis-à-vis des situations sombres ou équivoques qui risquaient de se produire, que j’ai su détourner. Pourtant, cela suffisait, sans me rendre insensible aux exigences des autres, à me rendre antipathique à moi même. Je ne me supportais pas. Ce fut ainsi qu’un jour j’ai décidé de ne pas pousser la pédale au-delà des limites du respect humain, de l’estime et de la compréhension réciproque. Mon avenir professionnel s’est alors transformé en un présent plus dur et engageant. Mais finalement, cela correspondait à mon tempérament, à ma nécessité esthétique de ne pas être responsable de laideurs, fossoyeur de tout ce que j’aimais intimement.
Ensuite, j’ai réussi à m’éloigner des incompréhensions et des ruptures; mettant finalement la profession libérale de côté, pour seconder mon tempérament d’artiste.

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Mais je peux aussi bien citer un échange de boutades que j’avais eu au cours des années avec Franco Farina, directeur de la Galerie d’Art moderne de Ferrare. Un homme extraordinaire et plein de touchante ironie.
En automne 1973 j’allai chez lui avec mon ami Franco Cazzola pour lui soumettre mes aquarelles et mes dessins. Avec une grande loupe lumineuse, Farina examina très sérieusement mes tableaux, avant de constater que là-dedans il y avait un penchant évident pour la « vicenda », c’est-à-dire pour les vicissitudes humaines.
Il me proposa, d’un ton de défi et d’incrédulité, d’illustrer les chants et les personnages du Roland furieux cinq siècles depuis la naissance de l’Arioste (1474-1974).
Je restai perplexe, mais mon ami m’encouragea. L’ambiance de la région Emilia-Romagna, véritable maison d’Atlas, se prêtait fort bien pour y trouver plusieurs sources d’inspiration.
En fait, Farina venait souvent me chercher dans mon bureau et s’amusait à dire que je profitais énormément de la névrose du train train de cette « niche », devenue désormais ma seconde famille.
Ensuite, j’eus l’émotion de cette exposition à côté de grands artistes célèbres, avec un succès immédiat et spontané. Je demeurais embarrassé quand le gardien de la salle d’exposition m’appelait « maestro ». Je restai aussi stupéfait lorsque Franco Farina me dit : « voilà un succès qui arrive tout seul, sans que personne ne doive s’engager pour le défendre ou le relancer, comme il arrive au contraire dans la région Emilia-Romagna… »
Ensuite, mon excessive sensibilité — dont on faisait le possible pour que j’en aie honte — m’a amené à considérer comme impossibles de nouveaux exploits créatifs après celui de Ferrare 1974.
De quelques façons, j’avais désobéi aux désirs de mes parents. L’unique possibilité pour rentrer dans leur estime c’était être gagnant. Selon leur vision sous-entendue, j’aurais dû faire de l’art un métier comme les autres. Rentrer dans de nouvelles règles. Je ne me jugeais pas capable de la détermination ni du cynisme que je voyais dans la plupart des artistes reconnus. Je n’étais pas du tout prêt à devenir adroit, hautain et antipathique, du moins au lendemain de ce « succès » qui avait traversé comme un météore mon ciel et mes tripes.
Quelques ans après, en 1983, j’avait réussi à m’engager dans une double existence où la peinture et la poésie avaient leur espace privilégié ainsi que leur lumière. Mais c’était trop tard pour profiter de la petite gloire que le Roland furieux m’avait sans doute apportée. J’allai voir à nouveau Franco Farina. Très gentiment, pour provoquer peut-être en moi une réaction combattante, celui-ci me dit « Laisse tomber ! Tu n’es pas Picasso… tu as une famille nombreuse ! »
Avec le temps, sans obtenir plus son écoute, par de lettres dévotes je lui avais lancé de temps en temps des signaux, pour lui raconter les pas en avant que j’avais accomplis dans mon travail d’artiste acharné :
« Je vois se développer en moi, de plus en plus, un tempérament d’artiste… »
Plus tard, mon cousin Paolo Perrotti, psychanalyste, m’aurait appris que cela était la chose la moins indiquée de « vanter la faute ».
Vanter la faute ! Pour le seul fait d’avoir un tempérament d’artiste ! C’est comme dire qu’on est né avec des yeux gris, que ce jour-là on pesait quatre kilos et que le premier mot que nous avons prononcé — après une longue attente inquiète de la part de nos parents — n’a pas été maman ou papa, mais « acqua », eau…
Ce matin, cherchant sur Internet pour vérifier si j’avais choisi le bon terme, j’ai trouvé en Herbert French quelqu’un qui a dit mieux que moi ce que veut dire « tempérament d’artiste » depuis la nuit des Temps.

Giovanni Merloni

VALENTINO ZEICHEN POETA ROMANO …

16 samedi Mai 2015

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portraits de poètes

Valentino Zeichen, un poète de Rome, habite encore, heureusement ! sous un abri provisoire mais digne au milieu des pins de Villa Borghese…

PIAZZA DI SPAGNA
ex porto di ripetta – piante facsimili

Di piazza di spagna
la scalinata ha pianta
a forma di farfalla
che per magia di specchi
sembra s’involò altrove
col suo calco riflesso
verso un gemello progetto.
Anche la scalettata
farfalla di marmo
dell’ex porto di Ripetta
ha spiccato il volo.
Causa una piena del Tevere
la barcaccia s’è arenata
in piazza di Spagna
e là è rimasta, semisommersa.
L’architetto Alessandro Specchi

ha riflesso appena un miraggio.

Valentino Zeichen

L’irréalité en « temps réel »

15 vendredi Mai 2015

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portraits de poètes

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L’irréalité en « temps réel » « 

Cela me rassure, l’idée de plus en plus tenace et définitive, que je ne passerai pas sur les ponts de l’histoire pour être regretté ou loué en raison de mes mots ou gestes poétiques jetés sans précautions dans la roue du temps qui fuit. Mais cela ne veut pas dire qu’entre-temps, au cours de ma vie, j’aurais enduré pacifiquement, voire avec insouciance, ce rapport pénible avec le monde qui change. Car j’avoue avoir un corps, et une sensibilité aussi. Mes circuits souterrains, où tout coule péniblement comme un métro malade — à commencer par le sang et les autres essences vitales —, ont la parfaite conscience et même la terreur vis-à-vis de tout ce qui pourrait faire exploser, voire arrêter à jamais le précaire équilibre du sourire et de l’envie de recommencer cette merveilleuse routine du jour et de la nuit. Je me méfie des gagnants. Et pourtant je n’aime pas non plus me placer parmi les perdants et les nuls. » Je reçois aujourd’hui, juste au crépuscule d’une journée très active, cette lettre embarrassante. C’est un vieil ami, avec lequel j’ai partagé une phase tellement refoulée de mon existence que j’hésiterais beaucoup à fouiller dans les souvenirs des lieux enfumés et vagues et des personnes plus ou moins réelles qui ont assisté à nos discussions infinies, à nos efforts de franchir ensemble un obstacle invisible qui s’appelait « vivre ». Partir, mourir, se risquer, s’identifier en quelque chose qui pouvait nous représenter, plonger dans la mer en bourrasque avec l’inconscience de désespéré… que pourtant soutient une irréductible confiance intime… Nous l’avons fait. Nous avons nagé, nous avons créé des familles avec lesquelles nous avons vécu. Et pourtant, une fois gagnée la rive opposée du fleuve, nous nous retournons en arrière. Nostalgiques, peut-être, ou en colère contre nous-mêmes. Ou alors, nous devons faire face à un quotidien où nous n’aurions jamais imaginé de vivre. Un quotidien insensé et pourtant réel… Une irréalité scandée de temps réels. Avec une parfaite synchronie entre le délit et le châtiment, une pénible harmonie entre la peine morale et corporelle et la sensation tout à fait bizarre d’une sorte de liberté pour tous. Nous avons devant cent ans de solitude que nous pouvons brûler dans un seul jour, pour recommencer le lendemain. Quel siècle choisis-je pour mercredi ? Vais-je passer mes cent ans bras dessus bras dessous avec Gustave Flaubert et ses petites obsessions littéraires ? Ou alors avec Giordano Bruno et ses pérégrinations philosophiques au milieu des étoiles ? Je suis de plus en plus convaincu que le métier de l’apprenti sorcier ne me convient pas : une « extraordinaire » solitude à la manière de Jules Verne n’est pas une bonne chose pour moi. Oui, il faut absolument que j’aille rendre visite à Karl Marx et Friedrich Engels. Oui, je le sais en avance, ils seront très contrariés et même égarés devant cette débâcle de la raison, devant cette aphasie des humains, devenus même incapables de se parler réciproquement et d’essayer de faire, ensemble, quelque chose… Je ne peux pas aller seul, il faut que je cherche quelqu’un d’autre qui partage mes convictions. Mais où le trouverais-je ?

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L’illusion de la malle de Pessoa

Ces derniers jours, j’ai suivi la énième illusion, celle de considérer mon blog — déjà plein de portraits et d’inconscience — comme la fameuse « malle » où Fernando Pessoa, dans son incontournable solitude, avait fourré toutes ses voix. Je me suis dit qu’il fallait avoir une obsession et me consacrer à elle. C’était l’unique possibilité pour arriver à des résultats cohérents et, en même temps, de contrebalancer les feux d’artifice de ce monde quotidien hors de nous qui voudrait nous embaucher dans des activités qui ne sont pas vraiment les nôtres… Twitter, par exemple… Comme vous le savez, j’ai entamé un travail de rangement, tout à fait nécessaire, de mes articles. Cela a montré bien sûr combien de pages peuvent se remplir dans l’accumulation aveugle d’une communication généreuse ou tout simplement prolifique. En même temps, dans mon cas, on voit bien que ce travail d’écriture laisse ici ou là de petites ombres. Cette merveilleuse chance du « work in progress » n’est pas qu’un alibi pour reporter « sine die » la mise à jour, voire l’impitoyable révision qui se révèle, au contraire, absolument nécessaire. C’est à ce point là que la contradiction dont je parlais s’est affichée dramatique et presque insurmontable. Je m’étais plongé, par exemple, dans la réorganisation des vingt-trois poèmes qui ont fait l’objet de la « réécriture poétique assistée » des poèmes « d’avant l’amour », dont quelques-uns de mes lecteurs et amis ont été partenaires et témoins empressés. Dans la phase du rangement, dans l’obligation de redonner à chaque poème un encadrement sobre et accueillant, j’ai dû le « séparer » du récit de mes rencontres avec chacun de mes « seconds pilotes », tout en gardant un lien strict et une continuité temporelle entre les deux publications. Par conséquent, j’ai dû lancer dans la toile, vingt-trois nouveaux articles. Juste le temps de deux jours, cela a été un véritable bombardement, qui a suscité, je crois, des réactions différentes. Et surtout mon angoisse. D’ailleurs, je ne pouvais pas « mutiler » mes anciens articles sans montrer, aux intéressés surtout, la solution que j’avais trouvée. Puisque je dois continuer, si je ne veux pas jeter mon blog aux orties — étant donné qu’il suffit d’une faute involontaire ou d’un petit faux pas pour abîmer et condamner à l’oubli même les œuvres les plus généreuses — je regrette un passé, encore très proche, où le rangement de vingt-trois poèmes se déroulait inéluctablement dans les quatre murs d’un endroit anonyme et fort reculé vis-à-vis du monde réel ! Même si l’on travaillait tout adossés à une cloison de carton-plâtre ! Aucun souci d’être entendus dans l’appartement d’à côté. Puisque l’écrivain ne chante ni ne joue du violon ou de la guitare..

