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«  Je m’appelle Mathias Pascal » (Dissémination webassoauteurs février 2016)

26 vendredi Fév 2016

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Dissémination webasso-auteurs, portraits d'écrivains

La question des limites

« Tous les textes, toutes les écritures qui poseront la question des limites (intérieures, mais aussi pourquoi pas géographiques) seront donc les bienvenus, que ce soit sous la forme d’un récit, d’un essai, d’un poème, là aussi restons ouverts, comme toute dissémination reste ouverte à tout blogueur souhaitant participer. » (webassoauteurs)

En accueillant, avec enthousiasme, l’invitation de webassoauteurs pour la dissémination de février 2016, je ne peux pas négliger de dire que le thème assigné — la question des limites — justement en raison du maximum de liberté qu’il accorde, m’avait d’emblée inquiété.
J’ai vu devant moi une page blanche dont les bords s’éloignaient pour atteindre des horizons de plus en plus insaisissables et nombreux.
Ensuite, j’ai vu paraître, sur la même page, des rectangles, des carrés et des parenthèses évoquant les tweets artistiques de Novella Bonelli-Bassano.
Enfin, j’ai eu l’impression d’être sur un avion volant juste au-dessus d’une ville méditerranéenne, dont je voyais les terrasses l’une à côté de l’autre ainsi qu’une séquelle infinie de gens essayant de vivre dans leurs limites, tandis que d’autres…
J’ai fermé les yeux, me disant qu’il fallait s’affranchir d’une interprétation seulement physique des limites ou barrières ou frontières ou aussi des formes de limitation de la liberté, etcétéra.
J’ai pensé alors aux limites qui peuvent marquer ou accompagner nos existences.
En général, nous disposons d’une seule existence, se développant entre les deux limites de la naissance et de la mort.
Cependant, il peut arriver de mourir — métaphoriquement — plusieurs fois dans la vie, ou de vivre des cycles ayant au bout la sensation d’une fin et, ensuite, d’un nouveau commencement.
On peut aussi vivre des vies parallèles, exploitant deux ou trois travaux différents, deux ou trois amours…
Tout cela pose bien évidemment la question des limites morales.
Il y a malheureusement des gens qui n’ont pas le sens de la limite et profitent excessivement de la relative liberté qu’on leur accorde. Des autres dépassent les limites avec la force…
Parfois, on est obligés de vivre comme de pendulaires, en passant d’une réalité à l’autre franchissant des limites plusieurs fois dans une seule journée.
Parfois, on subit un enfermement qui nous arrache à notre vie et nous catapulte dans un contexte que nous n’avons pas cherché, qui pourtant nous accueille…
C’est le cas par exemple de nombreux soldats italiens qui ne sont jamais revenus de la guerre en Russie, parce qu’ils ont préféré y rester, dit-on…
Il y a aussi le thème très suggestif de la limite physique qui marque un passage complexe et riche d’émotions, une métamorphose qu’on n’oubliera jamais : de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à la vie adulte, de la vie adulte à la mort…
Dans la littérature italienne, le personnage de « Pinocchio » qui naît pantin de bois pour être « condamné » à devenir garçon au bout de son « éducation », c’est une belle métaphore du prix qu’on accorde à qui s’efforce de s’élever à travers l’application et l’étude. Mais c’est aussi l’occasion pour trancher de façon qu’on ne peut plus géniale les caractères typiques de notre société bourgeoise et de ses absurdes contradictions. La lecture seule de Pinocchio serait l’idéal pour un corpus d’études sur les limites — physiques, mentales, psychologiques, morales, géographiques politiques, sociales, etcétéra — de notre société et de leur évolution au fur et à mesure que celle-ci s’est habituée à l’unité nationale, tout en perdant, parfois, le sens positif de certaines limites qu’on est en train de refouler à une vitesse excessive. D’ailleurs, Pinocchio, sous le paradoxe du roman d’aventures destiné à un public de jeunes, analyse en réalité impitoyablement le monde adulte avec ses dérives « kafkaïennes ».  

Un des livres italiens les plus bouleversants sur le thème des limites, qui représente aussi très efficacement l’Italie (et la Sicile), est sans doute « Feu Mathias Pascal » de Luigi Pirandello (1867-1936). C’est un livre qu’on lit d’un souffle et qu’on n’oubliera jamais, traitant de cette particulière et affreuse situation d’un homme mécontent de lui et de sa vie qui se découvre mort sans qu’il y ait le besoin de le prouver. Cet homme égaré, qui avait vécu jusque-là la vie d’un mort vivant ou d’une ombre, se trouve du jour au lendemain comme nu, obligé de se créer une nouvelle identité, de se donner un prénom et un nom de famille…
Pour cette dissémination sans limites (ou en dehors des limites ou alors en dépit des limites), j’ai copié et traduit pour vous un joli texte de Leonardo Sciascia (1921-1989), expliquant le rôle de Blaise Pascal dans le titre de ce roman et dans la personnalité de son protagoniste ainsi que dans l’esprit philosophique et religieux de Luigi Pirandello.
Je propose enfin quelques extraits de ce livre extraordinaire, juste pour en donner la saveur et le rythme original.

