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« ..Sans réussir à la comprendre », la femme selon Cesare Pavese

18 dimanche Mai 2014

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Cesare Pavese

Dans mon invitation à la lecture des textes de Cesare Pavese, de ses poèmes en particulier — que d’ailleurs je trouve très bien traduits en français, chose rare, dans les éditions Gallimard (1) —, je me suis borné à une traversée diagonale, inévitablement incomplète, essayant tout de même de frôler quelques éléments clés de l’œuvre de cet auteur « à la belle voix ». Un précurseur de son temps qui garde, aujourd’hui, toute son actualité et originalité.
Après avoir évoqué le « rythme de son imagination », je voudrais examiner l’importance des lieux ainsi que le rôle de la femme dans la poétique de Cesare Pavese.

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Quant aux lieux, vous trouverez, dans tous les textes critiques sur Pavese, la mise en valeur des Langhe, cette région de « dures collines » et d’hommes « taciturnes » où notre poète a vécu son enfance et adolescence. Ces racines ont bien sûr un rôle essentiel dans la maturation du « motif » primordial ainsi que du premier « mouvement » musical d’où se déclenche progressivement l’expression poétique de Pavese. Mais je ne crois pas qu’un portrait fidèle de cet auteur puisse se réduire à la mythologie de ce monde mystérieux et fascinant. Car de toute évidence Cesare Pavese eut besoin de la « rupture » du déplacement à Turin pour que son travail d’écrivain et de poète assume la consistance et la force de message universel qu’on lui a reconnues dès les premières publications de ses vers :

Stupéfié par le monde, il m’arriva un âge
où mes poings frappaient l’air et où je pleurais seul.
Écouter les discours des hommes et des femmes
sans savoir quoi répondre, ce n’est pas réjouissant.
Mais cet âge a passé lui aussi : je ne suis plus tout seul,
si je ne sais répondre, je m’en passe très bien.
J’ai trouvé des compagnons en me trouvant moi même (2).

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Cela se confirme dans la conclusion de ce beau portrait de la ville de Turin que fit Cesare Pavese même  :
« En en étant éloigné, je commence à inventer (fréquentatif d’invenire) une fonction conditionnante de l’art précisément dans le Piémont et principalement à Turin. Ville de la rêverie, à cause de son aristocratique plénitude faite d’éléments nouveaux et anciens ; ville de la règle, à cause de son manque absolu de fausses notes dans le domaine matériel et dans le domaine spirituel ; ville de la passion, à cause de son caractère bénévolement propice aux loisirs, ville de l’ironie, à cause de son bon goût dans la vie ; ville exemplaire, à cause de son calme riche de tumulte. Ville vierge en art, comme celle qui a déjà vu d’autres faire l’amour et qui, en ce qui la concerne, n’a toléré jusque-là que des caresses, mais qui est prête maintenant, si elle trouve son homme, à franchir le pas. Ville enfin où, arrivant du dehors, je suis né spirituellement : mon amante et non ma mère ni ma sœur. Et beaucoup d’autres sont avec elle dans ce rapport. Elle ne peut qu’avoir une civilisation, et moi je fais partie d’un groupe. Les conditions y sont toutes ».(3) 

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Une fois saisie l’importance dialectique des contextes (la campagne des Langhe, la ville de Turin et la ville de Rome) pour lui comme pour la plupart des intellectuels de sa génération, on se rend bientôt compte de l’importance de la femme dans l’œuvre de Cesare Pavese.
Il s’agit d’abord de la « femme au milieu du contexte », inscrite dans les poésies-récits où elle va interpréter petit à petit le rôle de protagoniste (comme dans « Rencontre » et « Paternité »). Ensuite, la question primordiale de « l’altérité indispensable » de la femme — tout en amenant une évolution de plus en plus dramatique de son existence —, comporte en parallèle un changement sensible de son expression poétique (4).

