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« Le seul sentiment durable est l’amour désintéressé » – À Rome/21 (Journal de débord n. 44)

21 mardi Mar 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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À Rome, Journal de débord

Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié récemment dans ce blog.
GM
001_agata-7-180

« Le seul sentiment durable est l’amour désintéressé »

Dimanche 28 juillet 1963
Après la rencontre avec Randazzo, j’avais eu l’impulsion de ne pas quitter Rome pendant l’été. Ou alors de faire une courte visite à mon camarade Tonino Quercia, en villégiature à Scauri, une localité balnéaire à mi-chemin entre Rome et Naples. Ainsi, j’aurais atteint l’ataraxie par le biais de l’équidistance. Les mots de mon professeur m’avaient ouvert les yeux, éloignant mon esprit de la pensée d’Agata qui, durant quelques jours, est demeurée seule et abandonnée sur un écueil au milieu de la mer. Ensuite, obéissant à l’autre conseil péremptoire de Randazzo, celui de réserver une place aux coups de cœur que pouvait engendrer un paysage ou un roman, je me suis laissé capturer à nouveau par Elsa Morante et ses aventureuses descriptions de l’île interdite…

« Souvent, dans les livres, les maisons des vieilles cités féodales, groupées ou disséminées dans la vallée ou sur les flancs de la colline, toutes bien en vue du château qui les domine du point le plus haut, sont comparées à un troupeau autour de son berger. De même, à Procida, les maisons — que ce soient celles, nombreuses et serrées l’une contre l’autre, en bas, au port, celles plus rares de la colline ou celles des hameaux isolés dans les champs — ont vraiment, de loin, l’air d’un troupeau dispersé au pied du château. Celui-ci se dresse sur la colline la plus haute (laquelle, au milieu des autres petites collines, a l’air d’une montagne) ; et agrandi par des constructions superposées et ajoutées au cours des siècles, il a atteint la taille d’une gigantesque citadelle. Surtout la nuit, les navires qui passent au large ne voient de Procida que cette masse sombre qui fait ressembler notre île à une forteresse au milieu de la mer.
Depuis environ deux cents ans, ce château est devenu un pénitencier : l’un des plus vastes, je crois, de toute l’Italie. Et, pour beaucoup de gens qui vivent au loin, le nom de mon île est celui d’une prison. » (1)

002a_matisse-agata-7-180 Henri Matisse, Woman at the Fountain (1917), image empruntée
à un tweet de Mordecai (@MenschOhneMusil)

L’idée de réclusion et d’exclusion à la fois que m’avait transmise cette redoutable description du pénitencier de Procida se prêtait à deux hypothèses et interprétations.
Selon la première hypothèse Agata s’était volontairement cloîtrée dans l’île-pénitencier, tandis que j’en étais exclu avec l’étiquette de « sujet indésirable » : cela projetait sur l’île et sur notre histoire, brisée au moment de son épanouissement, une couche de solennité tout en donnant à moi la force, sinon l’héroïsme de la renonciation :

« Je serai dans la mer, tel un rêve lointain » (2)

En fusionnant la mer et le rêve, j’avais trouvé ma première métaphore ! Et je voyais déjà ce premier vers abouti avancer telle une locomotive suivie d’innombrables wagons vides… « Au bout de cinquante ans, je remplirai ces wagons de véritables vers poétiques, je me suis dit. Je les enverrai ensuite à Randazzo, beaucoup plus âgé que moi, qui sera alors à la retraite… »
Mais, quoi faire maintenant ? Je ne pouvais certainement pas partir à Procida et me noyer sous les yeux d’Agata et de ses « prétendants » ! J’ai pensé alors aux cycliques frustrations de Garibaldi ; à ses vagues d’amour pour l’Italie qui cognaient contre l’indifférence de multiples égoïsmes et pouvoirs ; à son île qui était une oasis de calme bucolique ; aux pinèdes, qu’il avait planté de ses mains… et j’avais pris ma résolution : « Caprera, tout comme les autres îles de l’archipel de La Maddalena, bénéficie d’une mer immense, d’une beauté incommensurable ! C’est là que je vais me noyer ! »
À présent, il ne me restait que déverser — d’une île inconnue à l’autre, inconnue elle aussi — tout ce que notre histoire, interrompue, avait créé au jour le jour ; tout ce qui avait jailli du néant de nos premières conversations presque enfantines et que par notre entente prodigieuse avait mûri vertigineusement. À Caprera j’aurais cherché une plage déserte entourée de rochers d’où j’aurais plongé, la tête première, dans l’eau… Elle me passionnait l’idée de frôler les algues vertes et les roches roses de cet aquarium luxuriant que j’imaginais identique à celui qu’Agata m’avait décrit… D’ailleurs, nager sous l’eau, tout près de la rive, c’était la seule chose que je savais faire. Une bonne solution pour disparaître sans mourir. À Caprera, hébergé par Garibaldi…

003_schiele-agata-7-180 Egon Schiele, Standing Girl In a Blue Dress and Green Stockings, Back View (1913),
image empruntée à un tweet de Brindille (@Brindille)

La deuxième hypothèse était beaucoup plus dangereuse pour moi : Agata ne s’était pas renfermée à Procida de façon spontanée, elle y avait été traînée contre sa volonté ou alors elle était une indigène comme la Graziella de Lamartine, dont ma mère m’avait esquissé un portrait flou.
La prison familiale, le renfermement dans les interdictions et les tabous : voilà de bonnes raisons pour qu’elle n’insiste pas avec son invitation à la rejoindre ! Une raison à laquelle je n’avais jamais songé, qui me semblait brusquement évidente : les difficultés à surmonter pour atteindre l’île et y survivre auraient sans doute dépassé mes forces ! Si elle était « trop petite » pour faire l’amour, moi j’étais « trop petit » pour « venir la récupérer ». Il m’aurait fallu un hélicoptère ou un tapis volant… mais aussi un costume gris et une gueule impeccable… Quant à Agata, seule, sans complices, elle serait tout à fait incapable d’envisager ce petit hasard de venir à ma rencontre en bas de chez elle… Personne entre nous deux n’avait l’âge pour maîtriser la vie pour en cueillir ces indispensables bénéfices qui nous poussent à vivre et espérer du matin au soir.
Mais, qui sait ? Agata aurait voulu malgré tout que je me déguisasse en Ulysse ou en « homme tranquille » et que je me résolve à la ravir ! Mais je n’avais rien d’Ulysse ni de John Wayne. Et je n’étais pas non plus un sicilien aux deux cerveaux, comme l’était Randazzo. Et puis, lui aussi, il n’a jamais eu une telle désinvolture, au cours de sa vie !
Je me disais que, dans les tréfonds de son âme, Agata m’aimait… et je n’étais que la victime et le complice d’un malentendu. Mais pourquoi, avant de partir, avait-elle dit : « prends-moi, si tu en es capable » ?
En mêlant entre elles les deux hypothèses, ma renonciation pouvait enfin ressembler aux retraits réitérés Garibaldi, se révélant pour moi comme autant de leçons sur l’amour et la dignité :
« Le seul sentiment durable est l’amour désintéressé, exempté de calculs et d’attentes non sincères ! » me susurrait dans mes rêves, de façon débonnaire, le grand fabricateur de pinèdes, celui qui avait su cueillir les sentiments meilleurs du peuple sicilien, passant indemne dans les méandres de ses deux cerveaux.
« Le seul amour qu’il vaut la peine de poursuivre est l’amour partagé », m’avait dit Randazzo, essayant de couper court mes élucubrations. D’un coup, tristement, l’amour d’Agata me paraissait alterne et flou. « Cette incertitude ne fera pas de moi un homme mesquin, j’essaierai de demeurer vigilant dans les quatre murs de mon cerveau et ne sortirai pas dans la folie, comme il est arrivé à Roland. Pourtant, combien est-il difficile de garder les yeux fermés tout en sachant que je ne te verrai pas quand je les rouvrirai ! »

004_auguste-mack-180 Auguste Macke, Géranium et rideaux,
image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Heureusement, il y avait ce précieux bouquin s’adaptant au rôle d’un « état tampon ». Au fur et à mesure que je le lisais, je me persuadais davantage que l’île d’Arturo n’existait pas. Mais c’était de même étonnant, pour moi, constater que depuis 1957 rien que sept ans s’étaient écoulés, et tout avait changé ! Il n’y avait pas que les nouveautés scandaleuses dont me parlait Agata dans ses lettres. On discutait avec passion, à Procida, d’un film qui venait de sortir dans le cinéma : « Les mains sur la ville » où l’on avait fait un récit intransigeant de ce qui était en train de se passer à Naples. (4) Moi j’avais dans les yeux mon horrible quartier de Rome, que j’avais vu grandir jour après jour avec autant de vulgarité et violence. N’avait-on pas mis, là aussi, les mains sur la ville ? Il y a sept ans… Un tel spectacle était tout à fait inimaginable. Mais c’est ainsi : la soudaine richesse des Italiens — oh, combien éphémère et ridicule ! — ne pouvait pas se produire en dehors d’une croissance malsaine et chaotique !
Sans doute, je ne voulais pas croire à ce dogme absolu de la beauté incorruptible de l’île qui transparaissait du bouquin d’Elsa qu’Agata m’avait donné pour qu’au contraire j’y croie… Ce livre « galeotto » et messager d’amour…
Voilà pourquoi je me suis demandé : « Qui sait si ces mains sales et impitoyables, dans leur avancée souterraine et systématique, toucheront aussi un endroit sacré comme l’île d’Arturo et Graziella. »

« Du côté du couchant qui regarde la mer, ma maison est en vue du château ; mais à plusieurs centaines de mètres à vol d’oiseau, par-delà les nombreux petits golfes d’où, la nuit, se détachent les barques des pêcheurs avec leurs lanternes allumées. La distance ne permet pas de distinguer les grilles de fer des petites fenêtres, ni le va-et-vient des geôliers sur les remparts ; si bien que, surtout l’hiver, quand l’air est brumeux et que les nuages en marche passent devant lui, on pourrait croire que le pénitencier est un manoir abandonné, comme on en trouve dans beaucoup de vieilles villes. Une ruine fantastique, habitée seulement par les serpents, les hiboux et les hirondelles. » (1)

Lundi 29 juillet 1963
Après un échange assez rapide d’appels interurbains, j’ai pris la décision de me rendre à Procida avec Dodo. Toto, le père d’Agata, empressé et efficace, nous a réservé une chambre pendant un mois et mes parents ont été contents pour le prix.
— Pour que nous y résistions ! a dit Dodo.

005_stazione-aoutrou-180 Photo empruntée à Dominique Autrou (@aucoat) sur Facebook

Giovanni Merloni

(1) Elsa Morante, « L’île d’Arturo, mémoires d’un adolescent », Folio Gallimard, 1978, traduit de l’italien par Michel Arnaud

(2) Texte poétique (Ambra n. 6)

Tu ne me sembles pas vilain, ni lépreux non plus ! – À Rome/20 (Journal de débord n. 43)

19 dimanche Mar 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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À Rome, Journal de débord

Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié récemment dans ce blog.
GM
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Tu ne me sembles pas vilain, ni lépreux non plus !

Soir de mercredi 24 juillet 1963
Dans l’après-midi, j’ai frappé à la porte du professeur Randazzo. Il habite une allée verte, transversale du boulevard des Milizie. Pas du tout gêné d’être surpris en maillot de corps, mon « maître » haletait juste un peu pour le chaud :
— Viens ! Asseyons-nous sur le balcon, il y a deux belles chaises, tout comme dans une loge de l’opéra !
Au commencement, il m’a parlé de « sa » Sicile à lui, sans que je puisse comprendre si l’endroit fabuleux qu’il me décrivait avec autant de participation était son pays natal ou alors le lieu habituel de ses villégiatures :
— Cefalù, un promontoire à pic sur la mer !
En cette image esseulée, ne s’appuyant que sur deux mots-clés — le promontoire à pic, la mer — ledit « Cefalù » devenait le titre d’une histoire dense et interminable, qui remplissait son regard tout en donnant à sa voix un timbre violent qui m’a vivement touché :
— Est-ce que vous vous souvenez, professeur, de ma première rédaction ? Cela a été l’unique fois de ma vie où je n’ai pas obtenu la suffisance dans un devoir d’italien ! En deux ou trois phrases, nettes et équilibrées, vous m’avez fait comprendre que je devais arrêter d’écrire en roue libre, secondant mes vices et caprices…
— Je ne m’en souviens pas, a dit Randazzo, mais puisqu’on est là je te dis qu’il faut que tu lises davantage, le plus possible : des romans, des essais, des poèmes ; sans te soucier de la longueur ni de tout comprendre… librement, et bien sûr en dehors de toute obligation scolaire !
Je lui ai répondu que je lis un peu, même si de façon désordonnée. Il n’y avait que deux auteurs « scolaires » qui me fascinaient vraiment : Ludovico Ariosto et Ugo Foscolo. Hors de l’école, j’avais découvert Italo Svevo et Cesare Pavese :
— Pourtant, je n’ai aucune intention de me suicider !

