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Adieu aux armes

08 lundi Juin 2015

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Rome ce n'est pas une ville de mer

Directeur Maison d’Édition
« Fourches Caudines »
via Tornabuoni, 7
Florence

Cher directeur,
Lors du dernier comité de lecture dans le mois de mai, j’ai eu dans les mains le manuscrit d’un jeune écrivain (1) âgé de plus de cinquante ans.  Ce manuscrit nous a tous plongés dans un véritable embarras. Car pour la première fois, je crois, nous avons unanimement eu l’impression que l’auteur de ce texte n’avait aucune envie d’être publié ni par notre maison d’édition ni par d’autres non plus. Le roman, très bien écrit d’ailleurs, semble animé par un diabolique esprit de contradiction avec lui-même, car il cherche — et trouve — toujours le moyen pour détruire ce qu’il vient de construire. Cela fait partie de la vie. Mais ce livre exagère. Ce n’est qu’une séquelle de coïts interrompus, de naissance et de mort de l’enthousiasme, de l’amour, de la joie de vivre, et cetera.
De façon exceptionnelle, nous avons décidé : d’abord de suspendre la décision sur la publication éventuelle du livre, ou sur son refus ; ensuite d’adresser à ce drôle de personnage une lettre que je me permets de vous soumettre avant de l’envoyer par la poste.

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Adieu aux armes 
Monsieur,
Nous vous écrivons pour vous partager les évaluations de notre Comité de lecture autour de votre « Éloge de la corbeille », dans l’espoir que dans les plus brefs délais vous serez en condition de nous rassurer autour de la nature effective de votre attitude littéraire et humaine. Si votre réponse correspond à nos souhaits, nous vous donnerons un temps raisonnable pour mettre à jour votre texte et nous le renvoyer dans sa forme définitive. 
Dans votre introduction au manuscrit qui se veut en elle-même provocatrice, originale et au final hantée par un embarrassant esprit d’autodestruction, vous insistez sur la nature belliqueuse des mots : ils sont de véritables armes, vous dites. Des armes pour attaquer, d’abord, des armes pour se défendre, ensuite… En littérature, vous ajoutez, tous les auteurs n’ont pas les mêmes droits ou la même licence à tuer par les mots…
Votre réflexion, se développant tout au long des dix pages de cette introduction, est très intéressante, beaucoup plus passionnante que le livre même. En les commentant dans notre comité, nous avons cherché d’autres métaphores, au sujet des « mots redoutables ou dangereux », aussi efficaces que la vôtre. Mais nous n’avons trouvé que des pierres. Carlo Levi disait, par exemple : « les mots sont des pierres ». Démosthène mettait des pierres dans sa bouche pour apprendre l’art de parler en public. C’était la première contrainte littéraire de l’histoire de l’homme. Peut-être, lui enlevant des mots superflus, ces pierres endiguaient-elles les avalanches de mots — sous forme de pierres tonnantes et pointues — que ses futurs discours allaient vomir. 
En principe, votre discours sur les armes en littérature est beaucoup plus vaste et complexe. Mais ce n’est qu’une suggestion aux faibles racines, dans laquelle nous avons cru reconnaître, hélas, des contradictions que vous devriez nous aider à dissoudre ou à résoudre.

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Ci-dessous, nous avons extrait sept passages de votre introduction, auxquels nous avons essayé d’opposer notre point de vue. Le point de vue d’une cohérence narrative traditionnelle… ou alors le reflet d’une vision du roman contemporain qui, à notre avis, ne peut pas se passer de certains critères vis-à-vis des thèmes choisis et de la façon de les exploiter.
Ayez donc la patience de nous suivre :

Premier passage.
« Je suis un témoin de petitesses, d’attitudes insignifiantes, d’invisibles maladresses, de vies et de morts sans éclat. Je suis un vengeur inécouté, un opiniâtre fomentateur de polémiques gênantes par leur naïveté. Je fabrique des décors méticuleux où ne manquent pas les effets spéciaux, je hisse une stèle en forme de drapeau pour des ombres. »

Oui, c’est vrai, vous avez écrit un livre minimaliste. Cela ne serait pas un manque grave. Mais vous avez, de toute évidence, la prétention de bâtir à nouveau le monde. Sans qu’il y ait des éléments suffisamment fouillés pour donner à vos propositions l’épaisseur ni la force de la vérité. D’ailleurs, nous ne croyons pas à votre naïveté. Ne s’agit-il pas au contraire de paresse, d’une sorte de lâcheté ou fatalisme qui accompagne votre texte du début jusqu’à la fin ?

Deuxième passage.
« Je vous parle d’un père mort comme la plupart des pères, je vous parle d’un amour mort comme tous les amours.
Je vous parle d’un arbre généalogique s’effondrant dans une île unique, extraordinaire. Et pourtant, combien d’intrus se faufilent-ils dans ces tristes photos de famille ? Est-ce que leurs visages inconnus ne pourront jamais trouver quelqu’un qui sache ressusciter leurs noms, leurs vies ? Toutes les îles sont belles, toutes les femmes le sont, toutes embellies, elles aussi par l’amour extraordinaire d’un jour. »

Vous n’avez pas besoin de vous justifier. Les thèmes de l’arbre généalogique et de l’album de famille, dont quiconque aurait du mal à reconnaître tous les membres, ce sont de thèmes légitimes et intéressants aussi. À condition que l’écrivain oublie l’éventuelle hostilité ou envie ou jalousie de quelques-uns de ses conjoints. On ne peut pas transformer la page où la mémoire se dénoue en une espèce de marchandage avec les frères, les cousins ou les aînés éventuellement survécus !  