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Déjà, la jeune femme qu’il croise (dans « Rencontre ») dans le corso du pays — une « tache plus claire/sous les étoiles incertaines, dans la brume d’été » —, elle vit, devant les yeux du poète, « définie, immuable, tel un souvenir ». Elle est cristallisée, comme le dirait Stendhal, dans une idée platonique de l’amour, ou du moins dans la suspension de l’attente. Au contraire, la jeune fille qui danse, en se déshabillant, devant les yeux de son père et d’autres vieux ainsi que des jeunes déjà vieux (dans « Paternité ») représente explicitement la question du sexe et du sang, donc du côté physique dans le rapport amoureux, vis-à-vis duquel Pavese ne cache pas son pessimisme ni son angoisse.
Si la jeune femme qu’il entrevoit dans le corso a été créée « du fond de toutes les choses » qui lui sont « les plus chères sans réussir à la comprendre », la danseuse n’est qu’un corps, « un seul corps/qui se meut en rivant le regard de chacun. »
« Qu’est-ce qui me fait souffrir chez elle ? Le jour où elle levait le bras sur le corso asphalté, le jour où on ne venait pas ouvrir et où elle est apparue ensuite avec ses cheveux en désordre, le jour où elle parlait doucement avec lui sur la digue, les mille fois où elle m’a bousculé. Mais ce n’est plus là de l’esthétique, ce sont de lamentations. Je voulais énumérer de beaux et infimes souvenirs, et je ne me rappelle que les tortures. Allons, celles-ci serviront tout de même. Mon histoire avec elle n’est donc pas faite de grandes scènes, mais de très subtils moments intérieurs. C’est ainsi que doit être un poème. Elle est atroce, cette souffrance. » (5)
En fin de compte, ce que Cesare Pavese nous livre avec une sincérité extrême et même embarrassante pourrait bien sortir de l’expérience humaine de la plupart des hommes sensibles ayant eu une éducation familiale rigide dans un contexte humain et social renfermé et constellé de tabous. Il n’est pas toujours facile de se séparer définitivement d’un rapport privilégié avec sa propre mère, et cetera. D’ailleurs, déjà le titre « Métier de vivre » (6) nous explique que l’indispensable « initiation » à la vie ne se réalise pas seulement à travers le travail et le statut social qui s’en suit, mais aussi à travers l’amour. On ne considère pas assez que la réussite amoureuse n’est pas toujours escomptée et que souvent, à travers le rapport de couple, sous le piège (ou le chantage) de l’amour, des conflits peuvent se déclencher où le rapport de force éventuellement déséquilibré entre homme et femme correspond au rapport de force qu’on observe chaque fois qu’on a affaire à un exploiteur et un exploité.
Dans le « Métier de vivre » Pavese a peut-être longuement recherché son partenaire qui l’aidât à surmonter le « gap » psychologique entre des femmes trop idéalisées ou trop « expertes de la vie » et son personnage « toute-tête », exagérément intransigeant et orgueilleux, donc incapable de « relativiser » le poids d’une rencontre.
C’est ainsi qu’il vit constamment la contradiction entre « … un goût libidineux pour l’abattement, pour l’abandon, pour l’énervante douceur, et une volonté impitoyable de réagir, mâchoires serrées, exclusive et tyrannique, est une promesse d’éternelle et féconde vie intérieure ». (7)
Vivant les hauts et les bas de cette contradiction, l’œuvre de Pavese suit donc une parabole douloureuse à commencer par la première « prise de conscience » (que nous avons saisie dans les deux poésies citées de « Travailler fatigue ») jusqu’au dernier testament poétique dont les poésies citées (« Je passerai par la place d’Espagne » et « La mort viendra et elle aura tes yeux ») représentent sans doute l’expression la plus cohérente.

005_portici 04 - Version 2 180«…Sans réussir à la comprendre », la femme selon Pavese

Ces dures collines qui ont façonné mon corps
et qui ébranlent en lui autant de souvenirs,
m’ont fait entrevoir le prodige de cette femme
qui ne sait que je la vis sans réussir à  la comprendre.

Un soir, je l’ai rencontrée : tache plus claire
sous les étoiles incertaines, dans la brume d’été.
Le parfum des collines flottait tout autour
plus profond que l’ombre et soudain une voix résonna
qu’on eût dit surgie de ces collines, voix plus nette
et plus âpre à la fois, une voix de saisons oubliées.

