le portrait inconscient

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Une paire de chaussures

13 vendredi Juin 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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récits de jeunesse

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Une paire de chaussures (1962)

​Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais à l’école sans les chaussures.
​Mais personne ne regardait mes pieds nus. Je ne voulais pas bouger ni sortir de mon banc. Entre-temps, je demandais à tout le monde si quelqu’un avait par hasard des chaussures à me prêter.
Mes camarades aussi, ils n’avaient pas de chaussures aux pieds !
​Tout le monde rampait à terre comme des serpents en train de chercher au-dessous des bancs (chacun croyait qu’il était le seul). Tout d’un coup, le gardien arrive, qui nous annonce qu’on peut sortir une heure avant, car le professeur de sciences est malade. Mais personne d’entre nous ne veut sortir de son banc. Plus tard arrive Santa, la gardienne, avec un paquet.
​Personne n’aurait pu deviner que de cette enveloppe serait sortie une véritable paire de chaussures, destinées à l’un de mes camarades.
Ensuite d’autres paquets arrivent, toujours ​avec des chaussures au-dedans (pourtant il n’arrive pas de paquet avec des chaussures pour moi).
​Ensuite, le professeur a entamé sa leçon. Lorsqu’il a reçu son paquet à lui, il a interrompu sa déclamation pour enfiler ses chaussures. Il les a tranquillement enlacées en appuyant les pieds, un à la fois, sur une chaise. D’ailleurs, je suis convaincu que ce professeur-là est capable de m’interroger et de me punir par la suspension si je ne me rends à la chaire. On ne vient pas à l’école avec les pieds déchaussés.
​Hors de cette fenêtre, tout le monde se déplace confortablement les pieds dans des chaussures. Même si cela me semble tout à fait impossible.
​La première chose que j’ai vue, dès que je me suis réveillé c’était… Une paire de chaussures !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 13 juin 2014

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Le petit écuyer

12 jeudi Juin 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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récits de jeunesse

001_scudiero NB 180 Le petit écuyer (1962)

​La belle Angélique toucha d’un doigt son sein, qu’elle perçut dur comme un fruit doux-amer. ​« Ce cœur-ci appartiendra au beau chevalier aux cheveux d’or », se disait-elle, essayant d’imaginer tout le luxe, la beauté et le bonheur qu’il pouvait y avoir dans le monde. ​Elle était en train de penser et repenser à son chevalier doré, quand le petit écuyer passa par là : — ô belle Angélique, lui dit-il, tu ne dois pas penser trop ! À force de penser, tu auras quatre-vingts ans, et tu resteras vieille fille ! Angélique n’avait pas l’air de l’écouter. Tout en caressant doucement ses tresses blondes, elle lui dit : — va-t’en, drôle d’écuyer, tu es trop laid pour mériter mon amour. — Ô belle Angélique, lui dit plusieurs jours depuis une étrange voix. Viens avec moi au château ! — Monsieur, avant, je dois vous voir ! On était au milieu de la nuit. Dans l’obscurité, on distinguait juste une épée et un panache couleur de pervenche. ​Le lendemain, la même voix retourna, au milieu d’une tempête qui obscurcissait le ciel. Angélique était en train d’examiner son corps jeune et frais dans la grande glace. ​— Angélique, belle Angélique, si tu viens avec moi, je te rendrai heureuse ! — Mais avant je veux te voir. (…….)​ — Ne vois-tu pas que je suis là, avec toi, dans ta grande glace ! — Mais, cet homme… là-dedans, il me regarde d’un air sévère. — N’aie pas peur, son cœur est sincère ! La belle Angélique partit, une fleur dans le sein qui lui battait fort. « Qui était-ce cet homme-là ? L’avais-je déjà vu ? Et celui-ci, qui court tout collé au museau du cheval, qui est-il ? » ​Ils furent au-dehors du Royaume, et loin, beaucoup plus loin. ​Jusqu’au moment où le cheval, épuisé, s’arrêta. En soufflant bruyamment, l’animal grattait le terrain avec ses sabots, tandis qu’Angélique dormait, plongée  dans un sourire délicieux. ​— J’ai vaincu la grande bataille pour toi, dit la voix du chevalier. Le roi m’a récompensé avec ce tableau et ce château. Celui-ci est un peu petit, mais nous deux ensemble, nous y serons bien… ​Dans le tableau, Angélique reconnut l’homme de la glace, qui ne cessait d’afficher une expression hautaine, la même que le fils cadet du Roi. Quand le tableau lui glissa des mains, elle vit d’un coup devant elle le regard humble et loyal du petit écuyer sans charme. Elle lui tendit sa main ainsi qu’un joli sourire. Oui, il avait un visage un peu terne… Celui-ci s’allumait pourtant chaque fois que son naturel de fille amoureuse faisait briller en lui un regard sincère. Après cette découverte, elle fut certaine que dorénavant il n’y aurait que le petit écuyer dans son coeur. Les yeux dans les yeux, courbés mollement dans le clair de lune, les deux époux se dirent l’un l’autre qu’autant d’amour n’aurait existé nulle part dans l’immensité du monde.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 12 juin 2014 CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Un été

11 mercredi Juin 2014

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Cesenatico, La Lanterna, récits de jeunesse

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Un été (Cesenatico, luglio-agosto 1962)

Je suis à Cesenatico depuis quinze jours. Je ne réussis pas à m’amuser. Quand je serai à Rome, j’aurai la sensation de ne m’être jamais amusé ainsi que cet été. Maintenant non, il me semble vraiment que je m’ennuie. Peut-être à cause de cela, le matin je me lève tôt pour voir le soleil se hisser au-dessus de la mer Adriatique.
Quand je reviens sur mes pas, le bar Trento est encore fermé. Un de mes amis, Raoul, est juste passé avec la caisse des bouteilles du lait. Raoul flirte avec une châtaine de Modena, Anna Maria, celle qui fait tomber les bras toutes les fois qu’elle parle.
Paola est plus jolie qu’Anna Maria, mais elle a trois ans plus que moi, en plus elle est fiancée !
On a ouvert le bar juste en cet instant. Une fois introduites dans le juke-box les cent lires d’habitude, je me prends un café.
Au matin, la plage est vide. On ne croirait pas que dans deux ou trois heures sept rangs de parasols puissent se remplir comme un œuf. Le dimanche, on ne voit même pas la mer !
Ce sont les Allemands qui arrivent à la plage en premiers. D’ailleurs, ils y vivent. Ils passent d’entières journées étendus l’un sur l’autre, ayant pour but (tentative, vain espoir) de devenir noirs comme les Italiens.
Ils sont les derniers à partir, les Allemands, lorsque Renato enveloppe les parasols fermés dans les plastiques.
Enzo est arrivé tôt à la plage. Lui aussi est de Rome. Avec mon frère, on fait un trio. Mais, désormais, tout le monde est là. Mariano et la Laurina aussi.
— Garçons, dans quel piège suis-je tombé ! Mariano, un Toscan d’Arezzo, est très sympathique. Mais il a un défaut, il est timide. Il est tombé amoureux de la Laurina.

On commence depuis le matin à se débattre dans le cauchemar de « ce qu’on fera ce soir. » On échoue toujours sur la Lanterna, trois cents lires, y compris la consommation. Mais on discute toujours parmi plusieurs propositions. Quelques soirs, on parle même de politique autour des tables métalliques du bar Trento. Le groupe est assez nombreux. Il y a les deux cousines de Modena, Rosanna, Laurina, Enzo, Francesco, Mariano, Bruno (celui qui arbore une erre française), Annapaola, Gabriella (omniprésente, même si elle disparaît chaque fois qu’on songe à elle), et puis Luana. Ah, j’avais oublié : il y a aussi ce type qui tient la chandelle à Rosanna l’accompagnant toujours, parce que son père à elle ne veut pas que s’en aille toute seule. Il s’appelle Zeno, comme le saint protecteur de Trieste.
Depuis la Lanterna, on voit le gratte-ciel. À côté du gratte-ciel, sur la gauche, il y a ce croissant de lune couleur jaune citron ; au rez-de-chaussée, il y a la plage. Sans doute dans la plage il y a des couples qui font l’amour. Jusqu’au moment où arrive un maître nageur pas du tout complaisant qui les chasse hurlant dans son incompréhensible dialecte. Je suis allé à la plage avec Rosanna, juste pour écouter cette belle musique que font les vagues de la mer. Il est tellement sombre qu’on ne voit que le STOP et très flou, au loin, le tremplin.
Rosanna a voulu coûte que coûte monter sur la grande balançoire de fer. Elle a enlevé ses mocassins avant de traverser, pieds nus dans l’eau, ces deux ou trois mètres séparant la rive de la balançoire.
— Désolé, je ne peux pas te pousser !
— Ce n’est pas grave. Tu sais que je suis sur cette balançoire tous les matins… À présent, Rosanna n’est qu’une chose claire qui va en haut et en bas. On reconnaît ses cheveux blonds se détachant contre les étoiles.
Par intervalles, on entend le grincement de la balançoire ainsi que le ressac de la mer, que submerge parfois le murmure confus du peuple de la plage auquel s’ajoutent, au loin, les klaxons des voitures.