Giovanni Merloni

Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

17 vendredi Avr 2015

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Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

« Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… », voilà des mots qui se retrouvent souvent, très souvent chez « Une femme dans la lumière de l’aube », le roman d’exorde de Barnabé Laye dont j’ai amorcé hier un rapide reportage.
Un roman consacré à la femme, donc à toutes les femmes. Un roman dédié en réalité à une seule femme, la mère. Une femme de quelque façon ressuscitée et réincarnée en une autre femme prénommée Germaine.
Mais, comme on a déjà pu l’entendre, l’immense charme de Germaine consiste dans son « rôle charismatique » à l’intérieur d’une communauté fort liée aux traditions où le respect entre les humains est reconnu comme le plus important des trésors.
Ce roman est aussi celui de la responsabilité du nom, de l’héritage d’un devoir parfois embarrassant et terriblement exigeant : celui de « continuer » ce que le père a pu faire de bien dans le monde au cours de sa vie. Le devoir de ressembler au père…

« Un soir s’en est allé un enfant du lignage. Un soir s’en est allé un enfant, de l’autre côté de l’océan. Un sacrifice. Un holocauste. C’est l’époque qui veut ça…
…Alors mon père s’en est allé de l’autre côté de la mer. Premier garçon d’une famille de treize enfants, il n’eût pas été convenable que l’on désignât quelqu’un d’autre. » (page 21)

Comme j’avais écrit hier, j’ai ressenti fortement cette « affinité du chapeau et du père » entre Barnabé Laye et moi. Mais, il n’y a pas que cela. Il y a aussi le tiraillement, parfois déchirant, entre la poésie et la narration — sommes-nous davantage des poètes ou alors des narrateurs ? —, s’ajoutant à la recherche constante d’un flux qui soit affabulation, flux de la mémoire, flux de la pensée, rêverie, mais aussi clarté cartésienne, tandis que notre éducation sévère nous impose des ingrédients indispensables : la rigueur, la logique et la cohérence entre les actes (en ces cas-ci, les écrits) et les paroles (les mots que nous utilisons pour nous frayer un chemin dans la vie)…

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Dans ce premier roman de Barnabé Laye, on ne pourrait pas distinguer où finit la poésie pour laisser la place au roman et vice versa :

« La femme, c’est la terre, c’est l’arbre, c’est le ventre où vient dormir les soirs de pleine lune l’esprit du pays » (page 12)

Mais ensuite, dans les oeuvres plus mûres, les deux expressions deviennent plus autonomes, tout en restant liées, comme deux soeurs affectionnées.
Il est d’ailleurs inévitable que la poésie se radicalise, qu’elle se cale de plus en plus dans une forme spécifique. Ce n’est pas le même langage et rarement des écrivains-poètes ont le même équilibre et la même maîtrise de Victor Hugo en passant du roman au sonnet (ou à l’ode) et vice versa.
Je pourrais faire une longue liste de poètes adorés qui n’ont pas eu la même désinvolture d’Hugo. Le Zibaldone de Leopardi, par exemple, quoique merveilleux, est très lourd pour un lecteur de romans, tandis que ses Canti sont légers, parfaitement coulants de la bouche qui les profère à l’oreille qui les entend. Le même discours s’adapte parfaitement à Ugo Foscolo, à Baudelaire, à Cesare Pavese. En vérité, les Ultime lettere di Jacopo Ortis, tout comme le Spleen de Paris ou La bella estate ce sont de la première page jusqu’à la dernière des poèmes en prose.
J’ai d’ailleurs fort admiré la démarche de Àlvaro Mutis, reconnu comme un des plus grands poètes de l’Amérique du Sud, qui a « réécrit » en prose ses romans courts — centrés sur la figure de Maqroll le Gabier, son personnage charismatique — à partir des textes qu’il avait déjà exploités dans une épopée poétique.
La plupart des romans écrits par des poètes sont forcément courts. Ceux de Mutis comme ceux de Baudelaire, Foscolo, Pavese, et cetera.
Il y a d’ailleurs des écrivains à l’écriture extrêmement poétique comme Antoine de Saint-Exupéry ou Gabriel Garcia Marquez, bien sûr sous l’emprise de personnalités différentes et de civilisations différentes. Et Saint-Exupéry, quant à lui, n’était-il pas un pilote, un grand voyageur, fasciné par ces mêmes mondes lointains au-delà de l’océan d’où jaillit comme fontaine d’eau pure et sauvage l’affabulation luxuriante des auteurs latino-américains ?
Y a-t-il un rapport strict entre la poésie et l’affabulation, cette forme de narration basée éminemment sur l’expression orale, qui se perd parfois dans les mille pistes des dialectes… tandis que dans le cas des auteurs de langue espagnole et portugaise elle parvient à briser l’écran, à traverser les océans d’une part et de l’autre ?
Oui, il y a un rapport sinon une identification.

« …le soir descend en rideau de plus en plus sombre et je marche comme un étranger, dans la rumeur assourdie de la ville, au milieu de ces gens, au milieu des vélos qui bringuebalent et se dandinent, mulets à deux roues portant l’homme sur la selle, la femme en amazone et, sur le porte-bagages, un grand panier de lattes de palmier, comme un ventre rond. Une forte odeur d’épices et la poussière… » (page 14)

Avec ce « voyage dans le pays du père » de Barnabé Laye cette identification entre la poésie et l’affabulation trouve sa source primordiale : la langue. La langue de son pays, qu’il a assimilé à travers les rêveries du « père-mère » et cette répétition de mots magiques : « Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… »

« Germaine dit : c’est la concession, ses deux frères, un cousin et le vieil oncle y habitent, chacun chez soi, avec les épouses, les gosses, les neveux et les nièces, les chiens et les chats et même un âne qui rêve à l’ombre et que taquinent les gamins. » (page 23)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La langue maternelle ne peut pas s’effacer de l’esprit rêveur de Barnabé Laye, comme il est impossible que s’effacent de la mémoire et du geste de Ghani Alani, par exemple, les caractères d’une calligraphie millénaire.
La langue du pays ne peut pas s’effacer… D’autant plus si cette langue ne se condamne pas à l’isolement dialectal, si elle trouve sa force dans la mise en valeur des traditions, des histoires, des fables.
Pour faire ressortir de toute son évidence l’importance de ce trésor de la langue vivante, Barnabé Laye a voulu nous faire vivre son drame le plus profond et caché. Celui de la perte graduelle du contact avec le pays lointain.
Au fur et à mesure de la disparition des personnes plus proches, on se détache des lieux, on a de moins en moins envie de s’y rendre. Mais justement, la musique envoûtante de la voix du père nous aidera à panser toutes les blessures…

« — Comment t’appelles-tu ? dit-elle dans un long soupir. Ça se voit, tu n’es pas du coin… De toute façon, ils sont obligés de nous relâcher… Il faut faire de la place pour ceux qu’ils vont embarquer aujourd’hui. C’est comme ça. Ils ont l’impression de travailler. Pendant ce temps, le chauffeur de l’accident court toujours… » (page 18)
« Elle m’a dit : Mon nom est Germaine, mais tout le monde m’appelle Tati Germaine, par politesse, eu égard pour mon âge. Elle dit : elle aurait pu être ma mère, donc elle pourrait être ma tante. Et puis un nom, c’est magique, le raccourci d’une destinée, c’est une projection dans le futur, le nom est à chaque instant ce que l’on devient… » (page 19)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La voix du père est d’ailleurs la pointe d’un iceberg identitaire, auquel nous devons la force et la beauté de ce roman. Un roman qui résiste au temps en vertu de sa poésie et de sa narration prodigieuse.

« Tu vois… petit… c’est une fumée, c’est tout. Tu comprends, rien qu’une fumée. Le temps d’exister, et plus rien. Elle retourne à l’air, se dilue, elle est lavée par l’air et il n’y a plus de fumée. Elle est cendre que la terre reprend et malaxe. L’homme… cendre et terre à jamais… Tu comprends ? » (page 21)

Barnabé Laye est donc une figure majeure pour sa faculté de transformer la langue populaire, évocatrice et riche d’affabulations, en véritable langue littéraire.
Il suffit de citer les « livres frères » de « Une femme dans la lumière de l’aube », par exemple « Le radeau de pierre » de José Saramago, ou alors « Ilona arrive avec la pluie » de Àlvaro Mutis.

« Un bruit soudain. Quelqu’un heurte à la porte. Dans l’embrasure apparaît le visage poivre et sel du vieil oncle.
— Oh ! je vous dérange… Ce n’est pas urgent. Je reviendrai demain.
Il fit volte-face et son œil droit décrivit un demi-cercle éclair. Avant de refermer la porte, il écrasa à plate semelle un cancrelat qui rêvait sur le carrelage. Le battant claqua dans un bruit de gifle sèche et le silence s’installa debout comme une statue de bronze.
Germaine se détacha et laissa tomber :
— Après tout, tant pis.
…Puis elle se mit à rire d’un rire nerveux, bref, saccadé. Pour conjurer la fièvre, pour se protéger du mauvais œil, pour bander l’œil du vieil oncle, ce point d’interrogation au ventre du soupçon. Elle rit encore, rire humide comme une éponge pour effacer le trouble secret que vient d’éveil le le jeune homme à califourchon sur ses genoux. » (pages 45-47)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Il est clair et certain qu’il y a un lien, une grande affinité d’esprit et de style entre le patrimoine expressif que Barnabé Laye hérite de son pays natal, qu’il transforme en un monde narratif tout à fait original et celui qu’on retrouve partout chez les auteurs de l’Amérique latine. D’ailleurs, il y a une impressionnante coïncidence, quant à la latitude terrestre, entre le Bénin de Barnabé Laye et les pays entre Chili, Colombie et Cuba. Il faut savoir aussi que Barnabé Laye avait écrit, avant ce roman, en 1985, un livre consacré à « La cuisine antillaise et africaine »…

« Le jour maintenant marchait à notre rencontre, la route traversait les plantations de palmiers nains alignés comme des sculptures végétales, leurs larges palmes vertes présentaient vers le soleil encore pâle des grappes de noix rouge et or. Un peu plus tard, une odeur de vase, de crevettes séchés, les marécages venaient à nous, faisant frissonner leurs cheveux de roseaux et de bambou, la mangrove aux arbres géants dormait encore d’un sommeil de palétuvier.
Soudain, un sifflement strident. Une lumière violente projetée sur le camion depuis les bas-côtés surprit le chauffeur… » (page 65)

La culture afro-cubaine ou afro-américaine, qu’on évoque pour nombreuses formes de musique « révolutionnaire », est d’ailleurs une culture reconnue — parallèle vis-à-vis de la littérature européenne, française en particulier — que j’aime et partage énormément, tout en la reconnaissant différente et parfois antagoniste par rapport au modèle européen.