Tandis que nous conversions, par à-coups, parfois détournés par les vagues de chaleur imprégnées du parfum des arbres taillés comme des haies, les deux enfants de Randazzo — un mâle de trois ans et une fille de cinq — montaient et descendaient de ses genoux ou alors lui enlevaient les lunettes, avant de les remettre sur son nez en des guises ridicules…

002_agata-5-180 — Je te connais, Nitrodi ! Quand je te vois depuis la chaire, tu as toujours la tête ailleurs, dans une île…
— Procida ! ai-je hurlé, sans réfléchir.
— Ah Procida, l’île d’Arturo ! a dit le professeur, de façon automatique. Un endroit qui existe juste dans les rêves, où personne ne réussit à dormir, même pas les morts !
— Professeur, vous savez tout…
— Il me semble avoir trouvé des traces de cette île dans l’un de tes textes poétiques ! Sache qu’un grand poète français, Lamartine, a situé lui aussi un de ses plus beaux romans à Procida, « Graziella »…
Randazzo s’est levé et, après trois longues minutes d’hésitations, il a attrapé, depuis une étagère effondrée dans l’ombre, un bouquin à la couleur ocre :
— Je ne trouve pas « Graziella » de Lamartine, je crois que je l’ai prêté à ma collègue Hortense Lamy… Mais j’ai ici une petite surprise : un livre à moi, que j’avais titré « Traduction depuis un inconnu », qui sait si tu devines pourquoi !
J’ai essayé de répondre :
— Le poète n’est pas un vrai poète s’il ne s’exprime pas à partir de lui-même… Mais il doit le faire incognito, évitant soigneusement de déclarer le prénom, le nom et l’adresse de son amoureuse !
— En ce cas, mon cher Nitrodi, j’aurais dû donner un autre titre : « Traduction depuis une inconnue » !
— Vous avez découvert le texte d’un inconnu qu’ensuite vous avez traduit… Voilà, j’ai compris, professeur ! Celui qui avait écrit ces poésies, tout à fait instinctivement, d’un jet, sans même les relire, comme j’ai fait moi aussi, ce n’était pas un poète, comme je ne le suis pas non plus. Il me semble évident que cet être — figé dans l’état d’une larve, incapable d’exprimer de façon universelle, voire planétaire, ses sentiments et impulsions — était destiné à mourir « inconnu », comme vous dites…
— Tu es sur la bonne route, Alfredo, vas-y ! dit Randazzo en riant.
Les ailes aux pieds, j’étais réconforté par la caresse des mots de cet homme — dont l’âge était le double de la mienne : il aurait pu être, pour moi, un père très jeune — quand j’ai finalement trouvé la façon de conclure :
— Grâce à une « deuxième invention », au travail sur la langue ainsi qu’à des inepties qui font la différence, le Poète transforme le Vilain Petit Canard en un cygne blanc et pur comme la neige ou alors, si nous voulons adopter une autre « métaphore »…
— Bravo, tu as découvert finalement l’ineptie qui fait, comme tu dis, la différence : la « métaphore » ! En un éclair, j’ai vu comme dans une photo en noir et blanc, le professeur Randazzo assis derrière la chaire. Malgré son air débonnaire et ses yeux lumineux, il paraissait las et sans entrain, avec quelques années de trop sur les épaules. Sa voix était la même… mais pourquoi, dans la classe, surtout quand il parlait de Dante, ne réussissait-il pas à capturer mon attention ? Était-il lui-même, absent et comme perdu dans une île ?
J’étais absorbé dans ces fumisteries quand Randazzo m’a serré le bras : — Réveille-toi, Alfredo Nitrodi, tu n’as pas fini ton propos, n’est-ce pas ? Tu étais en train de me suggérer une autre image…
— L’histoire pénible de la belle et la bête ! Ma mère, qui est française, m’a presque obligé à lire un roman de François Mauriac, « Le baiser du lépreux ». Tout ce que ma mère pense « pour mon bien » est un mystère pour moi, pourtant ce livre colle parfaitement à ma situation…
— Tu ne me sembles pas vilain, ni lépreux non plus ! a protesté Randazzo.

003_la-ragazza-e-lombra-180 Photo Ferdinando Scianna, (Sicile, Italie, 1963), image empruntée
à un tweet de Maria (@MariaRiv2)

Je ne savais pas quoi dire. Il me semblait d’avoir trop parlé de moi et, entre les lignes, d’Agata. Sans doute, le professeur savait que j’ai l’amoureuse tandis qu’il juge, tout comme bien d’autres, que cette espèce de fixation est le principal obstacle à mes études. D’ailleurs, il me semble de les voir, mes parents, pendant l’heure de réception, en train de hocher la tête… Surtout mon père, qui néglige une circonstance tout à fait évidente : je n’ai pas la paix des sens, comme il arrive, par exemple, à Maurizio Ficcadenti. Ou alors c’est Roberto Trentavizi qui a « craché » à l’oreille de Randazzo mon secret : sans qu’on puisse dire qu’il est un espion, il est, tout le monde le sait, un grand bavard…
— Pense plutôt à Catulle ! a dit Randazzo tout en m’envoyant un regard complice. Celui-là n’avait pas besoin d’être beau ni laid pour aimer et être aimé… Et il ne se cachait pas non plus derrière de faux noms. Certes, ce n’est pas dit que Lesbia s’appelait vraiment Lesbia…
— Où est-elle, alors, la « métaphore » de Catulle ?
— Ne te souviens-tu pas de sa phrase sublime : « c’est une journée à marquer d’une pierre blanche » ? Chaque pierre évoque un souvenir, donc si nous suivons le sillage des cailloux blancs nous retrouvons nos jours les plus heureux !
— Le « caillou luisant », qui paraît dans l’un de mes vers, ce serait alors une métaphore… poétique ? ai-je dit d’une voix prudente.
Il m’a invité à chercher dans mon cahier rouge :

Personne n’entendra, personne ne commentera, personne…
…et notre amour, tel un caillou luisant,
brillera, fou de joie, dans le noir.

— C’est un joli fragment… a commenté le professeur. Mais il y manque quelque chose.
— Quoi ?
— Cette femme de l’île, qui ne s’appelle pas Graziella, j’imagine, tu dois la serrer dans tes bras, la caresser et la rendre heureuse. Prenant bien sûr des précautions ! Mais, si cela t’est interdit, tu dois chercher une autre femme ! À présent, dans ta poésie, un véritable chagrin demeure absent ! Malheureusement, en dehors d’un sentiment profond, extrême, cela devient presque impossible de trouver une métaphore qui puisse le dissimuler et, en même temps, le dévoiler !
— Comment se peut-il, professeur, que vous me connaissiez si bien ?
— Ne néglige jamais la « duplicité » de chaque Sicilien, qu’on critique à tort, sous le prétexte que cela dégénère, parfois, ou même souvent, en « ambiguïté ». Nous avons appris à garder en nous une deuxième pensée sinon une deuxième vie… Au jour le jour il s’agit d’une arrière-pensée qui nous surveille quand nous nous laissons emporter par nos élans ou qui, au contraire, nous pousse à agir si nous sommes attrapés par la déception et l’envie de lâcher prise. Grâce à cette duplicité, qui s’est révélée parfois encombrante et gênante pour moi aussi, j’ai pu transporter de façon lucide « d’une rive à l’autre » la poésie d’un inconnu qui pourrait être mon alter ego ou moi-même. Un être sans doute assez jeune et impulsif, comme toi !
— Que dois-je faire, alors ?
— Ne pense jamais que la vie va finir demain, essaie de mettre de côté cette peur ancestrale de mourir jeune, que tout le monde lit dans tes yeux ! Et attends qu’une femme « née pour toi » vienne te chercher. Avec la poésie, tu dois faire le même : travaille dur, lis, étudie, passionne-toi pour ce poète-ci et ce poète-là, tout comme pour chaque roman ou tableau ou monument ou paysage qui te frappe et te touche au long de ton chemin. Le temps que tu consacreras à ces amours désintéressés ne sera jamais gaspillé et, un beau jour, la Poésie viendra tout à fait spontanément à ta rencontre, bras dessus bras dessous avec une belle fille amoureuse !

004a_chagall-lunaire-180 Marc Chagall, Les amoureux à la demie-lune (1926), image empruntée
à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Giovanni Merloni

Si j’étais auprès de toi… – À Rome/19 (Journal de débord n. 42)

17 vendredi Mar 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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À Rome, Journal de débord

Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié récemment dans ce blog.
GM
001_abbraccioSi j’étais auprès de toi…

Mercredi 24 juillet 1963, matin
Chère Agata,
La nuit dernière je n’ai presque pas dormi. D’abord, je m’obstinais à rester éveillé, car je savais que tu traînais encore, dans la piste du bal, là-bas, au bord de la mer… Je me suis figuré alors la scène de mon arrivée inattendue et pourtant élégante, quelques minutes après minuit, en cet endroit que je ne connais pas, mais je peux très bien deviner. J’ai rêvé alors que tu accordais à moi le dernier « slow » et qu’en dansant joue contre joue nous poursuivions une spirale molle, qui s’étirait ensuite avant de devenir irrésistible quand nous atteignions en un éclair la petite porte sombre de ta maison, je crois. Et tandis que j’essayais de nous voir confrontés, moi et toi, au mot « bonne nuit » avec toutes ses déclinaisons possibles, je me suis souvenu du jour où tu m’as donné le livre d’Elsa Morante.
Ce jour-là, c’était la seule fois où tu m’as parlé de Procida…
Que c’est difficile, pour moi, ma chère Agata, de me convaincre que tu es vraiment en train de m’attendre, que tu es tranquille, sereine, indifférente aux feux réels et artificiels qui explosent en toi et autour de toi !
J’ai écrit alors une poésie, qui n’est pas fidèle à ce que peut-être tu t’attends de moi ; elle est fidèle pourtant à ce que je vois mûrir en toi. Eh oui ! mon trésor, tu as toute une vie devant toi… et ce que tu vis maintenant nous amènera qui sait où… Mais ce que je vis moi, soyons honnêtes, où va nous amener ? 
Oui, c’est tout à fait vrai ce que tu as toujours dit : « nous nous sommes rencontrés trop tôt ! »
Le cœur me dit qu’un ver se creuse une piste quelque part dans ta tête, t’obligeant à courir deçà et delà dans un labyrinthe tortueux… sans moi ! Je voudrais être en mesure de te protéger, te défendant comme un lion des prétendants de Procida qui te braquent par milliers en ces méandres ensoleillés ou sombres… Mais je ne peux pas le faire, car ma présence t’empêcherait de courir mais tu serais de plus en plus prête à exploser comme une bombe à retardement. Si j’étais auprès de toi, tu ne serais plus libre du tout de fouiller librement partout !
Je devrais peut-être taper des pieds, admettre ma jalousie et me battre pour mon amour. Et je ferais ainsi ton bien aussi. Cependant, je serais assez égoïste, en suffoquant ton épanouissement : tu es une plante qu’on ne doit pas déranger au moment même où elle engendre ses fleurs odorantes et ses fruits savoureux…
La nuit dernière, j’ai écrit une poésie qui va à la rencontre de ma mort moins physique que psychologique, car je sais en avance que c’est un bonheur à moitié celui qu’on poursuit au risque de la mort…

002_img_0497 Auguste Macke, Le chemin rouge, image empruntée
à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Accepte, Agata, cette poésie comme le récit de ce que j’ai découvert en regardant dans une boule de verre et y découvrant ton île, fourmillante d’inconnus… Tout d’un coup, dans mon esprit éloigné et aveugle, tous ces gens sans visage et sans nom se sont réduits à un seul homme, que j’ai appelé Arturo, mais qui pourrait être aussi bien Zorro. Dans mon imagination, ce n’était pas que toi qui ne faisais qu’un avec l’île. Arturo-Zorro aussi ne s’en séparait jamais pour l’arpenter sans cesse, en long et large…

Tu racontes tes souvenirs, d’où jaillit un dessin confus de toits, de pierres et de rues très étroites coupées dedans. Un homme qui ressemble à ma jalousie — au visage imprécis bronzé par le sel — va, court, disparaît dans un port lointain.

Si je scrute encore dans la boule de verre épais je vois ta silhouette pointer au milieu de la brume de l’aube et tout de suite après poursuivre d’étranges trajectoires à zigzag parmi les maisons qui entourent le port, avant de longer les barques de l’embarcadère, giflées à leur tour par des vagues furieuses. Qui sait si elle rencontrera Zorro-Arturo ? Celui-ci, on le voit très bien, est en train de suivre, lui aussi, des droites biaises, entrant et sortant du grand plateau du port :

Toi tu es faite d’écume de mer comme ce port. Ma solitude ressemble à cet homme inconnu, ou bien à tes mots susurrés lui ouvrant un sourire, tandis que demain, te voyant arriver, ce port s’ouvrira au soleil, et qu’un arc-en-ciel de barques te saluera.

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Henri Matisse, Allée d’oliviers, image empruntée
à un tweet de Stephane Bergès (@Revizorsb)

Pour souffrir un peu moins, Agata, j’ai essayé de me convaincre que cet être inconnu, que tôt ou tard tu rencontreras, vit dans l’esclavage d’une solitude qui ressemble à la mienne : il me ressemble, en fin de compte ! Tes mots nets et drôles, juste susurrés, seront pour lui un véritable nectar, comme ils le seraient pour moi. Donc, il te sourira. Eh, oui, il te sourira !
Je sais que je ne devrais pas te dire tout cela, m’exposant ainsi à tes réactions indignées. Au contraire, tu aurais besoin d’un homme taciturne et résolu, qui se donne une contenance, se bornant à faire mine de parler ou alors s’exprimant par gestes pour dire n’importe quoi, comme dans une farce, sans jamais adhérer jusqu’au bout au véritable sens des rapports entre les êtres humains. Parce que parfois il n’y en a pas besoin : il est beaucoup mieux de se dérober aux vérités de toutes sortes. Il y a tellement de personnes qui savent le faire ! Mais, entre nous, il y a un pacte non signé… que pourtant je m’efforcerai de respecter, même en des circonstances aussi difficiles… Ce pacte, je le sais très bien, pour qu’il soit insensé, il prévoit qu’au moins un entre nous deux soit sincère. À présent, c’est à moi de l’être, à moi qui vis éloigné de cette île pleine de pièges et de joueurs de fifre :

Tu descendras et monteras ces escaliers, et le temps glissera dans un gouffre sans âme. Sans te voir, je reviendrai vers ton rêve lointain.