Giovanni Merloni

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P comme PASCAL

« Une des rares choses, peut-être même la seule dont je fusse bien certain, était celle-ci: je m’appelais Mathias Pascal. Et j’en tirais parti. Chaque fois que quelqu’un perdait manifestement le sens commun, au point de venir me trouver pour un conseil, je haussais les épaules, je fermais les yeux à demi et je lui répondais :
– Je m’appelle Mathias Pascal.
– Merci, mon ami. Cela, je le sais. – Et cela te semble peu de chose ?
Cela n’était pas grand-chose, à vrai dire, même à mon avis. Mais j’ignorais alors ce que signifiait le fait de ne pas même savoir cela, c’est-à-dire de ne plus pouvoir répondre, comme auparavant, à l’occasion :
– Je m’appelle Mathias Pascal. »

Juste une certitude d’état civil, une identité écrasée et collée comme une larve au milieu des feuilles d’un registre. Pour le reste — de lui, de son existence —, Mathias Pascal aurait pu bien dire (et en effet, il le dit, en le disséminant tout au long du livre) :
« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi‑même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle‑même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. »
Il s’agit d’une pensée de Blaise Pascal, que nous n’avons pas citée sans raison, juste pour signaler un certain rapprochement avec l’esprit même de Pirandello, dans la traduction très exacte que fit Ugo Foscolo (avant de s’en approprier par un véritable plagiat, la faufilant dans l’une de ses lettres au comte Giovio). Cela fait d’ailleurs paraître tout à fait légitime le soupçon que cette suggestion plus ou moins proche de la pensée du « sublime misanthrope » (sachant que Pirandello était aussi un misanthrope) ait suggéré ce nom solennel qui s’accompagne de façon humoristique au prénom Mathias, comme s’il avait l’intention de le renverser, avec le réflexe immédiat d’un contraste ou d’une contrariété irrémédiable.
Puisqu’en Sicile les Mathias sont plutôt diffusés avec le nom Matteo. On a d’ailleurs vu combien les noms et les prénoms siciliens, avec le dialecte, sont présents dans l’œuvre de Pirandello. Mais celui-ci a bien sûr pensé aussi à la « mattia » : une folie légère, extravagante, qu’on pourrait classer alors, à la loupe de Lombroso (et Carducci aussi) comme une espèce de provisoires vacances qu’on accorde au génie, en contrepartie, et soulagement, de l’habitude aux réflexions lourdes et intenses. En somme : la « mattia » tels un acte ou alors un état de libération. Il suffit pour cela de penser à la nouvelle « Quand j’étais “matto” (fou)… » : le souvenir du bonheur perdu ; le bonheur d’une folie innocente, légère, cultivée, consciente et nourrie d’elle-même. Presque un luxe qu’on accorde à Fausto Bandini, le protagoniste de la nouvelle. Une folie que peuvent d’ailleurs concéder la richesse et la jeunesse. Un état de grâce que Pirandello reconnaît à Mathias Pascal en vertu des circonstances tout à fait hasardeuse d’avoir été tenu pour mort juste après un gain extraordinaire au casino de Monte-Carlo.
Pour ce qui concerne Pirandello, lecteur de Pascal secrètement affectionné au grand philosophe-mathématicien, nous pouvons en avancer le soupçon, sans en avoir aucune preuve. Car en fait il n’y a aucune œuvre de Pascal parmi ses livres. D’ailleurs, il n’y a même pas un texte de Montaigne, que pourtant il aimait et connaissait bien. La consistance actuelle de la bibliothèque de Pirandello fait penser juste à de pauvres restes tandis que, de son vivant, ses familiers et ses amis doivent y avoir pillé largement avec une dispersion importante. Invinciblement, en tout cas, certains moments de son œuvre, certaines fentes d’où Pirandello observe les abîmes cosmiques, certains « trous noirs », comme l’on dirait aujourd’hui, nous ramènent à Pascal. Un écrivain italien me raconta il y a quelques années qu’une fois, lorsqu’il était jeune, en entendant Pirandello parler de Dieu, par plaisanterie et avec une pointe de dérision (tous les jeunes hommes qui pensent sont convaincus qu’ils sont athées), se laissa échapper : « donc, maître, vous croyez en Dieu ! » Pirandello, torve, lui répondit : « oui, parce qu’il est ennemi de l’homme ». En cette idée de l’inimitié de Dieu envers l’homme je vois quelque chose de janséniste, de pascalien.
La Grâce qu’on accorde depuis toujours, de façon impénétrable donc gratuitement, à très peu de gens, n’est-elle pas la confirmation de telle inimitié ? Et l’on pourrait remonter aussi à l’Arnobio de cet autre sicilien — Concetto Marchesi — qui déclara sa foi dans le stalinisme, poussé peut-être par le même sentiment qu’eut Pirandello lorsqu’il déclara sa foi dans le fascisme : par misanthropie, par pessimisme, par dépit et mépris.

Leonardo Sciascia
« PASCAL », de « Pirandello dall’A alla Z », Supplemento al n. 26 dell' »Espresso », 6 juillet 1986.

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«  Je m’appelle Mathias Pascal. »

