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« Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine… » (Claire Dutrey et Jean d’Albi à Saint-Lubin des Joncherets pour le centenaire du 11 novembre 1918 )

11 vendredi Jan 2019

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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Claire Dutrey, Jean d'Albi, Quatre-vingt-treize, Saint-Lubin des Joncherets, Victor Hugo

Il y a deux mois, le 11 novembre 2018, c’était le centenaire de l’Armistice qui annonça la fin de la Grande Guerre entre la France et l’Allemagne.
J’avais déjà entendu, au cours de ma vie, raconter et fantasmer avec d’infinis accents différents la chronique et l’histoire de la plus grande tragédie européenne, où l’Italie était concernée aussi, avec son épouvantable tribut de morts et de blessés ; avec la participation de quelques-uns de mes ancêtres tandis que d’autres entre eux s’exprimèrent publiquement pour qu’on recherchât une solution pacifique des conflits en Europe.
Sinon, j’ai lu des livres inoubliables et vu des films à bout de souffle qui m’ont aidé à assimiler l’essence profonde de cette guerre monstrueuse : un véritable carnage qui n’a nulle part apporté la paix quitte à renforcer pour le bien ou pour le mal les sentiments identitaires de chacun des peuples concernés.
En Italie, on a dit que cette guerre horrible a été le ciment de l’unité nationale bien au-delà de ce qu’avaient pu faire le Risorgimento et les opéras de Giuseppe Verdi. Si « Va pensiero su l’ali dorate » avait été le véritable hymne de la jeune nation italienne après la troisième guerre d’indépendance, la prise de Rome (1870) et le transfert là-bas de la capitale, « Il Piave mormorò/ non passa lo straniero » fut le chant d’un pays qui réagissait finalement à l’unisson aux attitudes impérialistes et belliqueuses des anciens occupants en quête de revanche.
En France, le sentiment patriotique se conjugue toujours à une grande civilisation où fusionnent la tolérance et l’amour de la « vie en paix ».
J’ai aimé la France pour plusieurs raisons, dont quelques-unes sont liées à la fascination de sa langue, véhiculant en moi tout un monde de personnes et de choses que la langue même embellissait : un pays que j’avais gardé dans un écrin, sous une subtile couche de poussière… Un jour, ce pays est sorti de sa boîte miraculeuse et s’est mis à danser autour de moi, profitant de la musique douée de corps et d’esprit d’un immense carillon… Au fond — et je sais que je ne me trompe pas —, j’aime la France parce que je reconnais au peuple français une nature aussi fière qu’ouverte à la connaissance et au respect des autres. Et je découvre un fil rouge qui relie entre eux les esprits fondateurs de cette culture — de Abélard à Montaigne, de Montesquieu à Diderot, de Voltaire et Rousseau à Victor Hugo, de Sartre et Camus à Gilles Deleuze —, le même fil qui relie les Français à travers les générations, malgré tous les accidents qui ont « dérangé » son parcours. Au temps de la « globalisation », chaque pays résiste à sa façon au nivellement des comportements tout comme à l’uniformité de l’injustice sociale que voudrait de plus en plus imposer un capitalisme désormais structuré selon le modèle nord-américain avec ses ondoiements et ses crises. Les Français essaient de se défendre en faisant appel à leur culture, à la voix de leurs poètes, de leurs écrivains, de leurs hommes de théâtre. Il s’agit heureusement d’un peuple assez cultivé, qui est capable de mettre en scène la réalité de nos temps, s’interrogeant à fond, voire dialectiquement, sur la destinée, même la plus dramatique, de notre civilisation, en retenant mon admiration dévouée et sincère.
Cependant, j’ai à présent le redoutable sentiment de vivre, dans notre monde occidental et en France aussi, dans une époque qui va se terminer… de façon assez traumatique pour les populations concernées. Il y a cent ans, comme nous l’a rappelé Claire Dutrey en lisant la célèbre « Petite auto » de Guillaume Apollinaire, une autre époque aussi se terminait avec la guerre…
Aujourd’hui, je me demande comment a-t-il été possible que des guerres horribles aient pu se dérouler dans le cœur même de cette Europe dans laquelle j’aimerais maintenant pouvoir reconnaître une seule grande patrie. En même temps, j’ai peur de rêver : puisque l’Europe unie et politiquement solidaire serait une force culturelle et économique prodigieuse par rapport aux autres continents de la planète et que ses adversaires visibles et invisibles font le possible pour empêcher son évolution positive en essayant de la diviser, j’ai peur que les difficultés internes à chaque pays provoquent un jour des pas en arrière, voire des incompréhensions et rivalités dangereuses entre les nations européennes. Je m’interroge alors au sujet du sentiment patriotique de chacun des peuples d’Europe… Est-ce que le patriotisme appartient de façon exclusive aux gens qui aiment la guerre ou considèrent la guerre, en ses multiples facettes, comme la seule façon de résoudre les conflits entre les nations ? Est-ce qu’on peut avoir, au contraire, des sentiments patriotiques profonds tout en étant irréductiblement contraires à la guerre en toutes ses formes ?

11.11.2018, Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Claire Dutrey, Jean d’Albi et le Chœur d’hommes de trois vallées : «  La Française » : chant héroïque, musique Camille Saint-Saëns, paroles Miguel Zamacoïs

« En avant contre la traîtrise
Des bandits sans honneur et sans foi !
Les alliés ont pour devise
La Justice et le Droit. »

Quand Claire Dutrey m’a invité à Saint-Lubin des Joncherets pour la Célébration de l’Armistice du 11 novembre 1918, je savais dès le départ que j’y aurais retrouvé le même esprit, la même conception et les mêmes sentiments patriotiques et pas du tout belliqueux que j’éprouve envers mon pays d’origine et mon pays d’adoption.
Comme en d’autres occasions je m’attendais à une espèce de dîner de Babette que Claire allait préparer… Depuis des mois, elle travaillait avec Jean d’Albi aux « lettres des poilus », d’abord pour faire un choix extrêmement difficile, ensuite pour savourer et pénétrer en profondeur dans l’âme de chaque texte, qu’elle lisait et relisait à l’infini… Elle m’avait parlé avec enthousiasme de ces lettres comme d’un véritable laboratoire littéraire sur le thème douloureux et délicat de la nostalgie et du mystère de la mort. Moi, j’avais tout de suite pensé au sentiment de solidarité et de pitié que suscite la voix d’un homme obsédé par l’attente de ce qui se passera demain, au moment de l’assaut ou d’une action quelconque. Se console-t-il dans l’hypothèse d’une fin glorieuse… ou alors crache-t-il bruyamment sur « cette guerre infâme » ? Est-il en mesure de penser à l’avenir ?

11.11.2018. Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Chœur d’hommes dirigé et accompagné au piano par Jean d’Albi : « Verdun », chanson de Michel Sardou

Pour celui qui en revient,
Verdun, c’était bien.
Pour celui qui en est mort,
Verdun, c’est un port.
Mais pour ceux qui n’étaient pas nés,
Qu’étaient pas là pour apprécier,
C’est du passé dépassé,
Un champ perdu dans le nord-est,
Entre Epinal et Bucarest,
C’est une statue sur la grand place.
Finalement Verdun,
Ce n’est qu’un vieux qui passe.
Même si l’histoire nous joue souvent
Le mouvement tournant par Sedan,
C’est du passé.
C’est la chanson des Partisans,
C’est 1515, c’est Marignan,
Dépassé.
Une guerre qui s’est perdue sans doute
Entre Biarritz et Knokke-le-Zoute,
C’est une statue sur la grand place.
Finalement la terreur,
Ce n’est qu’un vieux qui passe.
Pour ceux qu’on n’a pas revus,
Verdun, n’est plus rien.
Pour ceux qui sont revenus,
Verdun, n’est pas loin.
C’est un champ brûlé tout petit,
Entre Monfaucon et Charny,
C’est à côté.
C’est une sortie dans le nord-est,
Sur l’autoroute de Reims à Metz.
On y va par la voie sacrée.
Finalement, Verdun,
C’est un vieillard rusé.
J’ai une tendresse particulière
Pour cette première des dernières guerres,
Dépassée.
Bien sûr que je n’étais pas né.
Je n’étais pas là pour apprécier
Mais j’avais un vieux à Verdun
Et comme je n’oublie jamais rien,
Je reviens,
Je reviens,
Je reviens.
Parolier : Michel Charles Sardou

Comme la plupart de mes lecteurs le savent, désormais, je connais Claire Dutrey depuis à peu près six ans, l’ayant rencontrée la première fois en octobre 2012 à l’Espace Mompezat lors de mon exposition picturale auprès de la Société des Poètes français. Depuis ce premier rendez-vous, nous avons partagé d’inoubliables moments artistiques, poétiques et humains : la rencontre avec les jeunes peintres ukrainiens, invités par Claire et Vital Heurtebize après leur voyage poétique en Crimée ; le livre consacré à Jean-Jacques Travers, initiative à laquelle je demeure très attaché ; enfin, le véritable atelier d’écriture poétique autour de mes poèmes de jeunesse et de leur traduction à l’origine assez abrupte qui, grâce à l’intelligence interprétative de Claire, ont trouvé une façon de sortir du gué… Pendant ce temps, j’ai eu la chance d’être souvent emporté par l’enchantement de la voix récitante de Claire, qui nous transmettait à chaque rencontre les vers prophétiques de Vital Heurtebize… ou alors la voix même de Rimbaud, de Baudelaire, de Verlaine et Apollinaire…
Je fus énormément touché par le premier spectacle musical et poétique que Claire, accompagnée au piano par le « maestro » Jean d’Albi, avait consacré au « Temps d’aimer » de Vital Heurtebize auprès de la Mairie du 6e, place Saint-Sulpice.
Je compris alors que dans le cas de Claire on n’avait pas affaire qu’à une nature, c’est-à-dire à la grande sensibilité d’une lectrice très douée. Claire est une véritable actrice de théâtre : elle en a tous les moyens et la personnalité passionnée et intègre. En plus, c’est elle qui choisit, c’est elle qui établit les temps et les décors d’une mise en scène essentielle et riche à la fois. Parce qu’elle connaît la musique des mots, le poids des mots, l’importance du silence entre les mots. Comme plusieurs d’entre nous, pendant une période de sa vie, Claire a dû sacrifier à la famille et au travail son talent d’artiste et sa vocation théâtrale. Sans pourtant s’en éloigner. Trouvant, au contraire, la force et les moyens de s’organiser toute seule presque, tel un « atelier ambulant ».
Si l’on devine les échanges poétiques très fertiles qui se sont déroulés entre Claire et Vital Heurtebize par exemple, on peut jurer qu’une sorte de symbiose artistique s’est installée aussi, depuis des années désormais, entre Claire et Jean d’Albi. Donc, sans être forcément poétesse ou musicienne, personne ne peut nier que Claire ajoute toujours quelque chose d’unique et irremplaçable à la poésie de Vital ainsi qu’à la musique de Jean.