J’ai passé une journée entière sans voir Rosanna. J’en ai profité pour me promener tout seul dans Cesenatico : depuis le gratte-ciel jusqu’à l’embarcadère ; depuis l’embarcadère jusqu’au Bagno Conti.
Avant-hier, le patron nous a embauchés pour un boulot impromptu. En échange de boissons à volonté pendant tout le temps du travail ainsi que de cinq cents lires chacun, par de rudes efforts nous avons enlevé les mauvaises herbes de ce rectangle de terre avant d’y installer tant bien que mal un champ de volley-ball. Nous prenions continûment des douches, car la sueur se figeait, tout en se mêlant avec le sable, sur la poitrine, sur le cou, sur les jambes. Nous étions très drôles à voir, avec ces vilains chapeaux de paille en tête que nous avait prêtés Renato, le patron et maître nageur.
Puis nous avons fait un tour (gratis) avec une embarcation de plage à rames, les cinq que nous étions. Près du tremplin, on a été sur le point de nous renverser à cause des plongeons continus et violents suivis par l’effondrement dans l’eau d’un côté ou de l’autre de notre embarcation chaque fois que deux ou trois d’entre nous essayaient de remonter. Nous en étions sans doute trop dans ce bout de bois blanc… Lorsque tout le monde s’est jeté finalement dans l’eau, excepte-moi, j’ai eu l’impulsion de les abandonner à leur destinée. J’ai commencé à ramer dans cette eau lisse et coulante, en me laissant le tremplin derrière les épaules, tandis que les autres me poursuivaient hurlant et nageant. Un type qu’on appelait « Naso » riait comme un fou, tandis que les autres s’abandonnaient à des expressions de rage assaisonnées de menaces débonnaires. Bien tôt le jeu devint stérile. Je revins alors en arrière et je chargeai tout le troupeau.
Le Bagno Conti résultait lointain, hors de visée. Sur le tremplin, raid contre le ciel, il n’y avait plus personne.

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Rosanna m’a parlé de son copain de Milan :
— Il est plus stupide que Zeno. Chaque fois que je sors, même pour m’acheter un cahier, il vient toujours avec moi. Il habite dans le même immeuble que moi, à Sesto.
À mon sentiment, Rosanna habite dans un palais énorme, dans un gratte-ciel, si l’on considère que toutes les personnes dont elle me parle habitent dans son immeuble. Zeno aussi y habite. Nous avons entamé tous les deux la même ritournelle. Cela nous amuse. Elle nous distrait vis-à-vis d’un certain ennui souterrain, serpentant comme une promesse de chagrin :
— D’abord, il y a le Bagno Conti, puis le Britannia, puis le Faustina, puis le Bologna, puis le Cesena, enfin il y a le Bagno Adua.
Près du Bagno Adua on s’est embrassés la première fois. Je me souviens qu’elle s’émerveilla parce que je lui avais lavé la face, et cætera. Ensuite, elle se coiffa devant ce miroir poussiéreux avec le peigne qu’on y avait accroché dessus. Je l’avais toute ébouriffée. Force de l’habitude !
Au Bagno Conti, il y a de pervertis. Ils ont l’aspect de braves gens, parfois de fils à papa. Ils sont tous élégants et délicats. Ils font autant de gestes scandaleux à faire venir la peau de chagrin. Quand il sort un twist de la gueule du juke-box, ils dansent entre eux avec une grâce spéciale ! Toutes les femmes deviennent inutilement folles pour ces visages pâles et décharnés, pour ces yeux mélancoliques et fardés. Rosanna fait partie de celles qui ne trouvent rien à dire contre les « tapettes »:
— Ils dansent tellement bien !

« Manger du sable jusqu’à m’en combler, à me défouler sur autant de bien de Dieu, avec rage. Il n’a pas que la saveur de la terre salée, on y découvre l’arome amer d’autant de choses oubliées par force. Le sable c’est la vie qui se déroule. Si j’en mange, je me révèle à moi même. Si je fais semblant que je suis désespéré, et que j’en mange et j’en crache beaucoup de sable, l’amour même a la saveur du sable. Les caresses sont du sable, les baisers sont du sable. Et lorsqu’on se souvient de quelque chose, c’est du sable qu’on se souvient. Sable sale, parfois. Rosanna dit que le sable est obscène, avec tous ces mégots, ces restes de glaces, ces papiers et ces vomissures. Le sable n’est jamais sale. Elle purifie toute chose, tandis que ce sable frivole des vacances c’est peut-être un amour qui n’a pas eu le temps de grandir. Un amour qui meurt prématuré. Et pourtant, dans cette dernière saveur découragée que j’ai encore dans la bouche, le sable représente encore l’espoir, le souffle angoissé, l’attente de jours heureux ». (1)

À la gare, il y avait Enzo, Francesco et mon père, qui ne cessait de me lancer des recommandations. Comme un marteau. Francesco, ce jour-là, avait mal à l’estomac. Enzo riait, amusé par la scène ou alors me renseignait sur ce qu’il aurait fait tout le temps qu’il serait resté en vacances, tant mieux pour lui, dans ce coin de la rivière de Romagne. Quant à moi, j’étais las et déprimé. Je n’aurais plus vu Rosanna et j’aurais ressenti le manque d’autres choses aussi.   D’ailleurs, chaque départ apporte un vide que rien ne semble combler, tandis que chaque souvenir essaie vainement d’adhérer à une réalité qui ne nous appartient plus.
La gare de Cesena est cette longue marquise, ces deux rails, ces deux salles d’attente, ces vases de géraniums sèches par le soleil. Sur le quai, il y a un troupeau de jeunes filles anglaises plutôt insignifiantes. Mais nous essayons quand même de les draguer. Cela fait rire tout le monde. Nous parlons mal en français tandis qu’elles arborent un italien assez drôle. Mon père m’observe avec perplexité, le front froncé. Francesco ne va pas bien et cela m’inquiète. Voilà, le train est arrivé, il glisse sur le quai avec son typique bruit qui devient de plus en plus lent et cadencé.
— Mais toi, en ces conditions-ci tu pars à Rome ?
Juste à ce moment-là, je me suis aperçu que je suis habillé sans façon, que je n’ai prêté aucune attention à cela.
— Depuis combien de temps ne coupes-tu pas tes cheveux ? Tu ressembles à un berger de la Barbagia.
« Tu as du style… », m’avait dit Rosanna, lors de notre première étreinte…
— Ne m’aimes-tu pas, papa ? Et pourtant, j’ai le « charme de l’homme malpropre » !
— Écoute, ne parle pas en italien ! Fais semblant que tu es, que sais-je ?… Un Allemand.
— Tu pouvais mettre des chaussures, au lieu de ces sandales abîmées ! Mais, la chemise depuis combien de jours ne la changes-tu pas ?
— Celle-ci ce n’est pas une chemise, papa, c’est un T-shirt…
— Souviens-toi, plutôt, de ne pas rater le deuxième train à Bologne !
— Tu verras, je prendrai la ligne directe pour Domodossola.
— Est-ce que l’argent te suffit ?
—Non…
et cætera, et cætera, et cætera.