Je me suis trop hâté de dire, au début, que j’avais connu mon père. Je ne l’ai pas connu. J’avais quatre ans et demi quand il mourut. Étant allé sur une de ses balancelles, en Corse, pour certain négoce qu’il y faisait, il y mourut d’une fièvre pernicieuse, à trente-huit ans. Il laissait toutefois dans l’aisance sa femme et ses deux fils : Mathias (ce serait moi, et ce fut moi) et Robert, mon aîné de deux ans.
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Quelques vieillards du pays, en effet, se plaisent encore à donner à entendre que la richesse de mon père (qui pourtant ne devrait plus leur donner ombrage, passée comme elle l’est depuis un bout de temps en d’autres mains) avait des origines… disons mystérieuses.
Certains veulent qu’il se la soit procurée en jouant aux cartes, à Marseille, avec le capitaine d’un vapeur marchand anglais, lequel, après avoir perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, et ce ne devait pas être peu, avait joué encore une grosse charge de soufre embarquée dans la lointaine Sicile pour le compte d’un négociant de Liverpool (ils savent aussi ce détail ! et le nom !) qui avait affrété le vapeur ; ensuite, de désespoir, levant l’ancre, il s’était noyé au large. Ainsi le vapeur était rentré à Liverpool allégé aussi du poids du capitaine. Une chance qu’il avait pour lest la malignité de mes concitoyens…
D’autres veulent, par contre, que ce capitaine n’ait point du tout joué aux cartes avec mon père, lequel – bonnes âmes ! – était sans doute enclin aux jeux de main, à la violence, à la débauche et même… au vol, là ! Mais le vice du jeu, non, non, cent fois non, il ne l’avait pas, il ne l’avait pas, et il ne l’avait pas. Le capitaine anglais, selon ceux- là, avait été assez bonasse pour confier à mon père, en partant, une certaine cassette que naturellement mon père s’était hâté de forcer ; il l’avait trouvée pleine de pièces d’or et d’argent et se l’était appropriée, niant ensuite, au retour du capitaine, l’avoir jamais reçue en garde. Et le capitaine ? Pauvre homme ! il n’avait su prendre d’autre parti que de mourir de crève-cœur.
D’autres, enfin, soutiennent que ce capitaine anglais n’est pas vrai ; mieux, qu’il est bien vrai, mais qu’il n’a rien à voir dans la richesse de mon père, sinon par un beau chien de garde qu’il lui voulut laisser en souvenir. Un jour que mon père se trouvait à la campagne, dans la terre dite des Deux Rivières, ce chien, qui était rouge de poil et gros comme cela, se mit à gratter, à creuser au pied d’un mur… où mon père trouva la précieuse cassette.
Quels chiens, hein ? mon vieux Giaracannà, il y a en ce monde !… Sa mort, qui survint presque à l’improviste, fut notre ruine…
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On sait que les malheureux deviennent facilement superstitieux, bien qu’ensuite ils raillent la crédulité d’autrui. Je me rappelle qu’après avoir lu le titre d’un de ces opuscules : Méthode pour gagner à la roulette, je m’éloignai de la boutique avec un sourire de dédain et de commisération. Mais, après avoir fait quelques pas, je retournai en arrière et (par pure curiosité, pas autre chose!) avec ce même sourire de dédain et de commisération sur les lèvres, j’entrai et j’achetai cet opuscule.
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C’est justement cette crainte qui me rendit d’abord perplexe: irai-je, n’irai-je pas? Mais ensuite je pensai que, prêt à m’aventurer jusqu’en Amérique, sans connaître même de vue l’anglais et l’espagnol, je pouvais bien avec le peu de français dont je disposais m’aventurer jusqu’à Monte-Carlo, à deux pas d’ici.
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Je m’attendais à ce que le croupier, toujours de la même voix (elle me parut très lointaine) annonçât :
– Trente-cinq, noir, impair et passe !
Je pris l’argent et je dus m’éloigner comme un homme ivre. Je tombai assis sur un divan, épuisé ; j’appuyai ma tête au dossier, par un besoin subit, irrésistible de dormir, de me restaurer avec un peu de sommeil. Et j’allais y céder quand je sentis sur moi un poids, un poids matériel qui aussitôt me fit sursauter. Combien avais-je gagné ? J’ouvris les yeux ; mais je dus les refermer immédiatement, la tête me tournait. La chaleur, là-dedans, était suffocante. Comment ? C’était déjà le soir ? J’avais entrevu les lumières. Combien de temps avais-je donc joué ? Je me levai tout doucement ; je sortis.
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Cependant je cherchais un hôtel quelconque pour m’enfermer et voir ce que j’avais gagné. Il me semblait que j’étais plein d’argent : j’en avais un peu partout, dans les poches de ma veste : or, argent, billets de banque. Il devait y en avoir beaucoup.
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Ainsi, le jour suivant, je retournai à Monte- Carlo. J’y retournai douze jours de suite. Je n’eus plus le moyen ni le temps de m’ébahir de la faveur, plus fabuleuse qu’extraordinaire, de la fortune : j’étais hors de moi, absolument fou ; je n’en éprouve point de stupeur, même maintenant, ne sachant que trop quel tour elle m’apprêtait en me favorisant de cette manière et dans cette mesure. En neuf jours, j’arrivai à constituer une somme véritablement énorme en jouant comme un désespéré; après le neuvième jour, je commençai à perdre, et ce fut le précipice. La fièvre prodigieuse, comme si elle n’avait plus trouvé d’aliment dans mon énergie nerveuse enfin épuisée, vint à me manquer. Je ne sus, ou plutôt je ne pus m’arrêter à temps. Je m’arrêtai, je me repris, non par mes propres forces, mais par la violence d’un spectacle horrible, mais qui n’est pas rare à cet endroit.
J’entrais dans les salles de jeu, le matin du douzième jour, quand le monsieur de Lugano, amoureux du numéro 12, me rejoignit, bouleversé et haletant, pour m’annoncer, plutôt du geste que de la parole, que quelqu’un venait de se tuer là, dans le jardin.
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Je m’enfuis ; je retournai à Nice, pour en partir le jour même.
J’avais avec moi à peu près quatre-vingt-deux mille francs.
Je pouvais tout imaginer, sauf que, dans la soirée de ce même jour, il dût m’arriver à moi aussi quelque chose de semblable.