« La maison va et vient au rythme des messagers, des annonciateurs, elle va de nouvelle en nouvelle. Et puis, las de tout cela, de tant parler, de tant écouter, las de pleurer — rire pour ne pas s’inquiéter —, chacun s’en retourne au point zéro de sa misère, de sa solitude… Le crépuscule couvre lentement les rumeurs de la ville, verrouille l’angoisse fermée des portes et des fenêtres et les loupiotes vacillantes s’allument une à une dans les demeures pour chasser la peur de la nuit. » (pages 52-53)

Dans un de ses interview, Barnabé Laye semble se dérober à toute parenté poétique et littéraire. Quitte à déclarer l’importance de la sincérité de l’expression :

« Après avoir lu le roman du Sud-Africain Alan Paton, « Pleure, ô pays bien-aimé », j’ai refermé le livre, complètement bouleversé, comme si je venais d’avoir une révélation… Je me suis dit : C’est cela qu’il faut faire, écrire dans une langue simple et dépouillée ; laisser la musique des mots épouser l’ardeur des sentiments ; traduire la fragilité des existences et la détresse au cœur de l’homme… J’avais quinze ans. Peu de temps après, j’ai dit à mon père que je voulais être écrivain. Il m’a répondu, un peu gêné : Mon fils, ce n’est pas un métier pour un Noir, ce n’est pas un métier pour nous. J’ai toujours obéi à mon père que je considère comme un des hommes les plus intelligents que j’ai jamais rencontré… Alors, j’ai choisi de devenir médecin comme mon oncle maternel que mon père admirait et citait en exemple. En lui annonçant mon choix, mon père me dit à l’oreille, comme une confidence : Et puis, ton oncle, lui, il change de voiture tous les deux ans et il est marié à la plus belle femme du pays ! avant de s’en aller en riant dans sa barbiche. Par ailleurs, pour des raisons que je ne saurais expliquer, je trouvais que la médecine était un métier très… poétique. »

Je crois pourtant qu’il y a objectivement un extraordinaire rapprochement de style, voire de façon de voir le roman et la vie, entre Barnabé Laye et ses contemporains — aînés ou cadets — d’au-delà de l’océan. C’est une piste qu’on devrait fouiller, d’abord pour éviter un classement de ce roman, original et sincère, à l’intérieur d’autres genres de livres suivant l’actualité. Ces livres peuvent être considérés comme importants pour leur intérêt politique ou de témoignage, mais rarement ils ont aussi un véritable intérêt littéraire.
C’est un peu revenir à ma petite (et unique) critique initiale au titre et, surtout, à cette couverture « publicitaire » qui pénalise beaucoup, à mon avis, la portée universelle de « Une femme dans la lumière de l’aube ».

Giovanni Merloni

Le roman de Germaine, un texte prémonitoire de Barnabé Laye I/II

16 jeudi Avr 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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001_laye 1 seghers001 180 Le roman de Germaine, un texte prémoni-toire de Barnabé Laye I/II

« Une femme dans la lumière de l’aube » de Barnabé Laye est un livre profond et juste, dont le message moral et humain va bien au-delà de cette image du titre…. Une image élégante, mais assez « légère », à mon avis, par rapport à la valeur poétique ainsi qu’au contenu réel du roman.
D’ailleurs, cette « femme » évoquée s’appelle Germaine. Guide charismatique tout au long du « voyage dans le pays du père », elle n’est pas du tout une femme quelconque.
(Ce livre aurait d’ailleurs mérité une couverture plus sobre et moins envahissante. Mais j’expliquerai après, avec mon enthousiasme, les raisons de cette toute petite observation…)

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L’année dernière, j’avais assisté, près de l’Espace Mompezat (siège de l’Association des Poètes français) à la lecture, qui m’avait touché, du recueil de poèmes « Par temps de doute et d’immobile silence » de Barnabé Laye ayant comme thème la nostalgie du pays natal et protagoniste absolu le Nil. J’avais même cru que ce poète était égyptien, tellement intense et dramatique, dans l’assistance, résonnait la voix de Claire Dutrey en train de dire ses vers par cœur.
Barnabé Laye est né à Porto-Novo dans le Bénin (1), ce petit pays traditionnellement lié à la France qui s’accoude sur le Corne d’Afrique tout en gardant à son intérieur d’énormes trésors de beauté artistique et naturelle.
D’ailleurs le Nil — cette longue cravate d’eau bénéfique venant du cœur du continent africain pour se jeter d’un air hautain et solennel dans la Méditerranée — représente pour notre Auteur une deuxième patrie africaine, un point de repère de l’espérance.

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Ensuite, j’avais lu quelques-unes de ses poésies, en y découvrant une grande force et cohérence. Une expression assez simple, très proche de la langue parlée, illuminée d’ailleurs par des éclats d’originalité absolue. Mais je ne savais encore rien de cet homme au chapeau, très gentil et toujours souriant, que j’entendais lire ses poèmes d’une voix envoûtante et persuasive… la voix d’un père, d’un guide qui assume ses responsabilités avec un fatalisme joyeux… avec cette capacité de sortir du quotidien d’un instant à l’autre par le coup de queue d’un seul mot, d’une seule phrase remontée subitement à la mémoire…
Récemment, on s’est trouvés par hasard autour d’une table dînatoire et l’on a profité pour échanger sur plusieurs sujets. Ce fut d’ailleurs une rencontre entre deux hommes au chapeau, avec le même attachement fétichiste et fataliste à cet outil primordial.
Peut-être, le petit Borsalino a plané sur la tête de Barnabé de la même façon où le chapeau à la Indiana Jones est devenu indispensable pour moi. Comme mes lecteurs affectionnés le savent, mon penchant exagéré pour le chapeau vient surtout de l’image hiératique de mon grand-père paternel — dont j’ai trouvé rarement des photos tête nue —, tandis que « Père » est le premier mot-clé qui affleure aux lèvres lorsqu’on s’aventure dans le monde poétique et romanesque de cet Auteur exceptionnel pour ne pas dire tout de suite Grand.

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À partir de cette « affinité de chapeaux », j’ai délibérément transformé notre rencontre conviviale en interview. Cela a fait déclencher mon engagement d’esquisser un portrait de Barnabé Laye à travers son œuvre. Je lui ai donc demandé de me parler de ses romans, plutôt que de sa vie.
Il a choisi son premier roman publié en 1988 par Seghers — « Une femme dans la lumière de l’aube » — très adapté au but de retracer le parcours d’une vie consacrée à la poésie et à la littérature.
La liste de ses publications est d’ailleurs assez longue. Des textes importants avaient déjà circulé en France avant ce roman. D’autres livres, dont deux romans, ont été publiés après.
Donc, je dois faire attention et le lecteur aussi. On n’a pas le droit de trancher un jugement ou même une impression à partir d’un seul livre, même s’il est peut-être le plus important de sa vie.
Oui, dans la tradition des patriarches, l’enfant aîné demeure pendant quelque temps le fils unique, celui qui nous cause la plupart des appréhensions et des surprises. Mais après, on s’affectionne aussi à l’enfant cadet, à la fille qui arrive en troisième devenant la coquine du père…
Et pourtant, fermant les yeux après la lecture de ce livre-aîné, j’ai le sentiment d’avoir touché à une œuvre vraiment exceptionnelle. Car je vois là-dedans une heureuse synthèse entre poésie et prose ainsi qu’entre les différentes âmes et formes expressives de cet Auteur prodigieux. Il me semble que cela représente déjà le pivot et le primordial point de repère des créations successives, même si la poésie jouera dans le temps un rôle de plus en plus autonome.

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Dans « Une femme dans la lumière de l’aube » — qu’on pourrait titrer aussi bien « Le roman de Germaine » —, on découvre en filigrane des faits et des circonstances de la vie de Barnabé Laye qui expliquent le rôle primordial que la poésie assume dans la création de sa prose évocatrice et fabuleuse qui ne déborde pourtant jamais d’une architecture narrative solide et cohérente.
D’abord, il y a l’événement crucial du changement brusque de ciel et de vie en 1961, à l’âge très jeune et délicat des 20 ans à peu près, quand Barnabé, ayant reporté le premier prix au bac français dans son lycée au Bénin, eut la chance de partir à Bordeaux pour y suivre ses cours universitaires à la faculté de Médecine, avant de s’installer, en 1971, définitivement à Paris.
Ce serait intéressant d’imaginer la double existence de ce jeune hématologue à la Pitié-Salpêtrière, qui profite de tous les petits intervalles pour écrire des poésies renouant, à travers elles, les fils coupés de sa destinée tout à fait spéciale.
Mais je préfère me plonger avec vous dans cette « odyssée » donnant lieu à une seconde naissance, destinée à remplacer son sentiment de déracinement et d’exclusion vis-à-vis de ses origines intimes…
Je vais donc remémorer dans ma tête les nombreux plans de cette narration « sans exclusion de coups », au rythme envoûtant et serré, où l’on évoque l’importance de la tradition orale et, en même temps, du dialogue intérieur.