Je les laisse derrière moi. Je me sépare de l’été, de ses doux rêves célestes. Ce soir, je serai dans cette ville chaotique dont je ne veux pas me souvenir, à présent. Dans cette gare remplie de cohue en sueur, les nerfs à fleur de peau. Ce soir… je devrai signer un armistice avec ces livres qui m’auront attendu au passage… Hélas, s’il n’y avait pas eu cette obligation du rattrapage !
Le train court et Cesena est déjà derrière moi, avec la Rocca, le couvent au sommet de la colline, les toits rouges, les rares édifices industriels. Le train coupe net la plaine soigneusement cultivée rectangle par rectangle ; un pont, un passage à niveau, un paysage descendant où l’on découvre à l’improviste des fleuves, des groupes de maisonnettes blanches, des enceintes ainsi que d’autres campagnes, dans le triste dessin de la solitude soudaine. Le train fait très sérieusement les bruits les plus ridicules au monde, il nous surprend toujours jusqu’à nous distraire parfois de la saveur amère du départ. Le train court sur l’acier tout en soufflant du goudron, de la poussière, de gigantesques ou minuscules énergies. On est tristes, la gueule en larmes lorsqu’on se tourne en arrière.

Giovanni Merloni

(1) Cette « élegie du sable », faisant partie de ce texte depuis l’origine, a été reprise dans le Strapontin n. 24 : Oubli et sagesse de la mer I/II

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 11 juin 2014

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La Muse aux yeux bleus

10 mardi Juin 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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récits de jeunesse

Mes chers lecteurs, je vous propose aujourd’hui un petit conte poétique que j’avais écrit en 1961, c’est-à-dire à l’âge de seize ans à peu près. Ce texte aurait bien pu me servir de trace pour un conte rétrospectif, où j’aurai pu insérer quelques détails ou images que l’expérience peut ajouter au souvenir sans en corrompre la sincérité.
J’ai préféré de laisser le texte comme il était, pour ne pas gâcher cette naïveté dans la découverte du monde extérieur comme matériau poétique, où l’intériorité est encore à la recherche de soi.
Tout en me demandant qui pouvait-elle être cette « muse » aux yeux bleus, je vous laisse découvrir (entre autres) ce qu’il pouvait signifier, pour un jeune inexpérimenté du début des années 1960 le fait de se dire ou se croire « communiste ».
 

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La muse aux yeux bleus
1.
Dans cette année 1960, tout avait changé dans la petite ville. Les nouveaux immeubles ne s’apercevaient pas de la gêne des vieilles maisons ; les visages des jeunes avaient mûri, les gens adultes avaient vieilli ou alors avaient disparu. Le temps s’écoulait. Oh, combien tout cela passait vite !
La petite ville survivait, suivant ses propres rythmes impénétrables. Le petit employé toujours essoufflé dans sa course devant les enseignes et les affiches décollées ne s’en rendait pas compte : le temps courait plus vite que lui, le poursuivant sur les trottoirs avant de le dépasser aux carrefours ensoleillés. Le temps le dépassait toujours.
Les hommes ne cessaient de se détester.
Quelque chose avait changé, peut-être, mais à la surface… Le kiosque des journaux était toujours là, au croisement de la rue des Détenus et de la rue des Geôliers. Dans le marchand de journaux, quelque chose de très important avait changé, au-delà des attitudes physiques. Sa gentillesse n’était désormais qu’une habitude figée, rien que de l’apparence. À bien regarder, on découvrait sur son visage des sillons sinon des canyons d’ennui, de dégoût et d’amertume en lui.
La ville parut étrange au Poète qui la traversait curieux et parfois désespéré ; il voulait s’assurer que la poésie n’était pas morte. Elle aurait souffert encore, aucunement soulagée par ces néons gelés et cette dégradation continue… Pourtant elle ne pouvait pas mourir, ni surtout abandonner sa ville bien aimée la privant de sa protection indéfectible. Rassuré, le Poète fredonna intérieurement une chanson ridicule ayant le pouvoir de le réconcilier avec sa ville. Il l’aimait encore, de reste, avec le même sentiment d’il y a longtemps, le même amour depuis toujours.

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Le Poète repensait à sa Muse perdue.
Malgré ses efforts, il ne pouvait pas traîner dans le souvenir de la Muse aux yeux bleus qu’il avait perdue. Effondré dans son fauteuil, il regardait les fourmis entrant depuis d’invisibles trous, tout en scrutant la montre avec une anxiété incroyable.
Mais la montre ne pouvait rien ajouter à la réalité : il était quatre heures et trois minutes.
Puis il se scrutait dans la grande glace au-dessus de la cheminée. Presque hurlant, il se disait qu’il était laid, qu’en plus il n’était pas un poète tandis qu’il était tout à fait stupide se convaincre de sa propre laideur et de son progressif manque d’inspiration…

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Les lumières compliquées de la petite ville se dévisageaient d’une colline à l’autre en se confiant l’insouciance triste de la dernière chanson d’amour. Dieu, moins compliqué, jugé désormais inutile, se taisait dans le silence sévère des églises. La lune n’était plus à la mode.
Les lumières s’affaiblissaient dans la rue, les maisons amassées contre le ciel se teintaient de rouge, la radio à transistor hurlait depuis la cuisine

Le jour ou la pluie
viendra
nous serons
toi et moi
les plus riches du monde…

et le Poète se sentait lui-même riche… Quand il s’aperçut qu’il s’était laissé transporter exagérément par la musique il se détesta en se classant parmi les gens ignorants et vulgaires. Il reprit son habitude de grignoter le capuchon de son Bic ainsi que de remplir un cahier, avec ledit Bic, de gribouillis et de ratures, de faiblesse et de mélancolie ; il s’aperçut qu’il n’avait cessé d’écouter cette chanson… pendant combien de fois ? Cette musique répétitive l’avait transporté dans un monde d’exagérations et de banalité douceâtres dont il avait même peur. Il se détesta en se classant parmi les gens ignorants et vulgaires.
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Le rideau blanc-gris du troisième étage s’ouvrait et se refermait sur la rue ainsi que sur l’indifférence des hommes. C’était elle, la Muse aux yeux bleus, avec son regard cerné de noir, le rideau suspendu sur le monde, sur l’indifférence des hommes.

« Les mains avides
ne saisissent pas le si… »

Non, cela ne pouvait pas marcher le mot « silence », ni « sillon », auraient été trop évidents. La feuille, froissée avec le soin minutieux des tentatives ratées, s’ajoutait tristement, dans la corbeille, aux autres tentatives ratées.
​Le matin avait un écho sourd, parce qu’il y avait le vide. Le vide du mécontentement, le vide de la déception, le vide de Dieu. Un vide invisible glissait au milieu des gens, flottait sur les vagues de plastique, entrait dans le petit appartement avec les chansons et la misère. Les jours fuyaient, un matin après l’autre.
​Les rares jours qu’il sortait, le Poète esquivait les gens. Pourtant, il n’était pas misanthrope. Il disait qu’il aimait trop le monde pour en supporter les faiblesses. Il disait qu’il était paresseux et déçu par la vie. Il disait qu’il n’était pas un poète parce qu’il n’avait jamais été fou.
​« Lucerne : ville limpide de lait… ces jours… Le petit pont dont on écoute le grincement dans la nuit, les ombres sur les toits de bois… t’en souviens-tu ? Te rappelles-tu, Anna, cette voix de la fontaine qui pendant la nuit augmentait, s’élargissait, montait jusqu’à tes yeux avant de se perdre dans la transparence du ciel, derrière la montagne ? Te souviens-tu des pas de l’aube, de ce crissement qui s’installe au milieu de deux silences ? T’en souviens-tu ? Non, tu ne peux pas te souvenir de mes baisers qui s’attendaient une réponse, un “oui” de ta part. Non, ce ne furent jamais des baisers partagés… »
​Les ombres qu’un peigne a dessinées parfaitement parallèles sur le mur du Consulat Portugais… Ce qu’il suffit ! Encore des gribouillis et de vaines tentatives dans la corbeille, encore ce vide matinal. Dans une fenêtre au troisième étage une lumière s’est allumée, insignifiante et fausse : le rythme d’une autre chanson d’amour en technicolor a déplacé le rideau insignifiant de la fenêtre au troisième étage.