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J’avais toujours le journal en main, et je le retournai pour chercher en seconde page quelque présent meilleur que ceux du Lama. Mes yeux tombèrent sur un

SUICIDE

comme cela, en lettres grasses.
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Je lus :

Hier, samedi 28, on a trouvé dans le bief d’un moulin un cadavre dans un état de putréfaction avancée…

Subitement un nuage passa devant mes yeux, je m’attendis à trouver à la ligne suivante le nom de ma propriété et, comme j’avais peine à lire, d’un seul œil, cette impression minuscule, je me levai debout, pour être plus près de la lampe.
… avancée. Le moulin est situé dans une propriété dite l’Épinette, à environ deux kilomètres de notre ville. Les autorités Judiciaires étant accourues sur les lieux avec d’autres personnes, le cadavre fut retiré du canal pour les constatations légales. Plus tard il fut reconnu pour celui de notre…
Le cœur me remonta à la gorge et je regardai, hors de moi, mes compagnons de voyage qui dormaient tous.
Accourues sur les lieux… retiré du canal… fut reconnu pour celui de notre bibliothécaire Mathias Pascal, disparu depuis quelques jours. Cause du suicide : embarras financiers.
– Moi ?… Disparu… reconnu… Mathias Pascal…
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Je frémissais. Finalement, le train s’arrêta à une autre station. J’ouvris la portière et me précipitai dehors, avec l’idée confuse de faire quelque chose, tout de suite : un télégramme d’urgence pour démentir cette nouvelle.
Le saut que je fis en sortant du wagon me sauva: comme s’il m’avait fait tomber du cerveau cette stupide obsession, j’entrevis dans un éclair… mais oui ! ma libération, la liberté, une vie nouvelle !
J’avais sur moi quatre-vingt-deux mille lires, et je n’avais plus à les donner à personne ! J’étais mort, j’étais mort : je n’avais plus de dettes, je n’avais plus de femme, je n’avais plus de belle- mère : personne ! Libre ! Libre ! Libre ! Que cherchais-je de plus ?
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Aussitôt je me mis à faire de moi un autre homme. Je n’avais que peu ou point à me louer de cet infortuné qu’ils avaient voulu à toute force faire finir misérablement dans le bief d’un moulin. Après toutes les sottises qu’il avait commises, il ne méritait peut-être pas un sort meilleur. À présent, j’aurais aimé que, non seulement extérieurement, mais au plus intime de l’être, il ne restât plus en moi aucune trace de lui.
J’étais seul désormais, et je n’aurais pu être plus seul sur la terre, délivré dans le présent de tout lien, absolument maître de moi, soulagé du fardeau de mon passé et avec devant moi un avenir que je pourrais façonner à ma guise…

Luigi Pirandello
« Feu Mathias Pascal » (19..)
(Traduction de l’italien par Henry Bigot, BeQ Bibliothèque électronique du Québec, collection  tous les vents, Volume 840 : version 1.0)

Le problème n’est pas là ! (Dissémination juin 2015)

26 vendredi Juin 2015

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Dissémination webasso-auteurs, portraits cinématographiques

001_in 180 Le problème n’est pas là !

« J’ai rêvé que tu écrivais un roman policier. L’assassin habitait chez toi… » Mon désir de participer à la « dissémination » de juin, répondant à la suggestion lancée par Renaud Schaffhauser et Laurent Margantin, m’amènera peut-être à sortir du thème ou alors à rater, du moins partiellement, l’esprit de l’échange qui est à la base de cette dissémination même. Car je n’ai pas trouvé dans notre univers un auteur de romans policiers pour lui soumettre le cas. J’ai envisagé alors de me caler dans un roman ou dans un film où le meurtre s’exploite dans les quatre murs d’une famille ou d’un couple… Cependant, j’ai la nette sensation que l’énonciation de départ — « l’assassin habitait chez toi » — ne veut pas suggérer une situation traditionnelle ou banale, par exemple une histoire de tromperie ou d’insatisfaction conjugale. Il y a quelque chose de plus intime et redoutable à la fois dans cette idée du rêve qui met en jeu un écrivain de romans policiers jusqu’à l’impliquer dans un délit qui se déroule « chez lui ».
Avec cette hypothèse « ouverte », je peux alors imaginer que Renaud Schaffaufer a voulu nous inviter à aller au-delà de la proposition initiale pour en faire déclencher une autre : « je rêve que quelqu’un commette un délit contre mon rêve… »

002_in 180 Pour essayer de trouver de réponses, je me suis déplacé mentalement dans mon Italie, où les romans policiers abondent, moins dans les librairies ou dans les kiosques des journaux que dans la réalité.
J’ai pensé d’abord à ce vieux film d’Elio Petri, cette extraordinaire « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon » avec le grand acteur disparu Gian Maria Volonté et son inquiétante partenaire, Florinda Bolkan.
Dans ce film, le délit se déroule dans l’appartement de la victime, Augusta Terzi, via del Tempio, mais tout de suite après le lancement de l’enquête, cet appartement, comme blindé, ne fait plus qu’un avec la centrale de Police, comme si l’homicide, le chef de la police à l’époque des bombes et des attentats, avait tué chez lui. La situation tout à fait réelle de ce délit s’inscrit donc dans cette loi absurde de l’impunité, qui résonne longuement dans nos têtes comme une hypothèse surréelle, même beaucoup de temps depuis la sortie du film. (1)
Car celui qui conduit les enquêtes, arrêtant des gens au hasard de ses humeurs et presque sans contrôle, assume de plus en plus le pouvoir d’influencer la justice, qui va devenir dans ce contexte un « corps étranger », autorisé à trancher de décisions de plus en plus arbitraires. Le « délit parfait », ici, est encore celui du loup qui éventre l’agneau, même si ce dernier ne boit pas l’eau limpide de la source, se contentant de l’eau polluée en aval.
Rien de vraiment paradoxal dans ce film. On a à faire, au contraire, avec un film courageux, ayant tout simplement le but de s’interroger sur le rôle de la corruption dans la dérive des institutions publiques, donc de la difficulté extrême d’envisager une voie pour s’en affranchir.
Quand le film de Petri sortit, en 1970, je fus choqué par cette idée du policier qui tue et laisse des traces partout, dans le but de se faire découvrir en obligeant le « système » à faire justice, en se mettant en discussion.
On était dans un tournant critique, où l’espoir de s’en sortir était encore debout. Maintenant, il me semble qu’on est allés plus loin. Non seulement dans les domaines qui profitent d’une d’impunité plus ou moins absolue, là où se déroulent les homicides d’État dans le monde ainsi que dans tous les cas similaires à celui qu’invoque le film cité.