« Chanson de Craonne » Marc Ogeret — paroles anonymes (1917) sur une musique de Charles Sablon/ Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Chœur d’hommes dirigé et accompagné au piano par Jean d’Albi :

Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
C’est nous les sacrifiés!

Cependant, le spectacle conçu et réalisé par Claire Dutrey et Jean d’Albi — avec la participation du chœur d’hommes de trois vallées — pour la célébration de l’Armistice du 11 novembre 1918 a été encore plus bouleversant et beau que celui que j’avais admiré à la Mairie du 6e.
D’abord parce qu’il y avait très peu d’officiel ou de rituel dans ce qui se passait devant mes yeux. En dehors de toute rhétorique, on offrait au spectateur une sorte de reportage oral à plusieurs voix des événements et des vicissitudes déclenchées par la guerre. Une véritable dialectique assez spontanée entre la voix de Claire, la musique de Jean et le chœur d’hommes. On a finalement assisté à une double direction d’orchestre ayant un chef dans le pianiste assis au beau milieu du chœur puissant et magnifique et l’autre chef dans l’actrice-lectrice, debout sur le côté droit de la scène.
Je devrais plus correctement parler de parfaite intégration réciproque entre le récital poétique et le concert que nous ont offert le piano et le chœur, mais je parle exprès de double direction parce qu’en fait les chansons et les chants militaires ne sont jamais séparés des récits de la guerre que la voix de Claire a fait vivre…
Cela a été une réussite absolue où les deux auteurs (Claire Dutrey et Jean d’Albi) et les trois interprètes (Claire Dutrey, Jean d’Albi et le chœur d’hommes) ont mis autant d’engagement et de passion dans la préparation et mise en scène que dans la réalisation concrète du spectacle. Toutes les personnes présentes à Saint-Lubin des Joncherets le 11 novembre dernier connaissaient déjà l’immense talent musical de Jean d’Albi, un homme aussi brillant que courageux qui ne cesse d’étonner et d’émouvoir le public de France et d’Europe avec ses directions d’orchestre, ses solos de piano et d’orgue et sa voix magnifique. C’est tout à son mérite la grande souplesse du chœur ainsi que la parfaite intégration de la musique et des voix soient-elles la voix récitante de Claire Dutrey ou la voix chantante du chœur d’hommes.
Tout au long de cette magnifique performance, où tout a marché à l’unisson, nous étions tous emportés par un sentiment profond de partage où finalement la guerre 14-18, jugée en pleine et soufferte objectivité, demeurait un patrimoine inaliénable de la nation française qui en était sortie victorieuse. Un message d’amour et de paix que les auteurs et les interprètes de cette « Célébration » ont réussi à faire passer, avec la douceur des larmes et l’énergie des cœurs.
Et la réussite de ce spectacle — qui va bien au-delà de ce qu’on pouvait attendre pour une célébration se mesurant forcément à des sentiments très enracinés dans la totalité du public — réside aussi dans le courage et l’énergie vitale dont Claire s’est chargée pour prendre sur elle-même, au pied de la lettre, toute la souffrance du monde.
Je n’exagère pas. Claire est une mère généreuse et prête à se sacrifier pour les autres. Donc, tout à fait naturellement, elle a saisi jusqu’à l’intime la tragédie de chaque famille attrapée par la guerre ou alors le désespoir de chacun des poilus en train d’envoyer, au pur hasard de la poste militaire, l’avant-dernière ou la dernière lettre aux siens. Faut-il plus de courage pour courir au dernier combat, ou pour dire à sa femme et à ses fils que tout va bien ? Cependant, Claire n’est pas qu’une femme et une mère. Elle est une véritable grande artiste. Elle sait donc qu’on doit être toujours prêt à traverser la douleur et même à s’en remplir la gorge et les poumons tandis qu’il ne faut pas exhiber son propre chagrin !
Une fois, j’ai raconté un épisode concernant ma mère que m’avait raconté Claudia Lama, l’une de ses élèves parmi les plus intelligentes et dévouées. Professeur d’italien, latin, histoire et géographie aux écoles moyennes, ma mère était assez sévère et charismatique et, d’habitude, dans sa classe ne volait même pas une mouche. Un jour, lisant une des lettres des condamnés à mort de la Résistance, elle ne sut retenir ses larmes et ses sanglots, ce que son élève très sensible critiqua, comme s’il s’agissait d’une sorte de chantage moral.
— Et non, il ne faut pas faire ça ! me dit Claire, s’accompagnant par un sourire.

Giovanni Merloni

11.11.2018 Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Claire Dutrey lit « Déclaration de guerre » de Vital Heurtebize

Tandis que, sur le mur, le brigadier placarde,
rouge, « l’appel de la Patrie » à ses enfants,
que la foule accourue, incrédule et hagarde,
se bouscule, à celui qui prendra les devants,

de mon balcon de pluie où je monte la garde,
mains dans mes pantalons et cheveux à tous vents,
j’écoute la rumeur qui monte, et je regarde
sous mes pieds s’agiter tous ces spectres vivants.

Car ils sont déjà morts, ces fils de la Patrie !…
dix fois, vingt fois, cent fois ! et leur carne pourrie
se mélange à la boue en de puants magmas,

depuis longtemps !… Mais n’allons pas gâcher la fête,
car, pour l’heure, il vaut mieux qu’ils ne le sachent pas
et qu’ils aillent au feu, fleur à la baïonnette…

Vital Heurtebize, « Déclaration de guerre », sur « Le temps des hommes » 2014. Éditions Nouvelle Pleïade

11.11.2018 Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Claire Dutrey lit « La petite auto » de Guillaume Apollinaire

Le 31 du mois d’Août 1914
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre

Avec son chauffeur nous étions trois

Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l’Europe
Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil
Les poissons voraces montaient des abîmes
Les peuples accouraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures

Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de la Belgique
Francorchamps avec l’Eau Rouge et les pouhons
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir
Saluaient encore une fois la vie colorée
Océans profonds où remuaient les monstres
Dans les vieilles carcasses naufragées
Hauteurs inimaginables où l’homme combat
Plus haut que l’aigle ne plane
L’homme y combat contre l’homme
Et descend tout à coup comme une étoile filante
Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité
Bâtir et aussi agencer un univers nouveau
Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse
Disposait un étalage extraordinaire
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route

Et quand après avoir passé l’après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l’on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître.

Guillaume Apollinaire, « La petite auto », dans « Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre » 1918

11.11.2018. Célébration de l’Armistice à Saint-Lubin des Joncherets. Chœur d’hommes dirigé et accompagné au piano par Jean d’Albi : « Non, non plus de combat » chanson anonyme écrite dans les tranchées au moment des mutineries de 1917

Non, non, plus de combats !
La guerre est une boucherie.
Ici, comme là-bas
Les hommes n’ont qu’une patrie
Non, non, plus de combats !
La guerre fait trop de misères
Aimons-nous, peuples d’ici-bas,
Ne nous tuons plus entre frères !

« Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine… » 

Au bout de cette journée extraordinaire, j’ai eu la sensation précise d’une émotion partagée profondément et sincèrement où la condamnation de la guerre-boucherie ne faisait qu’un avec la pitié que chacune des lettres des poilus avait provoquée. Pitié et bien sûr questionnements en chaîne sur ce dialogue avec la mort mystérieuse et imminente… Tout cela m’a fait souvenir de la scène finale (1) d’un des romans les plus lucides et clairvoyants de Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, où m’avaient justement étonné la profondeur et le tempérament de deux personnages — Cimourdain et Gauvain — fort emblématiques de cette époque marquée par la Terreur et pourtant dense des valeurs fondatrices d’un monde nouveau. Cette scène se termine avec une phrase de Gauvain qui serait inimaginable sur la bouche de n’importe quel condamné qui va bientôt mourir : « je pense à l’avenir. »
Neveu du marquis de Lantenac, homme phare de la contre-révolution en Vendée, Gauvain avait rejoint l’armée républicaine où son aîné Cimourdain l’avait accueilli comme un fils. Au bout du roman, après une série impressionnante d’actes d’héroïsme, Gauvain se trouve condamné à mort par la même loi qu’il a signée en ordonnant de l’afficher sur les murs, parce qu’il a libéré son oncle Lantenac, un vieillard « meurtrier de la patrie » qui avait pourtant sauvé trois enfants. À la veille de l’exécution, une discussion acharnée se déclenche entre Gauvain qui professe son credo et son « père d’adoption » et maître Cimourdain qui, tout en ayant décrété sa mort, est toujours fasciné et fort troublé par ses utopies.