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Il s’habillait avec soin, chaque matin, quand le froid de la nuit se confondait avec les tièdes « bonjours » de l’aube, quand personne ne s’occupe de la mort, et que tout le monde cherche le chaud, au-dessous des couvertures, encore quelques minutes. Il s’habillait bien, avec une sobre élégance. Ce matin-là, il avait rêvé d’images tristes et belles… cela pouvait devenir peut-être une inspiration.
​Mais il avait déjà tout oublié et s’en passait tandis qu’il courait dans l’escalier de la PENSION ITALIE, avec la seule envie d’une brioche parfumée.
​L’odeur de l’aube venait de la scierie et c’était l’odeur de sciure mouillée et de tôle, une odeur aiguë et même agréable s’éparpillant avec le brouillard contre le pavé des rues désertes. De temps en temps, un bus en course, une vieille dame avec son caniche, de temps en temps les blousons de cuir et les visages rouges des ouvriers. C’est ça la poésie : la chaleur de l’omelette jaillissant d’un paquet qui gonfle les poches de chacun d’eux ; c’est de la poésie le sifflement du garçon de la laiterie qui traverse en vélo les ombres faibles des palais ; c’est de la poésie s’arrêter à observer les gens qui soufflent dans leurs mains pour se réchauffer près de la station du tramway… scruter des enfants aux yeux gonflés en train de songer sérieusement à quelque chose de mystérieux, peut-être le premier amour.
​Le bar était comble de ses clients habituels.
— Bonjour… Le Poète, affichant de façon maladroite un sourire courtois, ne peut pas cacher ses yeux fatigués. Un « cappuccino » et deux brioches.
Le patron, sans le saluer, l’observait tandis qu’il s’approchait du comptoir. Tout de suite après il se lança sur la machine du café exprès. Il n’aimait pas le poète parce qu’il était communiste tandis que lui, au contraire, il tenait à le dire, n’était pas fasciste, mais sympathisant du Front National.
— Est-ce que tu as entendu ? Le Gouvernement est dans la crise ! dit un des habitués du bar.
— Comme toujours
Le discours tombait et l’on retournait à causer de football, de cyclisme, de vedettes avec ou sans le sex-appeal, ensuite l’on revenait sur le point crucial : oui, dans deux ou trois dimanches, cet incontournable « avant-centre » serait de nouveau le hors classe qu’on connaît….
Au-dehors, sur le trottoir, les ombres devenaient moins nettes tandis que les odeurs se volatilisaient. Les odeurs et les ombres adorées par le Poète, qui était communiste.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10 juin 2014

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Une décision, 1964

27 mardi Mai 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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récits de jeunesse

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« Il avait fini sa journée, il en avait fini avec sa jeunesse. Déjà des morales éprouvées lui proposaient discrètement leurs services : il y avait l’épicurisme désabusé, l’indulgence souriante, la résignation, l’esprit de sérieux, le stoïcisme, tout ce qui permet de déguster minute par minute, en connaisseur, une vie ratée… Il se répétait en bâillant : — c’est vrai, c’est tout de même vrai : j’ai l’âge de raison.” (Jean-Paul Sartre, L’âge de raison)

Une décision, 1964

Je crois que personne n’éprouve du plaisir, la première fois. On se résout d’abord pour un besoin de parité vis-à-vis des autres, ensuite pour se sentir tranquilles à l’égard de nos possibilités. Mais, au moment donné, quand on a choisi l’heure apparemment la plus adaptée, la femme la moins vulgaire ainsi que la route la plus sombre et solitaire, on désire faire demi-tour, en recouvrant toutes les possibilités de l’existence à brûler, ou écarter, selon notre caprice.
Roberto conduisait ma voiture, à la recherche d’une place où la garer, ensuite non, le bar est trop loin désormais ; on avance ainsi, en quête de bars ou de places libres, le ciel est rouge, les belles femmes glissent comme dans un film rapide devant le pare-brise, je m’ennuie, je ne sais pas si c’est à cause des attitudes de Roberto ou parce que je suis en train de réfléchir… La vérité… Je ne sais pas quoi me répondre, je suis nul surtout quand j’essaie de comprendre moi-même. “À présent, j’ai envie de vivre” : la vie ce n’est pas, cela c’est sûr, le fait de demeurer assis dans une Fiat 500 aux amortisseurs qui craquent comme genoux. D’ailleurs, je ne m’aperçois pas non plus de vivre quand je vais au cinéma ou que je parle au téléphone. La vie ce n’est pas toutes les choses auxquelles on s’habitue.
Roberto se peigne avec attention, il se coiffe avec la raie, il paraît toujours “en ordre”, il n’a surtout pas l’air de se résigner ; il travaille, même si rarement, suivant ses inspirations ou déceptions, dans son parti ; pour beaucoup d’aspects, je l’admire, pour d’autres je perçois ma diversité et je deviens incompréhensif, parfois hostile. — J’ai l’argent, je lui dis, tout de suite après je sens une chaleur m’envelopper comme un remords soudain : l’incapacité de vouloir vraiment me jeter dans l’action, la rage de devoir commencer la phrase avec une allusion à l’argent.
Ce n’est pas le cas de Roberto, bien sûr. Il va sourire intérieurement, mais il ne montrera pas sa réaction. Vous serez au pair, il te donnera les conseils dont tu as besoin, parce qu’ainsi tu feras les choses bien. Mais tu as surtout besoin de compagnie, pour le temps d’après, quand tu seras seul en face de toi même. Il ne s’agit que de commerce, en fin de compte cela demande la désinvolture nécessaire pour acheter un paquet de cigarettes.
Après, tout coulera plus facilement, et tu auras dans la bouche la saveur de lessive des grands magasins, et probablement tu n’éprouveras rien. Ce serait d’ailleurs bien étrange d’éprouver quelque chose (n’importe quelle) rien que posant la main à l’argent ! Tout cela, pour dire à moi-même que j’ai une conscience, c’est-à-dire du discernement, du bon sens. Roberto voudrait me conseiller, tandis que la voiture flâne en long et en large dans le “lungotevere”. Mais j’ai déjà choisi d’y penser après, quand je l’aurai laissé :
— Descends, Roberto, j’y vais tout seul ! Avant, j’avais imaginé de pouvoir dire cela avec énergie, par un détachement héroïque. Maintenant, j’avais peur, craignant que Roberto ne descendît pas, en me contraignant à tout renvoyer aux calendes grecques.