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Récemment, j’avais cru savoir qu’on avait rendu justice à la pauvre Marilyn Monroe, décédée depuis cinquante-trois ans désormais. Mais j’ai assisté à une nouvelle tromperie. On profite de la soif de justice, encore debout, pour jeter de la boue sur cette éternelle victime, en disant, parmi d’autres mensonges, qu’en plus des frères Kennedy elle aurait eu « des rapports » avec Fidel Castro aussi… Le manque de justice envers Marilyn m’agace particulièrement, si seulement je pense à toute la génération d’acteurs et de cinéastes américains à laquelle elle appartenait, à ce que ce monde extraordinaire a donné, nous délivrant une côté très positif des États-Unis. Elle survit, avec son image qui se laisse encore aimer, nous transmettant quelque chose de vraiment unique. Car sa beauté était imparfaite, sa bravoure d’actrice alterne. Et pourtant elle brise le coeur, elle frôle l’éternité… aidant son pays ingrat à s’éterniser, lui aussi, à travers ce charisme physique et psychologique sans égal. Pourquoi alors cette icône en chair et os qui nous parle dans ses films incontournables ne peut-elle trouver la paix dans sa sépulture ? Doit-elle vivre à jamais et mourir pour toujours ?
La raison du plus fort est toujours la meilleure, si quelqu’un peut dire, en solo et en chœur, que toutes les idéologies sont mortes depuis l’écroulement du mur de Berlin… tout en agitant, de façon rétrospective et légèrement anachronique l’épouvantail de Fidel Castro.
 Je ne crois pas que les hommes puissent se passer des idéaux et des idéologies. Le modèle de développement capitaliste où nous sommes tous plongés, par exemple, ne se base-t-il pas sur une idéologie sinon sur une véritable religion ? D’ailleurs, cette présumée « crise des idéologies » se marie fort bien à la nouvelle barbarie qui traverse la planète, pas seulement dans le cas des tueries et des meurtres qui entraînent des vies humaines.
Je serais heureux si l’on rendait finalement justice à Marilyn, symbole incontournable de la meilleure Amérique. J’en serais ravi même si cela devait signifier qu’elle redevient ainsi normale, une commune mortelle comme toutes les autres… Cela signifierait que ce grand pays est capable de s’ouvrir vraiment au monde qui change.
Au cours de cinquante ans de progrès technologique extraordinaire, combien de conquêtes, de valeurs et de certitudes ont régressé… Nous avons bien assimilé la leçon de Fahrenheit 451 pour ce qui concerne les livres, et pourtant les livres vont être tués sous nos yeux ! Nous voyons des êtres humains tuer sans aucune nécessité ni justification d’entières espèces animales. On attaque les forêts, on change le visage aux villes et aux campagnes. On détruit même les statues et les monuments uniques que nous héritons de civilisations millénaires !
Qu’est-ce qu’il arrive, au juste ? Où est le délit ? Qui se chargera de le découvrir et punir les coupables ? Existe-t-il encore le châtiment ? Et, s’il a changé d’efficacité et de poids, qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, le délit ? Et, pour revenir au rêve qui nous est indispensable pour vivre, qu’est-ce qu’on va faire contre les délits qui tuent la parole ?

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J’ai entendu récemment une phrase qui m’a touché dans l’intime : elle disait à peu près qu’il y a de plus en plus de gens qui font le mal de façon « décomplexée », agissant en dehors d’un sentiment et d’une éthique quelconque, dans une impunité qui est garantie au départ, n’ayant même pas besoin d’une idéologie de soutien. Car on trouve toujours (sur internet ?) une idéologie — ou une religion — pour justifier le délit.
Avant de commencer cette plaidoirie (« contre qui » je ne le sais plus), j’avais envie de développer un petit récit sur le thème du hara-kiri. Car j’ai l’impression que l’assassin qui habite chez moi, ou chez toi… c’est moi, ou c’est toi ! C’est à nous tous la responsabilité de la planète qui glisse comme une quille sur une surface lisse et savonneuse avant de cogner contre le vide… C’est à nous tous la faute, si quelqu’un peut trop facilement nous boucher la bouche en nous disant « Taisez-vous ! Le problème n’est pas là ! »

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Le film d’Elio Petri, situé à Rome, rentrait à plein titre dans le cinéma engagé — comme Main basse sur la ville (Napoli, 1963) de Francesco Rosi, par exemple —, où la dénonciation s’exprime aussi bien par la fiction que le récit ou le reportage direct du réel. Ce qui est le plus important, dans ces films on affronte le thème de l’ambiguïté, car on ne peut pas l’éviter, tout en gardant une cohérence et une intransigeance sans failles. Il suffit de se caler dans les biographies d’Elio Petri, de Francesco Rosi ou du grand acteur Gian Maria Volonté pour avoir de preuves infinies de cette cohérence. Je pourrais rechercher d’autres exemples dans l’histoire du meilleur cinéma italien, jusqu’aux films de Pier Paolo Pasolini, Marco Bellocchio, Ermanno Olmi, Bernardo Bertolucci et Nanni Moretti, où les réalisateurs « ne se mêlent pas », ne se font pas complices de l’assassin.
Malheureusement, si d’un côté le pouvoir (ou les pouvoirs), pour avoir carte blanche, fait de plus en plus recours à la corruption et à la confusion identitaire — entre corrupteur et corrompu, victime et bourreau —, on voit de l’autre côté se réduire la capacité d’opposition de la part de ceux qui gardent leur capacité de « voir » et réagir, du moins intérieurement.