« – Gauvin, reviens sur la terre [lui dit Cimourdain]. Nous voulons réaliser le possible.
— Commencez par ne pas le rendre impossible.
— Le possible se réalise toujours.
— Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf.
— Il faut pourtant saisir l’utopie, lui imposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. L’idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu’elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s’est fait loi, il est absolu. C’est là ce que j’appelle le possible.
— Le possible est plus que cela.
— Ah ! te revoilà dans le rêve.
— Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l’homme.
— Il faut le prendre.
— Vivant.
Gauvain continua :
— Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l’homme reculât, il lui aurait mis un œil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l’aurore, de l’éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l’arbre nouveau. Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine. Aujourd’hui la question de droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit pas pour n’être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c’est le salaire inné ; le salaire, c’est le droit acquis.
…
Et il reprit :
« – Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république des glaives… […] je fonderais une république d’esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot et dit :
— Et en attendant que veux-tu ?
— Ce qui est.
— Tu absous donc le moment présent ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l’en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d’un si rude balayage ! Devant l’erreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua :
— D’ailleurs, que m’importe la tempête, si j’ai la boussole, et que me font les événements, si j’ai ma conscience !
…
Cimourdain reprit [sur un thème précédemment abordé par Gauvain] :
— Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n’est plus le possible, c’est le rêve.
— C’est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages… […] contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’est augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies ! Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun des attributs de l’homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l’esprit, l’égalité devant le cœur, la fraternité devant l’âme. Non ! plus de joug ! L’homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d’homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s’envole. Je veux…
Il s’arrêta. Son œil devint éclatant…
…
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :
— À quoi penses-tu ?
— À l’avenir, dit Gouvain.

Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, Le Livre de Poche Classique, 2001, pages 508-512

Excusez-moi pour cette digression, qui a sans doute alourdi mon récit de cet après-midi plein d »émotions à l’orangerie du château de Saint-Lubin des Joncherets. Cela me donne en fait la chance de développer une des questions primordiales qui montent à l’esprit lorsqu’on parle de condamnés à mort.
Gauvain (qui confie à Cimourdain ses idéaux les plus profonds) et le poilu (qui écrit à sa femme la veille de la bataille), ce sont tous les deux des condamnés à mort qui désirent transmettre, plus ou moins consciemment, leur testament moral ou alors l’inscription qu’ils voudraient voir gravée sur leur tombeau.
Mais, qu’ils soient croyants où qu’ils ne le soient pas, ils savent parfaitement que d’ici peu tout finira dans le néant tandis que leur corps sans souffle ne pourra transmettre — à ceux qui se souviendront d’eux et surtout à ceux qui les auront aimés — que la nouvelle de leur fin physique.
Le poilu qui est en train d’écrire aux siens ne sait pas si sa lettre atteindra son but ou si elle sera brûlée sur le chemin, mais sa confiance inébranlable envers la poste de guerre française lui octroie la tragique certitude que ses derniers mots seront lus et jalousement gardés, avec les témoignages de ses camarades survivants, de façon que sa mort physique ne tombe pas dans l’anonymat le plus total.
Devant le dernier acte de la tragédie de Gauvain — il ne proteste pas contre le vent de mort que tout emporte et s’apprête héroïquement à la guillotine tout en consacrant ses dernières énergies au dialogue extrême avec Cimourdain où il débite par le menu son credo merveilleux — le lecteur demeure contrarié puisqu’il devine que cet immense effort se révélera inutile, puisque celui qui devrait prendre le relais du testament idéal de Gauvain, totalement réfractaire à l’écoute, paraît figé sans remède dans l’obéissance à une loi brutale.
Ensuite, face au coup de théâtre final, qui prouve le contraire, le lecteur même se voit obligé de s’interroger sur la durabilité et le sens du mot « avenir », parce qu’en fait au même instant où la guillotine tombe sur le cou du condamné Gauvain, Cimourdain se suicide par un coup de pistolet sur la tempe. Cimourdain avait laissé entrouverte la porte du cachot pendant son long colloque avec Gauvain, mais personne parmi les survivants à cette double mort de 1793 n’aura pu écouter et puis raconter ce que les deux révolutionnaires échangèrent lors de leur dernière nuit.
Et Victor Hugo, au moment de transmettre cet extraordinaire message de civilisation et de progrès, aura été sans doute bien conscient d’accomplir un acte de foi dans le futur puisqu’il lançait ses fragiles feuilles de papier au-delà de la barrière du temps.

« Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine… » : je crois qu’avec ces mots de Gauvain, Victor Hugo nous a laissé une prophétie qui n’est pas loin de s’être avérée, au-delà de nombreuses contradictions et preuves contraires, tout au long du siècle passé. Maintenant, nous en sommes derechef au siècle civique, ou, pire, à l’époque où une impressionnante vague d’analphabétisme de retour nous fait brusquement revenir à l’idée du « possible » que prêchait Cimourdain : une idée imprégnée de sauvagerie et de brutalité même plus qu’en 1793. Toujours est-il que le spectacle dont Claire Dutrey et Jean d’Albi nous ont fait cadeau — et le public a si vivement applaudi — nous laisse bien espérer, puisqu’il exprime de fond en comble la même aspiration à un nouveau « siècle humain » dont le sublime Gauvin de Victor Hugo n’avait été qu’un de ses premiers porte-parole.

Rentrant lundi soir à Paris, encore profondément touché par le magnifique spectacle et l’invitation de Claire dans sa maison au bord de l’Eure, je ne pouvais pourtant pas me libérer de la perception, sans doute partielle et contingente, que j’avais eue dimanche en traversant les lieux aux alentours du spectacle. On était dimanche, bien sûr, et jour de fête nationale en plus, et ces endroits étaient tout à fait nouveaux et inconnus pour moi… Cependant, en arrivant de Paris avec ma toute neuve voiture louée, j’avais imaginé de trouver un peu de vie à mon arrivée, à midi, dans la commune où j’avais réservé une chambre pour dormir… ou alors juste après 19 h, dans les deux villages attachés de Nonancourt et Saint-Lubin des Joncherets… Rien. Aucun confort, aucune enseigne de restaurant ou de pizzeria. Tous les habitants étaient retranchés chez eux. Donc, à midi, puisque la boulangerie n’avait pas envie de nous faire un sandwich, nous avons mangé des « paninis » enveloppés dans l’aluminium dans un « snack » à côté, tandis qu’au soir, nous nous sommes livrés à la gentillesse expéditive d’un traiteur chinois. Cela nous a fait épargner de l’argent, bien sûr… Toujours est-il que nous nous sommes demandé si tous les habitants de Nonancourt et Saint-Lubin étaient encore là, regroupés dans la salle que la voix de Claire et le chœur d’hommes dirigé par Jean d’Albi avaient pendant deux heures remplie de vie…

Giovanni Merloni

(1) L’échafaud est aussitôt dressé devant le château, et le marquis Lantenac, condamné rapidement par une commission militaire que préside Gauvain, son neveu, est prévenu qu’il mourra le lendemain au lever du jour. Pendant la nuit, Gauvain se rend au corps de garde où le marquis est détenu, essuie sans rien dire les reproches que le vieux chef des chouans lui jette à la figure et, quand il a fini, lui tend son manteau et son chapeau de soldat. Lantenac accepte, et le matin, quand Cimourdain vient chercher sa proie, c’est Gauvain, son fils d’adoption, qu’il trouve à la place du vieux rebelle. Il faut pourtant que force reste à la loi. Gauvain est condamné à mort sur les réquisitions du proconsul. Il monte sur l’échafaud préparé pour son oncle. Au moment où le couperet s’abat, un coup de pistolet se fait entendre : Cimourdain s’est brûlé la cervelle. Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, résumé.

« Le papier me manque pour te dire combien c’est beau » (Débris de mon Atelier de vacances en Normandie)

01 dimanche Oct 2017

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« Le papier me manque pour te dire combien c’est beau »

« Je me hâte, chère amie, de finir cette lettre. De Dieppe je suis allé au Havre, et du Havre je suis descendu jusqu’à Elbeuf par le bateau à vapeur. C’est un beau couronnement à mon voyage que ces admirables bords de la Seine.
Ce matin à quatre heures le bateau sortait du Havre. La mer était houleuse, il faisait encore nuit ; au point du jour nous atteignions Honfleur et au soleil levant Quilleboeuf. À midi nous étions à Rouen.
Je n’avais encore vu le cours de la Seine que par la route de terre. Le papier me manque pour te dire combien c’est beau, je te le dirai de vive voix à Paris. Par moments il y a des petites falaises qui imitent les grandes et des petites vagues qui copient les grosses. Ils ont aussi, vers Tancarville, des petites tempêtes et des grands naufrages. Pendant des lieues les collines, hautes et escarpées, ont des ondulations gigantesques. On croirait côtoyer des fosses de Titans. »

Victor Hugo

Lettre à Adèle Foucher, 10 septembre 1837. Correspondance. France et Belgique, Alpes et Pyrénées : Voyages et excursions, Oeuvres complètes : En voyage vol. II, Paris, Ollendorff, 1910, p. 141.

Et seule la nuit devint urgente

« C’était une soirée triste, le garçon était seul.
La ville n’avait pas soulevé sa chape.
La place entre le volcan et la bibliothèque dessinait, vue du ciel, un oiseau. Un oiseau de béton, l’idée l’avait amusé.
Alors il était entré dans ce restaurant, là sous l’aile de la colombe. Il espérait un envol, Il a trouvé des boites sur les tables, c’était nouveau.
Mettre des petits plats dans des boites en bois. On les ouvrait et on découvrait.
La jeune patronne à la beauté slave l’avait salué avec enthousiasme à son arrivée.
Un instant il avait cru qu’elle allait l’embrasser mais elle s’était reprise.
En vérité, elle n’était pas physionomiste, alors dans le doute elle accueillait chacun comme un ami.
Le soir descendait, sur la boite qu’on lui présentait maintenant il était écrit « boite de de nuit », il eut comme un étonnement qui se transforma vite en surprise: Aussitôt la boite ouverte, les lieux ont commencé à se transformer, une boule est sortie du plafond, des danseurs ont fait leur apparition, et puis un chanteur. Et puis un orchestre.
A chaque bouchée il se sentait mieux.
Que mettaient-ils dans leurs plats? On s’est mis à lui parler, à l’inviter, il ne comprendra jamais comment il s’était retrouvé dans cette drôle de tenue, à danser tard sur l’estrade.
En regardant l’heure, une inquiétude le traversa à l’idée de tout ce qu’il avait à faire mais il sourit en pensant à l’architecte des lieux (1) qui, à 105 ans, sur son lit d’hôpital, avait dit: Je dois sortir j’ai pris du retard dans mon travail. Et seule la nuit devint urgente. »

Anecdotes en vitrine – Au Restaurant La Colombe 8, place Oskar Niemeyer (sur le thème du Volcan)

(1) Oskar Niemeyer

Le Havre, Vue panoramique depuis la montée à Notre-Dame des Flots

Le Havre, Notre-Dame des Flots

Le Havre, Les Jardins suspendus.