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Je n’avais pas besoin d’affection, ni d’ordure, j’étais froid comme un poisson, même si peut-être je n’avais attendu que cela, pour m’amuser au sujet de moi-même, sur ce que mon corps aurait été obligé de faire. Un étudiant !
La prostituée doit m’avoir ressemblé aux camarades de mon âge — portant des lunettes ou pas —, ayant passé à travers elle sans pitié.
— Veux-tu faire l’amour ? m’a-t-elle demandé, en faisant éclater en moi une hilarité sombre (est-ce que je ne savais rien de ce qui m’attendait, peut-être ?) Par un esprit académique, ou alors scolastique, elle disait la leçon de l’habitude, une habitude quelconque, un métier vieux comme l’histoire et même davantage.
Je conduisais ma voiture de façon très approximative lorsqu’une Giulietta brillante m’aveugla de ses phares antibrouillard avant de me klaxonner dessus.
— Avec le gant, n’est-ce pas ? j’ai demandé. Le « gant », c’est un terme que Roberto m’a appris. Un mot qui danse dans ma bouche comme du sang dans les gencives, j’en ai honte et, en même temps, je me sens comme tous les autres. Certes, l’idée d’avoir une prostituée à bord ne m’exaltait pas, je savais par coeur ce que j’aurais fait pour la première fois, en imaginant dans les détails où elle m’aurait emmené…
Un long instant s’est écoulé depuis que j’ai tourné la voiture dans la ruelle pleine de trous, et que j’ai éteint les phares. Ensuite, d’un geste expérimenté, la prostituée a enlevé sa jupe, tout en ôtant ses slips. Je ne bougeais pas.
— Que faites-vous ? s’agite la femme. Elle a les cheveux roux, mais ici on n’y voit rien, qui sait de quoi elle a peur, après m’avoir traîné jusqu’ici. Ne souffre-t-elle pas la lumière ?
— Sortez-le ! Tout cela arrive mécaniquement, au milieu de malédictions et de rougissements intimes : du respect pour moi même. À la surface, j’ai du toupet. Et pourtant je ne désire pas la toucher, je la regarde agir, tout en posant une ridicule main sur ma poche pour voir si l’argent est toujours là, j’ai même perdu l’aplomb de l’observateur, j’ai chaud, ici l’on suffoque, je voudrais être seul, un livre dans la main, je laisserais tout perdre, si je ne devais payer tout de même. Il est misérable, mais je me suis uni physiquement avec cette femme pour la seule raison qu’en tout cas j’aurais dû payer. En plus, la voiture était bien étroite et je suis grand. J’ai dû m’installer les genoux sur le fond, du côté de son siège. Enfin, j’ai presque oublié moi-même et l’argent…
Tout de suite après, la prostituée soupire et ouvre la porte de son côté. Rapidement, chacun de nous reprend sa place, on est de nouveau deux personnes différentes. Je découvre que j’aime connaître les gens, maintenant que je me suis uni avec une étrangère dans la plus intime des façons. Celle-ci ne donnait pas à cela assez d’importance, elle a allumé une cigarette, en offrant une à moi aussi.
Qu’est-ce que j’ai fait ? Je n’ai pas touché de mes paumes le sommet du néant, je suis seulement plus craintif et indifférent qu’avant, moins vulgaire peut-être. Je ne suis qu’un étudiant ! Trop grand vis-à-vis des nécessités de l’amour dans une Fiat 500, trop pauvre pour envisager d’autres solutions. Il reste dans la voiture une odeur insupportable de parfum et de talc. J’ouvre la vitre, la prostituée est en train de faire pipi dans la rue :
— Je dois faire une goutte d’eau, a dit-elle, immédiatement avant de sortir.
Je ne lui ai pas demandé le prénom, comme l’aurait fait Roberto. D’un coup, je me désintéresse de tout, il ne me reste qu’à me donner des airs allègres et satisfaits, le rejoindre au bar où il m’attend, raconter.

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 27 mai 2014

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L’île qui n’existe plus III/III

12 lundi Mai 2014

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Méditerranée, récits de jeunesse

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Lundi 28 août.
Il est presque soir. J’habite désormais à Loggos, dans un petit cagibi ou cabane pas loin de la mer, qui fut jadis théâtre d’émotions contradictoires et pourtant figées dans ma mémoire comme de statues dialoguantes. Je ne suis plus sûr de rien au sujet de nos discussions infinies, désormais perdues. Je ne me souviens que d’une phrase, qu’elle disait avec insistance : « Tu ne me laisses jamais libre de venir te chercher ».
Le vent de fin août emprunte à la mer le grésillement léger des ailes des mouettes, les coups secs des sabots sur les marches des escaliers, l’odeur intense de poisson. La mer s’étend du promontoire bleu jusqu’au bois gris des oliviers centenaires, fouettés par le vent. Au loin, le ciel, violemment rouge, enveloppe les maisonnettes de plâtre inondant de lumière les murets et les jambes bronzées des enfants. À cette heure, l’aveuglement du soleil est encore plus pénible. J’ai serré les yeux et j’ai vu, au milieu de deux toits, le soleil mourir plongeant dans les poubelles, le soir exploser, le vent s’arrêter.

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Mercredi 30 août.
Dans cet après-midi de vent intense, je me promenais dans un endroit presque désert de la côte de Loggos, sous l’impulsion, tout à fait déraisonnable, d’un rendez-vous d’importance vitale. On m’attendait, sans qu’il y eût aucune invitation. Après ces derniers jours très inconfortables, mon estomac presque vide se moquait de moi, en me faisant voir ces lieux connus (ainsi que le sens de la vie) d’un oeil tout à fait différent. Pendant la nuit dernière, j’avais oublié les événements douloureux liés à la disparition de Virginie, ainsi que mon intention de rencontrer Noelian Grimniov pour signer avec lui un armistice cordial. Au réveil, j’étais à nouveau conscient d’avoir enseveli ma femme au-dessous d’une croix blanche, mais je trouvais tout à fait naturel le fait de m’en être éloigné…
Je m’étais convaincu qu’elle n’avait pas aimé le lieu de son enterrement et j’étais parti en chercher un autre ailleurs, de l’autre côté de l’île. Ce souci, accompagné d’un insupportable sentiment de culpabilité, m’avait porté à croire que Virginie même serait partie à la recherche d’un endroit de son goût. Elle en avait le droit ! En plus, dans les questions pratiques, notre entente avait été toujours inexpugnable… Voilà expliqué mon adhésion à l’hypothèse fantaisiste et opiniâtre de retrouver ma femme — en chair et os ou en habit de fantôme, peu importe — là où nous nous étions connus la première fois.
Je ne l’avais pas trouvée dans la minuscule cabane de Loggos, que je regardais désormais avec indifférence. Il ne restait qu’une petite plage protégée et sinistre où j’avais eu Virginie entre mes bras sans contraintes ni reproches… Et je devais absolument m’y rendre !
Pourtant, dans mon nouveau itinéraire, assez douteux et accidenté, j’eus aussitôt la sensation d’être suivi. Sur mon côté droit, la mer déferlait sur les rochers à pic avant de se faufiler dans de toutes petites baies ; à ma gauche, les rochers se retiraient de temps en temps pour laisser de l’espace au maquis fleuri accroché aux oliviers centenaires, que le vent malmenait. Ce dernier me traînait brusquement vers la rive ou vers la mer, tandis qu’une furie parallèle, à l’intérieur de mon corps, s’adaptait à l’intensité de cette force irrépressible. Mon cœur battait la chamade, rugissait, s’acheminait bien au-delà de mes pas, dans l’étrange sensation de poursuivre à l’infini ma femme, sa dernière silhouette, splendide, souriante, énigmatique. Entre-temps, je croyais entendre mes pas multipliés, comme si j’avais un troupeau de soldats à mes épaules et que j’en étais le capitaine.
Je me demandais si c’était elle, Virginie… Oui, je savais que c’était illogique de la rencontrer de l’autre côté de l’île. Mais si un miracle semblable devait se produire, elle aurait dû venir à ma rencontre, au lieu de devenir mon ombre même. Et, probablement, je me rendais à cette plage « sacrée » dans la conviction, certes désespérée, qu’elle y fût… Dans le fond de mon âme dérangée, combien de fois j’avais envisagé comme tout à fait possible qu’elle ressusciterait ! qu’elle se plongerait ensuite dans la mer profonde avant de traverser l’île par la voie la plus courte, comme le ferait un requin glissant au-dessous d’un vaisseau !
Sans jamais me tourner en arrière, j’avançais péniblement, essoufflé par mes sentiments de culpabilité, émerveillé de ma désinvolture… Pourtant, au fur et à mesure que je retrouvais les traces de la plage perdue, j’entendais, collé aux épaules, le bruit de pas irréguliers qui redoublaient mes propres pas, le craquement des branches brisées, ainsi qu’une fastidieuse haleine sur le cou et dans les oreilles…
Près d’une échancrure où le soleil (s’éloignant à mes épaules) avait projeté une ombre froide, une masse humaine tout à fait réelle pointa, sombre dans l’ombre, juste en face de la mer. Les genoux dans le sable, une jeune fille était en train de creuser autour d’elle un canal, tandis que le vent ne cessait de la déranger en la décoiffant. Désespérée pour son travail que la nature marraine mettait en pièces, elle ne s’était pas aperçue de moi.
— Virginie, couvre-toi, tu auras froid ! dis-je. Sans aucune merveille, elle tourna sa tête vers le ciel jusqu’à mettre à feu ma silhouette d’ombre :
— Je m’appelle Annie.
J’étais debout devant elle, les oreilles en tumulte, les yeux presque inexpressifs. Rien qu’à un mètre de ses genoux et de sa fatigue. Elle me sourit, comme si je la libérais d’une souffrance.
Tout de suite après, une grimace d’horreur traversa son visage. Qu’avait-elle vu ? Par un geste brusque et efficace elle m’invita à m’asseoir près d’elle, de son même côté, les épaules à la mer, le regard adressé au couchant, au-dessus de la crête de la colline touffue. Elle avait dit une phrase mystérieuse : « Laissez-nous deux minutes, juste le temps de parler ! » Étourdi, je ne compris rien, tellement fasciné par la nouveauté absolue qui brisait ma longue solitude. Depuis combien de temps ne parlais-je pas de façon directe et normale avec un être humain ? Je ne saurais pas le dire… Ce fut merveilleux d’entendre couler la vie dans mes veines et dans ma tête, tandis que je parlais et que j’écoutais !
C’était la voix d’une femme simple : quelque chose de moins glissant et insaisissable que les vagues de la mer, une voix délicate, de verre sur le verre. La femme que je rencontrais trop tard, peut-être. J’eus envie de chanter, d’écrire sur le sable. Mais une voix d’homme interrompit par un seul mot — « lâche ! » — cet enchantement dont je ne saurai jamais mesurer l’importance ni la durée. Un couteau brilla à la lumière froide de la lune. Noelian Grimniov me frappa deux, trois fois, jusqu’à ce qu’il trouve la voie de mon cœur.