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Comme on a pu bien comprendre, ce texte de Barnabé Laye jaillit spontanément, comme une cabale, des mots magiques et solennels du père.
Cependant, ce roman de l’amour du père pour son enfant, que celui-ci partage avec une dévotion sans bornes est aussi le roman de l’amour, aussi réciproque, entre la mère et le fils.
On dirait que ce voyage dans le pays du père est aussi le voyage où l’on espère de ressusciter la mère morte et de reconstruire, à travers elle, l’esprit et l’âme de la patrie.
Un véritable voyage à la « découverte de soi », où trois voix s’alternent et se mêlent dialectiquement :
— la voix du père, qui est aussi la voix du pays ;
— la voix de Germaine, cette femme charmante et charmeuse qui pourrait être une tante ;
— la voix intérieure du jeune protagoniste, qui incorpore en elle la voix et la figure invisible de la mère…

« C’est peut-être cela une mère, cette chose que je ne connais pas… …Ma mère est morte en couches. Les médecins n’y ont rien compris. C’est le cœur. C’est le cœur qui a lâché. L’amour de l’enfant a grandi dans ce cœur, il a grossi, au-delà de toute mesure. L’enfant attendu, après tant d’années de mariage…. Elle a pris l’enfant dans ses bras, l’a couché sur son ventre, l’a recouvert de ses mains et puis son cœur a explosé. Le cœur gros, trop gros, rempli de l’enfant. Et mon père, comme un arbre desséché, est devenu à la fois père et mère pour ce berceau blessé. Cela s’est passé, un soir de novembre, à Villacoublay… Certains soirs, je le sais, au sortir du bureau, il faisait le détour par le cimetière. Mais, de cela, il ne parlait pas. » (pages 24-25)

Pour fondre cette polyphonie en un seul train narratif, basé sur l’unité de l’espace et du temps, Barnabé Laye a dû évidemment recourir à la fiction et au renversement des rôles entre personnages réels et personnages imaginaires.
Dans cet esprit, l’Auteur projette certaines circonstances de son propre destin sur la figure du père tandis que le fils, protagoniste et narrateur à la première personne, serait né en France, à Villacoublay, dans la banlieue parisienne. Donc, au commencement de cette histoire, Celui-ci arrive en Afrique pour la première fois. Il a presque le même âge que l’auteur du roman lors de son décisif départ en France.
Ce renversement est d’ailleurs indispensable pour créer un pont vers les nouvelles générations, en évoquant le drame des gens originaires de pays lointains qui sont gâtés par un contexte fort évolué comme celui de la France, mais sont aussi confrontés au « devoir » de renouer leur lien identitaire avec leurs racines (2).
Bien sûr, il n’y a pas que ce devoir « rituel », imposé de l’extérieur, par quelqu’un qui ne nous connait pas et ne nous connaitra jamais.
Chacun de nous est spontanément sensible à l’hypothèse d’un retour idyllique aux origines, engendré par la nostalgie sincère de notre langue maternelle et de nos propres habitudes refoulées.
Barnabé Laye ressent vivement et intimement ce rappel du pays du père et de la mère.
Il éprouve toutefois un malaise, un poids psychologique, le sentiment d’une situation contradictoire, d’une déchirure qu’on ne guérira jamais.
Voilà pourquoi il décide d’envoyer le fils… à sa place. Car évidemment il n’est pas possible de renouer ce qui a été coupé, désormais. Revenir en arrière c’est une illusion et retourner sur le « lieu du délit » ce serait une faute encore plus grave.
Il décide alors de faire éclater les contradictions liées à l’impossibilité de « faire la navette » entre deux réalités étanches. D’autant plus que cette condition « d’éternel étranger », s’ajoutant aux drames familiaux, se traduit pour ce jeune homme inquiet en empêchement de vivre pleinement une vie normale.

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Dès la première page du roman, ce jeune homme noir se voit catapulté dans son pays d’origine, soudainement perturbé par une tentative de coup d’État et une répression tout à fait inattendue. À son drame personnel s’ajoute, sans transitions, la tragédie d’un pays qui subit de but en blanc une violente transformation l’effondrant dans la détresse et la peur :

« …dans les regards inquiets, les salutations dérident les rires figés : — Que le jour te soit bon. Attention au couvre-feu. — Que le jour te soit bon aussi. Couvre-toi bien, répond l’autre. Puis il lui prend la main et lui parle tout bas de ces choses qui ne peuvent se dire à voix d’homme, il y a eu une réunion secrète hier dans la nuit, tous les ministres étaient présents autour du grand patron, chacun armé jusqu’aux dents, la décision a été prise de frapper fort, de frapper les réactionnaires, tous les mous, les tièdes, les opposants, les étudiants, frapper tous ceux dont le silence et les yeux ne se peuvent supporter… Déjà deux mille cinq cents personnes arrêtées… Couvre-feu, couvre-toi, le frère ! » (page 58)

Au cours de cette « rapatriée » qu’il avait prévu tout à fait pacifique, il se trouve au contraire pris au piège jusqu’à perdre le nord et même à négliger son statut d’étudiant universitaire positivement installé dans une réalité fort équilibrée et progressive. Les événements externes le bouleversent, en l’empêchant de poursuivre le but primordial de sa visite en Afrique.
Heureusement, au beau milieu de cet égarement douloureux, une belle surprise éclate. Il rencontre Germaine et, à travers elle, la voix de la réalité. Une réalité extrêmement dure, mais aussi dense de découvertes et de saveurs.
Dès l’atterrissage de son avion, le jeune protagoniste avait été très mal accueilli par le pays longuement rêvé : on lui avait volé la valise avec tous ses documents, il était tombé dans un piège lors d’un accident de voiture, il était fini en prison.

« — Sujet de sexe masculin, âge 21 ans environ, arrivé d’Europe ce jour par le vol UTA 256, affirme venir dans le pays de son père pour la première fois… Devait loger chez son oncle, mais ce dernier a quitté la ville sans laisser d’adresse… Appréhendé pour vagabondage sur la voie publique et participation à attroupements non autorisés par le préfet de police… » (page 17)

Les perspectives deviennent sombres, jusqu’au moment où il rencontre une silhouette féminine qui lui adresse la parole.
D’une génération plus âgée que lui, Germaine adopte d’instinct le jeune homme l’entraînant dans sa petite communauté.
Elle partage avec bienveillance les souhaits de son hôte qui voudrait rencontrer son oncle quelque part dans le pays ainsi que son père. Mais la petite sérénité initiale, qui avait rempli de curiosité et d’embarras le jeune « étranger », est brusquement interrompue.
Dans une séquelle d’événements de plus en plus menaçants et inattendus, on apprend la mort de l’oncle politiquement engagé et on commence à endurer une crise qui se termine dans un invisible et pourtant évident coup d’État.
Bien tôt, Germaine aussi est menacée et doit quitter son quartier, abandonnant la ville près de la grande lagune.

« Le regard rieur du chauffeur rompt la monotonie des trois pensées parallèles qui vont chacune leur petit bonhomme de chemin… » (page 67)

La partie centrale du livre se déroule ensuite, sur le fond de l’angoisse et de la peur, avec la mise en valeur du charisme du personnage de Germaine, à l’origine une commerçante très vivante et populaire, qui évolue au fur et à mesure, se transformant en guide courageuse et, finalement, en véritable « mère Courage ».

« Au fur et à mesure que le véhicule monte, nous arrivant comme les échos de tam-tams chantants, des voix en chœur prennent corps telles des silhouettes sortant des brumes vers la lumière. »

Tandis que le paysage de ce coin d’Afrique particulièrement exubérant et beau est offusqué par l’escalade militaire et policière du premier ministre, Germaine — telle la femme de l’ophtalmologue de « Aveuglement » de José Saramago — se déplace dans le territoire avec son jeune protégé tout en lui faisant découvrir, en décalage, avec un esprit même gai et insouciant, les traditions des familles et des clans locaux lors d’événements comme des fiançailles, des guérisons et des enterrements.

« Le chauffeur accompagne des lèvres la trépidation de plus en plus distincte qui s’engouffre dans la cabine. Puis, un peu excité, il dit : — Il y a un tam-tam femelle qui fait l’amour… Oh oui ! C’est un tam-tam de peau d’agneau qui vient de Sakéta. Écoutez-moi ça, il y a de l’amour dans l’air, c’est un tam-tam de fiançailles… » (page 68) « Le chef de famille, le cousin Oladé… avait envoyé à Germaine une lettre pour la mander de venir aux fiançailles, cela fait plus d’un mois, la lettre n’est jamais arrivée à destination. Tout marche mal dans le pays. Mais Dieu est grand. Germaine est là, malgré tout. » (page 70)

Entre Germaine et le jeune homme se déclenche, en raison de la différence d’âge, un rapport assez chaste et platonique, jusqu’au moment clou du livre…
Pendant leurs excursions euphoriques et angoissées, la nouvelle éclate de la prochaine arrivée du père. Le jeune homme l’attend longuement à l’aéroport mais ne réussit pas à le rencontrer…
(Et dans ce vide de l’attente, le lecteur s’interroge : depuis combien de temps le fils n’avait-il plus revu le père ? Ce père qui lui avait fait de père et de mère en lui inculquant la voix profonde du pays ?)
Finalement, le père arrive, mais les obtus policiers l’arrêtent et l’interrogent par tous les moyens pendant une nuit. Lorsque finalement le fils retrouve le père, celui-ci meurt.
La séquence accélérée des événements justifie alors le fait le plus inattendu : le jeune fils sans larmes fait l’amour à Germaine sur un petit lit à côté de celui où repose le cadavre du père…
Si je parlais d’un film, je dirais que le climax ayant touché le diapason on pouvait bien s’arrêter là, quitte à faire jouer aux acteurs un « post-scriptum » avec la scène de la disparition violente de Germaine qui, entre-temps, avait engendré l’enfant dont elle avait inutilement rêvé au cours de toute sa vie difficile.
L’auteur avait d’ailleurs besoin d’exploiter le thème de la vengeance pour la mort violente du père. Cela se traduit en une digression ou, si l’on veut, dans une parenthèse où le jeune homme abandonne momentanément Germaine pour rejoindre, en Égypte, un ami italien qui l’aiderait à devenir un révolutionnaire combattant.
Cette parenthèse sans Germaine se transforme rapidement en vision objective d’une réalité dépourvue de charme et de vie. C’est peut-être par le regret de l’ambiance chaleureuse de son pays retrouvé que notre héros découvre son inaptitude complète : il ne sera jamais un révolutionnaire parce qu’il ne peut rester indifférent à la douleur du monde…

«…Il faut que l’homme ait un frère, une sœur, un père, une mère, il faut que l’homme ait une femme, un cousin, une cousine, un neveu, une nièce. Il faut que l’homme ait un chien. Attention… Ne pas oublier le chien, l’homme et le chien, c’est spécial… Il faudra ajouter ça dans la Bible. » (page 122)

Mais il est vraiment harcelé par une destinée hostile. À la rentrée de l’Égypte il est à nouveau arrêté. Ensuite il tombe dans son même piège, se trouvant presque obligé d’achever son propos de « venger le père »… Il prend le couteau que Germaine lui a miraculeusement apporté… et poignarde le premier ministre…
En refermant le livre sur la mort de Germaine… cette femme courageuse jusqu’à l’inconscience, cette femme cultivée qui ne pouvait pas du tout partager ce sentiment obscur d’une vengeance hors de la loi…; en constatant qu’elle est tuée par les policiers parce que jugée coupable de l’agression au premier ministre… je découvre finalement la raison de son nom : elle s’appelle Germaine parce qu’elle n’est pas une mère ni une tante, mais plutôt une sœur, une sœur siamoise !