Quelquefois je la vois, elle vit devant mes yeux,
définie, immuable, tel un souvenir.
Jamais je n’ai pu la saisir : sa réalité
chaque fois m’échappe et m’emporte au loin.
Je ne sais si elle est belle, elle est jeune entre les femmes :
lorsque je pense à elle, un lointain souvenir
d’une enfance vécue parmi ces collines, me surprend
tellement elle est jeune. Elle ressemble au matin. Ses yeux me suggèrent
tous les ciels lointains de ces matins anciens.
Et son regard enferme un tenace dessein : la plus nette lumière
que sur ces collines l’aube ait jamais connue.

Je l’ai créée du fond de toutes les choses
qui me sont les plus chères sans réussir à la comprendre. (8)

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Paternité

Rêverie de la femme qui danse, et du vieux
qui est son père ; jadis il l’avait dans le sang
et il l’a faite une nuit en jouissant tout nu dans un lit.
Elle se presse pour avoir tout le temps de se déshabiller,
car il y a d’autres vieux qui attendent.
Quand elle bondit dans la danse, tous dévorent du regard
la force de ses jambes, mais les plus vieux en tremblent.
La femme est presque nue. Et les jeunes regardent
et sourient. Il y en a qui voudraient être nus.

Ils ont tous l’air d’être son père, les petits vieux enthousiastes
et il sont tous, chancelants, le vestige d’un corps
qui a joui d’autres corps. Les jeunes aussi
seront pères un jour, et la femme est la même pour tous.
Tout se passe en silence. Une profonde joie
saisit la salle obscure devant cette vie jeune.
Tous les corps n’en font qu’un, un seul corps
qui se meut en rivant le regard de chacun.

Ce sang, qui coule dans les membres vigoureux
de la femme, c’est le sang qui se glace chez les vieux ;
et son père qui fume en silence pour se réchauffer,
ne bondit pas, mais c’est lui qui a fait la fille qui danse.
Son corps a une odeur et des élans qui sont les mêmes chez le vieux et les vieux. En silence,
le père fume et attend qu’elle revienne, habillée.
Tous attendent, vieux et jeune, et la fixent ;
et en buvant tout seul, chacun y pensera. (9)

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Je passerai par la place d’Espagne

Le ciel sera limpide.
Les rues s’ouvriront
sur la colline de pins et de pierre.
Le tumulte des rues
ne changera pas cet air immobile.
Les fleurs éclaboussées
de couleurs aux fontaines
feront des clins d’œil
comme des femmes gaies.
Escaliers et terrasses
et les hirondelles
chanteront au soleil,
Cette rue s’ouvrira,
les pierres chanteront,
le cœur en tressaillant battra,
comme l’eau des fontaines.
Ce sera cette voix
qui montera chez toi.
Les fenêtres sauront
le parfum de la pierre
et l’air du matin.
Une porte s’ouvrira.
Le tumulte des rues
sera le tumulte du cœur
dans la lumière hagarde.

Tu seras là — immobile et limpide. (10)

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La mort viendra et elle aura tes yeux (11)
La mort viendra et elle aura tes yeux
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. Ô chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

La mort à pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets. (12)

Cesare Pavese

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(1) Travailler fatigue de Cesare Pavese (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969

(2) Ancêtres dans Travailler fatigue de Cesare Pavese, p. 31 (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969

(3) Cesare Pavese, Le métier de vivre, 17 novembre 1935, p. 48-49 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008

(4) « Il y a un parallèle pour moi entre cette année-ci et ma manière de considérer la poésie. De même que ce n’est pas aux grands moments (….) que j’ai connu la souffrance la plus atroce, mais à certains instants fugitifs des périodes intermédiaires ; l’unité du poème ne consiste pas dans les scènes mères, mais dans la correspondance subtile de tous les instants créateurs. Ce qui revient à dire que l’unité ne doit pas tant au grandiose de la construction, à la charpente identifiable de la trame, qu’à l’habileté joyeuse des petits contacts, des reprises infimes et presque illusoires, à la trame des répétitions qui persistent sous chaque différence ». Cesare Pavese, Le métier de vivre, p. 64-65, 28 février 1936 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008.