Le Havre, Maison de l’Armateur

Le Havre, Maison de l’Armateur

Le Havre, Vue du Port depuis la Maison de l’Armateur

Giovanni Merloni

Un Moyen Âge contemporain et même futur dans « La rive interdite » de Claudia Patuzzi

21 jeudi Mai 2015

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Boèce de Dace, Claudia Patuzzi, Marcel, Mathurinus, Moyen Âge, notre-dame de paris, Victor Hugo

001_giovanni Mes chers lecteurs,
voilà ci-dessous le dernier article de cette série d’anciens commentaires, que j’avais publié comme « article d’ouverture », le 12 juillet 2010, dans mon ancien blog.
Ce fut juste autour de cette date que je commençai mon aventure de « blogueur ». Il y a exactement cinq ans, j’entamais une « carrière » assez courte et peut-être insuffisante, que je juge pourtant déjà longue, non seulement en raison de l’intensité du travail accompli, mais aussi de nombreuses « choses faites ».
Cinq années correspondent d’ailleurs, en Italie, au temps qu’on doit consacrer aux études supérieures et aussi, dans mon cas spécifique, au temps que j’avais décidé de « perdre »… pour atteindre la « laurea » (1) en Architecture, « rien qu’un bout de papier » selon ce que l’on disait, qui m’a pourtant permis d’accéder directement à l’examen pour l’habilitation à la profession d’architecte et, ensuite, au travail plus ou moins adapté à mes exigences ou rêves.
Donc, puisque je n’ai pas eu la chance de traîner pour attendre le bon moment pour rentrer dans le monde universitaire afin de m’y intégrer… et que j’ai entamé, au contraire, tout de suite après le diplôme, mon travail dans « le monde extérieur », je pourrais, par symétrie, considérer ces cinq années d’activité avec mes deux blogs comme une phase d’études de base ou universitaires… Un savoir-faire générique, dont il faut se libérer si l’on veut faire quelque chose dans la vie !
Mais je ne sais pas si j’en aurai la force. Car je commence à me plaire de cette activité paresseuse et engageante à la fois…

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Revenant à l’article que je vous propose ci-dessous dans sa version originale, j’avoue que j’aurais beaucoup de choses à ajouter au sujet de ce livre qui m’est devenu de plus en plus familier et que la plupart de vous ont lu dans « décalages et métamorphoses », le blog de l’écrivaine qui nous a fait cadeau de cette histoire belle et poignante.
Je pourrais d’ailleurs raconter ce que j’ai retenu de la double observation de ce livre sur le plateau théâtral du blog et derrière le rideau d’un laboratoire contigu au mien. Peut-être, un jour je me déciderai à le faire…
Maintenant, je me pose juste une question. De quelle façon ce livre, âgé désormais de cinq ans dans sa version française, a-t-il traversé ce temps ? A-t-il vieilli ? A-t-il, au contraire, rajeuni ?
« Après avoir tout lu, le plus attentivement possible, ferme le livre ! Ensuite, ferme les yeux et les mains comme dans une prière de l’esprit… avant de t’abandonner doucement au travail de la mémoire ! » Voilà ce que me disait au mot près mon grand-père maternel, Alfredo Perna. Certes, il s’accompagnait par des gestes très efficaces et surtout péremptoires. D’ailleurs, ce qu’il prêchait de sa façon gaie et charismatique devait se faire tout de suite après la lecture, pour rien ne perdre des passages logiques ou des images qui font de pont dans chaque narration. Ou des personnages…
Au cours de ces cinq ans de blog et d’apprentissage de la langue ainsi que des moeurs littéraires de France, combien de fois ai-je jeté mon regard sur cette jeune femme inspirée prénommée Regard ! Combien de choses ai-je apprises, dans ce « roman », au sujet de cette philosophie européenne qui essayait de s’émanciper du pouvoir absolu d’une église impérialiste et violente !
Cinq ans sont beaucoup, et je n’ai pas du tout respecté les règles qu’Alfredo Perna m’avait dictées. Maintenant, même si le livre est encore là, dans une étagère connue, je devrais avoir tout oublié, presque. Je ne devrais avoir qu’un pâle souvenir de cette fillette, de sa mère plantureuse, de son ami sincère, du jongleur Mathurin ainsi que de cette Gudule fabuleuse, ressemblant pourtant, comme une goutte d’eau, à ma tante Augusta, fille d’Alfredo…
Oui, c’est vrai, cette « rive interdite » a vécu parmi nous, s’emmêlant à la vie quotidienne de notre famille même, sans que nous en eussions la conscience entière. Elle a voyagé avec nous, jusqu’au jour où elle s’est miraculeusement superposée à la véritable rive parisienne, restée la même depuis toujours. Une espèce de coïncidence créée par le livre de Claudia Patuzzi nous a donné la chance de franchir ce mur invisible qui sépare le monde réel du monde qu’on apprend dans les livres…
Donc, je suis un lecteur privilégié, tel un habitué de la Comédie française ou de l’Opéra Bastille. Je pourrais moi-même endosser les draps de Mathurin, ou de Marcel, ou aussi d’un des voyous qui participent au viol de la misérable fillette, en me chargeant d’un énième sentiment de culpabilité… je pourrais aussi participer à la mise en scène, en film ou en bande dessinée de ce texte-cathédrale. Mon avis serait tellement partisan que je devrais finalement me taire.
Mais je suis sûr que n’importe quel lecteur éloigné et inconnu — même s’il y a cinq ans il n’avait pas tout compris, même s’il n’avait pas eu la chance de tout apprécier dans les nuances et cordes les plus intimes —, il serait maintenant en condition, les yeux fermés, de nous représenter les lieux, les personnages et le sens profond de ce livre qui résiste au temps.
Un livre-personne qui abandonne volontiers son étagère pour s’immiscer dans la vie réelle. Il me semble de le voir assez distinctement. Il est assis au petit matin sur un banc en pénombre du pôle emploi. Entouré d’une foule agitée, il est depassé par des gens rusés qui avancent à coups de coude… Mais il attend tranquille, imperturbable. Son « Regard » est confiant.

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Un Moyen Âge contemporain et même futur dans « La rive interdite » de Claudia Patuzzi

Un grand intérêt — pas seulement pour les Français qui aiment l’Italie ou pour les Italiens désormais installés depuis longtemps en France — nous vient de ce roman « La rive interdite » (Édition Normant 2010, 233 pages), qu’a écrit l’écrivaine italienne Claudia Patuzzi.
Publié en 2001 sous le titre « La riva proibita », ce livre avait été accueilli en Italie par de très favorables critiques. Ce roman touche d’ailleurs plusieurs niveaux de sensibilité et d’intérêt, ne se bornant pas à donner envie de connaissances plus approfondies, autour des sujets traités, à des lecteurs qui aiment à la fois la philosophie et l’histoire de Paris.
Sans se dérober au tableau vivant d’une partie cruciale de l’ancien Paris, Claudia Patuzzi met au centre de la narration une jeune fille dans une situation malheureuse et misérable qui ne voudrait pas renoncer à sa formation intellectuelle et humaine, malgré l’inégalité, la violence et l’ignorance du contexte auquel elle appartient. Elle ne veut pas renoncer non plus à l’amour, qui s’affirme toujours comme force traînante et révélatrice de la vérité.
Évidemment, le défi littéraire que l’auteure a affronté comporte un décalage continu entre la voix de Regard qui « découvre » la vie et la voix de l’auteure, qui explique à voix haute, au temps présent, un monde qu’on nous a souvent présenté de façon scientifique ou abstraite. Ce que je constate c’est une parfaite réussite de cette double narration (qu’on devrait multiplier pour deux ou quatre, car chacune des deux narratrices alterne la réflexion et la rêverie ; le plongeon dans une réalité qu’on ne pourrait plus impitoyable et la sortie dans les mondes de l’art, de la science du temps, de la religion ou de la philosophie).
D’ailleurs, plus que d’une réussite, on devrait parler d’une cohérence de ce double regard avec la personnalité même de l’écrivaine. Car en fait cette façon de raconter et de créer une scène fictive est « sa » façon spécifique de voir et d’être.
Je découvre aussi une incroyable cohérence dans ce Moyen Âge moderne ou même futur que Claudia Patuzzi traverse sur le véhicule invisible de la suggestion et de la télépathie. Elle n’a pas de complexes, étant parfaitement capable de lancer des ponts depuis son univers contemporain vers une ville qui « doit » nécessairement se tenir debout avec des règles, des habitudes, des rites qui « ne peuvent pas » trop différer des règles, des habitudes et des rites connus dans notre vie d’aujourd’hui.
Il suffit de faire un voyage à rebours, par exemple, dans nos années soixante ou soixante-dix du siècle passé, désormais refoulées et perdues dans des endroits de l’Italie maintenant effacés et insaisissables… pour s’apercevoir que ces années-là sont devenues même plus éloignées que le Moyen Âge à Paris… Car Paris possède bien sûr une identité absolument unique, qui n’a pas changé, peut-être, depuis sa naissance…
Les divers commentaires qu’on a écrits sur ce livre s’occupent surtout de souligner l’étonnante pertinence des descriptions du Grand Cul-de-sac, un quartier de Paris au XIIIe siècle dont beaucoup de traces et mémoires se trouvent dans les documents anciens et dans les œuvres de nombreux écrivains, Rabelais en particulier (nous sommes dans la rive droite, tout près de l’église de Saint-Merri et du Centre Pompidou, pas loin de l’ancienne place de Grève et de la Seine). Si le respect des lieux (et de la façon d’être et de vivre de la population installée à l’époque) est un souci primordial pour Claudia Patuzzi — essayiste experte ayant beaucoup fouillé dans les archives de Paris —, ces mêmes lieux ne seraient qu’une scène sans âme s’il n’y avait pas en elle, comme nous l’avons dit ci-dessus, un véritable talent dans la reconstruction et réinvention de la vie parisienne au Moyen Âge.
Cet exploit prodigieux — dont on pourrait profiter pour un film sans effets spéciaux — est dû aussi à la force du personnage-clé du roman, Regard, une jeune fille analphabète qui grandit au milieu des soins distraits de sa mère prostituée et les suggestions de quatre personnages extravagants et généreux (Gudule, Mathurinus, Péringerius et Geberlinus) qu’elle a découverts avec une sorte d’infaillibilité et qu’elle suit de façon aveugle comme de véritables maîtres de vie.
Avec sa tresse blonde que rien ne peut abîmer, elle traverse la scène du Grand Cul-de-sac et de ses alentours à la recherche d’un destin de liberté qui n’est pas la liberté de la richesse ou d’un train de vie plus tranquille. Elle confie, sans en être consciente, dans un progrès de l’âme que peuvent amener la connaissance et l’amour. Même si la vie ne lui épargne pas de preuves rudes et violentes tout à fait contraires, Regard voudrait s’en sortir.
Voilà une hypothèse anachronique et peut-être la projection d’une sensibilité féminine de nos jours qui ne rentre pas dans l’idée reçue de la condition humaine au Moyen Âge. Une petite provocation qui reprend, sous une différente psychologie, les attitudes anticonformistes de l’Esméralda de Victor Hugo sur les planches de Notre Dame de Paris.
Mais si cette hypothèse reste théoriquement praticable dans le cas d’une fillette en deçà de toute expérience, le lecteur restera doublement étonné et fort bouleversé quand il verra cette fille, violentée et abusée dans son âge encore tendre, essayer tout de même de croire à la possibilité de vivre, à l’amour.