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Pour conclure ce premier reportage sur « Une femme dans la lumière de l’aube » de Barnabé Laye, je dois signaler l’extrême actualité de ce livre encore aujourd’hui.
Je dis cela, bien sûr, en considération de tout ce qui se passe de terrible et d’horrible en Afrique et dans le reste de la planète de ce temps. Toutes ces tragédies insupportables trouvent dans ce texte d’inquiétantes prémonitions.
Mais aussi, dirais-je, pour cette vision dramatique, que Barnabé Laye nous confie, de l’homme coupé en deux qui voudrait voir autour de lui un monde qui revient aux sources, à l’humain, à la simplicité des communautés ancestrales, au rite de la parole et du geste.

Giovanni Merloni

(1) Au lieu de mettre le lien, je préfère copier ce que je lis dans le web…. à propos du Bénin : « Lagunes et plages bordées de cocotiers au sud, douces collines plantées de savane arborée au centre, monts arides au nord… » « Le Bénin offre un étonnant condensé de paysages africains… Mais sa richesse, c’est surtout son immense patrimoine culturel, ses traditions variées (une bonne quarantaine d’ethnies), son histoire dense et tumultueuse, bien antérieure à la présence coloniale. » « Les voyageurs le savent bien, et lorsqu’ils choisissent de visiter ce pays, c’est bien souvent pour y chercher quelque chose, faire une sorte de pèlerinage, de retour aux sources… » « Le Bénin, c’est aussi la terre du « vodoun », culte « animiste » toujours prégnant qui a essaimé au Brésil, en Haïti, à Cuba. D’ailleurs ce pays « a été marqué par la traite des esclaves, dont des millions furent déportés depuis ses côtes. » « On y rencontre aujourd’hui nombre d’Afro-américains, venus marcher sur les traces de leur histoire. » « Le Bénin vibre enfin d’une réelle vie intellectuelle et artistique. On l’avait d’ailleurs surnommé le Quartier Latin de l’Afrique. » « Quant aux amoureux des grosses bébêtes, ils pourront pousser jusqu’au nord du pays, abritant deux parcs animaliers (dont un partagé avec le Burkina Faso et le Niger). » « À signaler également : le Bénin est le seul pays d’Afrique de l’Ouest francophone à avoir effectué depuis l’indépendance des transitions politiques sans violence. »

(2) Cela arrive à tous, aux Italiens aussi. Les amis français, tout en étant fort hospitaliers et solidaires, ne cesseront jamais de nous rappeler nos origines : « vous allez en vacances en Italie, cet été, n’est-ce pas ? » « Votre bouquin se déroule en Italie, non ? »

G.M. 

Avant, Pendant-Durant et Après l’amour

09 jeudi Avr 2015

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Avant, Pendant-Durant et Après l’amour

Je ne saurai jamais créer une « distance au personnage » suffisante. Même si ce personnage ne me ressemble pas, même s’il endosse des noms extravagants et neutres, celui-ci gardera toujours un aspect redoutable et embarrassant.
D’ailleurs, le déroulement des années ne suffit pas non plus à créer un filtre, un décalage acceptable.

Je me lève
et ma tête se tourne
poursuivant la lumière.
Toi, derrière,
de ton pas taciturne,
tu t’éclipses au-delà
de la ligne incolore
du dernier horizon. (1)

Les fragments de vie que ces poésies « d’avant l’amour » m’ont reportés dans leur inquiétante intégralité ont-ils servi à quelque chose ? Ont-ils créé ou élargi encore plus un gouffre déjà existant ? Ont-ils ouvert une différente vision de ce passé perdu, mort enterré à plusieurs égards ? Est-ce que je serai enrichi ou amoindri au terminus de cette course brinquebalante ? Et les lecteurs fidèles, ceux qui ont essayé de reconstruire la mosaïque ou le puzzle, est-ce qu’ils ont compris ou deviné quelque chose ? Est-il important, voire indispensable, de deviner ou savoir quelque chose ?
Si je m’éloigne vraiment, si je me cale dans ma fosse et que je regarde cette vie écoulée comme le film d’un autre, d’un ami ou d’un frère, je peux tout simplement évoquer une époque révolue, où les vies des jeunes hommes et des jeunes femmes avaient des contours et des couleurs tout à fait inimaginables aujourd’hui. Des vies dérangées et contrariées par des ordres aussi péremptoires qu’inapplicables voltigeant comme de nuages noirs sur un désordre de fond, sur un besoin inné d’insouciance, d’allégresse et d’amour.

Elle est la dernière lune
se perdant dans la chaleur du jour.
Elle est
ce coin reculé
où nos voix s’égosillent
et nos corps se croisent
encore une fois.
Elle est
notre lit endormi
où nos ombres silencieuses
s’effondrent. (2)

Ces poésies « d’avant l’amour » ne sont pas le résultat d’une méticuleuse récolte de traces et de preuves incontestables. Elles ont été « sauvées » plusieurs fois, de façon abrupte et charitable, lors de déménagements qui ressemblaient à des véritables tremblements de terre ou des naufrages. Impossible de leur donner un ordre, d’y discerner ce qui rentre effectivement dans ce limbe de « l’adolescence infinie » et ce qui appartient, au contraire, à d’autres phases de la vie adulte.
Les amants de la poésie savent bien que chaque poésie est un monde, cependant que trois ou quatre poésies en file indienne ne font jamais une histoire cohérente. Mais comment ne pas s’apercevoir, en lisant la poésie de mardi 7 avril, que les deux personnages se promenant le long d’un canal ne sont pas deux adolescents en train de mâcher des gommes américaines ? Elle n’est pas ma camarade du lycée qui se maria à l’improviste, peu après les examens finaux, avec un homme de trente ans qu’elle rencontrait depuis un an désormais. Elle n’est pas non plus la première ni la seconde femme que j’ai aimée dans une alternance de générosité et de masochisme. Il ne rentre pas dans ce climat flou « d’avant l’amour » une histoire de familles traversées par les tabous, les hypocrisies et la peur… Tout agit dans le fond d’un corps embaumé dans une espèce de chasteté protégée et chérie par mille caresses féminines…
Avant l’amour, on assiste à l’amour des autres. Pendant l’amour, on subit le regard envahissant et jaloux des autres. Après l’amour… Il n’y a pas vraiment un véritable « après l’amour », même après notre mort. Nous aurons été vivants, et amoureux, comme Monsieur de La Palisse, jusqu’au dernier instant, jusqu’au dernier souffle.

Ô combien me ressemble
cette mort souveraine
soufflant sans peine
sur nos fronts détendus !
Avec quelle élégance passe-t-elle
avec la nuit, sa sœur jumelle
devant les murs, les vitrines
et nos médiocres rétines
au milieu d’une joyeuse traînée
de cendres et fumées… (3)

Et pourtant la vie reste un mystère. Comme dans cette poésie de mardi ci-dessous. Nous étions mal compris, frustrés, visiblement souffrants : « avec ce poème… nous assistons à un être inquiet… Je pense que vous avez dû vivre une expérience pénible avec une femme que vous avez beaucoup aimé et dont le souvenir vous a laissé un malaise emprunt de remords », m’a écrit une chère amie dans un message très récent. Cependant, quelque chose doit être arrivé, un beau (ou mauvais) jour. Parce que ce même personnage désespéré et pathétique s’effondrant dans les bancs publics avec des attitudes de Pierrot lunaire… est devenu tout d’un coup un homme désinvolte. Un « satirone » (4)

Giovanni Merloni

(1) J’approche d’un mur de plâtre
(2) Foulard céleste
(3) Tes cils clairs font des tours
(4) Un « vieux satyre » en italien

C’est l’heure rousse, intemporelle : la rêverie se veut « intuitiste »

29 dimanche Mar 2015

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Aujourd’hui, au moment d’accomplir mon tour du monde intuitiste — au bout de 20 jours seulement, dans les doubles draps de Passe-partout et de Phileas Fogg —, je peux finalement déclarer, avec un certain soulagement, de façon solennelle, que j’ai franchi une porte. Après avoir exploré les mers et les montagnes qui faisaient le décor et la substance imaginative du monde extérieur des intuitistes, j’ai été admis dans la salle des fêtes (pour me plonger dans leurs musiques) avant d’être autorisé à errer dans les cuisines (pour y respirer les odeurs et goûter les saveurs uniques de leurs œuvres)…
On m’a accueilli et je peux déclarer de ma part que les ingrédients sont sains et les propositions sincères. On ne triche pas chez les intuitistes !
À présent, il ne me reste qu’à expliquer ce que j’ai deviné ou compris… Où était-elle cachée la clé qui m’a ouvert le cœur ardent et l’esprit clairvoyant des amis intuitistes ?
Et bien, jusque de mes premiers pas dans cette jungle merveilleuse, j’avais pu constater l’existence d’un riche patrimoine d’expériences et de rêves qu’on n’hésitait pas à partager. Les artistes et poètes intuitistes ne perdaient pas leur temps à hisser des palissades, ils faisaient spontanément don de leur don, c’est-à-dire de leur talent inné et de leur gigantesque travail.
Mais j’ai commencé à m’approcher de l’essence psychologique et philosophique de l’intuitisme quand je me suis autorisé à suivre librement mon intuition.
Oui, une simple intuition, un petit déclic… Le même claquement des mains ou des doigts qui fait déclencher, chez les intuitistes en même temps un procès de création et de connaissance. Un rapide battement des cils pour ouvrir les yeux à la stupeur, mais aussi pour faire démarrer la pensée.
Oui, la force fédérative de l’intuitisme naît de la force de l’intuition… de ce premier pas indispensable pour activer immédiatement l’intelligence et l’attention vers quelque chose qui nous attend hors de nous.
C’est un acte d’amour qui jaillit moins d’une règle idéologique que d’une découverte.
Je trouve que Pier Paolo Pasolini, Jean-Jacques Rousseau et Abélard aussi ont suivi tout au long de leurs vies prodigieuses, une démarche intuitiste.
Oui, d’accord, il faut savoir copier les maîtres qui nous attendent dans les salles du Louvre. Mais il faut savoir aussi se libérer de ce bagage lourd et contraignant qui conduit souvent à la frustration, à la sensation que tout va se reproduire sans éclat ni originalité…
Il faut se rebeller surtout aux « autorités » soi-disant capables de juger et de compiler des listes.
Un esprit de partage, d’amour et de liberté est, au contraire, la primordiale raison d’être de l’intuition créative.
Mais il faut ajouter à tout cela un point essentiel, si l’on veut éviter de se perdre en considérations académiques et stériles.
J’ai trouvé cela, cette clé indispensable, intuitivement et par hasard, dans deux textes de Michel Bénard, une poésie et une réflexion que vous trouverez ci-dessous, d’où j’ai extrait symboliquement deux phrases : « c’est l’heure rousse… intemporelle » et « la rêverie se veut intuitiste »…
Songeant à cette « heure rousse (aux feux d’automne…) » de Michel Bénard, j’ai tout de suite vu devant moi la « luna rossa » (la lune rousse), jaillissant d’une inoubliable chanson napolitaine. Il s’agit en vérité du disque du soleil, à l’aube et au couchant… Deux moments cruciaux du passage de la conscience à l’inconscience, ou alors de la vie à la mort. Et vice-versa.