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Quelques jours après (ayant du sens pour ceux qui vivront encore), le soleil s’étire à nouveau sur l’horizon, s’y appuyant comme une seule bande aveuglante. Les fils et les voiles se fondent dans la lumière et dans le vert transparent de l’eau, où glissent en essaims, poursuivis par les mouettes, les silhouettes sombres et dorées des muges en fuite des abîmes froids jusqu’à la surface tiède… Les mouettes… ces jolis petits canards surfant au-dessus des crêtes blanches des vagues, avant de voler plus en haut que les cimes des mâts et se perdre dans l’horizon…
Je t’aurais sauvée, Virginie, si j’avais été une mouette ! J’aurais suivi le vent jusqu’à ta tombe de boue, je t’aurais libérée en cassant le cristal de mon bec. Ensuite, je t’aurais cachée dans le velours de mes ailes. Tu vivrais ! Et moi, dans mes plumes de mouette, je serais autorisé à me défaire de toutes les carapaces que j’ai endossées, jour après jour, avec la seule mission d’aller me faufiler dans le triangle d’ombre du pont surplombant le port de Gaios, juste pour me battre avec cet homme lâche, dont je ne sais plus le nom… Libre de voltiger dans les cieux lointains, et finalement libre de mourir dans un trou de rocher où le vent bat et la mer vient me caresser…

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 12 mai 2014

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L’île qui n’existe plus II/III

10 samedi Mai 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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récits de jeunesse

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Samedi 12 août.
Pendant l’été de toutes ces années, tous les jours, au couchant, j’attendais près de l’embarcadère de Gaios, comme Rodomont, la descente des passagers venant de Corfou, prêt à tuer mon remplaçant si je l’avais vu.
Maintenant, juste dix ans après, tu es venue ici, dans cette oasis chérie, sur ce fourgon gris qui ne ressemble pas du tout au char funéraire. Noelian Grimniov, sorti indemne de l’accident, a quitté Corfou pour se sauver dans un village du Péloponnèse, de la peur, peut-être… Sa maison au milieu des oliviers attirera, j’en suis certain, d’essaims de retraités mordus du bridge. Noelian, d’ailleurs, n’est jamais resté seul, même dans les toilettes.
Et toi, comment es-tu, en ce moment ? Je te vois identique à ton image d’il y a dix ans, quand je t’ai vue la dernière fois. À présent, tu ne peux pas parler. Donc, tout ce que je te dirai dorénavant ne trouvera pas de réponses… Si jamais je réussirai à me donner une raison de vie en dehors de cette anxiété si tenace, cela ne t’intéressera pas… Mais également, tu m’auras aidé à renaître… une troisième fois !

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Lundi 14 août.
Dix jours se sont écoulés depuis la disparition de ma femme. Soudainement vieux et faible, je vis à côté de son lit humide qu’on ne reconnaît qu’à la dernière minute, renfermé dans des bras de calcaire, protégé par une croix blanche. Celle-ci est ineffaçable, comme la mort. Ou alors elle symbolise une autre croix qui va bien tôt tout effacer. Je me dis pourtant que la vie existe encore, qu’elle existera jusqu’à ce que vivra quelqu’un qui se souviendra de nous.

Mercredi 16 août.
Cette douleur qui semble insupportable vague dans mon corps comme une âme en peine, ou alors s’installe dans un seul point. Elle me transperce et me fatigue, tandis que je me demande si elle est la dernière des souffrances passées ou la première des futures.

Vendredi 18 août.
Depuis que ma femme a disparu, ma vie est encore plus vide. Jusqu’ici, je n’avais pas compris combien elle m’était indispensable. Elle était une drôle de belle femme, ma petite Virginie. Elle m’a donné deux enfants : aucun des deux ne m’écrit depuis longtemps, ni n’envoie de messages à mon ordinateur toujours allumé. Noelian Grimniov les a nourris, les a suivis sans qu’ils ne manquent de rien, enfin les a aidés à trouver un travail en Italie, le mâle à Bologne, la femme à Gênes. Cela a été sa façon de se désobliger. Je ne crois pas, quant à moi, que je ne pourrais faire rien pour eux, même pas moralement.

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Dimanche 20 août.
Le jour que mon fils est venu me voir, j’étais au port de Gaios, en train de fixer l’embarcadère. Je ne croyais pas au télégramme qui jurait sur la mort de ma femme ni à tout ce que les habitants de Lakka m’avaient raconté. Je pensais alternativement que Virginie n’était pas morte (et que Noelian l’avait ravie pour la conduire dans un lieu où ma pensée ne pouvait pas arriver)… où alors qu’elle s’était installée quelque part dans l’île pour me suivre en attendant le moment propice pour se révéler (tandis que Noelian venait régulièrement la chercher, dans l’espoir peut-être de la convaincre à rentrer avec lui à Corfou).
Donc, je m’attendais que celui-ci arrivât, en glissant comme une souris parmi la cohue des gens et des valises… Évidemment, mon attente était imprégnée de pulsions homicides. Si j’avais vu Noelian descendre d’une barque quelconque, je l’aurais tué sans lui donner des explications et, bien sûr, sans lui en demander.
Je ne m’étais pas aperçu de mon enfant. Et, peut-être, si j’avais imaginé qu’il serait venu, je ne l’aurais pas reconnu. Quand je revins tard chez moi, il était là, étendu sur mon lit, en train de fixer le plafond. Dans la pénombre, ses dents de haut affichaient une blancheur étincelante.
— J’imagine que tu es venu pour m’emmener en Italie, je dis, en le regardant avec ce peu de décision dont j’étais encore capable.
Il me parla beaucoup, d’un ton de supériorité et, en même temps, avec la prudence qu’on réserve aux hommes dangereux. Il fit un récit sommaire des derniers jours de Virginie, de ses phrases mystérieuses… des discussions continues avec Noelian, jusqu’à l’éloignement de ce dernier. J’étais tout à fait incapable de lui répliquer quoi que ce soit.
— Je t’ai apporté un téléphone portable, me dit-il pour conclure, de façon que tu ne vives pas complètement en dehors du monde.
Au moment de nous séparer… Il était désormais sur le palier extérieur ; la lune se reflétait dans la nuit au milieu de deux pins courbés. Il courait déjà dans la rue.
— Mais, l’accident, comment s’est-il déroulé ? demandais-je.
— La voiture s’est envolée dans l’air, elle a fait un saut mortel, comme si c’était un ski aquatique… il s’arrêta.
— En tombant, a-t-elle a cogné la tête ?
— Je vais perdre le paquebot ! hurla-t-il, en reprenant sa course.
— Mais, qui était-ce au volant ?
— Maman essayait d’atteindre le port pour attraper la dernière course Corfou-Paxos… Elle voulait renouer avec toi ! ajouta-t-il, avant de disparaître.