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Lorsqu’on a de plus en plus besoin de contre-autels costauds et généreux qui fassent mur contre l’ambiguïté corruptrice d’un système « assassin », incapable de se réformer, quel est le service que peut encore nous rendre la culture qui se réclame pourtant à des valeurs éthiques primordiales comme la paix, la fraternité, la solidarité… la vie contre la mort de l’homme et de l’âme ?
Que devront-ils faire les écrivains, les metteurs en scène, les réalisateurs honnêtes et travailleurs sinon continuer avec leur témoignage civique et moral, ayant déjà une valeur indiscutable de digue hollandaise contre les plus graves ravages ? Bien sûr, il faut continuer, résister. Cependant, il faut aussi trouver la façon de se libérer de ce qui entrave l’espoir d’une halte salutaire et, pour mieux dire, d’une significative inversion de tendance dans la situation actuelle.

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Je n’ai pas, ici, l’espace ni le temps pour développer de A à Z un raisonnement exhaustif sur le « délit contre la parole » et sur la nécessité primordiale de rétablir le « droit à la parole même ». Surtout dans certains pays, où l’on a profité de la confusion des langues et des propositions, ayant déjà dépassé le niveau de garde, pour « souffler sur le feu », en transformant les mots en armes destructives dont la presque totalité des habitants vont forcément devenir les utilisateurs et donc les complices. Par exemple…
En nous accoudant au balcon pour regarder ce qui se passe dans ce merveilleux pays d’en face qu’on appelle l’Italie… cette « dérive verbale » est évidente, rien qu’à visionner les films policiers, les « sceneggiati » télévisés (émissions à épisodes structurées sur des scénarios de théâtre) ou alors les films plus ou moins « désengagés » de ladite « comédie à l’italienne ». Combien de réalisateurs célèbres, ayant laissé des traces ineffaçables de leur talent, se sont pourtant rendus véhicules de cette ambiguïté du pouvoir, de ce plaisir à se caler dans les recoins les plus intimes de la méchanceté voire de la malhonnêteté humaine où l’utilisation désinvolte de la langue assume au fur et à mesure un rôle majeur ? Combien d’acteurs de cinéma ont accepté sans trop réfléchir l’équation par laquelle la vulgarité ainsi que la dérision tout court plairaient au peuple, désormais habitué et même anxieux de subir de fausses vérités et des pièges ? N’est-ce pas de la complicité, cela ? Et si par l’utilisation incorrecte et réitérée de la parole on réduit les gens au silence assourdissant de voix biaises, qui s’entrecroisent sans jamais réussir à dialoguer, n’est-ce pas, tout cela, un délit contre nous-mêmes qui se déroule chez nous, où l’assassin, comme dans les plus classiques des romans noirs d’Agatha Christie, est forcément « quelqu’un d’entre nous » ?

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Sans compter les grands acteurs comme Ettore Petrolini — prêchant, sous le fascisme, le « oui », c’est-à-dire la soumission euphorique ; poussant en même temps la dérision aux extrêmes conséquences par exemple dans la parodie de Nerone — on reste toujours étonnés devant le cynisme débonnaire d’Alberto Sordi, l’un des acteurs les plus performants de l’Italie d’après-guerre. Celui-ci — en dehors de quelques perles comme «I Vitelloni» de Federico Fellini ou «La vita difficile» de Dino Risi — n’a pas hésité, dès le début, à rendre agréable et même sympathique le personnage du perdant agressif, de l’opportuniste prêt à tout. Personne n’ose mettre en discussion Alberto Sordi, bien sûr. D’ailleurs, il n’est pas le seul exposant d’une petite foule de comédiens rusés et sans doute doués qui ont « mis en valeur » le côté artistique de la « parolaccia » (le « mot sale ») et d’une certaine grossièreté populaire qui l’accompagne. C’est un phénomène peut-être secondaire, un effet plutôt qu’une cause de ce jeu au massacre qui a amené mon pays — avec une forte accélération à partir des années 1980 des télévisions privées et de la dérégulation planifiée par Berlusconi — à un colossal « illettrisme », voire à l’incapacité d’une grande partie de la population de raisonner à fond, à tous les niveaux, sur les questions les plus vitales tout en gardant l’esprit tolérant et solidaire qui faisait partie depuis toujours de notre ADN.

009_in 180 Avec la mort dans le cœur je vois l’Italie comme un pays continûment dérangé, voire perturbé par le bruit de fond qu’il se fabrique tout seul au jour le jour : « Nous ne cessons de nous faire du mal » dit Nanni Moretti, consterné, dans une scène inoubliable de « Bianca ». On se rencontre, on se parle, mais chacun essaie d’écraser l’autre, de façon automatique et même involontaire. S’adresser la parole devient de plus en plus inutile. On est allé bien au-delà de l’incommunicabilité dont parlait Michelangelo Antonioni dans ses films avec Monica Vitti. Tout cela a meurtri notre imagination, nous empêchant de faire de véritables projets de vie, nous plongeant dans une condition assez défavorable…