Era già l’ora che volge il disio
ai navicanti e ‘ntenerisce il core
lo dì c’han detto ai dolci amici addio;
e che lo novo peregrin d’amore
punge, se ode squilla di lontano
che paia il giorno pianger che si more…
(1)

comme le dit Dante (1). Le moment dramatique et doux de la nostalgie déchirante d’une patrie lointaine et insaisissable, d’une femme perdue qui pourtant nous sourit :

C’était l’heure déjà où tourne le désir
de ceux qui sont en mer quand attendrit leur cœur
le jour où ils ont dit aux doux amis adieu ;
l’heure qui blesse d’amour le nouveau pèlerin,
s’il entend au loin le son d’une cloche
qui semble pleurer la lumière qui se meurt…
(2)

Je me souviens encore une fois d’une expression que mon cousin Paolo Perrotti, psychanalyste, aimait répéter : « la rêverie de la mère allume la volonté de l’enfant… »
Évidemment, dans l’esprit de cette vision freudienne, la rêverie de la mère ne fait qu’un avec l’affabulation et le décryptage pas totalement conscient de la rêverie même qui se déroule au cours de sa traduction en mots. Cela évoque le bouillon de culture, le liquide amniotique où notre esprit retrouve l’assurance qu’il lui faut pour avancer et combattre.
Quand l’heure rousse sonne, le poète se réveille. Bercé par cette nostalgie dévorante, il suit spontanément ses intuitions, écrit des mots sur le verre de la fenêtre, creuse des sillons aux formes étranges dans cette boue anonyme qui de but en blanc assume pour lui une signification tout à fait inattendue.
Voilà, le cercle se referme. Le poète — « fanciullino », tout en évoquant les rêveries de ses nombreuses mères ainsi que de ses maîtres aimés, explore par l’intuition ce monde mystérieux qui l’entoure jusqu’au moment où une volonté créative se déclenche. Une volonté bénéfique, pacifique, altruiste, amoureuse, ouverte.
Giovanni Merloni

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Edith Cohen-Gewerk, Champs de signes

C’est l’heure rousse

C’est l’heure rousse
Aux feux d’automne,
Où la gangue fragile
Des châtaignes éclatent.
C’est l’heure intemporelle
Où les soies du ciel
Caressent l’éternité.
C’est l’éclaboussure
Des feux porteurs
Des prémices hivernales.

Michel Bénard

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Edith Cohen-Gewerk, Silhouettes nocturnes

Rêverie autour d’un signe

…Par le simple jeu d’un trait, en plein ou délié, d’une trace d’encre noire, il nous devient possible d’accéder aux différents degrés d’un monde secret. Il suffit de se laisser emporter vers cette fabuleuse destinée évanescente.
C’est la tentation « intuitiste » de fixer l’impermanent pour quelques fractions de seconde.
Nous demeurons dans le mystère du geste, la magie calligraphique qui nous emporte au travers d’une errance insoupçonnée, d’une rêverie inattendue.
Nous embarquons pour un fabuleux voyage, nous découvrons de vastes paysages, le calame se fait baguettes de coudrier. Le poète devient sourcier !
Nous décryptons les manuscrits anciens, traduisons les incunables, interrogeons les empreintes pariétales, réinventons les incisions cunéiformes.
La rêverie est au bout du chemin et gravite partout autour de nous.
La rêverie appartient au mystère de l’enluminure éternelle.
La rêverie se veut « intuitiste ».

Michel Bénard

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Edith Cohen-Gewerk, L’image cachée

Badinage

Voyez, comment, au jardin des nuées, tendrement tyrannisé d’un souffle vernal, un ciel polisson, perd sa chemise. Ici, sur l’herbe attendrie, dans un chamaillis de brise, elle se pose lande laineuse en frisson de nuage. Heureuse, elle s’effiloche, s’éparpille, ne laissant dans l’air que la soie de ses rubans et de ses filandres blancs et argentés, gris et bleutés.
Allons, ma mie, ne soyez plus si sage car, c’est ainsi qu’au jardin dénudé s’envoleront les lacets de votre corsage.

Béatrice Pailler

Fontaine

Franceleine Debellefontaine, Fontaine

Eaux

Eaux primordiales
Eaux d’avant toute chose
Êtes-vous eaux du commencement
Eaux mères de toute vie ?
Eaux démentielles
Eaux guillotines inexorables
Êtes-vous feux et glaives
Eaux tueuses des destinées ?
Eaux mouvantes
Eaux malléables
Eaux sensibles
Eaux sensuelles
Parlez-nous de l’Atlantide oubliée
Eaux liantes
Vous êtes eaux multiformes
Monumentales sculptures insaisissables.

Barnabé Laye (3)

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Auguste Haessler, Enfants, guerre, rêve

Saisons

Au canal embué, sous l’haleine gourmande d’un baiser matinal, éclosent de pâles flamandes. Brumes en bouquets et vapeurs pommelées se déprennent de l’onde. Ces rondes pelotes peignées de vent, s’épanouissent en corolles blondes. Ici, au ciel clarifié, elles viennent, blancs nonchaloirs, écheveaux dénoués, jouer au carreau de l’aube dentelière. Petite main aux doigts de fée, dans sa paume, la lumière égrappée roule ses grains, se lie de fraîcheur. Au ciel étonné, elle tisse la beauté. Ici, sur sa toile de miel aux lueurs tiédies, s’émerveillent les nuées attendries.

Béatrice Pailler

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Michel Bénard, Glaces

Avec pour seule rumeur

Avec pour seule rumeur,
L’intime caresse de la soie
Du pinceau glissant amoureusement
Sur le lin de la toile,
Semblable à la pensée effleurant
Les contours du corps
De l’âme aimée.

Michel Bénard

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Jacques-François Dussottier (4) Essai numéro 15 

Nocturne

Les jours assassinent
sur la pointe des mots
la nuit qui s’enfuit dans les étoiles.
A la lisière de nos songes
les cris de l’aube
dans un fourmillement d’ombres
s’offrent au soleil naissant
sous des vents d’espérance.

Jacques-François Dussottier

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Jean-Claude Bemben, Le cercle

J’irai boire le feu

Derrière l’écran noir des fumées d’usines
Je monterai sur la longue échelle
Pour allumer le soleil.
Et j’irai boire le feu
Avant la traversée des catacombes
Pourquoi passer des heures à coudre
les souvenirs d’autrefois
Et sentir dans sa gorge comme des nœuds
à la queue-leu-leu
Qu’il faudrait avaler. Et puis s’étouffer ?
J’irai
Moudre les paroles arides
Comme le sel
Comme le sable
J’irai moudre les lourdes mémoires d’entraves
Et attendre que vienne enfin dans ma nuit
Une indicible clarté
Comme une aube qui effleure le bord du jour.

Barnabé Laye

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Jacques-François Dussottier (4), Film

Petite fugue

Être égaré par effraction
j’habite l’instant
de mon absence.
Gestes désappris
à la déliure des choses,
j’ai laissé fuir mes mots
pour mieux les apprivoiser.
Je porte mon seuil
au bord du dire.
Longues errances
en des nuitées nomades,
le temps n’est qu’une impatience
en l’espace perdu de ma solitude.

Jacques-François Dussottier

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Franco Cossutta, Traversée en jaune

(1) Dante, Purgatorio, canto VIII.

(2) Dante, Le Purgatoire, chant VIII, traduction de Jacqueline Risset, Flammarion, Paris, 1988-2005.

(3) « Barnabé Laye, regarde la vie comme un fleuve qui s’écoule, de la même manière que l’on suivrait des yeux le passage d’une femme.
Le poète doit tourner son regard vers le monde afin de mieux s’imprégner de ses secrets, de ses rythmes, des ses chants de la terre qui accompagnent la musique des sphères.
Et si comme la voudrait Barnabé Laye, la poésie était un grand éclat de rire et de bonheur qui ricocherait sur les dômes d’encre de nos nuages noirs, de nos stigmates ?
La poésie comme la voudrait Barnabé Laye, c’est comme une main tendue vers les fruits de l’espérance et qui s’adresse aux hommes de toutes obédiences, de toutes races, couleurs, religions avec ou sans «  dieu », à tous les citoyens de la terre.
La poésie est sans frontières, sans barrières, elle ne sépare pas, ne cloisonne pas, mais rassemble, relie, engendre la connaissance et l’osmose. Elle est partage.
Par la poésie, peut-être sortirons-nous du désespoir pour aller vers l’Amour. »
Michel Bénard

(4) « Art virtuel, fractionné, éphémère, artificiel tout autant qu’évanescent, ce nouvel outil de communication est une ouverture sur le monde où toutes les frontières sont abolies, grâce à l’implantation dans le monde entier de galeries virtuelles où chacun peut présenter ses travaux de recherches …laissons nous porter l’instant d’un clin d’œil dans ce rêve « fractalisé » et sublimé, beau comme l’irisation d’un vitrail au soleil couchant. »
Michel Bénard

Dans les tréfonds des « poèmes d’amour colorés » de Ghani Alani

01 dimanche Mar 2015

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Dans les tréfonds des « poèmes d’amour colorés » de Ghani Alani

Mardi dernier, une invitation insolite, extraordinaire à plusieurs égards m’a catapulté en début d’après-midi dans un appartement clair et calme au sixième étage dans le XVIIIe arrondissement de Paris, qu’assis confortablement dans un bus d’habitués à l’air tranquille et indifférent, j’ai pu rejoindre en une demi-heure.

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J’ai trouvé la porte ouverte. Ghani Alani, penché sur une petite écritoire, était en train de… « peindre » ? Le temps bref d’un instant avant de nous embrasser, tout en suivant sa main ferme en train de faire glisser le calame encré sur le petit parchemin teinté de jaune, je me suis demandé si ce mot « peindre » était approprié, si au contraire j’avais dû l’appeler d’une autre façon ce geste habituel et depuis toujours maîtrisé. Est-ce qu’il « écrivait » ? Est-ce qu’il « gravait » ?

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Après nos effusions amicales, remarquant le fait d’avoir finalement concrétisé un rendez-vous dont on avait parlé depuis une année, Ghani Alani, très généreusement, m’a montré une partie de ses créatures. Puisqu’on a affaire, ici, à de grandes feuilles aussi robustes que subtiles, j’ai eu la chance de voir (et photographier) une centaine d’oeuvres uniques, l’une différente de l’autre, qu’il garde amassées dans des cartons empilés l’un sur l’autre ou prudemment faufilées dans des tiroirs à plusieurs étages.