Troisième passage.
« Avec mes armes gentilles, tout à fait innocentes, je demeure seul, obligé d’avancer contre moi même, au milieu d’un redoutable maquis d’hypothèses adversaires, contre ma même voix, harcelante et opiniâtre, m’installant sur les genoux d’une statue : je t’ignore, tu t’ignores, il t’ignore, tu n’es qu’un intrus dans une photo de famille qui ne t’appartient plus ! »

Attention ! Ici, vous glissez carrément dans le pathétique. Au lieu de vous retirer sagement dans le troupeau des brebis galeuses ou des vilains petits canards, vous voulez remonter dans l’arbre de famille pour y occuper la place d’honneur. Vous oubliez combien les gens sont distraits, pris au piège par leurs propres soucis identitaires ! Néanmoins, puisqu’en fin de compte on vous a tant bien que mal accepté, essayez de rentrer calmement dans votre peau de dernier rejeton à la personnalité bizarre sinon difficile… Acceptez donc les caresses là où vous en recevez, et suivez avec confiance le sillon du Temps. Il est toujours galant homme ! Ne voyez-vous pas qu’une particulière disponibilité envers vous s’est déclenchée, par exemple, de la part de notre Comité ?

Quatrième passage.
« Je suis le témoin de vies minimales, de drames banals, d’injustices subliminales, de violences marginales. Drames, injustices et violences qui font peut-être le sel de la vie, selon ce que l’on dit. Un véritable enchevêtrement de corps et d’âmes qu’on ne devrait pas trop examiner en dehors de plaintes souriantes, de révérences exquises, de jolis exercices d’oubli. »

Voilà ! Vous avez trouvé vous-même la bonne réponse. Car en littérature aussi, comme dans la vie, il faut savoir tourner la page, se plonger dans de nouveaux univers…

Cinquième passage.
« Assis sur une balançoire au-dessus de la mer, à présent je m’interroge au sujet de l’indifférence qui voudrait anéantir des voix comme la mienne, en leur enlevant leurs petites armes secrètes qui déplairaient aux dieux, tout en gênant les hommes. »

Ce thème de l’indifférence pourrait devenir, dans vos mains, un thème universel. À condition que vous réfléchissiez bien à tout ce qui se passe autour de vous. Il faut lutter contre l’ignorance qui tue. Elle ne se borne pas à tuer vous seul, mon cher Monsieur. Elle attaque aussi notre petite ou grande maison d’édition, elle attaque même les innocentes conversations sans but matériel dont on a tellement besoin, au jour le jour…

Sixième passage.
« Avant de me glisser dans l’eau, je me cramponnerai encore aux souvenirs d’amour, aux conversations perdues, aux visages inquiétants, aux silences assourdissants, tout en reléguant mes témoignages hardis dans un vieux fichier anonyme que je vais moi-même archiver dans un dossier fantaisiste. »

Malheureusement, cher ami, ce qui vous sauve, gêne assez ceux qui vous lisent. Quelque part dans votre bouquin vous avez cité la phrase de votre cousin psychanalyste… Il a tout à fait raison : « il ne faut pas vanter la coulpe ». Mais, c’est exactement ce que vous faites ! Vous vous enveloppez bien, dans les fruits de votre désinvolture ! Les gens ne savent pas que vous êtes toujours fatigué, boitant et bossu. Ils n’imaginent pas votre vie spartiate et coincée dans les quatre murs. Car vous laissez jaillir l’image de quelqu’un qui est né avec la chemise, que les femmes adorent, qui ne fait aucun effort pour écrire vos mots coulants et magiques ! Vous ressemblez à Leopardi tandis qu’ils vous voient naviguer dans les plaisirs superficiels comme… Je ne veux pas vous faire la liste, car vous dépassez parfois les exemples les plus effrayants !

Septième passage.
« Il n’y a que ces traces amères des amours passés pouvant m’aider. Elles me sembleront sincères lorsque je trouverai la force, et la voix, pour dire adieu aux armes. »

Cette dernière phrase explique mieux que les précédentes votre façon de vous rapprocher du défi de la littérature. Une façon hésitante et contradictoire. Vous auriez besoin d’une leçon, de quelqu’un qui vous disait par le menu ce qu’il vous faut pour vous en sortir. Malheureusement, au moment où l’on est, vos efforts ne nous semblent pas suffisants ni à détruire, comme vous essayez de faire, ni à reconstruire le château de papier de votre roman. 
Nous le refusons donc, après une réflexion attentive. Remettez bien vos armes dans un tiroir et sortez ! Accompagnez votre femme dans une « trattoria » aux bords de la mer, offrez-lui un « Aperol soda » et promenez-vous longuement, ensemble, sur la plage de Viareggio, essayant de garder la verticale ainsi que le souffle plein et régulier. Regardez l’horizon devant vous en profitant des petites contrariétés quotidiennes. Le temps est galant homme… surtout si l’on travaille bien, sans d’autres armes que l’amour. Le vrai amour ! Une belle fin de semaine à vous !
Vincenzo Cestino (2)

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Giovanni Merloni

(1) que nous appelons « jeune » parce qu’il n’est pas connu.