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C’est à ce moment-là que deux aspects majeurs du roman deviennent évidents en assumant leur force vitale. La découverte de l’amour du jeune clerc Marcel — élève des philosophes Sigier du Brabant et de Boèce de Dace — se lie strictement au besoin primordial de Regard de « passer le pont », d’aller finalement voir ce qui se passe dans la rive gauche de la Seine, cet endroit dont on ne perçoit que des prohibitions et des menaces.
Toutes les aspirations vitales de Regard se concentrent alors dans ce but : franchir l’interdiction, renverser tout destin marqué en avance. Mais cela sera empêché par la force symbolique d’un seul mot. C’est le mot « philosophie » que Marcel prononce inspiré au cours des séances amoureuses, en provoquant dans la jeune femme des sentiments contradictoires aboutissant à une véritable jalousie. Elle ressent immédiatement cette « philosophie » comme un danger, une force capable d’emporter son ami loin d’elle. Une force antagoniste si c’est une femme qui s’appelle Philosophie. Une force bénigne, par contre, si elle apporte des changements dans tout ce qui est établi.
Cependant, la petite Regard ne possède pas tous les instruments nécessaires pour maîtriser une telle question. Elle osera donc franchir le fleuve, se déguiser elle-même en clerc pour voir « de ses yeux ». C’est le moment clou de la condamnation de l’hérésie de Sigier et de Boèce, le moment où la philosophie bienfaisante et rebelle est arrêtée sinon tué par la philosophie installée depuis toujours au pouvoir. Regard ne peut pas comprendre toutes les nuances de ce combat d’hommes et d’idées, mais elle comprend quand même que c’est la fin de quelque chose de très important. Et c’est la fin pour elle aussi. Car dans le moment plus dramatique de la dispute entre l’église officielle et les philosophes désireux d’inaugurer une nouvelle ère de la pensée chrétienne, elle s’aperçoit de la distance immense qui la sépare de Marcel. Il n’est plus l’amant tendre et passionné des fabuleuses rencontres derrière les buissons auprès des remparts. Il ne la voit pas, n’intervient même pas quand Regard est grossièrement agressée par un groupe de clercs. Plus tard, rentrée dans le grand-cul-de-sac, elle s’empoisonne avec de l’eau des égouts. Peu après elle se repentira de ce geste : « Ma vie est à moi », s’écriera-t-elle en mourant. Trop tard.
Un livre très poignant, capable de maintenir le lecteur dans un état de suspense continu. Peut-être, une fois refermé le livre, quelqu’un se demandera : « Pourquoi une Italienne a-t-elle voulu s’exiler à Paris pour s’y raconter ? »
Voilà une possible réponse. Le motif-clou de ce roman est justement dans cette idée aussi paradoxale que consciente de Claudia Patuzzi de se déguiser en une jeune misérable, à sa fois déguisée en jeune clerc, pour entrer en clandestin dans un milieu culturel parmi les plus reconnus dans le monde. D’une façon à la fois ironique et dramatique, elle veut témoigner à travers ce personnage vivant et sincère qu’elle aussi a finalement atteint, avec sa propre vie et son propre sang, la maturité d’une écrivaine digne de respect.

Giovanni Merloni

(1) Diplôme qu’on obtenait à mon époque (février 1970) à la fin de quatre ou cinq ans d’études universitaires (cinq pour la faculté d’Architecture.

Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

17 vendredi Avr 2015

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Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

« Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… », voilà des mots qui se retrouvent souvent, très souvent chez « Une femme dans la lumière de l’aube », le roman d’exorde de Barnabé Laye dont j’ai amorcé hier un rapide reportage.
Un roman consacré à la femme, donc à toutes les femmes. Un roman dédié en réalité à une seule femme, la mère. Une femme de quelque façon ressuscitée et réincarnée en une autre femme prénommée Germaine.
Mais, comme on a déjà pu l’entendre, l’immense charme de Germaine consiste dans son « rôle charismatique » à l’intérieur d’une communauté fort liée aux traditions où le respect entre les humains est reconnu comme le plus important des trésors.
Ce roman est aussi celui de la responsabilité du nom, de l’héritage d’un devoir parfois embarrassant et terriblement exigeant : celui de « continuer » ce que le père a pu faire de bien dans le monde au cours de sa vie. Le devoir de ressembler au père…

« Un soir s’en est allé un enfant du lignage. Un soir s’en est allé un enfant, de l’autre côté de l’océan. Un sacrifice. Un holocauste. C’est l’époque qui veut ça…
…Alors mon père s’en est allé de l’autre côté de la mer. Premier garçon d’une famille de treize enfants, il n’eût pas été convenable que l’on désignât quelqu’un d’autre. » (page 21)

Comme j’avais écrit hier, j’ai ressenti fortement cette « affinité du chapeau et du père » entre Barnabé Laye et moi. Mais, il n’y a pas que cela. Il y a aussi le tiraillement, parfois déchirant, entre la poésie et la narration — sommes-nous davantage des poètes ou alors des narrateurs ? —, s’ajoutant à la recherche constante d’un flux qui soit affabulation, flux de la mémoire, flux de la pensée, rêverie, mais aussi clarté cartésienne, tandis que notre éducation sévère nous impose des ingrédients indispensables : la rigueur, la logique et la cohérence entre les actes (en ces cas-ci, les écrits) et les paroles (les mots que nous utilisons pour nous frayer un chemin dans la vie)…

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Dans ce premier roman de Barnabé Laye, on ne pourrait pas distinguer où finit la poésie pour laisser la place au roman et vice versa :

« La femme, c’est la terre, c’est l’arbre, c’est le ventre où vient dormir les soirs de pleine lune l’esprit du pays » (page 12)

Mais ensuite, dans les oeuvres plus mûres, les deux expressions deviennent plus autonomes, tout en restant liées, comme deux soeurs affectionnées.
Il est d’ailleurs inévitable que la poésie se radicalise, qu’elle se cale de plus en plus dans une forme spécifique. Ce n’est pas le même langage et rarement des écrivains-poètes ont le même équilibre et la même maîtrise de Victor Hugo en passant du roman au sonnet (ou à l’ode) et vice versa.
Je pourrais faire une longue liste de poètes adorés qui n’ont pas eu la même désinvolture d’Hugo. Le Zibaldone de Leopardi, par exemple, quoique merveilleux, est très lourd pour un lecteur de romans, tandis que ses Canti sont légers, parfaitement coulants de la bouche qui les profère à l’oreille qui les entend. Le même discours s’adapte parfaitement à Ugo Foscolo, à Baudelaire, à Cesare Pavese. En vérité, les Ultime lettere di Jacopo Ortis, tout comme le Spleen de Paris ou La bella estate ce sont de la première page jusqu’à la dernière des poèmes en prose.
J’ai d’ailleurs fort admiré la démarche de Àlvaro Mutis, reconnu comme un des plus grands poètes de l’Amérique du Sud, qui a « réécrit » en prose ses romans courts — centrés sur la figure de Maqroll le Gabier, son personnage charismatique — à partir des textes qu’il avait déjà exploités dans une épopée poétique.
La plupart des romans écrits par des poètes sont forcément courts. Ceux de Mutis comme ceux de Baudelaire, Foscolo, Pavese, et cetera.
Il y a d’ailleurs des écrivains à l’écriture extrêmement poétique comme Antoine de Saint-Exupéry ou Gabriel Garcia Marquez, bien sûr sous l’emprise de personnalités différentes et de civilisations différentes. Et Saint-Exupéry, quant à lui, n’était-il pas un pilote, un grand voyageur, fasciné par ces mêmes mondes lointains au-delà de l’océan d’où jaillit comme fontaine d’eau pure et sauvage l’affabulation luxuriante des auteurs latino-américains ?
Y a-t-il un rapport strict entre la poésie et l’affabulation, cette forme de narration basée éminemment sur l’expression orale, qui se perd parfois dans les mille pistes des dialectes… tandis que dans le cas des auteurs de langue espagnole et portugaise elle parvient à briser l’écran, à traverser les océans d’une part et de l’autre ?
Oui, il y a un rapport sinon une identification.