(5) Cesare Pavese, Le métier de vivre, p. 64, 28 février 1936 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008.

(6) Pour un nouveau lecteur de Cesare Pavese le conseil serait celui de lire en parallèle ses poésies et ses romans avec l’accompagnement et le contre-chant de Métier de vivre. Cette mine prodigieuse n’est pas qu’un journal du combat entre les difficultés de la vie et les maux de la vie même. On n’y parle pas seulement du drame personnel de l’auteur et, indirectement, de la société qui l’entoure, prisonnière de ses tabous et de ses lois inébranlables. Ce livre est aussi un merveilleux exemple d’œuvre ouverte, où l’essai critique ou la réflexion philosophique ne font qu’un avec un indomptable amour pour la force créatrice de la parole. Cesare Pavese, Le métier de vivre (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008.

(7) Cesare Pavese, Le métier de vivre, 4 novembre 1938, p. 204 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008.

(8) « Rencontre », dans Travailler fatigue de Cesare Pavese, p. 51-52 (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969

(9) « Paternité », dans Travailler fatigue de Cesare Pavese, p. 106-107 (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969.

(10) « Je passerai par la place d’Espagne » (28 mars 1950) dans Travailler fatigue de Cesare Pavese, p. 211-212 (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969.

(11) Quand j’étais un jeune étudiant, peut-être un peu trop gâté et désinvolte, certes superficiel, je m’amusais, avec mes camarades, à virer en boutade, par un jeu de mots assez grossier et brusque, des choses qui auraient bien sûr demandé une connaissance plus approfondie. Parmi ces calembours, où l’admiration se mêlait à l’irrévérence, je me souviens toujours de cette phrase : « « travailler fatigue », et si tu ne fais pas attention « la mort viendra et elle aura tes yeux » ! »

(12) « La mort viendra et elle aura tes yeux » (22 mars 1950), p. 207 dans Travailler fatigue de Cesare Pavese, p. 31 (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969.

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écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 18 Mai 2014

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Cesare Pavese, « Les mers du Sud » au rythme de l’imagination

11 dimanche Mai 2014

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Cesare Pavese

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« 22 juin 1938. On vit le monde grâce à l’astuce. Bien. Seuls les astucieux savent faire le mal en triomphant. Celui qui souffre de cet état de choses et qui décide de faire une cochonnerie pour se venger, pour se mettre au diapason, pour triompher, doit ne pas oublier qu’ensuite il lui faudra toujours vivre avec astuce, savoir triompher, sinon l’habile cochonnerie commise une fois par hasard ne servira qu’à le tourmenter, contrastant avec tout son état persistant de non astucieux, de non-salaud, d’inapte… » (1) Par ces mots révélateurs d’une personnalité où l’intransigeance morale ne se séparait jamais d’une sensibilité parfois désarmée et toujours désarmante, j’entame aujourd’hui une rapide incursion dans le monde poétique de Cesare Pavese, un de mes poètes préférés et sans doute mon maître.