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Gustav Klimt, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Giovanni Merloni

« Est-elle tombée amoureuse de moi ou de ma voix ? » – À Rome/18 (Journal de débord n. 41)

14 mardi Mar 2017

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À Rome, Journal de débord

Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié récemment dans ce blog.
GM

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« Est-elle tombée amoureuse de moi ou de ma voix ? »

Vendredi 19 juillet 1963
De quelle façon cet interminable mois de juillet s’est écoulé, on n’est que deux à le savoir : le facteur de Procida, obligé de livrer à Agata Cellamare mes trente-deux lettres remplies de jalousie, et moi. Ses réponses déferlaient parfois des attitudes aussi sincères qu’adaptées à me faire souffrir. Cela est un mérite exclusif des femmes, que j’ai vues toujours incapables de laisser coexister en elles des sentiments contrastants entre eux.
Elle me raconte ses prouesses et dans mon esprit impressionnable je vois se dessiner un monde beau et imperturbable qui semble pourtant subir les affres d’une fièvre aussi futile que dangereuse : à Procida, désormais, on ne peut plus s’attendre à ce calme contemplatif ni à cette étrange exclusion de la société humaine dont parlait Elsa Morante :

« Autour du port, les rues sont toutes des ruelles sans soleil, bordées de maisons rustiques et vieilles de plusieurs siècles, qui, bien qu’elles soient peintes d’une jolie couleur de coquillage, rose ou cendrée, ont un aspect sévère et triste. Sur le rebord des petites fenêtres , presque aussi étroites que des meurtrières, on voit parfois un œillet, planté dans une coite en fer-blanc ; ou bien c’est une petite cage que l’on dirait destinée à un grillon et qui abrite une tourterelle prisonnière. » (1)

Non, Procida, aussi proche à la fourmillante côte Phlégréenne, est de plus en plus envahie par des hommes et des femmes qui semblent être touchés par la « faim ancestrale » des joies les plus étourdissantes. Agata relate : de fêtes nocturnes, de bains à l’aube, dans la plage noire de Chiaia ; de sa contrariété de voir surgir le soleil sur la côte opposée, au-delà des maisons qui couronnent la colline, tandis qu’au couchant, on peut s’accorder l’enchantement de cette promenade sur la crête en haut, d’où s’ouvrent, de temps en temps, des spectacles à couper le souffle ! Elle me parle de Bruno…
Qui est-il, ce Bruno ? Le soupçon qu’il s’agit d’un type vivant et sympathique me rend violemment jaloux… Certes, ma jalousie est totalement inutile, n’ayant aucune possibilité de m’emparer de pistoles ou couteaux pour y faire front immédiatement. Beaucoup de temps est en train de s’écouler et cette île est sans doute assez flatteuse, avec sa beauté s’imposant devant ses yeux décolorés par le soleil et au-dessous de ses pieds. Procida est l’air qui s’insinue dans ses poumons, le feu qui brûle dans ses mains, le vent qui abrutit ses cheveux…
— Je t’attends ! Je ne vois pas l’heure ! écrit Agata, ajoutant à ses mots de drôles de dessins. Ou alors elle me parle de quelques amis nouveaux et moi, pour ne pas donner trop d’espace à mon imagination autodestructrice, je me plonge alors dans un monde que la frénésie des vacances a désormais écrasé, ou alors dans une île qui n’existe plus :

« Les boutiques sont profondes et obscures comme des cavernes de brigands. Au café du port, il y a un fourneau à charbon sur lequel la patronne fait bouillir le café à la turque, dans une bouilloire émaillée bleu foncé. La patronne, qui est veuve depuis plusieurs années, porte toujours le deuil : le châle noir, les boucles d’oreilles noires. La photographie de son défunt est au mur, à côté de la caisse, entourée de festons et de feuillages poussiéreux. » (1)

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Cet après-midi, en cachette de mes parents, je l’ai eue au téléphone interurbain. Elle m’a parlé de façon tout à fait naturelle, comme si nous étions à Rome. Je lui ai demandé comment elle était habillée. J’essayais de lui raconter des films ou des faits qui devenaient anachroniques au fur et à mesure de cette conversation ressemblante au patinage sur des surfaces glacées très subtiles. Au bout de la troisième unité (2), c’était désormais l’heure de raccrocher… Je me suis alors armé de courage :
— Je t’aime.
— Moi aussi !
Elle avait un air de triomphe, comme si elle ne découvre ses sentiments qu’en ce moment limite. « Est-elle tombée amoureuse de moi ou de ma voix ? » Tandis qu’elle vidait son sac depuis l’autre cap de ce fil jeté dans le noir de distances impénétrables, j’avais d’abord la peau de chagrin et une gigantesque envie de vivre… mais tout de suite après je comprenais qu’elle était déjà en train de se faire arracher, irrésistiblement, de sa vie nomade et sauvage. À Rome, tant bien que mal, Agata est embrigadée par les rythmes scolaires, tandis que là, en manque des attentions d’une mère… Au bout de notre colloque, elle avait vieilli, tout comme certains gamins napolitains qui à dix ans conduisent les camions, tandis qu’à treize… Je me demande si, de temps en temps, les cheveux longs d’Agata pointent au-delà du seuil du bar du port…

« L’aubergiste, dans sa boutique qui est en face du monument du Christ Pêcheur, élève un hibou, lequel est attaché par une petite chaîne à une poutre qui fait saillie du mur, en haut. Ce hibou a des plumes noires et grises, soyeuses, une élégante petite huppé sur le crâne, des paupières bleues et de grands yeux de la couleur de l’or rouge, cerclés de noir ; l’une de ses ailes est toujours sanguinolente, car il passe son temps à se la déchirer lui-même avec son bec. Di l’on tend la main pour lui gratter légèrement la poitrine, il penche vers vous sa petite tête, avec une expression émerveillée. À la tombée de la nuit, il se met à se débattre, essaie de s’envoler et retombe, et il se retrouve parfois battant des ailes, la tête en bas, suspendu à sa petite chaîne. » (1)

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Mercredi 24 juillet 1963
En ces jours interminables, j’ai écrit des poésies interminables. Jusqu’à hier matin, quand je me suis souvenu du « cahier » rouge, religieusement relié de mes propres mains, que j’avais soumis au jugement de Randazzo, mon professeur de lettres. Le dernier jour d’école, par un drôle de sourire, celui-ci m’avait rendu mon petit livre, qu’il avait appelé « manuscrit ». Puis, effeuillant devant moi les pages à la hâte, il m’avait indiqué les poésies qu’il avait jugées meilleures, concluant pourtant qu’il ne s’agissait pas de véritables poésies :
— Tu dois y travailler encore ! Même s’il faudra revenir au point de départ, à la première impulsion. Je suis sûr que tu en sortiras avec beaucoup plus d’assurance et de conviction !
Pendant un jour ou deux, les mots de Randazzo ont voltigé dans ma tête, estompant mon nerveux pour l’éloignement d’Agata… Ensuite, pour me dérober à la peine visqueuse qui m’attendait au passage, j’ai trouvé un véritable allié dans les mystères des « saintes habillées » :

« Dans l’église du port, la plus ancienne de l’île, il y a des saintes en cire, qui ont moins de trois palmes de haut et qui sont enfermées dans des châsses en verre. Elles ont des robes en vraie dentelle, jaunies, des mantilles en brocart décolorées, de vrais cheveux, et, de leurs poignets, pendent de minuscules chapelets en vraies perles. Les ongles de leurs petits doigts, d’une pâleur mortuaire, sont figurés par une ligne filiforme, rouge. » (1)

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Giovanni Merloni

(1) Elsa Morante, « L’île d’Arturo, mémoires d’un adolescent », Folio Gallimard, 1978, traduit de l’italien par Michel Arnaud

Nous n’avons rien fait pour briser la chaîne des interdictions – À Rome/17 (Journal de débord n. 40)

12 dimanche Mar 2017

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À Rome, Journal de débord

Samedi 18 mai 1963
« Chère Agata,
J’ai perdu les feuillets que je noircissais pêle-mêle, avec une sorte de pédanterie heureuse, en y déposant tout ce qui passait par ma tête, tandis que s’écoulaient nos jours les plus intenses et difficiles, dans une pénible alternance de hauts et de bas. Rien de tout ce que j’ai écrit ne touchait le noyau de nos peines. Et pourtant je regrette ces paroles perdues comme autant de personnes qui m’auraient quitté sans me dire si elles reviendront ou alors si elles ont décidé de disparaître à jamais. Je me souviens juste d’une phrase, échappée à la furie iconoclaste : “à présent, je deviens un Ours polaire, en dépit de tous les signaux que la nature m’envoie, brisant la couche épaisse de ciment et d’asphalte”.
Tandis que l’été approche, avec son exubérance sans bornes, toi aussi te renfermes en ton personnage : tu es une Autruche femme aux plumes lisses et blondes. Depuis longtemps, tu as cessé d’être la Puce que ton père Toto taquinait avec amour. Peut-être, une sorte de crise de la communication entre nous s’était déjà manifestée le jour de la fête chez Luisa Mascalzini, quand tu n’avais pas accepté de te voir, avec moi, dans le même miroir où les autres nous voyaient. Récemment, il ne nous manquait que de rencontrer un couple parfait ! Ce couple exemplaire que nous avons eu sur les pieds : Maria et Carlo, Carlo et Maria ! Tu n’as pas supporté mon indulgence envers leurs attitudes de couple idéal à la Katherine Hepburn et Spencer Tracy… Je te comprends : tu ne veux pas te voir, avec moi, en un “modèle” pareil… et tu as raison. Pourtant, de tout cela je devine, hélas, qu’il y a quelques autres raisons en ton refus d’assumer une forme d’union quelconque, avec moi. Ou alors la raison est une seule : tu ne m’aimes pas vraiment ! Je ne veux pas devenir trop analytique, mais, si je ferme les yeux, je nous vois, ma chère Agata, livrés à nous-mêmes comme deux êtres chassés d’un paradis terrestre de nos jours. D’abord, on nous a donné la chance d’un bonheur parfait, à condition que nous ne restions jamais seuls. Nous avons alors profité de toutes les petites libertés que nous offraient la rue, les escaliers, les fêtes, les plateformes du bus pour exploiter, là-dedans, jusqu’au bout, nos curiosités ou affections réciproques. En dehors de cet amour “sous les yeux de tout le monde” nous n’avons pas eu d’autre chance ! Ce qui était interdit était alors impossible et nous nous y sommes docilement accoutumés. Ce qui aurait dû se dérouler en secret, en des endroits adaptés à une sereine solitude à deux… tout cela est devenu, avec le temps, compliqué, fatigant et même redoutable. On nous a forcés, peut-être. Mais nous n’avons rien fait pour réagir, pour briser la chaîne des interdictions… »

Egon Schiele, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Mardi 21 mai 1963
Tandis qu’Agata devient de plus en plus belle et de moins en moins saisissable, j’ai commencé à me servir du mot « dépression », terme diffusé jusqu’à la nausée par Roberto Trentavizi, mais sans conséquence pour lui. Par cette habitude, désormais contractée dès le réveil, de me déclarer à tout venant « déprimé », je me suis finalement accordé une paresseuse indulgence envers mes côtés faibles. Voilà pourquoi Agata, fatiguée de me suivre dans mes oisifs pèlerinages physiques et verbaux sur les rapports entre les hommes et les femmes, perd souvent la patience et me met au pied du mur :
— Admets-le, tu es jaloux !
— Non, ce n’est pas ça !
— Qu’est-ce que tu es, alors ?
— Je suis orgueilleux, susceptible, ennuyeux, mais je ne suis pas jaloux !

Mardi 4 juin 1963
Hier, le pape est mort. Je ne fréquente plus la paroisse depuis quand j’ai reconnu tout à fait cohérent avec mon esprit ce que me disait avec conviction sincère mon vieux camarade Marco Testaguzza, celui qui nous attendait au passage, hors de la paroisse, mon frère et moi, rien que pour nous reconduire sur la bonne voie du « matérialisme dialectique ».
Mais j’ai ressenti une violente secousse électrique au moment du trépas de cet homme. Comme si Jean XXIII me parlait et me donnait une gifle bienveillante à l’instant même où il gravissait les invisibles marches célestes au milieu d’une fantasmagorie de bombes atomiques et de satellites artificiels.

John Singer Sergent, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Vendredi 7 juin 1963
Entre Agata et moi, les moments de bonheur ne sont pas manqués, malgré les interdictions familiales concernant nos sorties et nos interminables conversations téléphoniques : tout cela a rendu notre lien plus solide. Il est arrivé pourtant des incohérences, des dérapages, des manques soudains et involontaires.
Cet après-midi, Agata est montée chez moi après avoir vu le coiffeur. Au pas de la porte, je lui ai dit, qui sait pourquoi :
— Tu ressembles à un portemanteau !
Une mortification vraiment cruelle pour elle, qui s’est immédiatement sauvée dans l’escalier, en larmes.
— Ne vois-tu pas que je plaisante ? ai-je hurlé en me précipitant à sa poursuite.