(2) En français, cela devrait se traduire Vincent Corbeille.

Je ne vous ouvrirai pas la porte !

01 lundi Juin 2015

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Mister Hyde, Robert Louis Stevenson, Rome ce n'est pas une ville de mer

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Je ne vous ouvrirai pas la porte !

Mon cher Hyde,
Vous avez attendu vingt ans pour m’envoyer une lettre…
Oui, je l’ai bien reçue !
Et maintenant, vous voudriez que je laisse passer moi aussi une éternité comme la vôtre…
Mais je ne suis pas comme vous. Le temps coulant sous les ponts avec la Tamise, je me fatigue de plus en plus, tandis que les marches que mon cerveau doit monter sont plus dures que celles de l’institut d’anatomie où je me rendais autrefois sautillant, sans ressentir le poids de mon corps agile ni des jambes ou des bras en lambeaux que je m’amusais à lancer d’une main à l’autre.
Maintenant, j’ai à faire avec des marches invisibles et imprévisibles. Au fur et à mesure que j’avance, mon cerveau perd le souffle et divague, se fixant en pensées négatives ou sinon tombant en panne. Je dois alors m’arrêter.
Votre lettre m’est arrivée dans un moment très difficile. J’étais en train d’écrire à ma fois une lettre à une femme que vous connaissez bien… que vous avez bien connue ! Dans cette missive je voulais justement expliquer les raisons de notre lointaine rupture ou, pour mieux dire de votre éloignement. Mais, je ne trouvais pas les mots appropriés. Je m’étais vraiment perdu en considérations tout à fait inutiles, avec des exemples qui n’aidaient pas du tout à comprendre…
Car elle voulait tout savoir et surtout le pourquoi je vous avais laissé partir, renonçant à mon petit pouvoir sur vous… Excusez-moi la sincérité… Elle me reprochait ma rigidité, mon moralisme !
Et voilà votre lettre. Je me suis demandé si quelqu’un d’autre en dehors de vous l’a expédiée à votre place. Je me suis énormément inquiété…
Êtes-vous encore en vie, mon cher Hyde ? Êtes-vous maître absolu de vos actions et de vos nécessités quotidiennes ? J’ai vivement douté de cela. J’ai imaginé, au contraire, qu’un nouveau Jekill s’occupe maintenant de vous là où vous êtes : les expérimentations auraient repris haleine et vous rentreriez, à présent, dans une deuxième spirale dangereuse. Me trompé-je ?
Je me suis demandé surtout où vous êtes à présent. Car vous avez trouvé la façon presque diabolique de me faire remettre votre lettre par une personne qui ne rentre pas du tout dans la typologie des facteurs de Londres. Pas seulement parce qu’il ne s’est pas borné à frapper trois fois… il avait un air d’étrange hostilité, comme s’il me connaissait depuis longtemps. En plus, dans sa phrase tout à fait banale j’ai reconnu l’accent français.
Vous êtes à Paris, Hyde ? Depuis combien de temps ?
Vous voyez bien que toutes ces nouveautés me contraignent à grimper une véritable montagne, au risque de glisser sur un caillou et précipiter dans l’abîme au beau milieu de ma réponse…
Mais ce n’est pas la Montagne enchantée, je me dis bien. Et vous n’êtes pas Thomas Mann. Rien d’ambigu ne vous appartient. Vous êtes le contraire d’un homme ambigu. Et pourtant combien de bêtises vous avez commises dans votre vie de clone !
Oui, vous ne me ressemblez pas ! Vous n’avez pas suivi les principes que je pensais vous avoir inculqués. Vous avez fait l’exact contraire.
Mais je vais vous répondre. Et j’enverrai une copie de cette même lettre à Charlotte. Car je vais repartir exactement par là, par cette phrase que vous avez écrite là dedans…

(« J’étais bien sûr ton complice quand tu me racontais tes histoires incertaines ou alors tes rencontres fulgurantes. Des mondes s’ouvraient à mes yeux faisant partie d’une société un peu gâtée et fort intellectuelle qui m’était assez étrangère… mais je m’amusais aussi devant ce tourbillon de prénoms, de cheveux, de lunettes, de sacs, de cabines téléphoniques, de petits déjeuners et d’apéritifs incommodes… »)