Aujourd’hui, pour « entrer dans le vif » du personnage et de son expression poétique, je me suis borné à choisir un seul poème, fort représentatif de la personnalité artistique de Pavese, « Les mers du Sud », autour duquel on pourra successivement développer une connaissance plus approfondie de cet auteur. À partir de ce poème je me suis posé deux questions primordiales. La première question concerne la ville de Turin, théâtre prioritaire sinon exclusif de la vie et du travail de Cesare Pavese et siège de la glorieuse Einaudi. Si d’un côté le parcours littéraire et humain de Cesare Pavese — ainsi que d’Elio Vittorini, Italo Calvino, Natalia Ginzburg, Beppe Fenoglio, Franco Fortini, et cetera — serait inconcevable au-dehors de ce centre inimitable de rencontre et de propulsion culturelle en Italie et à l’étranger, ayant en Giulio Einaudi son irremplaçable ancrage, la ville de Turin est encore aujourd’hui – avec les Langhe, le lieu des rêveries d’enfance et d’adolescence du poète – même mieux qu’un musée ou qu’une « maison natale », la scène urbaine et humaine la mieux adapté à expliquer ce personnage. Comme le dit si bien Natalia Ginzburg, Turin « a une nature assez mélancolique. Dans les matins d’hiver, jaillit d’elle une odeur de gare tout à fait particulière, se diffusant dans toutes les rues et les boulevards… Quelques fois, à travers le brouillard, filtre un faible soleil, qui teint de rose et de violet les amas de neige, les branches nues des plantes… le fleuve, se perdant au loin, s’évapore dans un horizon de brumes lilas, qui font songer au couchant même s’il est midi ; et partout on respire cette même odeur sombre et travailleur de suie tandis que l’on entend un sifflement de trains… Notre ville ressemble, maintenant nous nous apercevons, à notre ami perdu (Cesare Pavese), qui la chérissait ; elle est, tout comme il était, travailleuse, renfrognée dans son activité toujours fébrile et opiniâtre ; et en même temps elle est nonchalante, prête à traîner et rêver ». (2)

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La deuxième question porte sur la forme poétique tout à fait originale de Cesare Pavese. Sa prose poétique, son rythme d’épopée désenchantée se fondent sur une musique intérieure, sur une voix populaire, directe, dépourvue d’inutiles décors, qui rend pourtant la saveur et l’essence profonde d’une destinée qui se révèle, d’une histoire qui s’explique. En dehors de toute rhétorique, par un langage écrit qui vient du théâtre de la vie quotidienne, dans un engagement esthétique et moral absolu, Cesare Pavese redécouvre la dignité de l’homme même dans ses faiblesses et contradictions. En même temps il refuse la perfection et la cohérence présumée lorsqu’on passe d’une poésie à l’autre, d’un récit ou roman à l’autre. Car en fait dans chacune de ses poésies — ainsi que dans chacun de ses « tableaux narratifs » — il dit tout ce qu’il avait à dire. Grand héritier des anciens poètes grecs, Pavese s’exprime par « fragments ». Chacun de ces fragments est un monde accompli et, en même temps, une « œuvre ouverte ». Et chacune de ses poésies démarre avec un vers, une petite locomotive musicale qui contient déjà, à l’intérieur, l’idée de tout ce qui se déroulera après. « Par ailleurs », nous dit Pavese en personne dans son « Métier de poète », « j’avais créé un vers. Je ne l’ai pas fait exprès, je le jure. À cette époque, je savais seulement que le vers libre ne me convenait pas, à cause de l’exubérance désordonnée et capricieuse qu’il exige d’habitude de l’imagination . Quant au vers libre à la Whitman, qu’au contraire j’admirais et redoutais beaucoup, j’ai dit ailleurs ce que j’en pense et de toute manière je pressentais déjà confusément qu’il fallait une inspiration très oratoire pour lui insuffler la vie. Je n’avais ni assez de souffle ni assez de tempérament pour m’en servir. Les mètres traditionnels ne m’inspiraient aucune confiance à cause de ce je ne sais quoi de ressassé et de gratuitement (du moins me semblait-il) alambiqué qu’ils ont en eux ; et d’ailleurs, je les avais trop utilisés sur le mode parodique pour les prendre encore au sérieux et en tirer un effet de rime qui ne me semblât pas comique. Je savais naturellement que les mètres traditionnels n’existent pas dans l’absolu et que chaque poète recrée en eux le rythme intérieur de son imagination. Et je me découvris un jour en train de marmonner une litanie de mots (qui devint par la suite un distique des Mers du Sud), suivant une cadence emphatique que, dès mon enfance, j’avais l’habitude de noter au cours de mes lectures romanesques en reprenant les phrases qui m’obsédaient le plus. Ainsi, sans le savoir, j’avais trouvé mon vers qui, naturellement, pour Les mers du Sud et pour plusieurs autres poèmes fut tout instinctif (il reste de traces de cette inconscience dans quelques-uns de mes premiers vers qui ne sortent pas de l’hendécasyllabe traditionnel). Je rythmais mes poésies en marmonnant. Petit à petit, je découvris les lois intrinsèques de cette métrique et les hendécasyllabes disparurent et mon vers se révéla être de trois types constants que je pus, en un certain sens, considérer comme antérieurs à la composition d’une poésie ; cependant, je pris toujours soin de ne pas me laisser tyranniser, prêt à accepter, quand cela me semblait nécessaire, d’autres accents et une autre syllabation. Mais je ne m’éloignai plus véritablement de ce schéma et je le considère comme le rythme de mon imagination. » (3)