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J’aime mon pays et mes compatriotes. Donc si j’accusais quelqu’un j’accuserais moi-même. Nous avons eu la chance et la disgrâce de naître dans un pays trop beau, trop convoité et trop facilement accessible, au centre géographique de la Méditerranée (berceau de plusieurs civilisations) pour n’avoir pas été depuis toujours la proie ininterrompue d’une séquelle infinie d’envahisseurs armés, plus ou moins illuminés et bénéfiques ou, au contraire, tragiquement destructeurs. La nature physique de ses régions, avec ces montagnes souvent inaccessibles, ces vallées étroites, ces eaux bizarres et violentes ont favori l’installation défensive d’une hiérarchie assez complexe de pouvoirs ayant à l’origine une correspondance précise avec la structure des villes grandes et petites, des villages, et cetera. Aujourd’hui, les périphéries engloutissant la plupart des villes, cette hiérarchie identitaire va se faner. Les dialectes se mêlent, les villes perdent leur charisme, le territoire est de plus en plus exploité en dehors des règles morales et esthétiques. Les gens parlent, hurlent, essayent de faire quelque chose, mais ils ne réussissent plus à dialoguer. Au lieu de la conversation respectueuse et pacifique, c’est la raison du plus fort, encore une fois, qui s’impose. De but en blanc, le « rêve italien » s’est muté en cauchemar. Chacun essaie de se bâtir une réflexion, entame une petite phrase pour essayer d’ouvrir une discussion, dans l’espoir d’être écouté, voire entendu, voire compris. On espère toujours qu’un dialogue constructif se déclenche. Tôt ou tard, sur notre route prudente et tenace nous trouvons un barrage : déviation ! D’autres déviations s’en suivent jusqu’au moment où quelqu’un nous dit : « le problème n’est pas là ». Si « le problème n’est pas là » où est-il, alors, le problème ?

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Giovanni Merloni

(1) On dit (cfr. Wikipedia) qu’Elio Petri se réfugia à Paris quand Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon sortit en Italie. Le cinéaste avait montré le mixage final à Cesare Zavattini, Mario Monicelli et Ettore Scola : « fuyez ! », lui avaient-ils dit.

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Nostalgies croisées : « l’accent est l’âme du discours ». Dissémination avril 2015

24 vendredi Avr 2015

Posted by biscarrosse2012 in échanges, commentaires

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Nostalgies croisées : « l’accent est l’âme du discours ». Dissémination avril 2015 

« Le web est ter­ri­ble­ment bavard, tour de Babel où l’on croise cent langues et plus encore d’idiomes et de par­lures à por­tée d’oreille, sans évi­ter tou­jours le dia­logue de sourds. Quelle ins­pi­ra­tion les blogs lit­té­raires y trouvent- ils ? Quelles voix font-ils entendre ? On peut y pui­ser matière à poly­pho­nie. On peut ini­tier un dia­logue. On peut même « entendre des voix ». Ou les écou­ter très sérieu­se­ment. Autant de che­mins et bien d’autres encore à explo­rer pour la dis­sé­mi­na­tion du 24 avril… »
Avant d’entamer ma première dissémination sur le thème que Noëlle Rollet et Laurent Margantin de la webassociation des auteurs ont gentiment lancé dans le web littéraire francophone, je me dois d’une question qui me semble cruciale. Est-ce que les humains — membres de quelques communautés privilégiées ou coincées dans des culs-de-sac, selon les points de vue — ont eu, tout au long de l’Histoire, un moment de tranquillité ? Y a-t-il eu des époques, qui ont réellement existé, où les hommes se sont retrouvés dans un même milieu, calés dans une seule langue, gâtés par une extrême facilité de dialogue et de compréhension réciproque ?
Oui, peut-être, chacun de nous a vécu un moment ou une époque de bonheur qui pour la plupart est lié au partage d’une langue commune, de traditions communes ainsi que de contestations connues envers la tradition tout comme envers les rigueurs de la langue. Et chacun de nous, quand il se déplace pour changer de pays et de langue, tombe inévitablement dans la nostalgie de cette facilité perdue. Une facilité qu’il appelle « identité » ou « racines », ou tout simplement « patrie ».
Je me rends parfaitement compte de la délicatesse d’un tel sujet lorsqu’on lui donne un rôle majeur dans le thème de la dissémination d’aujourd’hui.
D’un côté, on ne peut pas négliger ce qui se passe en cette époque-ci, où l’on assiste, partout dans l’Europe, à d’immenses déplacements de gens de toutes les nationalités. Des gens pour la plupart désespérés, obligés de fuir à la faim et à la peur, risquant et parfois rencontrant la mort avant d’attraper une rive accueillante qui ne sera qu’en toute petite partie ce qu’ils avaient imaginé.
De l’autre côté, le thème de la dissémination semble concerner moins le dialogue en général que le dialogue — littéraire et plus spécifique — entre les blogs.

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Audrey Hepburn (Liza Dolittle) dans le film My Fair Lady, 1964.

D’ailleurs, je considère comme très intéressantes les propositions qui sont à la base de « J’ai un accent », un blog qui se fonde justement sur la question inépuisable de la langue comme nœud essentiel, d’où se déroulent les destins réciproques des peuples situés en deçà et au-delà d’un pont, d’un fleuve, d’une frontière.
Presque inutile de lancer un pont entre deux mondes si l’on ne trouve pas la façon de dialoguer et de se connaître réciproquement, plus en profondeur.
J’avais déjà fort admiré le travail d’Hervé Lemonnier avec son blog « era da dire » qui avait lancé, à travers une splendide expérience de twittérature, très fouillée, un laboratoire d’échange textuel en plusieurs langues.
Dans un blog à plusieurs facettes — ayant comme but la rencontre entre France et Italie, Français et Italiens autour du théâtre, du cinéma, de la chanson et de l’histoire de l’art — les rédacteurs de « J’ai un accent » ont mis au centre de leur travail — dans la catégorie « accent tonique » — la question des langues et des efforts réels qu’il faut faire pour déclencher une compréhension réciproque de plus en plus profonde entre ces deux peuples, si strictement liés depuis leurs origines. Un regard décomplexé à la langue, au dialecte et à l’accent depuis l’intérieur de la langue même. Avec l’idée d’une « langue démystifiée », d’une langue « orale » avant que « littéraire », ouverte au dialogue avec les autres langues, qu’on propose de voir surtout comme outil pour le rapprochement réel des humains. Ci-dessous, je fais suivre le dernier article publié sur « J’ai un accent » à ce sujet.
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Audrey Hepburn (Liza Dolittle) dans le film My Fair Lady, 1964.