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Mercredi 23 août .
Aujourd’hui, j’ai pleuré sur la croix de ma femme jusqu’à me sécher les yeux. Mais, tout de suite après, j’ai éprouvé du bonheur devant le spectacle de la mer et du ciel. Et, chose tout à fait extraordinaire et inattendue, mes sentiments belliqueux envers Noelian Grimniov se sont volatilisés. Je suis devenu même impatient de le rencontrer pour renouer avec lui les amitiés d’autrefois… Je devrais peut-être en remercier mon fils, pour ces mots qui lui ont échappé : Noelian n’était pas au volant… et Virginie l’avait finalement mis de côté ! Pour la première fois depuis de siècles, je crois, j’ai éprouvé un sentiment de libération vis-à-vis de ma honteuse dépendance conjugale !

Jeudi 24 août
À mon réveil, j’avais pris la décision solennelle de me rendre, le plus tôt que possible, au port de Gaios avec une petite branche d’olivier dans les lèvres… Une étrange certitude s’était emparée de moi : Noelian Grimniov avait raté l’enterrement de Virginie, mais sans doute il n’aurait pas résisté longuement sans apporter des fleurs à son tombeau ! Mais cela ne pouvait pas arriver immédiatement. J’en ai profité pour m’accorder une pause. J’ai demandé aux frères Grammatikos de m’amener à Loggos, le village anglais où j’avais rencontré Virginie la première fois. Là-bas, j’ai erré, seul, tout au long de cette côte orientale, assez paisible et tranquille. Depuis quelques centaines de pas, je me suis aperçu d’un brusque changement, de l’explosion soudaine de nouvelles émotions… Ma solitude, dont j’avais ressenti la cruauté pendant autant d’années, était en train de devenir une source de paix et même de sérénité. Maintenant, mon amour demeurait avec tout mon être au-delà de la porte étroite que j’avais renfermée moi-même, en me rendant égoïstement fidèle à mes propres obsessions… Virginie cessait d’être la seule chose qui existait. En même temps, toutes les beautés du monde venaient à ma rencontre avec ses attitudes à elle, son sourire, sa silhouette unique.

Vendredi 25 août.
Depuis un changement s’affichant à l’origine positif, c’est- à-dire après avoir retrouvé un début d’équilibre dans mes rapports avec le monde, j’ai pourtant – je ne sais même pas pourquoi – changé mes habitudes. Tout comme hier, je me suis rendu tôt le matin au nord-ouest de l’île pour m’asseoir, le temps d’un café, près de la croix blanche se détachant comme un phare là où gît ma Virginie. À midi, je me suis précipité dans la place de Lakka pour attraper le mini-bus des frères Grammatikos et, au lieu de faire la course entière jusqu’à Gaios, je suis descendu avant, près d’une petite église au milieu des oliviers. Ensuite je suis parti à la recherche d’une cabane peinte en blanc et bleu dont je me souvenais bien, au fond de la plage de Loggos… que je n’ai pas trouvée.
En fait j’ai eu la sensation que Virginie me suivît, ou plutôt m’attendît en deux ou trois endroits différents  de l’île. Ou alors, qu’elle protestât, en prétendant que je lui trouve un lieu plus adapté à sa personnalité pour y passer le reste de son éternité.
Cette pensée dépourvue de logique contredisait, évidemment, toute hypothèse de pacification avec le monde et avec moi même. Et pourtant, je n’y peux rien. Virginie est devant moi, derrière moi, partout. De toutes ses forces elle voudrait m’empêcher d’aimer librement, de m’attendre à de nouvelles rencontres. Et pourtant je m’effondre volontiers dans cette mer d’incertitudes.

Samedi 26 août.
Avec la vieillesse, j’ai appris à aimer comme les enfants. À aimer sans qu’il y ait la nécessité de le dire, de chercher des mots pour cela. À présent, rien ne me trouble ni ne m’agace. Aucune carcasse — abandonnée sur la plage ou encastrée dans le maquis — ne me répugne comme l’exhibition de mes intimes sentiments.
Je n’ai pas honte d’aimer, mais j’ai finalement la pudeur de me taire à ce propos. Dorénavant, je me bornerai à graver mon secret sur les écorces des pins et sur les sables, à confier mes paroles à la mer, comme si c’était depuis toujours mon complice m’attendant les bras ouverts. D’ailleurs, je n’ai jamais parlé ouvertement avec personne, en dehors des mouettes, du vent féroce et du fantôme de Virginie.

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10 mai 2014

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L’île qui n’existe plus I/III

09 vendredi Mai 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Méditerranée, récits de jeunesse

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Vendredi 4 août 2000
Aujourd’hui, revenant de la mer dans ma chambre au bout de l’île, j’ai trouvé un télégramme envoyé de Corfou : ma femme Virginie est morte la nuit dernière. Me voyant seul, seul plus que jamais, j’ai dû pleurer. Ensuite, je me suis efforcé de sourire et j’ai juré aux étoiles, comme le font les enfants, que je ne verserai plus de larme…

Chère Virginie,
J’avais tort en prétendant pour nous deux une île imaginaire, un lieu où tout est parfait. Et pourtant cette île, que nous considérions comme « inexistante », a existé pour moi. Aussi bien dans mon esprit que dans mon âme. Je l’ai piétinée pendant dix ans au jour le jour, j’y ai trouvé des amis, libre de parler ou de me taire sans qu’il y ait personne qui s’attend au contraire… Maintenant, après ton absurde disparition, cette île n’existe plus !

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Samedi 5 août
Peut-être demain je viendrai t’apporter tes objets… Non, ce sera toi qui viendras t’installer près de moi… Je vis dans cette étrange certitude, même si je devrais être objectif, pour une fois. Devrais-tu désirer un havre de calme auprès de moi ? Je ne peux pas me cacher la vérité d’une vie entière où… tu n’as jamais enduré ma compagnie. Et J’ai peur que nos enfants t’aient empêché de penser à moi. En même temps, je l’espère : le pardon ne m’apporterait rien.
Tu n’imagines pas combien ma vie a changé, Virginie. Je vis au jour le jour, je ne lis plus mes Maupassant et Flaubert préférés, je garde juste ce vieux Pavese tout décousu. Je suis surtout navré à l’idée que tu n’as plus vu notre île depuis la dernière fois que nous y sommes venus ensemble, de nos beaux temps. Tu étais tellement belle, Virginie, avec ta robe verte aux petits pois blancs… qui sait où elle est finie. Peut-être, l’ont-ils ensevelie avec toi ?

Dimanche 6 août.
Au cœur de la nuit, j’ai traversé le village de Lakka et j’ai atteint en quelques minutes la fraîcheur de la baie : le vent frappait de façon bizarrement rythmée les fils métalliques d’où le linge avait été enlevé. Je me suis éloigné de la dernière maison habitée, trébuchant de temps en temps contre les racines des arbres frôlant la rive. Suivant mon étrange goût des contraintes inutiles, j’avançais sans une torche, m’orientant dans le noir comme les aveugles. En tâtonnant les rambardes de bois, les murets et les poteaux électriques, j’ai reconnu enfin ce petit amphithéâtre de briques où nous passions jadis des heures de calme absolu… Sans hésitation, j’ai trouvé la place que j’occupais, juste en face d’elle… J’ai murmuré son nom, comme si je parlais au téléphone : allô, allô ! Virginie, tu es là, comme d’habitude ? J’ai eu une ou deux fois l’impression qu’il y eût une réponse, un écho venant des vagues.