Mardi 11 juin 1963
Depuis quelques jours, l’école est fermée. J’ai été reçu au bout d’une année médiocre et sans éclat… « Sanza infamia e sanza lodo » (1), dirait plus élégamment Maurizio Ficcadenti, l’enfant prodige du Mamiani. Pour moi, puisqu’on recueille ce qu’on a semé, je suis pleinement satisfait d’un tel résultat, d’autant plus que le troisième trimestre a été un triomphe pour mon orgueil et le désaveu des préjugés de mon père. Cela dit, pour être enfin reçu, j’ai beaucoup peiné à atteindre la suffisance en sciences…
Je montais avec Agata à la pinède, avant de nous asseoir sur l’un de ces bancs publics tout abîmés. Elle m’interrogeait au sujet de la langue ou de l’intérieur de l’oreille.
— Quelle horreur ! s’écriait-elle quand je lui racontais que quelque part dans la langue tous les humains ont des poils…
Quant à elle, Agata n’a pas cessé d’étudier, la nuit durant aussi. Elle est très inquiète :
— Je ne veux pas tomber dans le rattrapage, je veux partir à Procida !

Mercredi 19 juin 1963
En dépit des anathèmes de son enseignante de lettre, la redoutable Cosma Filmé, les examens d’Agata se sont bien passés, très bien même. À l’improviste, nous avons découvert un vide à remplir. « Suffira-t-il l’amour ? »

Lundi 24 juin 1963
— On va à la piscine ! dit Agata.
— Ce n’est pas pour moi, réponds-je.
— Je n’y vais pas seule, c’est plein de « pappagalli » (2), là-bas !
L’idée de la piscine ne m’intriguait pas beaucoup, en raison de ma peau blanche et du climat de compétition obligatoire qu’on trouve là-dedans, mais je me suis bientôt résigné. Avec le métro, nous nous sommes rendus tous les deux jours à la piscine des Roses à l’EUR, de la part opposée de Rome :

« Le premier tour est terminé
Ceux qui désirent rester
doivent acheter un autre billet ! »

Agata a décidé de m’apprendre à nager. Au commencement, je m’accrochais à son cou comme un enfant transi de froid et, quand je remontais bleui à la surface, je m’étendais auprès d’elle, à l’ombre d’un transat, cherchant quelques dérivatifs à la défaite. Avec le temps et la bonne volonté qui toujours m’accompagne, il y a eu enfin un petit progrès. Au bout de ma première longueur à la nage libre, Agata m’a embrassé avec emportement, avant de murmurer :
— Je suis tombée amoureuse à nouveau !

Le prince de Homburg, Jeanne Moreau et Gérard Philipe
image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Vendredi 5 juillet 1963
Cet après-midi, le dernier jour avant le départ d’Agata, nous avons vu, par une ironie du hasard,  un film sur le débarquement en Normandie, « Le jour le plus long ». Ensuite, Agata est montée chez moi. Pour une seconde ironie du destin, qui sait pourquoi, tandis que Dodo regardait la télévision dans le salon, nous avons entamé notre colloque dans sa chambre…
— Un jour vraiment long, le plus long ! dit Agata, en m’embrassant.
On ne décide pas le bonheur en avance. D’ailleurs, avec Agata en particulier, cela va facilement exploser dans le moment et l’endroit le moins appropriés. Dès que le tourbillon est fini et Agata n’était plus là, mon frère ne s’est pas comporté avec la même supériorité distraite de mon presque beau-père Toto Cellamare. Dodo a hurlé, s’est indigné en accrochant des affiches partout, jusqu’à traîner toute la famille dans sa chambre pour que tout un chacun constate de ses yeux le scandale.
— Ne l’as-tu pas rendue enceinte ? a tonné ma mère, tandis que mon père ajoutait d’autres choses, pas du tout flatteuses.
D’emblée, je ne savais pas quoi dire. Par une violente déchirure, une côte venait de se détacher de ma poitrine, tout près du cœur : Agata était déjà en voiture, avec Toto, sa grand-mère Mena et une malle comblée de caprices. Tout d’un coup, j’ai eu une fulguration au sujet de cette tache — horrible, dégueulasse, vulgaire et forcément indélébile — qui avait fait passer le bleu de la housse au drap au-dessous :
— Cette tache-là, je le jure, ce n’est que de banals « spermatozoïdes », produits de façon artisanale ! Voulons-nous en faire un scandale, ou pire, une intrigue internationale ?

Giovanni Merloni

1) tant bien que mal
2) en français les « perroquets »; Il s’agit de tous ceux qui attendent les femmes au passage pour les draguer.

L’inachevée – À Rome/16 (Journal de débord n. 39)

09 jeudi Mar 2017

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À Rome, Journal de débord

Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié récemment dans ce blog.
GM

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L’inachevée

Jeudì 2 mai 1963
Après deux jours un peu difficiles — en raison de cette opération ayant été, bien que couronnée de succès, assez délicate — la convalescence d’Agata à la clinique d’en bas a été rapide et dense d’émotions positives. J’étais à son chevet tous les après-midi et, en dépit de la présence obsédante de sa grand-mère, nous avons eu l’occasion tout à fait inattendue de nous échanger des baisers et des caresses qui ont aidé ma « ragazza » à recouvrir la vie… suscitant en moi, hélas, de nouvelles ambitions qui devaient pourtant se révéler des fuites en avant ou, comme le disait mon camarade Carlo Imbellone, des véritables utopies.
Ah ! J’ai oublié de dire…
Imbellone, le leader incontournable à la redoutable grimace est devenu chez nous « trasiticcio » (1), comme on dit dans la langue de mon père, ou alors, selon la brusque sagesse romaine, « toujours sur les pieds, comme le mercredi ». Cette circonstance, qui d’ailleurs ne me gêne pas, jaillit de l’amitié entre ma sœur Enzina et sa camarade de banc, Maria Piazza, ayant dans notre entourage le seul mérite d’être la fiancée d’Imbellone. D’ailleurs, celui-ci ne serait pas tellement assidu s’il n’avait découvert en mon père un interlocuteur qui lui donne du fil à tordre !
« Carlo et Nino » forment désormais un couple dialectique dont je n’arrive pourtant pas à pénétrer ni la finesse ni la géométrie. Dans mon esprit, ils demeurent deux talents aussi attachants qu’étrangers à ma sensibilité. Si Nino trouve en Carlo l’antagoniste respectueux que ses enfants ne seront jamais, Carlo obtient de ce père de famille vivant et réfléchi — qui a traversé, ne l’oublions pas, la guerre et la Résistance — , l’autorisation à se prendre pour le grillon parlant de Pinocchio.
Toujours est-il que les visites de Carlo et Maria ne sont pas forcément porteuses d’allégresse et de bien être. Cet après-midi, par exemple, ils n’ont fait que répéter l’histoire d’une très chère amie milanaise de Maria, décédée à l’âge de seize ans…
« Et si Agata, au lieu d’être opérée pour une maladie aiguë, avait dû subir, elle, une telle expérience « involontaire » ? Heureusement… elle est encore « ragazza »…

« Je l’ai emmenée aux rives du fleuve,
croyant qu’elle était « ragazza »,
mais elle avait un mari… » (2)

Depuis qu’ils sont partis, j’ai entendu pendant longtemps les échos de cette discussion dans notre salon, des répliques sautillantes d’un canapé à l’autre… cela m’a obligé à chercher auprès du tourne-disque une bande-son appropriée, que j’ai finalement trouvé dans l’Inachevée de Schubert ! Un « accompagnement » très adapté, même si assez souvent exploité, par mon père et moi, dans les quatre parois domestiques :

Rirua-ruarirua-ruaririarì-ruariruarirua…

Mais je veux tout raconter, au risque même de répéter des choses déjà notées sur ce journal : Maria Piazza — blonde comme Agata, mais, je dois le reconnaître, beaucoup plus « sans façons » qu’elle — à plongé chez nous avec son copain, Carlo Imbellone, l’un des « monstres sacrés » de mon lycée, qui n’affiche aucun embarras pour le décalage d’âge avec son amoureuse.
« Quatre années ! » me répétais-je, incrédule, pour l’énième fois, en un mixte de jalousie et de compassion, tandis que je l’écoutais citer, d’un ton de légère supériorité, l’Union Soviétique, où l’avortement est admis et protégé par la loi dans les hôpitaux publics ! Ce n’était pas la première fois que ses mots me rassuraient, mais, cette fois-ci, dans sa façon de s’exprimer il y avait un brin d’indifférence.
Un peu intimidé, j’aurais voulu dire au très cher « camarade intellectuel » qu’il était parfaitement inutile de savoir qu’en Russie les femmes bénéficient davantage de services sanitaires indispensables… Parce que l’amie d’enfance de Maria était morte, au contraire, pas trop loin d’ici, dans une ville « très civilisée » comme Milan ! Mais, quand Enzina et Maria avaient commencé à se fomenter l’une l’autre — en disant que la femme est toujours victime de la « phallocratie » (un mot sans doute appris de Carlo Imbellone) ainsi que de « l’indifférence » du mâle obtus, qui ne se charge jamais des « précautions » nécessaires — je me suis senti provoqué, ou, pire, mis au pied du mur. Mais je comprenais, vaguement, qu’il y avait quelques fausses notes dans la rage légitime de ma sœur et de sa compagne de banc. Il n’était pas du tout facile, par exemple, parler de « préservatifs » à un type comme Agata… Parce qu’en plus cela aurait été une discussion abstraite, tout comme parler de l’œuf avant qu’une véritable poule ne s’installe dans la chambre et sur le lit simple à deux pas de la porte d’entrée de l’appartement des Cellamare…
« Est-ce que nous devons nous châtrer nous-mêmes, alors ? » avais-je réagi, brusquement, d’une voix à l’improviste stridente. Par conséquent, Imbellone s’était échauffé et il avait interprété, par des considérations adaptées aux mots presque, ce que je voulais dire : « Nous sommes tous des animaux ! C’est là où réside le meilleur côté de nos personnalités, soient-elles simples ou compliquées. L’homme a besoin de la femme tout comme la femme de l’homme ! Et c’est la répression sexuelle qui crée souvent des comportements aberrants, enlevant à ceux qui s’aiment et forcément s’accouplent la sérénité nécessaire pour éviter des chocs traumatiques telle une grossesse indésirable… »

002_marilyn-milton-greene-02-180Milton Greene, Marilyn Monroe, image empruntée sur Twitter

« Répression sexuelle », « grossesse indésirable », « phallocratie » ! Imbellone s’exprimait décidément comme un livre imprimé, en convoquant dans ses propos Marx, Freud et des civilisations très éloignées dans l’espace et dans le temps qui n’abandonnaient pas à elles-mêmes les femmes enceintes. Oui, je devrais écouter davantage des voix raisonnables comme celle-ci… et me rendre plus fréquemment aux réunions de la jeunesse communiste dont je fais partie, via Montesanto… même si tous les camarades ne sont pas espiègles et lucides comme Imbellone ! Oui, à la fin de son « comice » je l’avais embrassé.
Toujours est-il que la photo de Bruna avec Maria me tambourine encore dans la tête : deux jeunes filles gauchement élégantes, « infiltrées » dans un bal d’adultes, dans un appartement à Sesto San Giovanni. Je ne réussis pas à me détacher du sourire triste de cette jeune femme morte de septicémie… pour avoir hésité avant de courir voir le médecin ! Pour avoir eu peur de tomber en prison ! La transgression d’une loi et d’un tabou c’est plus important que la vie humaine, alors ? L’on meurt parmi d’affreuses souffrances pour un obscurantisme sans « pitié » que personne n’ose mettre en question… Tout cela empêche d’agir de façon lucide, par un minimum de calme et sang froid. Bruna en avait d’abord parlé à sa mère. Ensuite, sans rien dire au père, engagé comme d’habitude dans un voyage de travail, elles s’étaient rendues chez une sorcière sans scrupules qui avait tout fait en peu de minutes, sur un lit sale, sans arrêter de fumer son mégot… comme ça, dans la hâte et la distraction, avait blessé la malheureuse à mort. Maintenant, ce corps immobile est sorti de la photo pour venir s’allonger sur mon lit, la robe de la fête transfigurée par le sang… Bruna occupe entièrement la moitié du matelas que je consacrais idéalement à Agata. Elle me reproche en silence, par une condamnation sans appel. Je représente tellement bien tous les mâles de mon âge ayant tous le réflexe conditionné d’abandonner à leur pénible solitude leurs fiancées et copines, après les avoir ruinées ! Donc c’est à moi la faute de son avortement brutal, de cette exécution ménagée par un couteau !
Non, ce n’est pas moi ce voyou sans conscience ni éducation ! Je n’ai rien à faire avec ce « fiancé » de Bruna qui a « profité d’elle », comme le disent les journaux et comme ne cessent de le répéter Maria et Enzina, en renchérissant.

003_ma-mere-03-180« Le plus intelligent de tous à mon avis, c’est celui qui au moins une fois par mois se traite lui-même d’imbécile » Fiodor Dostoïevski, texte et image empruntés à un tweet de Christophe Bormans (@chbormans)

Ma mère, qu’en pense-t-elle ? Où était-elle au moment où nous tous regardions cette photo et que je découvrais qu’au moins sur cette question concernant les femmes, les pays communistes devançaient le reste du monde civilisé ? Que voulait-elle dire, maman Gréco, lorsqu’elle se servait de l’expression « ces deux-là, ils font l’amour » ? S’agissait-il d’un amour « presque chaste », voire prudent, ou alors l’on avait affaire à un amour où « ces deux-là » risquaient la conception, bon gré mal gré, d’un enfant inattendu ?
Sans doute, ma mère et Agata n’auraient pas été d’accord avec le terrible réquisitoire de Maria et Enzina contre l’homme qui n’a pas de freins inhibitoires et elles auraient, comme moi, haussé les épaules devant les merveilles qu’on fait en cette Russie si lointaine… Mon père aurait dit qu’avec la participation des socialistes au gouvernement, le front laïc aurait un nouvel essor ; par conséquent verraient le jour les réformes concernant le divorce, l’avortement et en général les droits de la femme… Quant à moi, j’avais découvert l’existence de deux étoiles comètes, Abélard et Héloïse : deux figures très humaines qui avaient eu la force de continuer à vivre, penser et transmettre leur « credo » immortel même s’ils avaient été frappés par la plus cruelle des mutilations. « De toute évidence, nous vivons dans une ‟phase obscure” et nous ne trouvons pas encore les moyens pour nous affranchir jusqu’au bout de notre Moyen Âge ‟féodal” et ‟répressif”, je me suis dit, tout en empruntant les mots que je viens d’apprendre de mon camarade aîné. Toutefois, personne ne nous punira avec la castration ! Et ce geste autodestructeur je ne le ferai pas spontanément ! »
Ma tête demeure pourtant confuse. Mes idées, comme autant d’épingles pointues par milliers, dansent parmi les cheveux, dans les profondeurs de mes cernes et sur mes lèvres sèches…

Giovanni Merloni (1963)

(1) Quelqu’un qui traîne assez souvent dans une maison, jusqu’à se confondre avec les meubles et les bibelots.