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Cesare Pavese à 16 ans

Cesare Pavese : « Les mers du Sud » 

Et voilà « Les mers du Sud », ce poème écrit et réécrit plusieurs fois avant de sa définitive publication dans le recueil de « Travailler fatigue ». Le 10 novembre 1935, dans son journal, Cesare Pavese en nous livre un portrait très envoûtant : « s’il y a un personnage dans mes poésies, c’est celui de l’enfant qui s’est enfoui de chez lui et qui revient joyeusement dans son petit village, après en avoir vu de toutes les couleurs et de toutes les saveurs ; sans la moindre envie de travailler, jouissant profondément de choses très simples, toujours ample, débonnaire et tranchant dans ses jugements, incapable de souffrir à fond, heureux de suivre sa nature et de jouir des femmes, mais heureux également de se sentir seul et disponible, prêt tous les matins à recommencer : en somme, Les mers du Sud. » (4)

003_valentino pavese 06 180 Un soir nous marchons le long d’une colline,
en silence. Dans l’ombre du crépuscule qui s’achève,
mon cousin est un géant habillé tout de blanc,
qui marche d’un pas calme, le visage bronzé,
taciturne. Le silence c’est là notre force.
Un de nos ancêtres a dû être bien seul
— un grand homme entouré d’imbéciles ou un malheureux fou —
pour enseigner aux siens un silence si grand.