L’originalité de cet article consiste d’abord dans la mise en valeur du « physique » de la langue, à partir de l’évidence que la langue, formée de mots, de sons et d’accents réside dans la langue formée de muscles, de veines, de nerfs et de salive !
Une telle visuelle nous aide à comprendre les raisons de la « lenteur », d’abord physique, de l’apprentissage d’une deuxième ou troisième langue. La raison de la résistance de l’accent.
En même temps — puisque chaque langue est le reflet d’une culture, voire d’une mentalité qui se fige assez rigidement en chacun de nous —, cela nous fait aussi comprendre combien d’efforts nous devrions faire pour surmonter les différences nationales, même à l’intérieur de l’Europe, même à l’intérieur des pays qui ont une mère langue commune importante comme le Latin…
Subjectivement, on souffre pour cette espèce de réserve mentale qui n’est pas vraiment un mur ni une cloison, mais ressemble beaucoup à la salle d’attente d’un cabinet médical…
Objectivement, il est tout à fait compréhensible que chaque communauté ait besoin de faire valoir en bloc — et prévaloir en bloc, en Italie comme en France, en Allemagne comme en Espagne — sa langue et son vocabulaire, ainsi que ses attitudes spontanées pour ce qui concerne la compréhension et l’attention envers les étrangers.
Pourtant, le dialogue s’impose. C’est une nécessité de survie pour tous. Un chapitre à part devrait alors s’exploiter pour évaluer la sincérité et l’efficacité des efforts qu’on fait dans les milieux littéraires de chaque pays pour connaître les voix des poètes et des écrivains étrangers, pour en apprécier vraiment, à fond, la valeur expressive originaire.
Ce que « J’ai un accent » nous propose, est très intéressant. Ce n’est pas seulement la « défense de l’accent » que chacun de nous porte en soi comme extrême marque distinctive à l’époque de l’homologation et du cynisme marchand. C’est la défense de la langue comme expression, pensée, poésie. C’est exactement ce que prêchait, très efficacement, Jean-Jacques Rousseau (dans « L’Émile »,) : « …le peuple et les villageois… parlent presque toujours plus haut qu’il ne faut… en prononçant trop exactement ils ont les articulations fortes et rudes… ils ont trop d’accent… ils choisissent mal leurs termes… Mais… attendu que la première loi du discours étant de se faire entendre, la plus grande faute qu’on puisse faire est de parler sans être entendu. Se piquer de n’avoir point d’accent, c’est se piquer d’ôter aux phrases leur grâce et leur énergie. L’accent est l’âme du discours ; il lui donne le sentiment et la vérité. L’accent ment moins que la parole ; c’est peut-être pour cela que les gens bien élevés le craignent tant. C’est de l’usage de tout dire sur le même ton qu’est venu celui de persiffler les gens sans qu’ils le sentent. À l’accent proscrit succèdent des manières de prononcer ridicules, affectées, et sujettes à la mode, telles qu’on les remarque surtout dans les jeunes gens de la cour. Cette affectation de parole et de maintien est ce qui rend généralement l’abord du Français repoussant et désagréable aux autres nations. Au lieu de mettre de l’accent dans son parler, il y met de l’air. Ce n’est pas le moyen de prévenir en sa faveur. Tous ces petits défauts de langage qu’on craint tant de laisser contracter aux enfants ils sont rien, on les prévient ou l’on les corrige avec la plus grande facilité : mais ceux qu’on leur fait contracter en rendant leur parler sourd, confus, timide, en critiquant incessamment leur ton, en épluchant tous leurs mots, ne se corrigent jamais… ».
Giovanni Merloni

« J’ai gardé l’accent ou pas ? »

Vous venez d’où ?
Beaucoup de gens que je rencontre me disent des choses très différentes : « ah oui cela s’entend que vous avez l’accent italien », « vous avez un petit accent… vous venez de quel pays ? », « vous êtes de quelle partie de la France ? », « vous parlez un parfait français, un peu dire que vous n’avez pas d’accent », etc.
C’est à partir de cette expérience personnelle, que j’ai commencé à m’interroger de plus près sur la complexité du bilinguisme : pourquoi certains étrangers conservent un accent très marqué alors que, d’autres, au contraire, ont presque perdu leur accent ?
Je vais essayer de répondre à cette question. Les scientifiques sont nombreux à affirmer que le bilinguisme s’apprend dans la petite enfance (deux langues sans qu’il y ait d’interférence entre elles, c’est-à-dire sans qu’une d’entre elles s’inscrive comme langue de « base » en matière de prononciation) alors que, à l’inverse, si nous avons vécu toute notre jeunesse dans notre pays d’origine, une fois installés dans le pays d’accueil, nous avons plutôt tendance à apprendre la deuxième langue en la « superposant » à des habitudes phonologiques de notre langue maternelle. Il semblerait également très difficile pour l’adulte de parvenir à une prononciation sans accent. Comme si la langue maternelle était un patrimoine génétique insurmontable…
Et pourtant, malgré cela, il existe sur terre des caméléons qui arrivent presque à défier la science ! C’est le cas du personnage de Liza Doolittle — créé par le dramaturge Georges Bernard Shaw dans la pièce Pygmalion, représentée en 1914   — une fleuriste appartenant à la classe ouvrière londonienne qui, après un apprentissage forcené mené par le professeur Higgins, impressionne par son élégance et sa grâce les bourgeois et les aristocrates présents au bal de l’ambassade de Transylvanie. Un linguiste réputé, d’origine hongroise, affirmera avec assurance qu’elle est, sans l’ombre d’un doute, « hongroise » et de « sang royal » !

J’ai un accent 

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