(2) Federico Garcia Lorca

En attendant que la nuit passe — À Rome/15 (Journal de débord n. 38)

07 mardi Mar 2017

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À Rome, Journal de débord

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En attendant que la nuit passe mardi 7.03.2017

Venerdì 19 aprile 1963
Partout, dans cette Italie encore euphorique pour les Jeux olympiques, les cent ans d’Unité et la diffusion massive des machines à laver, une féroce campagne s’est déroulée pour les élections politiques. Mon père, Nino Nitrodi, malgré les appels de maman à la modération, a tenu vingt-cinq comices extraordinaires — touchant toutes les localités de la côte et de l’intérieur au sud de Naples, depuis Amalfi à Castellammare de Stabia, Portici, Torre del Greco et Salerno — jusqu’à perdre la voix du tout. Pour accompagner mon père, le train de ma vie s’était précipité loin d’Agata, se faufilant dans des tunnels enfumés où la silhouette de son corps souple disparaissait avec ses longs cheveux phosphorescents…
D’ailleurs, même si nous étions disloqués aux pôles opposés de la planète, nous aurions épuisé tous les sujets et toutes les profondeurs de nos âmes, Agata et moi, tout en demeurant très proches, l’un en deçà l’autre au-delà d’un fil…
Cependant, il faut l’admettre, il nous arrive de nous découvrir lointains, hélas, très lointains même en étant assis l’un à côté de l’autre, chaque fois que nous nous touchons, car il y a toujours une invisible écorce que nous ne réussissons pas à enlever…
Oui, en ces deux mois derniers, hantés par un sentiment d’égarement physique et mental, une espèce de « séparation de caoutchouc » s’est installée entre nous. Cela peut-être à cause de notre belle ville de Rome et aussi de notre horrible quartier, qui nous ont empêchés de sortir le nez de la prison… nous n’avons pas eu l’idée géniale de nous aventurer ensemble dans la mer qui baigne Naples ! Et ces extravagantes silhouettes noires qui découpent si joliment l’horizon ont resté inaccessibles, telles des madones du Moyen Âge recluses dans un couvent qui les oblige à porter la ceinture de chasteté.

002_prodida-auv-180 Vittorio Pandolfi, Procida, image offerte par Anna Urli-Vernenghi (@urlivernenghi)

Ne pouvant pas franchir cette barrière de lumière et d’eau, j’ai eu pourtant la chance de me consacrer à la lecture de L’île d’Arturo d’Elsa Morante, que j’avais emmené religieusement comme s’il s’agissait du portrait encadré d’une figure exemplaire de la famille. Les premiers jours, en me retournant dans cette désolée chambre d’hôtel, j’hésitais : « il se peut que Procida ait changé ! » Un soir, je me suis dit : « si ce livre lui tient à cœur et qu’elle me l’a donné, cela veut dire qu’Agata veut que je le lise. Sans doute, dans le monde qui en jaillit, il y a quelque chose qu’elle ne sait pas ou qu’elle n’ose pas dire ! » J’ai réalisé ensuite qu’Elsa Morante a le même âge que ma mère et les mêmes vertus enchanteresses… En un mixte de confiance aveugle et d’étrange incrédulité, j’ai décidé alors de m’approcher de cet endroit sauvage sans me demander si je le trouverais accueillant ou affecté par les humeurs alternes d’Agata !
Je sais bien que depuis toujours cette île rocheuse et verte, parfumée de genêts et de poissons, ne fait qu’un avec elle, jusqu’à devenir sa seconde peau ! Mais mon approche « livresque » m’aurait donné la chance de visiter ce lieu longuement convoité avec l’avantage de pouvoir dire, en revenant, de n’y avoir jamais été !
Mon aventure a démarré avec les mots suivants, moins détaillés qu’envoûtants :

« Au flanc de ses collines, vers la campagne, mon île à des petits chemins solitaires enfermés entre de vieux murs, par-delà lesquels s’étendent des vergers et des vignes qui ont l’air de jardins impériaux. Elle a plusieurs plages au sable clair et fin, et d’autres rivages plus petits, recouverts de galets et de coquillages, et qui se dissimulaient parmi de grandes falaises. Dans ses rochers escarpés qui surplombent l’eau, les mouettes font leur nid, les mouettes et les tourterelles sauvages, dont, surtout le matin de bonne heure, on entend la voix tantôt plaintive et tantôt joyeuse. Là, les jours de calme, la mer est tendre et fraîche, et elle vient se poser sur la rive telle une rosée. Ah ! Ce n’est ni une mouette, ni un dauphin que je voudrais être : je me contentais d’être une scorpène — lequel est bien le plus laid des poissons de mer — pourvu qu’il me soit permis de me retrouver là-bas et de jouer dans cette eau. » (1)

Mais le fait de passer si près de Procida sans pouvoir l’effleurer, m’avait éloigné d’Agata, même plus que si la campagne électorale du candidat socialiste Nino Nitrodi, numéro deux de la liste, se déroulait à Livourne, Gènes ou Ventimiglia au lieu qu’aux environs de Naples…

napoli-02-180 de « Pour aimer Naples » de Renato Nicolini, éditions CLEAN, Napoli,
photo Dante Caporali

Lundi 29 avril 1963
Aux assemblées citadines et aux tracts se faufilant partout, jusqu’à combler les bouches d’égout aux bords des trottoirs et ont suivi, disciplinées et souriantes, les premières élections où j’ai pu exercer mon droit de vote. Mais cela ne s’est pas bien passé pour Nitrodi Nino, mon père, malgré sa renommée d’homme « bien ».
Pendant la nuit suivante, au fur et à mesure que les nouvelles arrivaient, j’étais seul avec maman Gréco devant la télévision. Mon père et mes frères s’étaient rendus à Naples pour y suivre de près le dépouillement des votes. C’était la première fois de ma vie qu’on passait une nuit dans les conjectures et l’angoisse. Allongés sur nos canapés en « L », ma mère et moi nous avons conversé longuement, nous éloignant souvent du thème spécifique des élections, notamment pour ce qui concernait directement notre famille.
Une autre angoisse, encore plus pressante, pesait sur ma poitrine : Agata avait été hospitalisée, en bas de chez moi, aux urgences d’une clinique ayant la physionomie floue d’un petit hôtel tranquille. Depuis cet endroit devenu d’emblée menaçant et insaisissable, je venais d’apprendre de son père qu’Agata devait être immédiatement opérée : l’attaque d’appendicite — qui avait explosé après notre innocente promenade de vendredi dans la pinède de Belsito, que nous avions consacrée à nos glaces au chocolat ainsi qu’à nos habituelles discussions oiseuses — avait été tellement violente qu’on craignait la péritonite !

napoli-01-180 de « Pour aimer Naples » de Renato Nicolini, éditions CLEAN, Napoli,
photo Dante Caporali

Ce fut donc une nuit pénible. Les nouvelles venant du collège électoral de mon père n’étaient pas nettes… et j’avais peur pour Agata, demeurant contrarié de ne pas pouvoir courir chez elle, murée dans l’enceinte sanitaire, écrasée par l’empressement familial et seule dans un horrible bloc opératoire.
Deux angoisses s’alternaient par vagues : d’un côté mon inquiétude pour l’hospitalisation d’Agata était très contagieuse ; de l’autre un sentiment de culpabilité serpentait dans l’air : nous avions adhéré idéalement tous les deux, ma mère et moi, au Parti communiste, épousant une « ligne » politique hérétique au sein de la famille. Cette déchirure s’était approfondie lors de l’entrée, récente, des socialistes dans la coalition gouvernementale avec les démocrates chrétiens guidés par Aldo Moro et Amintore Fanfani. Ce choix douloureux, stigmatisé par Palmiro Togliatti dès le début, laissait les communistes seuls à l’opposition… Les deux âmes de la gauche avaient les mêmes racines et les mêmes idéaux, mais il y avait en elles, hélas, des hommes ayant perdu le talent nécessaire pour qu’elles restent soudées. Comme il se vérifie aussi dans la famille Nitrodi : elle est la plus heureuse des familles ; elle est aussi une famille qui souffre.
Au petit matin, on a su que mon père n’avait pas été élu pour une différence de quatre-vingt-trois votes. En revanche, le Parti communiste avait fait un bond partout dans le pays. Mon père disait que cela n’était pas une bonne chose qu’un italien sur quatre soit relégué à jamais à l’opposition, d’ailleurs les communistes avaient voulu cela ! Ma mère et moi, nous répliquions que les catholiques au pouvoir étaient une pieuvre… et cela aurait entraîné sans doute la corruption de nos idéaux communs !
Quand le premier rayon de soleil nous fit visite, j’eus un sursaut de peur soudaine et demandai à ma mère, avec insistance, d’appeler la clinique au téléphone. Je n’avais pas le courage de le faire. Fronçant les sourcils, maman Gréco s’adressa à un opérateur qui lui dit : — Un instant, s’il vous plaît.
Agata répondit à ma mère de sa meilleure voix. Tout c’était bien passé. Elle était là.

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Couverture de « Pour aimer Naples » de Renato Nicolini, éditions CLEAN, Napoli,
Photo Luciano Ferrara

Giovanni Merloni

Je ne veux pas coucher avec la Baleine Blanche ! J’aime Madame Bovary ! — À Rome/14 (Journal de débord n. 37)

05 dimanche Mar 2017

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À Rome, Journal de débord

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Je ne veux pas coucher avec la Baleine Blanche ! J’aime Madame Bovary !

Jeudi 14 mars 1963
Depuis sept mois désormais, j’essaie de mettre d’accord cet enchevêtrement physique et mental, qu’il serait peut-être exagéré d’appeler Amour, avec mon autre côté qui doit se charger de la vie de tous les jours, avec ses petits plaisirs et ses grands devoirs. Je suis fatigué, je l’avoue. Parfois, j’aimerais me promener, seul, sur une plage hors saison, m’étendre à terre, à l’abri d’une pinède agressée par une pluie discrète… ou alors explorer des jardins avec des statues et des fontaines enveloppées dans le musc et le bruissement des frondaisons. Je désire la paix, mais je subis la guerre. J’expérimente sur moi-même, tel un cobaye volontaire, toutes les façons possibles de vivre l’amour sans jamais atteindre le bout. Hors de question, sinon, de m’aventurer là où se promènent les p….. ! Je suis prisonnier d’une promesse ou d’une menace, ou alors d’une crainte dont je ne me souviens pas. Y a-t-il quelqu’un qui me menace et me fait peur ? À quelle autorité ai-je promis que je m’arrêterais à la limite du gouffre ? Agata ne m’a jamais demandé cela. Mais, entre nous, il y a la question de la responsabilité. C’est moi l’homme qui doit monter à cheval de l’Hippogriffe avant de saisir la brebis désemparée et la flanquer de travers sur la croupe nue de cette chimère ailée ayant un bec à la place du museau ! Seulement comme ça, en laissant derrière moi d’infinies destinées possibles, je pourrai l’étreindre dans mes bras, dans une grotte confortable ou dans une baie n’attendant que nous, réchauffée par des sources sous-marines… elle serait sans doute étourdie par le jet violent de cette eau miraculeuse ayant curieusement mon nom de famille, Nitrodi… Je pourrais ensuite l’emmener dans une jolie terrasse donnant sur la mer d’Ischia et sur la silhouette endormie de « sa » Procida…

Mais tout cela n’est qu’un rêve trompeur. Je suis un poisson sans eau, dépourvu de tout moyen pour la survie, otage intolérant de parents fatalistes. Je demeure ici, dans un purgatoire doré, tel un voleur repenti, qu’on a reconnu coupable, ensuite pardonné, puis excommunié à nouveau, un être ardent qui ne se résigne pas… mais c’est ici que je dois rester, amadoué et drogué par les rythmes rassérénants d’Yves Montand :

Casquette, chapeau mou
Elle vend des violettes
Et moi je vends du papier
Qu’on lit et qu’on jette.

Ces voltigements de la musique s’ouvrent des fissures entre les portes d’où nous pouvons entrevoir des sociétés sans bûchers ni tribunaux… Mais ils ne sont pas en mesure d’effacer mon cauchemar : je suis condamné à vivre dans un monde hypocrite et indifférent où personne n’admet que les sentiments religieux sont devenus anachroniques.