004_valentino pavese 07 180 Ce soir mon cousin a parlé. Il m’a demandé
de monter avec lui : du sommet on distingue,
au loin, quand la nuit est sereine, le reflet
du phare de Turin. « Toi qui habites à Turin… »
m’a-t-il dit, « tu as raison. Il faut vivre sa vie
loin de chez soi : profiter, jouir de tout
et puis, quand on revient comme moi à quarante ans,
plus rien n’est pareil. On n’oublie pas les Langhe. »
Il m’a dit tout cela et il ne sait pas l’italien,
mais il parle lentement le dialecte qui, comme les pierres
de cette même colline, est tellement rugueux
que vingt ans de langages et d’océans divers
ne l’ont pas entamé. Et il gravit la côte
avec ce regard recueilli qu’enfant j’ai souvent vu
dans les yeux des paysans un peu las.
005_valentino pavese 180 Pendant vingt ans il s’est baladé par le monde.
Il partit quand j’étais un enfant que les femmes portaient
et on dit qu’il était mort. Puis j’entendis parfois
les femmes en parler sur un ton de légende ;
mais les hommes, plus graves, l’oublièrent.
Un hiver, pour mon père déjà mort arriva une carte
nous souhaitant une bonne vendange, avec un grand timbre verdâtre
qui montrait des bateaux dans un port. La surprise fut grande
mais l’enfant qui avait grandi expliqua avidement
que le mot provenait d’une île appelée Tasmanie
qu’entoure une mer plus bleue, aux féroces requins,
dans le Pacifique, au sud de l’Australie. Il ajouta que le cousin
pêchait certainement des perles. Puis il ôta le timbre.
Tous donnèrent leur avis, mais tous, ils conclurent
que s’il n’était pas mort, il mourrait.
Puis tous ils oublièrent et bien du temps passa.
006_valentino pavese 180 Oh ! Depuis que j’ai joué aux pirates malais,
que de temps est passé. Et depuis cette fois
où je suis descendu me baigner dans les eaux périlleuses
et où j’ai poursuivi un camarade de jeux sur un arbre,
brisant ses belles branches, où j’ai cassé la gueule
d’un rival, où j’ai été roué de coups,
que de vie est passée. D’autres jours, d’autre jeux,
d’autres séismes du sang devant des rivaux
plus fuyants : les pensées et les rêves.
La ville m’a appris des terreurs infinies :
une foule, une rue, m’ont donné le frisson,
parfois une pensée, épiée sur un visage.
J’ai encore dans les yeux la lumière railleuse
des milliers de réverbères sur la cohue des pas.
007_valentino pavese 09 180 Mon cousin est rentré, gigantesque, à la fin de la guerre,
un des rares survivants. Et il avait de l’argent.
Les parents murmuraient à voix basse : « Dans un an
tout au plus, il aura tout claqué et il repartira.
C’est comme ça que les têtes brûlées meurent toujours. »
Mon cousin a un air énergique. Il acheta un rez-de-chaussée
au village et y fit prospérer un garage en ciment
et devant, flamboyante, une pompe à essence,
et bien en évidence, sur le pont, au tournant, un grand panneau réclame.
Il installa un gars pour encaisser l’argent
et lui, se balada dans les Langhe en fumant.
Entre-temps, il s’était marié au village. Il choisit une fille
blonde et mince comme les étrangères
qu’il avait dû sans doute rencontrer par le monde.
Mais il continua à sortir toujours seul. Habillé tout de blanc,
les mains derrière le dos, le visage bronzé,
il explorait les foires le matin et d’un air sournois
marchandait les chevaux. Plus tard il m’expliqua,
quand son plan échoua, qu’il avait projeté
de faire disparaître toutes les bêtes de la vallée,
et d’obliger les gens à lui acheter des moteurs.
« Mais la plus grosse bête, disait-il, c’était moi,
qui ai eu cette idée. J’aurais dû m’en douter
qu’ici gens et bœufs sont une même race. »
008_valentino pavese 08 180 Nous marchons depuis bientôt une heure. Le sommet est tout près ;
Autour de nous, toujours plus fort, le vent siffle et murmure.
Mon cousin s’arrête tout à coup et se tourne : « Cette année,
je mettrai sur l’affiche : Santo Stefano
a toujours triomphé dans les fêtes
de la vallée du Belbo — que ceux de Canelli
se le tiennent pour dit. » Puis, il reprend sa marche.
Un parfum de terre et de vent nous enveloppe dans le noir,
au loin, quelques lumières : des fermes, des autos
que l’on entend à peine ; et je pense à la force
qui m’a rendu cet homme, l’arrachant à la mer
et aux terres lointaines, au silence qui dure.
Mon cousin ne parle pas des voyages qu’il a faits.
Il dit, tout juste, qu’il a été dans tel ou tel endroit
et pense à ses moteurs.
009_valentino pavese 05 180Seul un rêve
lui est resté dans le sang : une fois, comme chauffeur
il a croisé sur un bateau hollandais, le Cétacé,
et il a vu les lourds harpons voler sous le soleil,
les baleines s’enfouir au milieu d’une écume de sang,
il a vu la poursuite, les queues se dresser, la lutte en baleinière.
Quelques fois, il m’en parle.

Mais lorsque je lui dis
qu’il est de ces heureux à avoir vu l’aurore
sur les plus belles îles de la terre,
au souvenir il sourit et répond que le soleil
se levait sur un jour qui pour eux était vieux.

Cesare Pavese 010_valentino pavese 10 180(1) Cesare Pavese, Le métier de vivre p.173 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008

(2) Natalia Ginzburg Portrait d’un ami, en Les petites vertus, Torino Einaudi, 1962, pages 25-26

(3) Cesare Pavese, Le métier de poète (à propos de Travailler fatigue) dans Travailler fatigue pp.173-174 (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969

(4) Cesare Pavese, Le métier de vivre, page 46 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni.

Première publication et Dernière modification 11 mai 2014

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