Mais comment ? À part le fait que vous me tutoyez… sans que je ne vous en aie jamais autorisé… Vous avez tout oublié ? Si c’est vrai votre souvenir de 1995, je vous racontais mes pulsions amoureuses, mes incertitudes, mes craintes… Je le faisais pour tester votre maturité, votre équilibre… Or, une de ces femmes dont je vous avais parlé… elle était une de mes élèves les plus brillantes et passionnées. Je ne pouvais pas vous dire jusqu’à quel point je l’aimais. Sans rien me dire, enflammé par mes descriptions et par la liste des faiblesses de Charlotte, dont tout homme pratique aurait su profiter mieux que moi… vous avez agi ! Avec la faveur des ténèbres, vous avez franchi le jardin au-delà du mur en briques rouges et vous avez profité de l’incroyable ressemblance avec moi pour prendre Charlotte dans vos bras. Comme ça, sans faire de compliment. Elle est devenue votre maîtresse pendant un mois, d’une lune pleine à l’autre. Il me semble de m’en souvenir moi-même, comme si c’était moi l’acteur engagé dans cette scène bouleversante et scandaleuse… Oui, scandaleuse et vulgaire, sans doute ! Je me disais que vous aviez hérité de moi les pires attitudes. Moi, je n’aurais pas eu des comportements semblables. Ah non !
L’unique chose qui m’intriguait, ces jours-là, c’était de voir, tous les lendemains, Charlotte ravie, souriante, rêveuse, les joues de plus en plus moelleuses et veloutées… Chaque jour, elle parlait moins bien notre anglais de travail. Et vous aussi, vous vous laissiez transporter par les chansons de Gainsbourg et Barbara, par les citations de Paul Éluard et de Saint-Exupéry… Je me disais, franchement, que toutes les fois que vous franchissiez le mur de briques c’était la Manche que vous traversiez en un éclair !
La petite baraque dans le jardin d’à côté devenait alors pour moi un château de la Loire, avec l’escalier en colimaçon, le boudoir, le fossé, le pont-levis et le lit à baldaquin encastré dans le mur…
Mais voilà que je me suis perdu en un labyrinthe imaginaire qui ne fait que ralentir encore plus les réduites facultés de mon cerveau.
Vous me reprochez, même avec violence, au sujet de vos épanchements que vous appelez « poésies ». Mais vous avez oublié de quoi traitaient vos lignes sans rimes ni pieds !
Vous avez eu, du moins pendant un mois, ce que je n’ai jamais eu au cours d’une longue vie. Et j’étais votre maître, votre père et mère à la fois, celui qui vous a créé du néant.
Pourquoi aurais-je dû m’empêcher de stigmatiser votre grossièreté qui d’ailleurs ne s’était pas traduite en des vers immortels ?
Maintenant, le temps rudement passé, les souvenirs perdus avec les joues fraîches et palpitantes de cette fille magnifique, je me rends parfaitement compte de l’importance, pour vous, de vos essais littéraires, modestes ombres de cette lumière à jamais évanouie…
Cela n’empêche pas mon droit à la sévérité. Vous venez du néant, M. Hyde. Vous avez peu et mal étudié pour essayer de rattraper le temps perdu. Votre culture est très proche du zéro. Restez là, si vous voulez, profitez des jeux de mots et de la courtoisie de ces gens qui vous accueillent sans rien savoir de vous. Mais laissez tomber vos ambitions. Et surtout, évitez avec soin les alentours de la Gare du Nord ! N’achetez pas le billet qui vous rendrait rien qu’en deux heures de TGV à la Victoria Station. Je ne vous ouvrirai pas la porte, Charlotte non plus !

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(Après avoir soigneusement plié la lettre en quatre, Jekill la faufila dans une enveloppe parfumée, qu’il referma avec rage avant de la jeter dans la cheminée. Le papier céleste brûla en un éclair, le temps nécessaire pour enjamber un mur de briques ou traverser la Manche à pied. Le parfum sophistiqué avait ensuite voltigé pendant des heures dans le vieux salon poussiéreux… Néanmoins, personne ne sut jamais que le papier utilisé pour cette lettre avait été emprunté dans un tiroir de l’écritoire sacré, jadis appartenu à la pauvre Charlotte J., disparue au cours d’un de ses mystérieux voyages à l’étranger…)

Giovanni Merloni

Rome 2045 II/II

26 samedi Avr 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Rome ce n'est pas une ville de mer

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Nero (1) voudrait refermer à jamais le Journal de Nino ainsi que la boîte métallique ne cessant de produire des surprises. Mais il a eu une espèce de fulguration, comme le Saint-Paul du Caravage en proposant à Arco de s’échanger les costumes, juste le temps d’éclaircir le cas de son prédécesseur.
Arco (2) ferait le chef et lui le galopin. Mais, il a du mal à le convaincre. Arco ne saurait pas demeurer longuement assis derrière un bureau. Cela pourrait le rendre fou.
Arco et Nero sont encore en train de discuter, lorsque Elena, la secrétaire (méritant un roman à elle seule) amène une foudroyante nouvelle : un des chefs suprêmes de l’Intendance a donné l’ordre de « ne pas hésiter à consigner au « fonctionnaire chargé de l’affaire » l’étagère de Nino ». Interloqués, Nero et Arco interrogent Elena : Pourquoi veut-on faire disparaître les traces du passage d’un homme dont on connaît l’honnêteté, c’est-à-dire l’innocence des intentions ? Ou alors… Arco et Nero n’avaient rien vu de ce qu’il fallait voir…
« Quelqu’un a noté que tu es sens dessus dessous, Nero, ces jours-ci » dit Elena, depuis toujours habituée à tutoyer son chef.
« Au troisième étage… » continue Elena, « ce type louche que je connais… (elle ouvre une rapide parenthèse pour signaler que celui-ci eut une fois la hardiesse de rester à la maison deux semaines pour un ongle incarné…) Ce sale type m’a reporté mot par mot ce que le mega-chef a dit : On sent le brûlé, là-dedans, donc il est prudent d’envoyer l’entière bibliothèque à la décharge pour qu’elle soit réduite en cendres et qu’on la transforme en substances biodégradables, tout à fait saines ! »
À cette hypothèse, Nero s’empourpre et hurle plusieurs fois des expressions qui seraient incompréhensibles pour un Romain de 2005. Empressée, Elena lui apporte tout de suite un verre d’eau. Dans son aller-retour entre le bureau et le robinet elle a trouvé le temps d’appeler, par son invisible « portable de bouche », une collègue de la conciergerie. Une fois raccroché par un bisou codé, elle annonce, triomphante : « Le type chargé venait juste de transférer le meuble dans notre bureau de poste au rez-de-chaussée… quand sa femme l’a réclamé pour la rupture soudaine du tuyau de l’évier. Celui-ci, tombé en panne émotionnelle, a laissé l’étagère au beau milieu de la pièce et a disparu ! »