002_audrey-180Richard Avedeon, Audrey Hepburn sur le plateau de « Funny face »,
Paris 1956. Image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Depuis ma très laïque famille, une morale encore plus féroce me tombe dessus, m’obligeant à procéder par degrés… jusqu’au moment où je m’aperçois que cette ascension vers l’âge de raison se traduit en un véritable calvaire ! Être déjà homme à quatorze ans et attendre les quinze pour entrevoir à peine, par mille soubresauts, une femme, pas tout à fait nue ni fatale, depuis le trou de la serrure… Échanger le premier baiser à dix-sept ans et, puis, à dix-huit, quand finalement la grossièreté masculine s’évanouit — ou se cache — et des femmes en chair et os accepteraient volontiers de te fréquenter, tu dois encore attendre, décomposer ton corps en pièces habilitées au compromis physique ou, au contraire, en pièces rigoureusement interdites !
Des pièces ou des actes, ou alors des morceaux d’actes d’amour que l’on doit censurer, reporter à une autre vie qu’il n’y aura pas, avec une autre femme qui ne nous aimera pas et que nous-mêmes n’aimerons pas !
Comme si je ne faisais qu’un avec une bande de branleurs frustrés, je me vois dérouté par des colonels en uniforme beige, fouet et courte épée, avant d’être renvoyé dans une sombre grotte consacrée à la lecture obligatoire de livres d’aventure pour les garçons… Non ! Je ne veux pas coucher avec la Baleine Blanche ! J’aime Madame Bovary !

Giovanni Merloni

Je suis trop petite et tu n’es pas assez grand – À Rome/13 (Journal de débord n. 36)

01 mercredi Mar 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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À Rome, Journal de débord

Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié dans ce blog, à trois dates successives, en décembre 2016.
GM

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Je suis trop petite et tu n’es pas assez grand

Mardi 12 février 1963
La nuit et le matin tôt il fait froid. Plus tard, avec le soleil et le chauffage central, depuis midi jusqu’en fin d’après-midi on est bien. À l’intérieur s’installe un chaud presque estival tandis que dehors…
Hier matin, avant l’aube, tel un brave camarade de la jeunesse communiste du quartier Mazzini, je me suis rendu chez Dario Incocciati. C’est là qui devaient se regrouper les quelques participants à la manifestation de solidarité avec les manœuvres agricoles en grève, intentionnés, selon ce que l’on disait, à « occuper les terres ».
Le père d’Incocciati est un homme plein de verve, qui a connu mon père du temps de la Résistance. Un véritable chef partisan, fils à son tour d’un peintre connu. Au cours de sa vie, en tant que critique d’art estimé, il a vécu pendant une période à Paris, où il a rencontré plusieurs fois Picasso :
— Je fus complètement bouleversé par l’oeil du maître, par ce regard auquel rien n’échappait, dit-il d’un air inspiré en me montrant une petite photo en noir et blanc. Tandis que j’essayais de m’absorber dans cette expression intense et fuyante à la fois, le père Incocciati s’est souvenu du fait que j’écris des vers :
— Selon Dario, tu passes tes heures de récréation à lire tes poèmes aux camarades ! Voilà que tu as finalement l’occasion de mettre ton talent à la preuve : tu vas sans doute écrire une ode ou un sonnet pour raconter au monde la grande journée qui t’attend !
Tandis que mon père, de façon beaucoup plus prosaïque, au sujet de la même perspective de traverser une longue nuit blanche, m’avait dit :
— Si l’on reste des heures debout, sans dormir, le lendemain on se soulage magnifiquement !

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Nous étions entassés en trois voitures, les genoux contre la bouche, moi, Incocciati, Imbellone, Trentavizi, Ficcadenti, Bellobono, Lombardo, Quercia et Lucia Preziosi. Une fois arrivés, au cœur de la nuit, dans la place principale de Genzano, nous y avons attendu quelqu’un qui nous accompagne sur les lieux. Puis le cortège des voitures a emprunté une route blanche. Entre la fumée des cigarettes et le brouillard de dehors, on ne voyait rien quand nous nous sommes brusquement arrêtés au bord d’un champ plus sombre que la nuit même, où personne ne nous attendait.
Sans doute à cause de l’absence de sa « petite fiancée », Maria Piazza — forcément resté chez elle en raison de son âge — Imbellone affiche un air désinvolte et, pour nous faire courage, transporte une fiasque de vin blanc d’une voiture à l’autre, nous invitant à en boire discrètement :
— C’est le vin des Castelli ! ajoute-t-il, tandis que la fiasque passe maladroitement d’une bouche à l’autre.
Comme il arrive toujours, le vin facilitait nos verbiages. Tout en fixant dans l’obscurité, Ficcadenti n’oubliait jamais qu’il était le seul entre tous qui avait « dix » en toutes les matières :
— Nous ne verrons jamais le soleil de l’avenir, bougonnait-il. Ou alors :
— Spero, promitto e juro ça veut l’infini futur, très futur !
— Mais « spes ultima dea » ! lui ai-je dit, ravi de ma riposte éclair.

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Marco Lombardo, un type maigre aux cheveux de jais, participe en « sympathisant ». Ayant deux ans plus que moi, il devrait s’inscrire l’année prochaine à la faculté d’architecture, suivant les pistes de son frère Andrea, qui est déjà assistant…. Un jour, Lombardo m’avait appelé « victorien » parce que je jugeais contre nature le fait d’héberger dans ma bouche, à mon tour, la langue de mon amoureuse de quinze ans. L’idée que je pouvais être classé de victorien, m’avait agacé même plus que son air d’homme expérimenté, rien que pour ses précoces fréquentations des promeneuses du Lungotevere. Voilà pourquoi Lombardo ne partage pas les espérances livresques de Ficcadenti. Tout en affichant un regard de condor étincelant dans la nuit, il est le seul à avoir le courage d’aller à contre-courant :
— C’est mieux cent ans de brebis qu’un jour de lion !
Mais où était-il le motif de notre marche forcée sur roues ? Y avait-il un but dans cette mystérieuse manifestation où rien n’arrivait ? Où étaient-ils les paysans ? Et où étaient-elles les terres ? Dans le silence, parmi les grognements et les rires suffoqués, Carlo Imbellone et Dario Incocciati ont entamé une conversation sur l’Amérique. Cela faisait toujours l’objet de discussions acharnées entre les communistes, inconditionnels de l’Union Soviétique et la plupart de leurs interlocuteurs, ne voyant que les États-Unis. C’était donc difficile, entre communistes, que quelqu’un osât toucher à cette foi aveugle : tout ce qui venait de là était simplement extraordinaire, parce que les Russes étaient en mesure de lancer des hommes dans l’espace et qu’ils avaient proposé au monde un cinéma d’avant-garde….
— On ne peut rien dire de mal du cinéma américain… Là, ce sont eux les champions ! ai-je osé dire, ouvrant dans ma timidité un trou pour une fumée libératoire.
— Mais Eisenstein s’écarte nettement de tous les autres ! a décrété Dario Incocciati. Sans compter certains films moins célèbres, mais tout à fait remarquables, comme « La ballade du soldat » !
— Non, cher camarade, ici Nitrodi, notre novice, a parfaitement raison, répliqua Imbellone, venant à mon secours sans renoncer, pourtant, à sa typique grimace sarcastique. Les films soviétiques sont extrêmement ennuyeux. Par contre, un film comme « Le petit fugitif » serait impensable en Russie.
Tandis qu’Incocciati insistait sur la poésie de « La dame au petit chien », un film inspiré à un récit d’Anton Tchékhov que je n’ai pas vu, je rêvais de Kim Novak, la femme de « Vertigo » qui vécut deux fois… Je me disais qu’elle ressemblait un peu à Agata… Tiens ! Mais, en quoi se ressemblent-elles, au juste ? Est-ce que Agata serait capable de cacher, elle aussi, une double vie ?

005_bella-ciao

Le lendemain, c’est-à-dire ce matin-ci, en voiture, nous dormions tous. Sinon, pendant cette nuit éveillée, j’avais bien appris les mots de l’Internationale et de l’Hymne des Travailleurs, mais aussi — cela m’avait beaucoup plu —, la drôle de chanson populaire au rythme accéléré que Lucia débitait avec dévotion :

Ah, par ton zigzag
Tu m’as rompu l’aiguille
Tu m’as brisé le cœur
Tu me fais mourir
De la passion
De la passion…

Ah, par ton zigzag
Tu m’as rompu l’aiguille
Tu m’as brisé le cœur
Tu me fais mourir
De la passion
Je vais m’évanouir

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Une fois arrivés devant l’entrée du « Terenzio Mamiani », notre lycée, nous avons décidé de ne pas entrer. Quelqu’un disait qu’il fallait se rendre à la section territoriale du parti pour « nous confronter à chaud » sur l’expérience que nous avions vécue. Mais, là-dedans, transis de froid et étourdis par le nuage gris des cigarettes, c’était pire qu’à l’école. Je ne savais pas quoi dire et je me considérais comme exclus, notamment par les clins d’œil que Carlo Imbellone et Dario Incocciati s’échangeaient. Lucia Preziosi, la copine fixe de ce dernier, montrait de l’intérêt pour moi, plongeant dans les miens ses yeux noirs qui m’invitaient… Oui, je n’exagère pas ! Comme dans un puits noir et bleu, j’ai vu couler dans les yeux de Lucia des scènes effrayantes de vexations qui s’alternaient à des instants heureux où la sourde lutte des insoumis atteignait l’heure « h » de la libération… tout cela emprunté à des films de grands réalisateurs soviétiques : un héros hissé par de dizaines de bras sur un piédestal provisoire tandis que des hommes communs protestaient au milieu des joues creuses de foules désespérées. Mais, peut-être, dans ce regard d’ébène, il ne se cachait qu’une seule question assez pédestre : « Est-ce qu’Alfredo Nitrodi a une copine ? » De but en blanc, Roberto Trentavizi, se passant de toute rhétorique, m’a proposé de « filer à l’anglaise ». Je lui ai demandé si cela est admis par la « ligne » de Togliatti. Il m’a répondu que dans les pays anglo-saxons aussi on rencontre quelques communistes, rien qu’à l’honneur de Karl Marx, hôte illustre de l’un des cimetières de Londres. Nous nous sommes éloignés de la section de la rue Montesanto avec un grand soulagement, fidèles aux idéaux internationaux, mais enclins aussi au zigzag et gênés par cette aristocratie de la conspiration aboutissant en des grimaces de faux sommeil ainsi qu’en une méfiance mal cachée pour les « nouveaux » inscrits.
— Je vais « récupérer » Gianna au « Virgile », m’a dit Roberto Trentavizi.

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Il est parti en direction du Lungotevere tandis que mon but c’était piazza Fiume. En attendant Agata devant le portail du « Tasso », j’ai essayé de me distraire en me demandant de quoi discutaient Roberto et Gianna en ce moment…une discussion assez pénible si Trentavizi avait vraiment trente vices et Refrigeri était pour de bon le rejeton d’une famille désormais consacrée à la fabrication des réfrigérateur !.
J’étais encore dans ce flux d’obsessions verbales quand Agata a sauté en un bond les trois marches de la liberté. Je lui ai alors demandé :
— Que fait-il un Trentavizi avec une Refrigeri ?
Puis nous nous sommes rendu Porta Pinciana, anxieux de nous asseoir confortablement dans les prés de Villa Borghese où j’ai passé une grande partie de mon enfance. Là, je lui ai raconté en quoi consiste l’héroïsme d’une nuit sans dormir, la tête appuyée à une vitre embuée dans une voiture garée à la belle étoile. Une expérience ayant quelque chose de surréel :
— Sur la surface gelée du lac d’Albano, les cosaques du Don patinaient…
Peu de minutes après, je me suis endormi sur son giron, et j’ai rêvé de fouiller mes mains sous sa jupe de velours… Mais une vieille n’ayant qu’une seule dent m’a brusquement réveillé par de gros mots ignobles, ruisselants de soupçons. Agata en était troublée. Tout en essayant de repasser de ses petites mains la chemisette chiffonnée, elle m’a dit que j’étais exagéré…
Mais je n’avais pas encore commis de fautes graves !