« …le soir descend en rideau de plus en plus sombre et je marche comme un étranger, dans la rumeur assourdie de la ville, au milieu de ces gens, au milieu des vélos qui bringuebalent et se dandinent, mulets à deux roues portant l’homme sur la selle, la femme en amazone et, sur le porte-bagages, un grand panier de lattes de palmier, comme un ventre rond. Une forte odeur d’épices et la poussière… » (page 14)

Avec ce « voyage dans le pays du père » de Barnabé Laye cette identification entre la poésie et l’affabulation trouve sa source primordiale : la langue. La langue de son pays, qu’il a assimilé à travers les rêveries du « père-mère » et cette répétition de mots magiques : « Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… »

« Germaine dit : c’est la concession, ses deux frères, un cousin et le vieil oncle y habitent, chacun chez soi, avec les épouses, les gosses, les neveux et les nièces, les chiens et les chats et même un âne qui rêve à l’ombre et que taquinent les gamins. » (page 23)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La langue maternelle ne peut pas s’effacer de l’esprit rêveur de Barnabé Laye, comme il est impossible que s’effacent de la mémoire et du geste de Ghani Alani, par exemple, les caractères d’une calligraphie millénaire.
La langue du pays ne peut pas s’effacer… D’autant plus si cette langue ne se condamne pas à l’isolement dialectal, si elle trouve sa force dans la mise en valeur des traditions, des histoires, des fables.
Pour faire ressortir de toute son évidence l’importance de ce trésor de la langue vivante, Barnabé Laye a voulu nous faire vivre son drame le plus profond et caché. Celui de la perte graduelle du contact avec le pays lointain.
Au fur et à mesure de la disparition des personnes plus proches, on se détache des lieux, on a de moins en moins envie de s’y rendre. Mais justement, la musique envoûtante de la voix du père nous aidera à panser toutes les blessures…

« — Comment t’appelles-tu ? dit-elle dans un long soupir. Ça se voit, tu n’es pas du coin… De toute façon, ils sont obligés de nous relâcher… Il faut faire de la place pour ceux qu’ils vont embarquer aujourd’hui. C’est comme ça. Ils ont l’impression de travailler. Pendant ce temps, le chauffeur de l’accident court toujours… » (page 18)
« Elle m’a dit : Mon nom est Germaine, mais tout le monde m’appelle Tati Germaine, par politesse, eu égard pour mon âge. Elle dit : elle aurait pu être ma mère, donc elle pourrait être ma tante. Et puis un nom, c’est magique, le raccourci d’une destinée, c’est une projection dans le futur, le nom est à chaque instant ce que l’on devient… » (page 19)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La voix du père est d’ailleurs la pointe d’un iceberg identitaire, auquel nous devons la force et la beauté de ce roman. Un roman qui résiste au temps en vertu de sa poésie et de sa narration prodigieuse.

« Tu vois… petit… c’est une fumée, c’est tout. Tu comprends, rien qu’une fumée. Le temps d’exister, et plus rien. Elle retourne à l’air, se dilue, elle est lavée par l’air et il n’y a plus de fumée. Elle est cendre que la terre reprend et malaxe. L’homme… cendre et terre à jamais… Tu comprends ? » (page 21)

Barnabé Laye est donc une figure majeure pour sa faculté de transformer la langue populaire, évocatrice et riche d’affabulations, en véritable langue littéraire.
Il suffit de citer les « livres frères » de « Une femme dans la lumière de l’aube », par exemple « Le radeau de pierre » de José Saramago, ou alors « Ilona arrive avec la pluie » de Àlvaro Mutis.

« Un bruit soudain. Quelqu’un heurte à la porte. Dans l’embrasure apparaît le visage poivre et sel du vieil oncle.
— Oh ! je vous dérange… Ce n’est pas urgent. Je reviendrai demain.
Il fit volte-face et son œil droit décrivit un demi-cercle éclair. Avant de refermer la porte, il écrasa à plate semelle un cancrelat qui rêvait sur le carrelage. Le battant claqua dans un bruit de gifle sèche et le silence s’installa debout comme une statue de bronze.
Germaine se détacha et laissa tomber :
— Après tout, tant pis.
…Puis elle se mit à rire d’un rire nerveux, bref, saccadé. Pour conjurer la fièvre, pour se protéger du mauvais œil, pour bander l’œil du vieil oncle, ce point d’interrogation au ventre du soupçon. Elle rit encore, rire humide comme une éponge pour effacer le trouble secret que vient d’éveil le le jeune homme à califourchon sur ses genoux. » (pages 45-47)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Il est clair et certain qu’il y a un lien, une grande affinité d’esprit et de style entre le patrimoine expressif que Barnabé Laye hérite de son pays natal, qu’il transforme en un monde narratif tout à fait original et celui qu’on retrouve partout chez les auteurs de l’Amérique latine. D’ailleurs, il y a une impressionnante coïncidence, quant à la latitude terrestre, entre le Bénin de Barnabé Laye et les pays entre Chili, Colombie et Cuba. Il faut savoir aussi que Barnabé Laye avait écrit, avant ce roman, en 1985, un livre consacré à « La cuisine antillaise et africaine »…

« Le jour maintenant marchait à notre rencontre, la route traversait les plantations de palmiers nains alignés comme des sculptures végétales, leurs larges palmes vertes présentaient vers le soleil encore pâle des grappes de noix rouge et or. Un peu plus tard, une odeur de vase, de crevettes séchés, les marécages venaient à nous, faisant frissonner leurs cheveux de roseaux et de bambou, la mangrove aux arbres géants dormait encore d’un sommeil de palétuvier.
Soudain, un sifflement strident. Une lumière violente projetée sur le camion depuis les bas-côtés surprit le chauffeur… » (page 65)

La culture afro-cubaine ou afro-américaine, qu’on évoque pour nombreuses formes de musique « révolutionnaire », est d’ailleurs une culture reconnue — parallèle vis-à-vis de la littérature européenne, française en particulier — que j’aime et partage énormément, tout en la reconnaissant différente et parfois antagoniste par rapport au modèle européen.

« La maison va et vient au rythme des messagers, des annonciateurs, elle va de nouvelle en nouvelle. Et puis, las de tout cela, de tant parler, de tant écouter, las de pleurer — rire pour ne pas s’inquiéter —, chacun s’en retourne au point zéro de sa misère, de sa solitude… Le crépuscule couvre lentement les rumeurs de la ville, verrouille l’angoisse fermée des portes et des fenêtres et les loupiotes vacillantes s’allument une à une dans les demeures pour chasser la peur de la nuit. » (pages 52-53)

Dans un de ses interview, Barnabé Laye semble se dérober à toute parenté poétique et littéraire. Quitte à déclarer l’importance de la sincérité de l’expression :

« Après avoir lu le roman du Sud-Africain Alan Paton, « Pleure, ô pays bien-aimé », j’ai refermé le livre, complètement bouleversé, comme si je venais d’avoir une révélation… Je me suis dit : C’est cela qu’il faut faire, écrire dans une langue simple et dépouillée ; laisser la musique des mots épouser l’ardeur des sentiments ; traduire la fragilité des existences et la détresse au cœur de l’homme… J’avais quinze ans. Peu de temps après, j’ai dit à mon père que je voulais être écrivain. Il m’a répondu, un peu gêné : Mon fils, ce n’est pas un métier pour un Noir, ce n’est pas un métier pour nous. J’ai toujours obéi à mon père que je considère comme un des hommes les plus intelligents que j’ai jamais rencontré… Alors, j’ai choisi de devenir médecin comme mon oncle maternel que mon père admirait et citait en exemple. En lui annonçant mon choix, mon père me dit à l’oreille, comme une confidence : Et puis, ton oncle, lui, il change de voiture tous les deux ans et il est marié à la plus belle femme du pays ! avant de s’en aller en riant dans sa barbiche. Par ailleurs, pour des raisons que je ne saurais expliquer, je trouvais que la médecine était un métier très… poétique. »

Je crois pourtant qu’il y a objectivement un extraordinaire rapprochement de style, voire de façon de voir le roman et la vie, entre Barnabé Laye et ses contemporains — aînés ou cadets — d’au-delà de l’océan. C’est une piste qu’on devrait fouiller, d’abord pour éviter un classement de ce roman, original et sincère, à l’intérieur d’autres genres de livres suivant l’actualité. Ces livres peuvent être considérés comme importants pour leur intérêt politique ou de témoignage, mais rarement ils ont aussi un véritable intérêt littéraire.
C’est un peu revenir à ma petite (et unique) critique initiale au titre et, surtout, à cette couverture « publicitaire » qui pénalise beaucoup, à mon avis, la portée universelle de « Une femme dans la lumière de l’aube ».

Giovanni Merloni

Les flâneries d’un bus (débris de l’été 2014 n. 6)

10 dimanche Août 2014

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Débris de l'été 2014, Gavroche, La ligne 69, Louvre, Victor Hugo

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Les flâneries d’un bus (débris de l’été 2014 n. 6)