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Rome depuis l’Observatoire du Collegio Romano (Photo Adelaide Sericola)

Immédiatement après avoir récupéré « l’étagère du trésor », dont il fallait absolument s’emparer, Nero et Arco s’aperçoivent que leurs appartements ni leurs bureaux ni leur ville ne sont plus en condition de contenir des objets scandaleux comme celui-ci.
Mais ils décident tout de même d’oser, en s’accordant finalement sur la proposition de Nero : Arco s’installera dans le bureau à sa place. Il ne sera jamais à la hauteur de la lenteur unique de son aîné, mais, petit à petit, on l’espère, il apprendra à mieux observer, à prêter aux choses (et aux personnes aussi) l’attention qu’elles méritent. Tandis que Nero, s’aventurant dans les rues et les places de Rome comme une toupie lente, découvrira sans doute l’existence de nouvelles sensations ainsi que d’espaces tout à fait inattendus.
Dans leurs nouvelles casaques, Nero-Arco et Arco-Nero parcourent la vie de Nino, ses amours ainsi que ses labyrinthes mentaux. Ils y redécouvrent Rome et, surtout, les Romains qui ont peuplé les cent ans entre 1945 et 2045.
Sous l’impulsion de cette fréquentation rare, Nero et Arco relisent la Constitution de la République italienne de 1948 ainsi que la Constitution de la République romaine de 1849. Ils s’amusent d’ailleurs aux descriptions naïves que fait Nino de Rome, tout en prenant le temps de suivre ses tortueuses réflexions sur les transformations possibles (même si concrètement impossibles) qu’il imagine, auxquelles il attribue une importance peut-être exagérée. Mais ils s’adaptent volontiers à cette voix frustrée, à cet optimisme bâillonné qui se réfugie dans le pessimisme, parce qu’en fin de compte le décalage de quarante ans n’est pas si terrible. Les contrariétés de Nino ne sont pas si différentes vis-à-vis des leurs. D’ailleurs, à travers ses utopies frustrées, Nino trouve une façon inattendue de dire ce qu’il pense des Romains.

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Rome, Observatoire du Collegio Romano (Photo Adelaide Sericola)

La lecture la plus passionnante, pour Arco et Nero, a été un récit de Nino, tout à fait déplacé et impertinent, de l’élection du pape Benoît XVI, successeur, dans cette même année 2005, de Jean-Paul II.
Nero et Arco sont demeurés longuement abasourdis après cette lecture. Par quelle sensibilité exagérée et même diabolique, un tel cauchemar avait-il eu la chance de prendre corps ? Ils croient même de lire ce titre sur tous les journaux, à commencer par l’Osservatore Romano : « 115 cardinaux suffoqués par la fumée noire ! La Chapelle Sistine transformée en chambre à gaz ! Le lendemain, les pourprés ressuscitent avant de participer à l’élection du pape allemand ! Fumée blanche ! »
« La vue du pape mort, vêtu de rouge et blanc, porté sur les épaules sans emphase… », écrit Nino. « Car en fait l’élégance (pas du tout somptueuse) de son habit estompait toute rhétorique en rendant solennelle, mais pas du tout exagérée la réalité des faits… cette vue m’a touché. J’ai été tristement fasciné par la raideur et l’élégance du corps devenu chose, la précarité, en fin de compte, de cet habit vis-à-vis de la force de la voix du pape vivant, même dans les moments les plus malheureux et dramatiques. »
« La nuit de la dernière fumée noire, c’est-à-dire à la veille de l’élection du cardinal Ratzinger, j’étais épuisé avec quelques lignes de fièvre. Probablement, j’avais la gorge sèche et les narines idem. Peut-être, dans ma chambre à coucher l’air ne circulait pas. À une heure de la nuit, le silence a été brusquement brisé par un vacarme assez gênant provoqué par le camion de la Propreté. On avait l’impression d’assister à la décharge d’une centaine de poubelles, qu’ensuite on amassait sans façon l’une sur l’autre. L’air était épais et irrespirable. Pourtant, je me rendors. Je rêve. Je me réveille tout en ressentant distinctement entre la gorge et le nez une odeur-saveur de brûlé. Et si l’oxygène finit ? Et si nous tous mourons, dans le sommeil ? Je me suis levé. Je me suis rendu dans la cuisine, j’ai ouvert la fenêtre. L’air existait encore, mais il bougeait à peine, empêchant tout courant frais et restaurateur de circuler librement. Peut-être, j’exagérais. »
« Mais, à force de pollution, d’oxygène brûlé et de miasmes… Ou alors, un nuage toxique… un attentat ! »

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Rome depuis l’Observatoire du Collegio Romano (Photo Adelaide Sericola)