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Giovanni Merloni, Banlieue, 1964

Mercredi 13 février 1963, matin
Comment fait-on à franchir le seuil de l’école en sachant que c’est un pas définitif et irréversible, tandis que la silhouette et le visage qui nous inspirent le plus intensément sont là, avec tout le reste d’elle, chez elle et que maintenant elle est seule ? À présent — après l’héroïsme de la nuit dernière, qu’on a passé cherchant à tâtons dans la campagne romaine, les paysans rebelles pour leur consigner des tracts et quelques drapeaux rouges, ayant la frustration de ne pas pouvoir les embrasser en fredonnant ensemble « Bella ciao » —, je me sens inapte comme un soldat sans uniforme, désorienté après le 8 septembre d’il y a juste vingt ans. Heureusement, véritable signe de la providence, un bouchon sur le boulevard a déclenché des retardements en chaîne. Quand le bus 99 a atteint la station en face du lycée, et que je me suis précipité vers l’entrée il était trop tard. « Agreste », le gardien aux joues rouges ayant le nez en forme de pomme de terre, m’a accueilli par un brusque hochement de la tête :
— Tu ne peux pas entrer !
— D’accord, je n’entre pas…

002_tre-figuri-63-180-1Giovanni Merloni, Trois types peu recommandables, 1963

Sur le bus 99 qui rebrousse honteusement chemin — en devenant ainsi complice de mon abandon du devoir en échange d’une vaine fainéantise —, on entend surtout le sifflement des freins, accompagné par un bruit souterrain qui fait trembler vivement la plateforme. C’est là que je me trouve coincé au milieu d’une vague épaisse de visages et de paletots m’empêchant de respirer… Pourtant, mon regard s’aventure au loin, comme s’il n’y avait, tout autour, que du sable du désert ou de la mer infinie, au lieu des mains s’agrippant dans le vide, des pancartes recouvertes de numéros de téléphone et des maisons en béton déjà noirci. Agata m’apparaît comme une coquille affleurante de la plage inconnue de Procida. Hier, à Villa Borghese, notre dernière étreinte — ô combien maladroite ! — était finalement en train de briser la fixité de notre lien… qui s’est borné jusqu’ici aux soupirs susurrés à l’oreille ou alors aux épuisantes rencontres de nos bouches naïves et désespérées… Mais cela a duré très peu, rien qu’un instant. Tout de suite après, un désir violent de rupture s’est emparé de moi et mon cerveau, sans le savoir, a commencé à fabriquer des châteaux dans l’air…

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Giovanni Merloni, La ville, 1963

Sur le bus, à deux centimètres de mon bras, je reconnais soudainement le père de Marco Testaguzza, celui qui partageait mon banc aux écoles moyennes. Tous les dimanches, à l’âge ingrat de nos treize ou quatorze ans, Testaguzza m’attendait hors de l’église, avec son rire contagieux et, hochant la tête, il m’expliquait l’inutilité de mes efforts de croire en Dieu et, surtout, à la bonne foi des prêtres. Voilà ici le père Testaguzza qui ressemble exagérément à son fils. Il s’agit en fait d’un monsieur de petite taille, arborant un imperméable impeccable et un parapluie à la Watson, qui ne méprise pas le bus pour se rendre au bureau. Un syndicaliste, un communiste à part entière, et sans doute il en a vu de toutes les couleurs. Pourtant, il n’exhibe pas ses souffrances ni ses sacrifices. Il a trouvé ainsi une façon pour transmettre à son fils une vision matérialiste et libre des choses de la vie.
Un jour, il y a deux années — j’avais presque atteint mes seize ans — nous montions au poste panoramique du « Zodiaco » avec Dodo et Lello Rizzacasa. Tout d’un coup, Marco Testaguzza me dit qu’il était l’heure d’en finir avec nos discours nébuleux :
— Avant de faire l’amour, la première fois, tu n’en sais rien. Juste « après », quand tu l’auras fait, tu comprendras combien elles étaient inutiles et cruellement trompeuses tes hypothèses. En même temps, tu verras qu’au fond de toi-même tu savais bien à la rencontre de quoi tu étais en train d’aller, avec tous tes sentiments…
Mais Agata avait dit :
— Arrête !
— Pourquoi ? avais-je demandé, même si je savais sa réponse en avance.
— Je suis trop petite et tu n’es pas assez grand.
— Donc, à ton avis…
— Je crois que nous nous sommes rencontrés trop tôt, avait-elle dit, ouvrant et refermant les yeux comme le ferait une poupée chinoise pressée d’être rangée le plus vite possible dans une belle boîte laquée au vernis noir.

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Giovanni Merloni, Le théâtre, 1963

Quand finalement le bus débarque à la Balduina, le village petit bourgeois, accroché comme une crèche de Noël au boulevard qui toujours monte (et toujours descend) — un « quartier » que j’ai vu naître il y a rien que neuf ans, où tout le monde me connaît, chacun à sa manière — je me souviens qu’aujourd’hui c’est mon anniversaire. J’accomplis pour de bon dix-huit ans, qui ne son pas les « dix-huit ans par jambe » dont je me suis vanté de centaines de fois pour accéder aux films interdits. Une pensée court, synthétique et essentielle, à ma sœur cadette, Enzina, aussi petite qu’impatiente de grandir vite… En tout cas, personne ne s’en est souvenu, même pas Maman Gréco !
La tête tout à fait détachée du corps, les yeux dilatés et une étrange sensation d’essoufflement, je frappe à la porte au premier étage de l’immeuble aux accents circonflexes. Sans attendre, le sang reprend son flux joyeux, quand Agata m’accueillir sans cacher sa surprise :
— Fais-moi tes vœux, dorénavant je peux voter ! Et je vais tout de suite attraper le permis de conduire !
Je suis entré dans cette maison presque fumante à cause du chauffage mis à fond. J’avais un jean et des chaussures usées. Agata était seule dans la maison. Au-dessus de la chemise de nuit, elle avait un peignoir court avec des fleurs jaunes et vertes. Ses pieds, nus, disparaissaient dans des pantoufles poilues que maman Gréco aurait jugées horribles tandis que pour moi elles étaient la quintessence de l’intimité. Dans un élan fougueux, je l’ai prise dans mes bras et je l’ai déposée sur le piano avant de l’embrasser avec force, tandis que ses pieds battaient sur le clavier en provoquant un grondement sourd.

— Puisqu’il est désaccordé, ce n’est pas grave, a dit Agata en riant.
Nous avons dansé en silence, dans ce petit appartement qui restait rarement inhabité. En ce magique intervalle — sa grand-mère Mena étant partie voir une amie à l’autre bout de Rome —, je me prenais pour un roi.
Je n’avais jamais savouré un tel vide. Elles demeuraient bien vivantes, ici et là, les traces du passage de Toto Cellamare, le père d’Agata, qui a toujours montré envers moi, cela il faut le reconnaître, une sincère affection ne faisant qu’un avec une sorte de « protection ». En fait, il intervenait souvent pour que sa belle-mère m’invite à leur table et qu’Agata aussi m’accepte… jusqu’au bout ! Ou alors c’est Mena, la grand-mère âgée, qui le contrarie, lui interdisant d’installer un chien sous le prétexte que l’appartement est trop petit ! En plus, Toto n’a jamais caché sa déception pour n’avoir pas eu le temps de se fabriquer un enfant, un mâle, avec sa femme si précocement partie. Et moi, avec mon caractère doux et apparemment malléable, je pouvais bien remplir ces deux manques, celui de l’enfant et celui du chien. Sans doute, j’aurais été en assonance avec ces quatre murs assez spartiates, sans intérêt pour les meubles, pour la plupart hérités de vieilles maisons de campagne, adaptés à la taille d’un logement « fonctionnel » et vernis à nouveau… Maintenant, au-dessous de la lumière horizontale d’un soleil plus net que d’habitude, la maison où cohabitaient trois générations dont j’avais connu les explosions et les bleus me paraissait l’hôtel particulier d’une famille en trêve.
Se prenant pour un guide impeccable comme la Nathalie de Gilbert Bécaud, Agata m’a introduit dans les « méandres » de son labyrinthe imaginant peut-être de m’emmener du For romain jusqu’à la basilique de Massence. Tout récemment, ils avaient fait des travaux, sous le prétexte du carrelage de Vietri destiné à la salle de bains ainsi que de l’achat — une folie ! — de deux lustres ultramodernes et d’une crédence ultra résistante. Pendant une demi-heure, nous nous sommes oubliés de nous-mêmes ainsi que des jours qui s’étaient écoulés sans qu’on puisse rester seuls et des décisions primordiales que chacun de nous avait prises. Tous les deux, nous étions tendus dans l’observation respectueuse des murs et des décors, avec le même esprit que nous font jaillir les reproductions des nymphéas de Monet, des Baigneuses de Renoir ou des Repasseuses de Degas… Cet appartement était sinon le fruit d’un compromis entre les personnalités énergiques et rêveuses de deux membres de la famille et l’irrépressible vocation à la vie pratique de la vieille grand-mère, qui n’avait aucune intention de se mettre de côté.
— Que dirais-tu de Toto, si tu n’étais pas sa fille ? ai-je demandé, comme si j’étais un interviewer.
— Avec les hommes, il travaille tandis qu’avec les femmes il couche ! a répondu Agata de façon automatique, avant de se corriger :
— Toto est un homme bien…

006_29-12-agata-180

Antonio Canova, Psyché ranimée par le baiser de l’Amour, Musée du Louvre

En reculant, nous sommes alors passés du salon à sa chambre. Gauchement, je suis écroulé comme un sac sur le lit. Agata était absente, perdue dans ses limbes, sans doute en voyage, déjà, ratatinée dans l’une des malles que chaque été la famille Cellamare expédie à elle-même dans l’exil de Procida, plein de mystères pour moi.
Le radiateur était au maximum, on transpirait. Agata avait mis un disque :

Et maintenant, que vais-je faire
de tout ce temps que sera ma vie ?

Agata aussi chantait, arborant deux pantoufles roses et un « deux-pièces » blanc se détachant contre sa peau encore légèrement bronzée…

De tous ces gens qui m’indiffèrent…

Tandis que mes vêtements glissaient à terre, l’un après l’autre — le jean chiffonné, la veste de velours, la chemise rouge —, je voyais se raréfier la menaçante personnalité du père-patron de la maison. Et maintenant… Gilbert Bécaud n’était plus si désespéré : à présent, il accompagnait Nathalie dans la Place Rouge… vide…
En raison des limites que notre âge nous impose, l’étreinte a été intense et sincère, mais assez rapide et, bien sûr, incomplète.
— Nous ne pouvons pas faire l’amour, dit Agata en posant son index sur ma bouche tandis que je l’écrasais sous mon corps maigre et osseux.
Je la regardai dans la pénombre :
— Ne vois-tu pas, Agata, que nous sommes en train de suer ? L’air est ferme, donc je peux souffler légèrement au-dessus de ta peau. Tu ressentiras mon haleine comme un courant froid sur ton corps mouillé. Plus tard, ce « gel » se transformera en une pierre précieuse : l’un de ces cailloux gris et lisses qui luisent à chaque va-et-vient de petites ondes de la mer…
Le stylo à la main, nous avons gravé sur nos corps, réciproquement, ce que notre amour nous dictait. J’ai laissé mes traces embarrassantes, pas faciles à cacher sous sa chemisette, au beau milieu de ses seins, tandis qu’elle a tracé un vaste et compliqué gribouillis sur mon estomac. Nous étions assis sur les tomettes de marbre, enveloppés dans le drap qui avait glissé à terre avec nous. Je commençais à éprouver le froid partout, quand Agata se leva en souplesse et emprunta d’un air de mystère le sombre couloir. Elle revint avec un petit cabaret en céramique où trônait gracieusement une tartine avec du thon, des tomates et bien sûr de la mayonnaise :
— Tu ne sais pas nager, me dit-elle, mais tu aimes éperdument la mer, et cela est déjà beaucoup ! Et puis, mon cher Alfredo, chacun a son arme secrète. Et toi, tu as le don d’expliquer si bien les origines et les conséquences de ta maladresse !

001_agatoide

Le soir descendra avec nous dans la nuit

Mercredi 13 février 1963, après-midi
Puis, il est arrivé « quelque chose » tandis que je l’effleurais, songeant de lui serrer les flancs, la taille, les jambes, les coudes, les épaules, le cou… Cela n’a duré qu’un instant, tellement bref qu’ensuite, pendant des mois, je me suis demandé de quoi s’était-il agi, si cet « acte » vital et solennel s’était-il effectivement produit… parce qu’en ce moment — ça, c’est un fait indéniable —, nous avons entendu un typique remue-ménage dans l’escalier suivi par un bruit de clés à la porte. Sans attendre, Agata m’a donné un coup de pied, s’est levée d’un bond, a enfilé son peignoir — ou alors avait-elle refermé la porte de la chambre avant ? — puis elle m’a indiqué un coin vide, derrière le placard, que la porte, s’ouvrant vers l’intérieur, allait cacher.
Ainsi, tel que moi seul je me connais, nu comme l’Adam de Cranach et honteux à l’idée d’un possible scandale de famille, je retenais le souffle dans cet étroit rectangle sans air, tandis qu’Agata fêtait son père, en me rendant complice de ses chichis de fille dont j’étais pour la première fois de ma vie le témoin embarrassé. Assez vite, elle a réussi à installer son père Toto sur le fauteuil que celui-ci appelle « panoramique ». J’entendais un à un les gémissements intimes di Toto et ses bruyants commentaires sur la laideur de l’immeuble d’en face, tandis qu’Agata, rentrée à la hâte, me passait mes vêtements.
Ensuite, en parfaite synchronisation, Agata attirait son père vers la cuisine au bout du couloir… et moi, à la vitesse d’un spadassin français, j’enfilais mes pantalons, mes chaussettes, mes chaussures, ma chemise… Il me restait à attraper, hélas, la veste restée sur le lit et j’avais peur que Toto la voie…
— Viens ici, papa ! J’ai une surprise pour toi !
Comment faire à sortir sans faire du bruit ? Voilà l’escamotage trouvé. Depuis le palier, j’ai refermé la porte des Cellamare tout en poussant la sonnette. La parfaite synchronisation qu’on peut obtenir si l’on a deux mains n’aurait abouti à aucun salut si la sonnette, véritable espèce d’orgue en miniature, n’avait pas eu un fracassant tintement :
— Dlin Dlon !