Si la patronne du premier appartement, Française d’Alsace, arborait Jeannot comme nom de famille, l’ancienne propriétaire du deuxième était polonaise de Cracovie répondant, comme on a vu hier, au prénom de Joanna. Si dans notre abri des exordes nos seules ressources étaient nos valises, quand on fut chez nous, nous eûmes la chance d’un grand placard aux portes coulissantes revêtues de miroirs.
Au bout de deux mois et demi seulement — le temps de tout concrétiser chez une notaire très distinguée ayant un grand cabinet boulevard Richard Lenoir — beaucoup de choses avaient changé, aussi importantes que le confort, pour ma fille surtout, de pouvoir ranger jupes et chemisettes dans un ordre imaginaire quelconque.
Cette période de transition — vers une insertion spartiate, mais effective dans la ville nouvelle — fut pour moi caractérisée par deux affections pénibles, peut-être agaçantes pour mes proches. D’un côté, j’exerçais mon attitude spontanée à fouiller dans la ville comme dans une carte géographique, et cela me valait le titre de « homme carte ». De l’autre côté, tel un apprenti sorcier, je m’adonnais avec un enthousiasme assez naïf à la découverte de tout ce qu’une grande ville accessible peut offrir.
Sous le prétexte de résoudre les exigences alimentaires quotidiennes ainsi que de chercher tout ce qu’il faut pour « monter » la maison, je zigzaguais dans Paris en dessinant d’étranges trapèzes qui essayaient de relier :
— la boulangerie de la rue Popincourt au Monoprix de l’avenue Ledru Rollin ainsi qu’au Géant des Beaux Arts de la rue de la Roquette;
— Naturalia et Attica à la Pharmacie de la rue Oberkampf ;
— la Poste de la rue Bréguet et les boutiques des rues de la Roquette et Charonne à la librairie L’Arbre à lettres sur la rue du faubourg Saint-Antoine ;
— l’Office Dépôt du boulevard Richard Lenoir et le Picard de la rue Chemin Vert aux boutiques consacrées à la photographie du boulevard Beaumarchais ;
— les magasins DARTY et HABITAT de la place de la République au BHV près de l’Hôtel de Ville ainsi qu’au FNAC des Halles…
En glissant le doigt lecteur sur cette liste (d’ailleurs incomplète), le lecteur le plus rusé — dont j’en reconnais deux ou trois, jusqu’à en percevoir de petites grimaces souriantes ou dubitatives presque invisibles — a bien sûr cueilli la raison de cette précision. J’explique aux autres lecteurs (confiants, comme moi, dans la force corrosive de l’eau vis-à-vis de la pierre) : notre nouveau domicile se trouvait en fait au milieu d’un triangle, peut-être divin ou appartenant à une entité surnaturelle laïque rentrant dans l’esprit de Voltaire. D’ailleurs, c’est un fait que ce triangle (d’où semblait aussi facile, et même évident, partir pour s’emparer de la ville entière) était formé justement par le boulevard Voltaire, la rue du Chemin Vert (chère à Rousseau) et le boulevard Richard Lenoir (consacré à quelqu’un qui ne s’occupait certainement pas de religions totalitaires et intolérantes).
Et pourtant, rien n’était immédiatement accessible à pied. Contrairement à d’autres quartiers — où dans une seule rue il y a tous les commerces et tous les services à peu près — à l’intérieur dudit triangle il y a que des résidences ou de rares bureaux ou des cabinets professionnels. Donc, si on se rend à Monoprix on s’éloigne de Naturalia ; si l’on va acheter les surgelés de Picard, sur ce parcours on ne rencontre pas de boulangerie ni de bureau de Poste…
Heureusement, cette caractéristique du lieu nous a poussés à explorer dans toutes les directions évoquées, jusqu’à nous donner un sentiment d’omnipotence ne faisant qu’un avec une euphorie qui nous a accompagnés pendant plus qu’un an…

Je me bornerai aujourd’hui à monter idéalement sur le bus n. 69… Oui, le hasard a voulu que le bus qui nous accueillait juste en bas de chez nous eût ce numéro « double-face » que pas seulement Gainsbourg a évoqué sous l’appellation d’année érotique dans une de ses plus célèbres chansons. 1969 c’est la date fatidique de mon premier mariage et aussi celle de la naissance de mon fils aîné…
Cette ligne de bus, suivant le troisième côté dudit triangle (la rue du Chemin Vert), intègre très efficacement les formidables services offerts par la ligne 5 (courant à côté du canal Saint-Martin, sous les deux voies du boulevard Richard Lenoir) et la ligne 9 (courant au-dessous du boulevard Voltaire).
Aux navigateurs passionnés, cette ligne de bus donne des possibilités en plus. Grâce à sa flânerie nonchalante, on peut s’adonner à une sorte de « récapitulation » de la ville qu’on avait essayé d’imaginer et de reconstruire dans les tunnels du métro, rassemblant nos souvenirs des différents endroits découverts à pied, avec la seule aide des noms…
Les noms des rues et des places (par exemple BRÉGUET-SABIN ou RÉPUBLIQUE) ; les noms des églises (comme SAINT-AMBROISE) ; les noms des gares (comme GARE DE L’EST, GARE D’AUSTERLITZ)…
Voilà que les lignes du bus parisien superposent un filet plus léger et tortueux au gribouillis souterrain dessiné par le métro. Quelques-unes de ces lignes, comme celle du 69 (glorieuse, non seulement pour moi), suivent des parcours que les pullmans touristiques ne pourraient mieux choisir.
Gâté par la facilité d’y avoir trouvé place dans les heures creuses, je suis très conforté par la présence d’une multitude de retraités (comme moi) ainsi que de mères avec leurs poussettes pleurnichardes. Je peux me régaler, après la descente ombragée et anonyme de la rue Chemin Vert, la soudaine lumière du boulevard Richard Lenoir et, plus avant, le souffle calme et élégant du boulevard Beaumarchais.
Quelqu’un y descend, avant d’arriver dans un nouveau bain de lumière : place de la Bastille. Elle est provocatrice, chaque fois, de quelques souvenirs, dont le plus fréquent est celui de l’immense Éléphant, dont parle Hugo dans les Misérables, où se faufilait péniblement Gavroche toutes les nuits… Ou alors c’est l’image plus figée, mais émouvante aussi, de Voltaire assis et forcément désœuvré dans son cachot à la Bastille…
Ensuite — ô merveille ! —, le 69 se faufile dans la plus belle rue de Paris, cette large et placide rue Saint Antoine, frôlant :
— sur la droite, l’hôtel de Sully et les alentours directs de la place de Vosges ;
— plus avant, sur la gauche, l’église de Saint-Paul (constituant sans doute une émergence importante, avec Saint-Gervais, en direction de la Seine et de l’île Saint-Louis).
(À moitié, c’était dans ce bureau SNCF que je venais m’asseoir avec le calme du néophyte enthousiaste, pour y attendre mon tour et y acheter le billet d’aller-retour pour Rome, ou Milan, ou Turin…)
À la hauteur de Saint-Paul, la rue Saint Antoine s’élargit pour accueillir la rue François Miron, en formant ainsi une petite place très agréable. Lorsque la rue reprend sa section originaire, elle change de nom et d’aspect.
À mon avis, ce premier trait de la rue Rivoli c’est un peu chaotique et impersonnel, mais je ne trouve pas quelqu’un qui s’intéresse à ce genre de questions.
Après quelques mètres, le 69 arrête devant le BHV, l’ancien Bazar de l’Hôtel de Ville, maintenant le plus important sinon l’unique grand magasin où l’on peut trouver vraiment tout :

« de la cuiller à la ville »

comme le disait le père du BAUHAUS, Walter Gropius.
Normalement, quand sur le petit écran suspendu sur les têtes on lisait « Hôtel de Ville », je descendais, car mon but primordial c’était celui d’acheter une vis ou un tournevis, ou alors un petit chariot pliable, des étagères, des rideaux occultants, des tiges, des cimaises ou des oreillers…
(Je me souviens, par une émotion spéciale, d’un de nos retours, ma fille et moi — toujours avec le 69, qu’on devait attraper sur le dos de l’église de Saint-Gervais — lors de l’achat de deux couettes et deux oreillers… C’était très compliqué rester en équilibre avec ces paquets assez volumineux et glissants… et c’était, comme aujourd’hui, un après-midi de pluie.)
Quand on n’avait pas des courses à faire dans ce temple du bricolage ainsi que du vagabondage des yeux, on se laissait doucement bercer par ce bus-vaisseau (encore plus fascinant qu’un bateau-mouche, en fin des comptes) tout au long de la rue Rivoli, frôlant d’abord la tour Saint-Jacques, ensuite le dos de l’ancienne Samaritaine, avant de rentrer dans le « salon », c’est-à-dire le côté noble de cette rue ayant comme riverains : sur la droite, le Palais Royal ; sur la gauche, le Louvre et les Tuileries. Le spectacle jusqu’ici ce serait déjà suffisant pour un billet. Mais — ô merveille ! — le bus, sans préavis, tourne brusquement à gauche, se faufilant sous une arcade du Louvre, pour en sortir… juste là où l’Arc du Carrousel laisse entrevoir le jardin des Tuileries, tandis que sur la gauche la célèbre pyramide en verre et acier protège l’immense hall d’entrée au Musée du Louvre. Ensuite, le bus traverse la Seine par le pont du Carrousel.
Ensuite (quand je ne descendais pas pour visiter quelques collections de peinture), ce bus flâneur entame, avec le quai Voltaire et la rue du Bac, un troisième parcours ayant pour terminus la place Champ-de-Mars et la Tour Eiffel… SPLEEN !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10 août 2014

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V ou Victor, Victoire (alphabet renversé de l’été 2013 n. 5)

19 vendredi Juil 2013

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Antonio Vivaldi, Giuseppe Verdi, Julie Andrews, paolo volponi, république française, république romaine, Victor Hugo

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La dure montée de l’alphabet renversé ressemble à la redoutable entreprise des saumons qui essayent d’atteindre la source de cette eau des fleuves et des ruisseaux, de plus en plus pure, mais aussi progressivement plus froide et rapide dans sa course.
Source… course. J’aimerais bien être déjà au C ou à la S. Mais, la Nature ne fait pas de saut, ni surtout de concession. Ma tâche à moi c’est d’aller en contre-courant, contre tout ce qui est facile, hélas. Ah, si j’avais eu la présence d’esprit, lors du thème libre qu’on me proposa il y a presque cinquante ans dans un devoir en classe à la veille du « baccalauréat » (qu’en Italie s’appelle « maturité ») ! Si j’avais suivi plus froidement les conseils de ma voisine de banc, en écrivant vraiment une chose libre, c’est-à-dire en exploitant de façon insouciante un argument sérieux, par exemple les bons sentiments de la famille, de la Patrie, de l’Europe… J’aurais eu ma Victoire à moi et peut-être toute ma vie aurait abouti sur un destin tout à fait différent !