« Je reviens au lit et je m’adapte l’oreiller derrière le cou. Je demeure longuement dans un état de suspension, par moitié étendu, par moitié assis. Tout d’un coup, je rêve, les yeux ouverts. Le gris de l’asphalte, la sombre procession de voitures, de poubelles et d’arbres réduits en squelettes noirs, tout cela est soudain remplacé par une fantasmagorie de couleurs. En bas, droits comme des quilles, les cardinaux blancs et rouges (combien est-il sombre, et pourtant vif, ce rouge-là !) En haut, je voyais des corps rose et marron en train de flotter dans le ciel bleu-céleste. Bien tôt je reconnus la silhouette svelte de la fumée noire — sortant d’une cheminée assez spartiate et anachronique — que nous avait fait voir la télévision… Mais cet air encore plus brûlé et venimeux ne peut plus se mêler au ciel de Rome ; il rencontre un mur invisible… ; il redescend tout au long du carneau montant de la monumentale cheminée tout en se faufilant parmi les ecclésiastiques soutanes, jusqu’au moment où… »
« J’ai rêvé de 115 cardinaux morts, suffoqués par la dioxine (comme il arriva à Seveso en 1976) introduite par un terroriste… « Au secours ! » je me suis dit, en ressentant entièrement sur moi la responsabilité d’un sacrilège. »
« Puis, j’ai réfléchi : la responsabilité que nous devons assumer est celle de veiller sur notre pauvre planète. Et c’est une tâche pour nous tous. Nous devons absolument le sauver ! Ici, il ne s’agit pas de se peindre en progressistes ou en conservateurs ! Il faut à tout prix éviter une catastrophe (ou plutôt une série d’infinies petites catastrophes invisibles) que l’homme produit dans une béate inconscience de schizophrène… »
« Ensuite, j’ai dormi, en rêvant de voltiger dans l’espace vide séparant l’intérieur de l’extérieur de la coupole de San Pietro, avant de trouver, peut-être dans un passage heureux de ma laborieuse digestion, une petite chambre assez biaise, toute revêtue de marbre, douée pourtant d’un hublot… »
De cette « chambre avec vue » là-haut, on voyait le fleuve, entouré par une Rome bonasse. Tirait finalement un joli vent frais tandis que les joues naguère pâles devenaient rouges de joie et de peur.
Le jour après, Rome était redevenue folle parce qu’on avait élu Benoît XVI… »
« Certes, ils se sont dépêchés. Mais, cette vitesse soudaine, a-t-elle quelque chose affaire avec mon cauchemar ? Et si vraiment eussent disparu en un seul fil de fumée tous les cardinaux ? Comment aurait-elle pu s’en sortir, l’Église décapitée ? » Avant de plonger dans le sommeil joyeux de l’aube, j’ai vu la place San Pietro envahie par des chandelles allumées, occupée par une gigantesque délégation de prêtres polonais… »
« Ensuite se réveille la gêne. Cette ville est donc, inévitablement, l’otage éternel des inconstances de la plus grande et étendue parmi les institutions du monde, dont le centre des décisions est ici, est là, est qui sait où… »

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Rome, l’Observatoire du Collegio Romano (Photo Adelaide Sericola)

Se sentant tous les deux provoqués par ce profil inattendu de Nino, Arco et Nero constatent que celui-ci a vécu, effectivement, dans une époque de brusque transition tout en ressentant, même physiquement, les différents humeurs, saveurs et bruits.
Dans les soixante ans séparant la Libération (1945) et la mort de Jean-Paul II (2005) le territoire et la société de Rome et de sa périphérie ont subi des transformations ultrarapides ainsi que diaboliques. Et pourtant demeurait, encore en 2005, le sentiment de la valeur de la dignité et de l’échange entre les humains, difficile et pourtant vital.
Arco et Nero redécouvrent le mot « art » ainsi que le mot « culture ». Et « débat », « participation », « histoire ». Petit à petit, ils comprennent qu’une chose assez grave s’est passée. Une espèce de stérilisation des esprits. Quitte à manquer du réseau Internet avec le reste du monde, il n’y a désormais plus personne qui ne sache pas utiliser, même dans la nuit la plus noire, des ordinateurs invisibles. Pourtant, personne n’est capable à présent de voir les choses réelles de la vie et de la ville.

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Rome depuis l’Observatoire du Collegio Romano (Photo Adelaide Sericola)

Avec le temps, en profitant de leurs expériences opposées, Arco et Nero trouvent le moyen de se libérer de leur monstrueux esclavage. D’abord, en se risquant dans l’amour, en faisant collection de cuites, de déceptions et de moments de soudain bonheur. Ensuite, en nouant de petits liens d’amitié dans la rue, dans les magasins, dans ce qui reste des bibliothèques glorieuses de Rome. Désormais, on n’y trouve que de bandes dessinées et de manuels de cuisine spatiale. Mais, ici et là, on rencontre toujours quelqu’un qui a envie de voyager, de sortir du cercle de fer de l’anneau périphérique (qu’on appelle encore GRA) pour voir ce qu’on fait ailleurs. On a su que près d’un couvent qui n’est pas loin de Florence on peut se brancher à l’Internet mondial et rechercher les vers d’un certain Dante. Un italien archaïque, et pourtant… un texte formidable !
D’autres hommes et d’autres femmes, citoyens et citoyennes de cette Rome de 2045, réveillés par le germe du nouveau « jeu de la vie », recommencent à penser.