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Elsa Morante

Cette espèce de carillon en piteux état avait englouti le bruit de la serrure mal huilée. Rentré de nouveau, tandis que je saluais Toto — qui m’accueillait avec son habituel sourire figé et affligé —, je devais m’apercevoir que la convulse étreinte de tout à l’heure avait laissé une trace sur mon jean.
Apparemment, Toto n’avait rien remarqué. Nous avons alors allumé une cigarette et traîné un peu à parler. Puis Toto a allumé la télévision s’en laissant capturer. Tandis qu’il s’y absorbait, se remémorant sans doute d’un passé heureux, nous nous sommes embrassés, Agata et moi, dans la cuisine, tels deux fiancés chassés des fastes du lit… Pourtant, dans nos étreintes demeurait une fougue taquine, un esprit de revanche à entretenir au jour le jour.
Enfin, notre tendresse réciproque nous avait rendu les yeux humides. Même si transpirant pour les émotions cumulées, je me sentais provisoirement heureux tandis qu’Agata, éreintée, mais tranquille, appuyait son front contre mon épaule. Puis elle a bondi comme un ressort, est courue à l’étagère à côté de Toto, avant de revenir riante vers moi : — ne vois-tu pas ? Je l’ai trouvé en un éclair ! C’est « L’île d’Arturo » d’Elsa Morante. Il a été publié quand j’avais neuf ans, et c’était le neuvième été de ma vie qu’on m’emmenait dans l’île. Donc, l’une de ces fillettes qu’on rencontre dans ce roman c’est moi, j’en suis sûre ! Je te le prête ! Ce libre te servira de guide, et tu comprendras ce que je veux dire quand je parle avec toi de Procida… Écoute, je t’en lis un morceau :

« Ces élégants bateaux, de sport ou de croisière, qui peuplent toujours en grand nombre les autres ports de l’archipel, n’abordent presque jamais à notre port ; en dehors des barques de pêche des habitants de l’île, on n’y voit que des chalands ou des bateaux marchands. À de nombreuses heures du jour, l’esplanade du port est presque déserte ; sur la gauche, près de la statue du Christ Pêcheur, une seule voiture de louage attend l’arrivée du vapeur qui fait le service de l’île et qui ne s’y arrête que quelques minutes, débarquant en tout trois ou quatre passagers, pour la plupart des habitants de l’île. Jamais, même pendant la belle saison, nos plages solitaires ne connaissent le tapage des baigneurs qui, venus de Naples, de toutes les villes et de toutes les parties du monde, vont peupler en foule les autres plages des alentours. Et si, par hasard, un étranger desçend à Procida, il s’étonne de ne pas y trouver cette vie bariolée et joyeuse, cette atmosphère de fête et de conversation dans la rue, de chansons, d’airs de guitare et de mandoline, pour lesquelles la région de Naples est renommée dans le monde entier. Les Procidains sont revêches et taciturnes. Leurs portes sont toutes closes, rares ceux qui se mettent à la fenêtre, chaque famille vit entre ses quatre murs, sans se mêler aux autres familles. Chez nous, l’amitié n’a pas bonne presse. Et l’arrivée d’un étranger éveille non pas la curiosité, mais plutôt la méfiance. S’il pose des questions, on lui répond de mauvaise grâce, car les gens de mon île n’aiment pas que l’on cherche à percer leurs secrets.» (1)

Agata lisait d’un air inspiré, mais je voyais bien qu’elle était jalouse de me révéler un secret… le secret du caractère secret des gens de Procida qui était devenu le sien : elle avait le même besoin de garder « quelque chose de soi rien que pour soi ». Mais il y avait entre nous notre secret à nous, une île entourée de parois de ciment aussi dure et inexpugnable que l’île de Procida.
J’aurais voulu l’interrompre et lui dire que la vie nous oblige à être patients tout en cherchant des distractions, sans cesse, car je ne suis pas Maurizio Ficcadenti et que je n’ai pas la paix des sens comme lui… Mais j’étais justement distrait parla la couverture du livre d’Elsa Morante, figurant un homme ratatiné sur une plage. Un homme probablement plein de secrets et bien expert de la vie…
— Ce pêcheur de Guttuso, qu’on imagine imprégné de soleil et de sable, c’est un Procidain, n’est-ce pas ? ai-je dit, d’un ton incertain.
— Au-dessous d’une invisible ligne géographique, tous les gens du sud se ressemblent, a dit Agata, faisant tournoyer ses cheveux blonds. À moins qu’on n’échoue sur les rejetons des envahisseurs Normands ou Slaves ou Cosaques…
Elle connaissait son livre comme sa poche, et trouva immédiatement ce qu’elle cherchait :

« Ils sont de race petite, brune, avec des yeux noirs de forme allongée, comme les Orientaux. Et l’on dirait, tant ils se ressemblent, qu’ils sont tous parents. » (1)

— Et les femmes ? avais-je demandé sans réfléchir.

« Les femmes, selon l’antique coutume, vivent cloîtrées comme des nonnes. Beaucoup d’entre elles ont encore les cheveux longs et se font un chignon, elles ont un châle sur la tête, leur robe desçend jusqu’aux pieds et, en hiver, elles portent des sabots et de gros bas en coton noir ; l’été, néanmoins, certaines vont pieds nus. Quand elles passent ainsi, rapides et sans bruit, évitant les rencontres, on dirait des chattes sauvages ou des fouines. Elles ne vont jamais à la plage ; pour les femmes, c’est un péché que de se baigner dans la mer, et même de voir autrui s’y baigner, c’est un péché. » (1)

Après avoir prononcé ce dernier mot, « péché », Agata me scruta longuement, avant de me susurrer :
— Est-ce que nous sommes des pécheurs, nous aussi ?
— Ici ce n’est pas comme à Procida, ici on ne cloître pas les femmes, donc il est plus difficile d’accepter autant de tabous et superstitions qui sont tout à fait à l’opposé de cette vie « facile » qui semble venir à ta rencontre, t’offrant « Sourires et chansons » (2) ainsi que des voitures aux sièges rabattables et des lits matrimoniaux en vitrine…
Agata avait à présent le front renfrogné, comme toutes les fois que je m’exprimais, selon elle, de façon prosaïque. J’ai essayé de remonter la pente en lui citant une phrase de ma cousine Marie-Claire :
— « Un très grand amour, ce sont deux rêves qui se rencontrent et, complices, échappent jusqu’au bout à la réalité. » (3)
Agata m’a souri. Sans doute, elle était déjà en train de me pardonner pour mes invocations « prosaïques » des sièges et des lits. Mais elle n’aurait jamais eu la même « complicité » qu’on lisait sur les visages inspirés de Carlo Imbellone et Maria Piazza quand ils dansaient au rythme marécageux de « Only you » ou alors, avec tout le monde, au rythme frénétique de l’Hully Gully !

004_jack-bille-04

Une sculpture de Jacklin Bille

— Nous avons frôlé le ciel d’un doigt, ai-je ajouté, affichant un air presque sombre. Mais ce n’est pas cette maison qui en a le mérite… au contraire, celle-ci a été un obstacle, au commencement…
— C’est vrai, a dit Agata, en glissant dans mes mains son livre précieux. Quand on est amoureux, il suffit d’un ciel étoilé, mais il faut aussi avoir la sensation, sinon la certitude qu’il n’arrivera personne…

Personne ne nous entendra,
personne ne commentera, personne.

Ces quatre murs blancs nous regarderont.
Toi et moi, nous entendrons la peur,
la peine accablante du bonheur.

Le soir descendra avec nous dans la nuit,
et notre amour, tel un caillou lucide,
brillera, fou de joie, dans le noir.

Samedi 16 février 1963
Le soir descendra avec nous dans la nuit… Aujourd’hui, j’ai ouvert, en cachette de moi-même, le livre de la Morante. Il fait encore trop froid pour que je plonge, la tête première, dans l’île tabou. Je le ferai bien sûr, quand je verrai l’été s’approcher et que, affranchi de tout risque scolaire, je pourrai m’exposer à la lumière éblouissante d’une telle émotion. Entre-temps, ce matin-ci je me suis amusé à feuilleter le livre, juste pour y trouver le morceau qu’Agata m’a lu mercredi. Et le destin a voulu qu’à côté de celui-ci, j’en trouvasse un autre, plus adapté encore à m’introduire dans son enchantement :

« Les îles de notre archipel, là-bas, sur la mer napolitaine, sont toutes belles. Leur sol est en grande partie d’origine volcanique, et, plus particulièrement dans le voisinage des anciens cratères, il y pousse des milliers de fleurs spontanées font je n’ai jamais retrouvé les pareilles sur le continent. Au printemps, les collines se couvrent de genêts ; lorsqu’on est en mer au mois de juin, on distingue leur odeur sauvage et caressante aussitôt que l’on approche de l’un de nos ports. » (1)

Voilà, c’est « juin » le bon moment ! Attendons alors le commencement de l’été pour nous accouder sur l’île d’Arturo… et d’Agata !
005_graziella-05-1

Giovanni Merloni

(1) Elsa Morante, « L’île d’Arturo, mémoires d’un adolescent », Folio Gallimard, 1978, traduit de l’italien par Michel Arnaud
(2) « Sorrisi e canzoni » est une revue hebdomadaire italienne créée en 1952, ayant la fonction de guide aux émissions TV et aux approfondimenti sur l’actualité, la musique, le cinéma et le spectacle.
(3) Romain GARY (1919-1980)

N’aie pas peur d’admettre que tu n’as jamais couché avec ta « ragazza » ! – Rome/12 (Journal de débord n. 35)

27 lundi Fév 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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À Rome, Journal de débord

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N’aie pas peur d’admettre que tu n’as jamais couché avec ta « ragazza » !

Jeudi 27 décembre 1962
Je suis en train de m’effondrer dans les vacances de Noël. Avec son père, Agata est partie à Naples où se réunit d’habitude la famille Cellamare : quatre-vingt-dix-neuf personnes entre hommes, femmes, vieillards et enfants de tous les âges. Eux aussi se boufferont, comme nous, de célèbres spaghettis à la sauce tomate avec du thon, des pignons et du raisin sec. Ensuite, ils ne renonceront pas au rite du « capitone » (1) accompagné de la « salade de renfort » et termineront avec les « struffoli » (2) !
J’ai raconté mes tourments à Marie-Claire, ma cousine descendue de Besançon.
— Es-tu allé chez elle ? a demandé ma cousine.
— Bien sûr. Son père s’appelle Toto. Il joue avec vigueur, au piano, certaines danses polonaises et hongroises.
— Y es-tu allé quand il n’y avait personne ?
Qui sait pourquoi, la voix lente et cadencée de Marie-Claire a fait jaillir devant moi, étrangement vide d’elle, la chambre d’Agata, tout de suite à droite de l’entrée, et cette vision a provoqué en moi un ressort de jalousie. Mais, réécoutant le DLIN DLON de la sonnette, j’ai eu une illumination.
Marie-Claire s’en est aperçue :
— N’aie pas peur d’admettre que tu n’as jamais couché avec ta ragazza, comme tu l’appelles ! a-t-elle dit. Ce n’est jamais trop tard !
Combien de kilomètres de train devrais-je parcourir, courant à rebours comme les écrevisses en direction de Besançon ou Paris ? Une distance énorme, que je traverserais avec l’esprit d’un conscrit, ne cessant même pas un instant de regarder vers Rome ou Naples ! J’observais Marie-Claire, aimanté par le charme de sa voix et sa désinvolture honnête….
— Agata fera la comédienne, sans doute. Bien sûr, il faut du temps… mais, si je l’accompagne en tournée en France, nous hébergeras-tu quand nous passerons à côté de chez toi ?
— Tu veux que je te prête mon lit ? N’est-il pas assez loin d’ici ?
J’ai eu honte de raconter à Marie-Claire combien de fois, Agata et moi, nous appuyons notre nez aux vitrines où de grands lits s’exhibaient.

002_arome-12_2 « Ah ! que de rêves, c’est ce qu’il y a de meilleur. Que d’élans, que d’enthousiasmes, quelle soif peut avoir un coeur », André Gide texte et image empruntés à un tweet de patrick duil (@DuilPatrick’4)

Lundi 31 décembre 1962
On est à Rome, mais mon père a acheté toute sorte de feux d’artifice napolitains. Nous irons les faire exploser sur la terrasse du Zodiaco, l’un de plus vastes panoramas de Rome. Elle rentrera demain soir et l’on se reverra mercredi…
Ce jour-là, ô combien lointain, qui sait si Agata sera la même ? J’avoue que j’ai surtout peur de ce que je serai devenu, moi. Ce long silence m’a parlé en franco-napolitain, en me bourdonnant de voix graves et aiguës venant de loin, de mon héroïque enfance, ou alors jaillissent d’êtres inconnus qui pourraient d’un moment à l’autre tomber amoureux d’elle… Résistera-t-elle au pouvoir occulte de ces mots mélodramatiques ? Se dérobera-t-elle à ce charme violent que n’importe quelle ragazza accueillerait avec enthousiasme ? J’ai de bonnes raisons pour être jaloux, car je ne crois pas à la volonté dans l’amour… je dois juste espérer qu’Agata soit distraite, absorbée par elle-même, et que le charme des voix napolitaines ne se marie pas à de troublants visages…
Mercredi, quand nous sortirons, il y aura le soleil, mais j’aurai les mains gelées et la tête légère. Nous emprunterons cette descente qui coupe les courbes de la Trionfale, depuis Monte Mario jusqu’à la Rome plate d’en bas. Tu glisseras devant moi par ces escaliers de briques abîmées, envahies par les mauvaises herbes, que nous avions découvertes juste à la veille de ton départ, ou alors nous regarderons avidement les étalages de nos boutiques préférées : la papeterie, la charcuterie, le comptoir débordant de crème et vanille du chocolatier. Dans chaque vitrine je trouverai sans doute un prétexte pour te demander un baiser !

003_arome-12_1 Anders Petersen, image empruntée à un tweet de Maria Simone (@MariaSimone)

Vendredi 4 janvier 1963
Agata est rentrée, pimpante, de la fête du Jour de l’An :
— Sais-tu ? Un homme de vingt-quatre ans m’a demandé si je voulais l’épouser !
— Et toi, qu’est-ce que tu as répondu ?
— J’ai éclaté de rire, avant de le laisser au milieu de la salle du bal, pendu au lustre comme un abat-jour…
Ce récit, qui aurait dû me rendre fier, a réveillé ma jalousie congénitale avec un sentiment de révolte. Plus tard, seul dans ma chambre, je me suis dit que le chagrin est une composante inéluctable de la vie. Au bout de laquelle, même plié en deux sous mon fardeau de souffrance, je n’aurai plus honte de mes instants de bonheur…

Giovanni Merloni

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