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Je n’ai vu que la pointe minuscule d’un iceberg gigantesque. Mais cela a suffi à m’étonner et m’enthousiasmer vivement. Car au fur et à mesure que ces feuilles venaient à la surface, réveillées de leur sommeil pour ce énième visiteur que j’étais, le plus grand calligraphe de France m’expliquait, par sa voix chaleureuse et gentille, que chaque tableau était aussi une poésie. Ou plutôt que chaque poésie, jaillissant librement ou douloureusement de cette plume « chinoise », prenait chaque fois des formes différentes ainsi que des couleurs inattendues, jusqu’à devenir un tableau.

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La calligraphie (ou « belle écriture ») représente en plusieurs civilisations (de l’Égypte à la Mésopotamie, de la Chine au Japon) une forme d’expression « universelle » basée sur la mise en valeur d’un alphabet où les idéogrammes et les suggestions symboliques sont encore vivants même si tout cela a évolué. Même si cet alphabet est parlé et écrit par d’entières nations et imprimé au jour le jour dans les journaux d’une vaste portion de la planète. Un alphabet structuré en fonction de voyelles ou de consonnes tout comme dans tous les autres alphabets (grec, russe, hébreu, français, anglais, et cetera), mais avec quelques « ingrédients » en plus.
« La calligraphie appartient à ces précieux outils que possèdent encore le monde moderne pour rapprocher les hommes en un seul unique, celui de l’esprit syncrétique, de la lumière révélée et du verbe d’amour universel… » voilà ce qu’avait dit Michel Benard en occasion d’une splendide exposition de Ghani Alani à Reims, en 2009. « La calligraphie est une sacralisation de l’écriture, un état d’être, une philosophie de vie oscillant entre les fondations immuables de la tradition et les hardiesses libérées de la modernité. La calligraphie est une trace d’encre à laquelle le calame donne naissance sous la maîtrise de la pensée et de la main experte du calligraphe qui transmet sous multiples variations son héritage spirituel, sa connaissance de l’origine qui révèle à l’homme ce qu’il porte en lui mais ne voyait pas. La calligraphie ne se veut pas un simple acte d écriture, mais se doit d’être un acte de vie, un état d’être et de penser, ayant pour but unique d’unir, de relier et d’engendrer une meilleure harmonie de l’humanité. Pérenniser la proximité et l’osmose en élevant le savoir et les esprits. »

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Comme tous les autres occidentaux, je reste toujours stupéfait devant la force symbolique que ces caractères gardent intacte, sans qu’il y ait apparemment l’exigence d’une « explication » ou « traduction » quelconque. Cette observation ne s’applique peut-être pas à tous ceux qui fréquentent au quotidien la langue arabe, capables bien sûr de lire sans difficulté le texte poétique tout en appréciant la beauté indiscutable de l’œuvre d’art qu’elle est.

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Je me demande pourtant, même pour quelqu’un qui parle et écrit couramment en cette langue suggestive et mystérieuse, si une lecture de ces tableaux poétiques, de ces poésies d’amour ou actes d’amour, est vraiment toujours facile. En considération aussi de la signification et du sens des mots, souvent multiple et parfois contradictoire.
Je me demande d’ailleurs si cette « compréhension » est vraiment importante, voire nécessaire ! N’avons-nous pas aimé les chansons des Beatles et Bob Dylan, même si nous en comprenions juste l’inflexion de la voix, en plus d’un mot ou deux seulement ?

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Une compréhension exacte, précise jusqu’au bout, n’ajouterait pas grand-chose, je crois, à la force communicative de cette œuvre prodigieuse. Ici, le secret réside peut-être dans la constance voire dans « l’obsession » de ce geste quotidien, artisanal et poétique à la fois, qui projette la calligraphie sur des supports cohérents aux expositions publiques, aux maisons des collectionneurs, dans l’esprit du dialogue avec tous les gens passionnés et sensibles.

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Je me demande aussi, symétriquement : serait-elle facile à comprendre une « poésie calligraphique », en italien ou en français ? Un chant en vers qui prenait la forme d’un tableau sous les mains d’un artiste calligraphe de Provence ou de Lombardie ?

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Dans notre culture occidentale, nous avons opéré une rupture nette, une séparation presque définitive entre l’utilisation de l’alphabet et la figure anthropomorphe ou abstraite. Même dans les cas exceptionnels d’une recherche calligraphique soignée, qui met en valeur la beauté et la force sémantique de nos caractères, le dessin et la peinture vont suivre inévitablement un parcours parallèle qui n’est pas toujours complémentaire à celui de la parole écrite.

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On observe chez nous plusieurs exemples où les seuls mots ou les seules lettres de l’alphabet, tout comme les nombres, assument un rôle central ou absolu dans l’œuvre d’art. Mais, depuis des siècles, cela n’exclut pas, mais présuppose, au contraire, l’existence « contemporaine » d’une peinture figurative qui se passe presque toujours d’un « texte » quelconque. Même dans l’art abstrait, on ne peut pas exclure la possibilité de l’évocation sinon de la reproduction symbolique de la figure humaine.

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Apparemment, un art basé exclusivement sur les caractères de l’alphabet — intégrés par un goût même raffiné pour les éléments de la nature, comme les fleurs, les plantes, les animaux et leurs traces sensibles — ne pourrait pas atteindre, surtout en Occident, les mêmes niveaux de compréhension d’un public moyen que les œuvres de la peinture classique, où la figure inscrite dans une narration résume en elle-même tous les messages d’un texte écrit et même plus.

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Et pourtant l’œuvre calligraphique de Ghani Alani nous parle, nous touche, nous bouleverse. Même si nous ne comprenons presque rien des infinis messages textuels que l’auteur y a mis. Aimons-nous instinctivement ces tableaux magnifiques tout comme nous aimerions des peintures abstraites ? Oui, peut-être. Très probablement. Mais il y a quelque chose encore, dans les tréfonds de chacune de ses « poésies d’amour colorées » :

« Je ne veux pas que les fenêtres de ma maison
Soient fermées, afin de recevoir toute les cultures de l’univers
Et répandre la mienne en écho. »

« Le grain de ta beauté, mon amour,
Est le point du verbe aimer, plein d’attraction.
Sans cela, qu’aurait été le principe de Newton ? »

« Tes joues cristallines, les perles dans ta bouche,
Sont la traduction de ma poésie lumineuse. »

« Ses mots se sont baignés dans la mer longue,
Puis le poète les a laissés dorer sous un soleil de sable. »

« La ligne calligraphique est une rencontre des rimes amoureuses de la beauté, et le rendez-vous des amis. »

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Notre enchantement est indéniable quand, petit à petit, nous entrons en tant que spectateurs dans l’univers narratif de Ghani Alani, comme le dit aussi Michel Benard dans un de ses délicats poèmes consacrés à l’artiste que vous trouverez ci-dessous.
Indéniablement, celui-ci « transporte » en France et en Europe une culture millénaire, à laquelle il reste toujours fidèle. En même temps, Ghani Alani n’aurait pas pu vivre à Paris, où il connaît nombreux peintres et sculpteurs parmi les plus célèbres, sans en recevoir une provocation, un défi. Voilà qu’il ne se borne pas à un transfert géographique d’un pôle à l’autre du globe ! Tout au long de ses quarante-huit ans d’installation parisienne, il se cale dans le présent avec son immense bagage culturel et visuel, mettant ses inimitables capacités gestuelles au service d’une figuration qui se projette sans transition dans le futur.

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Mardi dernier, tout en regardant les tableaux de Ghani Alani, je songeais, de plus en plus fasciné, à l’étoffe d’un foulard transparent en train de survoler les humains pour devenir lui-même un objet de découverte et de rêve. Je me suis alors souvenu d’une scène inoubliable d’une comédie d’Eduardo De Filippo, acteur et dramaturge napolitain : « Bene mio, core mio » : « Mon bien, mon cœur »). Le dénouement de cette pièce théâtrale se joue en fait autour d’un foulard, ou pour mieux dire d’une étoffe de soie brochée aux pouvoirs thaumaturges… une étoffe dessinée et colorée par un « homme de science » arrivé à Naples depuis l’extrême Orient (1)…
Oui, les parchemins en grand format de Ghani Alani ont une force particulière, le pouvoir de nous transmettre les couleurs et les musiques d’un monde immense aux innombrables trésors. Un monde qui ne nous apporte que du bien.

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Mon incursion dans le monde poétique et figuratif de Ghani Alani n’est pas finie aujourd’hui. J’y reviendrai bientôt, pour lui poser des questions et aussi, pour essayer, avec mes seuls instruments, décrire voire interpréter quelques-uns des tableaux que je suis en train de montrer aujourd’hui.
Et voilà le sujet autour duquel je lancerai alors ma première question. Pour moi, la poésie et le dessin ont les mêmes racines, le même lieu de naissance : la rêverie, la volonté de vivre en dépit de la mort omniprésente, le geste d’amour. Et pourtant mes textes écrits voyagent sur un autre train, ils partent d’une gare et descendent dans une autre à des horaires différents vis-à-vis des tableaux. Je suis un peintre narrateur ainsi qu’un écrivain pictural… mais les deux formes d’expression sont en lutte, l’une contre l’autre, sans trêve.
Ghani Alani a trouvé, au contraire, depuis le commencement je crois, la juste clé, en réalisant une synthèse merveilleuse entre elles. Il a eu le grand courage de lancer ses créatures dans des orbites universelles et, en même temps, l’humilité pour s’effacer un peu, pour cacher quelque chose chaque fois. Délibérément, il laisse flotter dans l’air le merveilleux sentiment du « non-dit » !

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À Ghani Alani

Lorsque le noir d’encre
Révèle la voix du silence,
La musique du calame
Devient le plus beau
Chant de l’homme,
C’est la note sublime,
La ligne qui transcende la poésie,
Où grandit la prophétie,
Où s’embrase la beauté.
C’est la trace du cœur,
Le signe devenant visible
Sur un fond de ciel bleu.
C’est l’enluminure d’un souffle universel
Qui voudrait déposer sur le monde
Le voile de la connaissance.
Lorsque le noir d’encre
Dispense l’éclat de sa lumière,
C’est un fragment de parole sacrée
Réfugié au grain du parchemin.