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Rome depuis l’Observatoire du Collegio Romano (Photo Adelaide Sericola)

Giovanni Merloni

(1) J’avoue que le nom Nero (et la taille du personnage paresseux) est inspiré à Nero Wolfe de Rex Stout

(2) J’avoue que le nom Arco (et les attitude opposée du personnage du galopin intelligent) est inspiré à Archie Goodwin de Rex Stout

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26 avril 2014

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Rome 2045 I/II

25 vendredi Avr 2014

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Rome ce n'est pas une ville de mer

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Si c’était un roman, celui-ci commencerait par une description de la partie de Rome qui descend tous les jours depuis Santa Maria de la Pietà à la place Clodio. Un garçon et une fille s’empoignaient sur le funiculaire tandis qu’un vieux croulant racontait à un enfant comment il était ce quartier de Rome il y a 40 ans.
« Tu n’y croiras pas », disait Nino, cet homme au bout di rouleau et pourtant capable encore de sourire. « C’est moi qui ai eu cette idée du funiculaire, en 2005. Mais personne ne voulait m’entendre ; ils disaient que j’étais un utopiste ! Et voilà, on a dû attendre ta naissance pour commencer les travaux ! »
« N’êtes-vous pas content, quand même ? » demanda la fille dans une trêve de son conflit.
« Oui, je suis content. Pourtant c’est trop tard. Il fallait le faire quand il était vraiment indispensable. Et peut-être, si l’on avait fait à temps, avec une série d’œuvres nécessaires et appropriées, comme celle-ci, le monde ne serait pas ainsi gravement… »
Il avait baissé la voix, de la peur que le garçon fût le fils d’un policier. Juste le petit enfant entendit ce dernier mot : « malade ».

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On est à Rome en 2045. Une ville assez changée, mais encore une fois dans sa typique et unique façon de changer : par stratifications successives, tout en gardant l’ancien à côté du nouveau, la laideur à côté de la beauté.
Beaucoup de choses se sont passées… Depuis à peu près vingt ans, les hommes ont cessé d’entretenir de conflits graves entre eux, à Rome comme dans le reste du monde. Ils se sont finalement affranchis de la télévision et des pièges de la consommation, en retrouvant la capacité de vivre simplement. Pourtant, la plupart des gens vivent isolés, quitte à participer de temps en temps à de grandes bouffes alimentaires ainsi qu’à des rassemblements accompagnés par des musiques tribales et obsessionnelles.
Rome est encore la plus belle ville du monde. Mais un régime invisible domine au-dessus de tout (et de tout le monde). Les forces opposées se sont réciproquement annulées. Cela a déclenché une colossale régression. Les hommes de bonne volonté, sans en avoir une véritable conscience, ont le sentiment précis qu’il faut faire quelque chose, mais ils ne savent pas par où commencer.
Dans les dernières dix années s’est imposée l’idée du « parti transversal ». Une machine ou plutôt une boîte infernale (avec à l’intérieur tout ce qu’on peut imaginer ainsi que son contraire) qui pourtant obtient presque le 90 % des votes à des élections-farce (avec la participation d’un nombre d’électeurs de plus en plus exigu).
Même le Pape, en 2045, est devenu transversal, venant d’abord à des accords secrets avec les autres religions, ensuite en disparaissant de Rome, sinon physiquement, du moins visuellement.
Rome ce n’est plus « caput mundi ». D’ailleurs, il n’existe même plus la notion de « banlieue ». Chaque lieu est à la fois centre et périphérie. N’importe où, les hommes ne manquent de rien. Ils doivent pourtant respecter une espèce de « pacte de non-belligérance » qui brouille les différences, tout en corrompant, petit à petit, les individualités, même les plus marquées et originales.
Cette « mutation » peut être en fait considérée comme un effet indésirable d’un médicament « sauve la vie ». Fille de l’exclusion de toute violence humaine, elle risque de conduire l’humanité à traîner sa vie dans un manque total de passions, de désirs, de rêves. Les hommes ne sont plus capables d’aimer.
L’incommunicabilité, l’ignorance et, surtout, l’ignorance de l’histoire sont devenues dominantes.
À la tête des Administrations, il n’y a plus les managers (comme en 2005) ni les psychologues (comme en 2015), ou les généraux (comme en 2025). Les vétérinaires (régnant en 2035) ne sont plus à la mode non plus.
En 2045, on voit de plus en plus s’affirmer comme fiable la profession des investigateurs privés.

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Cela fait qu’un beau jour Nero, un homme grand et lourd, aussi paresseux qu’intelligent, jusque-là presque inconnu, est nommé Magistrat des Eaux du Latium. Il peut bien recouvrir cette charge, car il ne s’agit plus d’un problème technique. Maintenant, le problème de l’eau, comme celui de l’air, du bruit et de la pollution électromagnétique a été brillamment réglé.
Pourtant, dans l’administration publique serpente un virus très contagieux. Celui-ci rend de but en blanc fous et non fiables tous ceux qui l’attrapent. Par conséquent, ceux qui dirigent la machine administrative doivent protéger l’établissement vis-à-vis des risques de sabotages continus.
S’agit-il de réactions irresponsables ? Ou alors assistons-nous à la naissance d’un nouveau régime ?
D’ailleurs, la situation est déjà plutôt obscure. Nero, tout en travaillant avec le maximum de zèle — coude à coude depuis des années avec Arco, son collaborateur fidèle —, ne sait même pas qui est en réalité son chef !