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Pourtant, en fin de compte, ce rendez-vous raté avec la Victoire m’a fait bien comprendre que la victoire n’existe pas ou, si parfois elle se vérifie, c’est une chose éphémère, comme l’Amour.
Je me souviens à ce propos du célèbre film de Blake Edwards avec Julie Andrews, Victor Victoria, où la protagoniste, Victoria, se déguise en Victor pour obtenir finalement le succès dans son spectacle. Cette innocente suggestion, cette histoire, où l’amour se mêle à la question de l’identité et du besoin d’affirmation et de reconnaissance de l’artiste, me poussent d’emblée à exclure un grand nombre de candidats pouvant vanter une parfaite V comme initiale. Je m’excuse donc pour l’inutile attente avec Giuseppe Verdi, Antonio Vivaldi, Paul Verlaine et aussi Paolo Volponi, grand écrivain italien peut-être peu connu en France. Mais, j’ai fait mon choix : Victor Victoire. Victor est bien sûr Victor Hugo, Victoire est peut-être sa véritable femme cachée. D’ailleurs, si Hugo a été plusieurs fois protégé par les Dieux, en échange il a eu quand même une vie constellée de souffrances qui n’ont jamais pu abattre ni amoindrir son élan sincère vers les gens et les peuples démunis qu’avec ses écrits il a aidés à réagir, à lutter jusqu’à la Victoire. C’est vrai que dans ce monde, à toutes les époques, on a surtout affaire avec des Victoires morales, symboliques. Mais, c’est justement cela qui m’intrigue…

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Photo de Paolo Merloni

Devoir en classe. On a théoriquement toute la matinée à disposition. La plupart de mes camarades ne semblent pas pressés. Ils profitent d’un système de signalisation très sophistiqué, basé sur leur habileté extrême dans le lancement de messages chiffrés presque sans bouger ni produire de sons audibles. Ils semblent des fonctionnaires de l’état qui se consultent pour trouver le bon escamotage.
Moi, au contraire, au risque d’aller hors du thème assigné, je veux me dépêcher. Ici au «Mamiani», dans ce lycée à l’empreinte militaire — disloqué d’ailleurs en face des casernes situées tout au long du boulevard des Milices (tout un programme !) — les règles assez rigides admettent pourtant une étrange exception : on peut sortir après onze heures et demie. Donc, si je termine dans cette échéance, je serai libre comme un oiseau. Et je pourrai arriver devant le portail du «Tasso», son lycée à elle, à côté de la rue Veneto, juste au moment de sa sortie…

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Gianicolo, Rome

Avant de me lancer dans le déroulement de la matière, je relis attentivement le titre du devoir : « À partir d’une lettre de l’alphabet de votre choix, exploitez dans un récit un colloque hypothétique avec un personnage ayant la lettre choisie pour initiale de son nom de famille. En alternative, vous pouvez vous produire en considérations philosophiques appropriées sur un thème idéal à caractère universel. » J’avoue que cette fois-ci mes carences multiples — dans ma connaissance de l’Histoire et de la Philosophie — risquent de m’enchaîner à ce banc noir durant six heures, au lieu que trois. Mon idole aux cheveux longs et blonds, devenue pour moi inatteignable, disparaîtra vite dans les flaques d’ombre de ce quartier-là, tandis que quelqu’un d’autre pourra alors chanter Victoire à ma place…

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Anita Garibaldi, Gianicolo, Rome

Cinquante ans après, je me souviens vaguement de ce devoir à l’enseigne de la déception et de la défaite. Déception des professeurs d’Histoire et d’Italien qui en tant d’occasions m’avaient défendu ; défaite vis-à-vis de cette sylphide dorée qui avait espéré, pour une fois, de se rendre avec moi près de l’édifice du Vascello — juste en face de l’entrée de la Villa Doria Pamphili — où une glorieuse bataille, en 1849, fut combattue.
Et ce fut justement l’idée de ce rendez-vous presque héroïque qui me tourna alors un mauvais tir. Je ne devais pas parler de Garibaldi et Mazzini et surtout pas de Pius IX, ce pape ambigu rescapé dans la forteresse de Gaeta qui avait immédiatement attiré vers Rome Louis Bonaparte, président de la jeune République française et futur Napoléon III, pour abattre la République Romaine. J’osai au contraire m’y aventurer, jusqu’à affirmer, sans aucune base documentaire suffisante, que si en France la République de 1848 avait résisté, elle aurait été la meilleure alliée de Mazzini. Par conséquent, si Mazzini, aidé par le gouvernement républicain français, avait résisté, obligeant le pape à une nouvelle Avignon ou, pourquoi pas ? à une diaspora sans fin, Rome aurait pu devenir la capitale d’une Italie centrale laïque et équilibrée. Ensuite, on aurait pu concrètement envisager une Italie unie autour du drapeau républicain, car on aurait pu compter sur des bases plus solides. En fait, le centre de l’Italie (comprenant Latium, Toscane, Marches et une partie importante de l’Émilie-Romagne, avec Modène, Bologne, Ferrare et Ravenne) a toujours été la partie de l’Italie où la civilisation se marie strictement à une vision équilibrée des rapports entre les Institutions et les citoyens.
Ce thème fut rejeté et je fus même invité par le Directeur de l’Institut à donner des explications. Ce jour-là, ne pouvant pas masquer mon inadéquation vis-à-vis des questions que j’avais eu la hardiesse de soulever, je ne sus retenir un rire prolongé et idiot qui me causa la suspension d’une semaine.

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Photo de Jean-Pierre Horbach

On ne peut pas réécrire l’Histoire. Cela est désormais bien réglé dans ma tête. Il faut donc laisser pourrir Mazzini dans son long exil en Angleterre, essayant de suivre Garibaldi, dans son île, en train de planter les bulbes de la future pinède de Caprera. Quant à Victor Hugo, dans son exil à Guernesey, il a pu suffoquer ou apaiser une partie de ses contrariétés en écrivant Les Misérables.
En tout cas, j’espère de ne pas toucher la sensibilité de quelqu’un ni de nuire à l’image incontournable que j’ai moi même de Victor Hugo, en disant que je ne suis pas resté indifférent au fait que V. Hugo croyait fermement dans les esprits occultes. J’ai donc profité de mes facultés extrasensorielles, plusieurs fois expérimentées avec de personnages disparus de différentes époques, pour poser à M. Hugo quelques petites questions.

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Photo de Jean-Pierre Horbach

Je vais le rejoindre dans son ancienne habitation, transformé en musée dans l’ancienne place Royale, nommée aujourd’hui place de Vosges…
— Me permettez-vous de vous appeler Victor ?
Je ne saurais pas vous exprimer ce que sa réponse muette a su déclencher en moi, avec un sentiment d’infériorité que j’espérais d’avoir vaincu avec l’âge. Mais, j’ai trouvé quand même la force de continuer :
— Savez-vous, Victor, qu’ici, dans notre quartier des deux gares, à Paris, près de la rue des Vinaigriers, dans le siège de l’Association des Garibaldiens… nous avons commémoré — en mai 2011, au cours de la Manifestation Lire-en fête — un épisode très touchant de votre vie…

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Carte postale

— Je la connais cette Association, ils se sont connectés plusieurs fois, avec moi !
Sa voix grave, sa modernité tout à fait inattendue, me laissèrent abasourdi. J’étais plus confiant, maintenant, en même temps j’eus peur…
— Vous avez peur que je m’exprime sur tout ce qui s’est passé en Europe jusqu’aujourd’hui, n’est-ce pas ?
J’étais complètement incapable de répondre. S’il ne m’avait pas pris la main, je me serais évanoui. Il trouva enfin la façon de me rassurer :
— Je sais que vous avez commémoré la fameuse séance de la chambre de députés du 12 février 1871, lorsque Garibaldi fut refusé par l’assemblée.
— Et aussi la discussion, quelques jours après, le 8 mars où vous avez pris position en faveur de Garibaldi !
— Mais, laissons tomber tout cela ! Je n’ai qu’une vingtaine de minutes au maximum pour répondre à vos questions. Et je sais déjà ce qui vous trouble !
— Vous… savez ? Mais vous excellez vraiment en tout ce que vous faites, même dans la sorcellerie !
— Il ne faut pas s’appeler aux bohémiennes… Je vous lis dans les yeux, mieux que dans ceux de Fantine ou de Cosette… Voilà, je devrais avoir sur moi une note que j’avais écrite en février 1849, le jour de la création de la République romaine…
— Choses vues, page 183, Gallimard Folio 2003, je dis.
Étonné de cette information que ses souffleurs extrasensoriels ne lui avaient pas donnée ; pourtant indiffèrent, dans le fond, à sa gloire chez ses arrière-petits-fils, Victor continua :
— Je vous lis cela, après vous me poserez juste une ou deux questions. Il hocha les épaules : Juliette m’attend.
— La République est proclamée à Rome. L’Europe s’émeut, la chrétienté s’inquiète. Pourquoi ? C’est que Rome n’appartient pas à Rome ; Rome appartient au monde. Grandeur immense, mais qui contient une servitude, comme toute grandeur. Il y a quelque chose de plus grand pourtant que d’appartenir au monde, c’est de s’appartenir à soi-même. Rome n’est qu’un temple, et veut redevenir un peuple. Elle est lasse qu’on s’agenouille près d’elle ; elle veut qu’on s’agenouille devant elle. Rome a raison. Qui sera fière si ce n’est Rome ? Qui sera libre si ce n’est Rome ? Plaudite, cives.

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— Victor, dis-je, tout le monde sait désormais que vous n’avez pas du tout accepté la volteface de Louis Bonaparte, préférant l’exil. Mais, imaginons, pendant un seul moment, de suspendre le cours des événements de l’Histoire.
— Je ne crois pas à l’utopie rétrospective.
— Moi, aussi. Mais, vous savez ce qui se passe parfois entre deux anciens amoureux qui se rencontrent vingt ou trente ans après s’être séparé sans une véritable raison. C’est inutile, c’est vrai, mais si la femme que nous avons continué toujours à aimer, jusqu’à l’extinction de toutes nos envies existentielles, nous avoue avoir souffert les mêmes peines, nous en sommes soulagés, consolés, n’est-ce pas.
— Que voulez-vous savoir ? Parlez.
Ce n’était plus la voix de l’auteur des Châtiments ou de Quatre-vingt-treize qui me parlait. C’était Jean Valjean en personne.
— Victor, je voudrais que vous me répondiez juste une chose. Si la République de 1848 avait tenu le coup, trouvant son équilibre dès lors, sans Rois ni Empereurs, aurait-elle préféré, comme Bonaparte, l’alliance avec le Pape, ou alors aurait-elle concrètement aidé la République romaine voulue par Mazzini, qui n’était pourtant pas une chose abstraite ?
— Je suis d’accord avec vous, Mazzini avait raison. Mais, on ne fait pas l’Histoire juste avec les idées justes, excusez-moi le jeu de mots…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 19 juillet 2013

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