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Lundi 7 août.
Étendu sur une chaise longue dans un coin protégé… j’ai interrogé les étoiles. La nuit s’est écoulée par une vitesse inexplicable… Quand les premiers rayons de l’aube ont commencé à caresser les rochers, je me suis mis en marche ou, pour mieux dire, j’ai entamé la traversée de cette rive caillouteuse. J’ai trouvé une jolie échancrure au Nord-Ouest… Là, petit à petit, le nœud à la gorge, j’y ai enseveli le peu de choses que j’avais de ma femme, tout en creusant profondément, définitivement. J’ai gémi jusqu’au moment où le soleil rouge a pointé, grand comme un géant. Par rapport au soleil, rien ne semble vraiment grave. J’ai décidé alors de me secouer, d’arrêter de me plaindre encore.
Le sable était humide, propre, parfumé. Tandis que la pelle descendait et que le jour se levait, le sable augmentait, serrant dans ses bras le visage de Virginie ne faisant qu’un avec la vitre qui l’emprisonnait. Enfin, j’ai voulu tout recouvrir, à la hâte, rageusement, convaincu pour un instant que là-dessous il n’y avait que son fantôme ironique et moqueur.
Virginie dort maintenant au-dessous d’une croix en marbre blanc bien équarri, juste à côté du vacarme des hors-bords qui se croisent violemment autour du promontoire, tout près de la vie et de la mort des autres ; protégée, renfermée à l’intérieur d’intouchables remparts.
Là-bas, avec les cailloux de la plage rassemblés en forme de foyers, d’hommes et de femmes, j’avais le sentiment opiniâtre de ressusciter autour d’elle un quartier entier où elle aurait pu se promener, bronzée et déshabillée… Dans ce mausolée fourmillant de mémoires, je l’ai ensevelie avec ma pelle de terre et mes fleurs de cailloux. Là demeure son lit le plus scandaleux.

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Mardi 8 août.
Je suis rentré dans un état d’étrange euphorie, je ne sais pas vraiment pourquoi. Ensuite, je me suis dit que Virginie est encore en vie, endormie sous une couverture épaisse de terre. Avec elle, j’avais enseveli, juste au-dessous du sol, mon passé par petits morceaux, que j’avais renfermés dans plusieurs coffres à la forme variée. Maintenant, les âmes d’Abélard et Héloïse ètaient autorisées à s’étreindre, tout en découvrant la noblesse de leurs corps de terre :
— Si tu veux, je peux te répondre, pourra dire Héloïse.
— Attention, je suis un taureau ou alors un cygne, affranchi de tout sentiment de culpabilité, pourra dire Abélard, dans la certitude que personne ne le traitera plus de bête sauvage.
Toutes les nuits, je serai là, rien que pour suivre attentivement, en silence, le profil de la terre, en attendant que la chambre à gaz des deux amoureux devienne un volcan et qu’elle fasse exploser la motte au-dessus de leurs corps dormants.

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Vendredi 11 août.
Je me souviens de tes yeux marron que j’aurais voulus verts, tes cils châtains ressemblants deux files d’herbe coupée par une faux distraite, involontairement responsable d’un massacre. Je me souviens de tes cheveux rassemblés dans un nuage d’or blanc tout autour de ton petit crâne rond. Tu n’es pas que la passion la plus brûlante, trompeuse et précaire de ma vie. Tu es celle qui m’a fait mourir avant d’assister, comme une sage femme empressée, à ma deuxième naissance, à mes premiers pas dans les découvertes. C’est toi qui m’as donné la force aveugle de fouiller — jusqu’à tout renverser — dans le fond inexploré d’une adolescence opaque, paresseuse, presque dépourvue d’élans et d’intérêts.
Cette seconde vie a été pourtant terrible. Sous tes yeux, au lieu de m’installer dans une normalité heureuse avec toi, comme j’avais désiré, j’étais devenu telle une balle de ping-pong dans un astronef. Oui, il y a eu parfois des exceptions, des moments de paix et de joie aussi. Mais, comme tu le disais avec insistance, ce n’étaient que d’exceptions qui confirmaient la règle. Et la règle ce fut une existence obtuse, délivrée à un corps sans poids, contraint à ondoyer selon les caprices du hasard, cognant alternativement contre le hublot — d’où l’on pouvait regarder l’incompréhensible monde extérieur — ou alors contre une porte verrouillée par quatre poignets blancs.

Ce chagrin a commencé tout de suite après ces maudites vacances en Grèce de 1975, quand je décidai de t’avoir coûte que coûte. Je ne voulais pas regarder fixement nos incompréhensions, le gouffre qui nous séparait. Je ne pouvais pas imaginer qu’il n’aurait pas suffi du petit changement d’apprendre à nager et danser sur la piste de ciment. Tu ne pouvais pas espérer échapper à ta nature rien qu’en lisant de beaux livres. D’ailleurs, personne ne devrait jamais espérer de changer.
Ensuite, pendant quinze années, tu as vécu près de moi une quotidienneté où l’allégresse cédait rarement à la fatigue ou l’ennui. Les enfants étaient encore petits… au soir, tu aimais éteindre toutes les ampoules et t’aventurer en déshabillé dans l’appartement, en faisant mine de me chercher, en riant… Lorsque nous nous croisions, et que nous nous étreignions, où que nous fussions, j’éprouvais un plongeon dans l’estomac ainsi qu’un élancement de joie au milieu du front. Tout de suite après, un vide de sables mouvants s’emparait de moi. Je me souvenais de cet été violent où tu avais aimé un autre homme, où tu étais plongée dans le piège d’un individu bronzé, adroit, taciturne et toujours indifférent. Cet homme fit alors une belle révérence, affichant la supériorité de la renonce, tel un Humprey Bogart qui consigne son âme jumelle à son futur mari, tout en formulant, intérieurement, une espèce de menace : « Je vous laisse libres de vous installer dans la paix conjugale, mais, petit à petit, la terre vous manquera sous les pieds… »
Serait-il venu te chercher, Noelian Grimniov, si nous avions choisi tout autre lieu pour nous reposer, l’été, des fatigues hivernales ? Je ne sais pas. Petit à petit, j’avais accepté de vivre avec ce fantôme entre nous. Je me consolais en te disant — t’en souviens-tu ? — qu’il ressemblait à ton père, l’homme sportif, le champion plusieurs fois primé… Et j’ai accepté le défi de revenir toutes les années dans l’île. Tu m’avais promis de rester à respectueuse distance du port de Gaios… Notre maisonnette dans le village Aphrodites près de Lakka serait une forteresse inexpugnable !
J’ai voulu te croire. Et tu as fait ton possible, je le reconnais, pour éviter que notre bonheur se brise ou tout simplement s’offusque par l’intrusion d’une rencontre même seulement d’un quart d’heure… Étrange contradiction, j’étais jaloux comme Othello, fou jusqu’au sang comme Roland ou Rodomont… et pourtant je croyais à ton personnage de femme et mère empressée et dévote.
Je n’ai voulu rien savoir ni voir. Mais, il m’arrivait toujours, au cours de l’été dans l’île, de plonger au moins une fois dans un étrange sentiment de mélancolie et de perte, et de chercher la solitude absolue dans la splendide île sauvage d’Antipaxos, au sud… Je disais que j’avais besoin de ce pèlerinage annuel pour regarder la mer grecque en profondeur, me branchant idéalement à l’île de Foscolo, ou alors à l’île d’Ulysse, que je croyais voir pointer dans le bleu aveuglant…
Bref, en 1990, au cours de la énième vacance dans cette île devenue tout à fait familière, tu as rencontré de nouveau cet homme sans voyages ni rêves : tu étais partie en cachette à Gaios pour des courses, avec ce curieux bus des frères Grammatikos. Noelian Grimniov t’attendait au passage. En fin de compte, une constance indéniable de sa part aussi. Je dis comme ça, Virginie, même si je me rends compte que ce n’était pas la première fois… Sa constance avait des raisons. Pour le dire mieux, c’était une constance tout à fait partagée !
Ainsi, de but en blanc, juste un peu hagarde, tu as brui dans le néant, comme un mouchoir de papier, emportée hors de notre nid par un vent volubile, tout en heurtant, deçà et delà, contre les murs et les choses.
Il a pris ma place, ce russe de Corfou travaillant l’été dans les paquebots de ligne. Tu l’as suivi là-bas, dans cette ville sans charmes que je commence à considérer, surtout en hiver, comme une métropole. Et moi, je me suis emparé de ton île chérie, en m’y installant à jamais. Un geste rageur et gigantesque qui m’a coûté l’équilibre et la raison. (continue)

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Giovanni Merloni

(continue demain 10 et lundi 12 mai)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 9 mai 2014

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