Michel Bénard

« Ghani Alani est aujourd’hui reconnu comme un grand maître qui, fait très exceptionnel et rarissime s’est vu attribuer deux fois l’Ijazé, la distinction suprême chez les calligraphes et que l’on peut traduire par transmission ou autorisation. Ghani Alani est un homme qui fertilise l’esprit en allant à l’essentiel, il se fait passeur du savoir, des connaissances et disciplines traditionnelles, mais il est un artiste créateur et un enlumineur d’une grande modernité, grâce à lui et à l’ouverture de son esprit sur le monde, il n’y a ni passé, ni présent, tout n’est qu’une longue continuité vers un futur alimenté d’espérance. » Michel Bénard

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(1) Extrait de la scène finale de « Mon bien, mon cœur » d’Eduardo De Filippo :
VIRGINIA — Ce sera faiblesse, mais depuis peu cela finit. (Elle recommence à pleurer, tandis que Lorenzo, d’un air discret, s’approche d’un meuble ancien, fouille dans un tiroir avant d’en sortir un magnifique brocart fin XVIIIe, bien conservé, aux couleurs très vivantes. Puis il avance vers la femme et, par un geste délicat, appuie mollement la précieuse étoffe sur les épaules de Virginia. À ce contact inattendu, elle demeure un instant frappée de stupeur ; puis elle regarde autour d’elle en quête de Lorenzo, de l’air de lui demander la raison de son geste)
LORENZO (il intervient à propos) — c’est une étoffe de soie brochée fin XVIIIe. Vous l’aimez ?
VIRGINIA — (admirative) Que c’est beau ! (Elle a cessé de pleurer)
LORENZO — Savez-vous pourquoi je l’ai posée sur vos épaules ? Parce que cette étoffe a un pouvoir incroyable, extraordinaire. On ne peut pas dire un pouvoir surnaturel, car la fonction qu’elle déroule a été établie scientifiquement avec des preuves de fait. Mais on pourrait même la définir miraculeuse.
VIRGINIA — (fascinée par cette affirmation, elle le questionne avec intérêt) Vraiment ?
LORENZO — Et pour quelle raison devrais-je vous dire une chose pour une autre ? Tous ceux qui se couvrent le corps avec cette étoffe éprouvent une espèce de bien-être ; ils reçoivent une influence bénéfique, capable de transformer en euphoriques manifestations de joie n’importe quel état dépressif de la personne. (Virginia, subjuguée par ce récit fantastique, devient de plus en plus attentive et intéressée) Un grand homme de science de l’époque — ayant fui de l’Extrême-Orient pour des circonstances mystérieuses — fut invité à la cour de Ferdinand IV, pour qu’il essaie d’arracher la Reine de son état de prostration et mélancolie, où elle était tombée, à la suite d’une maladie ou d’un mauvais sort que lui avaient jeté d’obscurs éléments antimonarchiques. L’homme de science prit un mois. Pendant ces trente jours, il dessina et colora lui-même cette coupe d’étoffe que vous avez sur les épaules et finalement il se présenta à la cour, se déclarant prêt pour l’expérimentation, sûr de sa réussite. En fait, la Reine, grâce à cette coupe de brocart, retrouva son esprit gai et vécut heureuse le reste de sa vie.
VIRGINIA — Comment s’explique cela ? !
LORENZO — Tout le mystère consiste dans le dessin et dans les couleurs. Permettez-vous ? (Il soulève un bord du brocart avant d’y pointer dessus l’index pour que la femme le suive dans ses renseignements et précisions, qu’il veut signaler, pour lui rendre plus simple le dévoilement du mystère) Ne voyez-vous pas ce dessin comme il est contourné au départ, et par quelle vigueur prend-il corps, pour décrire ensuite une courbe délicate qui va former de façon inattendue ce nœud ? Cette trace c’est la pensée qui la parcourt, de façon tout à fait indépendante de notre volonté. La pensée se met en marche avec le dessin, devient robuste au fur et à mesure, se plie pour suivre la courbe délicate, et finalement atteint l’enchevêtrement, le nœud. Celui-ci efface inexorablement la tache obscure à la couleur triste que chacun de nous porte sur sa conscience. Quelle est la couleur triste ? Le noir. Quelles sont les couleurs qui se superposent à la couleur triste ? Les voilà. (Il les dénombre les indiquant une à une.) Rose, rouge, céleste, vert… Une fois effacée la couleur triste, les couleurs gaies entrent en fonction. Donc, dès que je vous ai appuyé l’étoffe sur les épaules, vous avez cessé de pleurer.
VIRGINIA — (heureuse du constat) C’est vrai…
LORENZO — Et je vous donne cette étoffe.
VIRGINIA — (flattée) Vous m’en faites cadeau ?
LORENZO — Elle s’adapte à vous tellement bien ! Elle peut vous rendre heureuse.
VIRGINIA — (ravie) Merci.
LORENZO — (avec une simplicité enfantine) Virginia, voulons-nous nous marier ?
VIRGINIA — (avec une adhésion tout à fait sincère) Oui ! (Une longue pause, pendant laquelle les deux se sourient l’un l’autre, pour confirmer leur adhésion réciproque).
Eduardo De Filippo (traduction Giovanni Merloni)

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Pour agrandir les photos ci-dessus (tableaux et dessins de Ghani Alani)
cliquez sur l’image 

Giovanni Merloni

« Puisqu’il en est ainsi… » un nouveau recueil de poèmes de Jean-Jacques Travers

01 dimanche Fév 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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« Puisqu’il en est ainsi… » un nouveau recueil de poèmes de Jean-Jacques Travers

« Mon âme est pleine de chagrin, pourtant je préfère ne pas me plaindre… » : par cette citation du poète suédois Pär Lagersvist, Jean-Jacques Travers entame ses Réminiscences. Un texte poétique qui rentre parfaitement dans son esprit extraordinaire, capable de nous amuser et nous étonner par sa vision philosophique tout à fait libre et libérée de tous les préjudices possibles. Un texte capable aussi de nous toucher intimement, en nous attirant dans un dialogue qui va de quelques façons nous changer. C’est bien sûr le changement du voyage, telle une révolution permanente tout au long de la vie de Jean-Jacques Travers qu’il partage avec nous lecteurs. Mais c’est aussi, surtout, le changement qui se vérifie mille et mille fois au cours de notre vie même. Les mille morts et les mille renaissances de l’homme observant son déchirement et son incrédulité vis-à-vis des merveilles qui s’évanouissent et celles qui s’affichent à l’horizon avant de frôler de près notre peau stupéfaite.
En avril 2014, j’avais présenté ce « vrai poète » à partir de vieilles publications qu’il m’avait gentiment prêtées. À présent, j’ai le plaisir de partager avec vous, avec ces Réminescences, la lecture de quelques poésies que je viens d’extraire du nouveau recueil de Jean-Jacques Travers : Quae cum ita sunt : Puisqu’il en est ainsi…, aux Éditions les Poètes français, disponible près de l’Espace Mompezat, 16, rue Monsieur Le Prince, 75 006 Paris.

Giovanni Merloni

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Réminescences

«Mon âme est pleine de chagrin,
pourtant je préfère ne pas me plaindre »
Pär Lagersvist

De tant d’aveux ourdis mais jamais proférés
J’ai malgré moi, ce soir, si douce souvenance
Que les rudes remous des remords abjurés
Vont s’effaçant, bercés de soyeuses cadences.

Ô vieux mots démodés, vos antiques splendeurs
Résonneront sans fin de nos fracas ultimes
Et ma voix incertaine en ces bris de ferveur
Épellera longtemps les prénoms trop intimes.

Et que restera-t-il de ce corps brun musclé,
De ces yeux, de ces mains, de ce cœur chaud qui vibre
Quand retentira l’heure abrupte et sans clarté,
Quand l’abstrait giclera de ses oblongues fibres ?

Ah que restera-t-il de mes crissants matins,
De mes blonds souvenirs, cendreuses transparences,
Mais que restera-t-il des rires enfantins,
Des fugaces fraîcheurs aux fragiles fragrances ?

Que restera-t-il donc d’une vie éphémère,
De tout ce qui fut MOI de Tout ce qui fut MIEN :
Une pâle mémoire, une carcasse amère,
Un prénom désappris et puis, un soir, plus RIEN…

Véhémences

J’ai vécu d’autres jours, j’ai connu d’autres lieux,
J’ai rêvé d’autres soirs, j’ai veillé d’autres morts,
J’ai tremblé d’autres soifs, j’ai humé d’autres cieux,
J’ai hâlé d’autres cœurs, j’ai hanté d’autres sorts,
J’ai hélé d’autres voix,
J’ai halé d’autres croix…

J’ai vu les nuits d’enfer, étouffé sous les chocs
Du vent polaire abrupt éructant sa rancune,
Et j’ai pleuré, livide en des déserts de rocs,
La mer polie et moite aux branchages de lune…

En des destins confus, verdâtres et vitreux,
Ma pauvre âme a craqué sous le gong des bourrasques,
Emmêlant ses sanglots aux suintements visqueux
Du sang des printemps morts aux parfums lents et flasques…

Mort au soleil ! Mort aux étoiles ! Mort au jour !
Viennent la nuit, la tempête et ses noirs supplices !
En ricanant le vent pourchasse mes amours
Dans les ruisseaux bourbeux, boursouflés d’immondices…

Laterité

Je n’aurai donc été que racleur de miracle,
Débrailleur d’idéal, débardeur d’ironie :
Me voici devenu déserté tabernacle,
Assèchement d’amont, lagune à l’agonie…

Chanson de mon cœur
(Sydãmeni laulu)

Ton Amour était là… Mais je n’en ai rien su :
Il me fut tant donné… Mais j’ai si peu reçu…

Oui, je veux retrouver les marins assoiffés,
Les éclairs alanguis, les grondements d’aurore,
Les délires d’azur, tes cheveux décoiffés,
Tes yeux doux et brumeux, oui, tout revoir encore…

C’était au temps fougueux de mes larges épaules,
C’était au temps d’avant les sourires avides
Des gueules de l’emploi mimant leurs jeux de rôles
Et des pitres piteux aux esbroufes cupides…

Je n’étais qu’impatient, improbable, impétueux
Tout mon être flambait de toutes ses ferveurs,
Incandescent, fiévreux, j’avançais à pleins feux
Et je rêvais alors d’AUTREPART et d’AILLEURS…

Ton Amour était là… Mais je n’en ai rien su :
Il me fut tant donné… Mais j’ai si peu reçu…

Exil intime

Les jours d’ici sont comme des jours d’Après,
D’Après Tout, d’Après moi, sans couleur et sans son :
Abstraite altérité, sans goût et sans regret,
Comme des jours d’Après les jours d’ici me sont…

Ces jours d’Après viendront comme les jours d’Avant
Et seront confondus sous le Temps péremptoire :
Jours d’Avant, jours d’Après passeront tels le vent
Et c’est ainsi, hélas, que l’on écrit l’Histoire…

Jean-Jacques Travers

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(cliquez sur l’image pour l’agrandir)

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