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Péniblement seul, Nero est devenu lui aussi incapable d’aimer. En plus, il ressent une étrange inquiétude. D’abord l’attitude de « l’establishment transversal » vis-à-vis de son métier d’investigateur, auquel ces gens invisibles ont essayé d’attribuer un profil asses modeste : les dirigeants de l’Intendance ne doivent pas fouiller jusqu’au bout ni surtout selon une logique quelconque. Ils doivent se borner à feindre de faire cela.
« Qui va vraiment profiter de cette platitude ? Comment faire pour sortir de cette nouvelle “Fahrenheit” ? » dit souvent Nero, à voix haute. Et récemment, dans une de ses rares promenades autour de l’immeuble de l’Intendance (où il occupe la chambre 514 au cinquième étage), Nero a de but en blanc « saisi » que cet étouffement des sens et des relations entre les humains est un Mal gravissime et décide de travailler dorénavant pour le Bien.
Il ne se laissera pas impressionner. Mais, si quelqu’un s’aperçoit des actions déstabilisantes de Nero ? Combien d’obstacles devra surmonter notre héros ?

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La Rome de 2045 est très belle.
Mais Nero ne la voit pas depuis… il ne sait même pas depuis combien de temps. Il la traverse ou, pour mieux dire, la transperce à grande vitesse sur un étrange « train-ascenseur », le transportant depuis son domicile à la Balduina jusqu’au bureau à l’aspect de bunker, via Tintoretto.
C’est Arco, son collaborateur, qui voit Rome pour lui. Mais lui aussi n’a pas toujours le temps d’observer attentivement ni de retenir des images ou des scènes de vie. Il doit toujours courir, tout comme le hollandais de la fable, se tenant toujours prêt à enfoncer le doigt dans la digue. Des fois, très rares, il s’agit d’une seule digue. D’autres, plus fréquentes, de six à dix digues par jour. En véritable bouche-trou, Arco ne trouve pas le temps pour raconter à Nero ce qui se passe dans la « ville de plus en plus muette », nonobstant les trous bouchés et les catastrophes évitées.
De façon subliminale, il perçoit qu’il y a quelque chose qui ne marche pas dans ce monde apparemment parfait. Les gens sont toujours embêtés, les femmes font des soupirs capables d’arrêter la circulation.
Un jour, un petit incident oblige Arco d’interrompre sa course. Il appelle Nero pour lui communiquer son arrêt d’un ou deux jours. Dans l’agitation, il lui échappe des mots mystérieux dont il s’étonne en premier. Des mots venant de qui sait où : « Il faut trouver un vieux projet ».
Toujours sans savoir en nom de qui il parlait, Arco ajoute : « Si l’on avait suivi ce projet-là, on n’aurait jamais eu de catastrophes ! »
Tout de suite après Nero descend dans le sous-sol du palais, via Tintoretto. Dans une boîte métallique (ayant les clés encore engagées dans la serrure), il y avait des documents, des cartes postales, des photos, des dessins, des lettres, des livres et des billets éparpillés. Dans un sac en plastique, une pile de feuilles dactylographiées. À la main un titre gribouillé au feutre : « Journal de débord »…

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Avec enthousiasme, Nero s’apprête à entamer son voyage dans un personnage mystérieux dont il ne connaît qu’un faux nom, trouvé sur le verso d’une carte postale avec un typique paysage de Naples : Nino.
Bien tôt, il s’aperçoit pourtant des énormes difficultés qu’il doit surmonter. Il n’est plus capable d’écrire (peut-être, il ne l’a jamais su ; et probablement à l’école personne ne s’est chargé de lui apprendre quoi que ce soit). Il fatigue à se concentrer dans la lecture. Il a, surtout, un pénible impact avec tout ce « vécu » (effectivement un enchevêtrement assez difficile à contourner).
Nero voudrait tout cataloguer, ranger chronologiquement ces matériaux aussi compliqués, les « transférer » sur son ordinateur invisible, croix et délice de ses journées statiques, dernier expédient de la technologie, qu’on pourrait « activer » dans le noir le plus rigoureux, rien que par une série d’impulsions mentales précises et codées… Mais il n’est pas en condition d’en pouvoir profiter.

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En définitive Nero, l’investigateur immobile, ne réussit pas dans son entreprise. Il y a quelque chose de mystérieux dans ce dossier qu’il n’ose pas franchir. Car il se rend compte que sa façon d’investiguer est devenue avec le temps de plus en plus pragmatique et grossière et qu’il n’est surtout pas en condition de suivre les labyrinthes d’un esprit angoissé pour en tirer des suggestions utiles. Mais, en fin de compte, qu’est-ce qu’il recherche ?
Il glisse assez tôt dans le découragement. Dans l’incapacité de voir d’autres voies ainsi que d’autres moyens pour déchiffrer cette humanité inhabituelle et en définitive étrangère, il a la tentation de jeter le dossier « Nino » dans le fleuve, l’unique chose tout à fait limpide, désormais.
« J’ai envisagé un déplacement à l’île Tiberina », dit-il à Arco. « Là, aux Urgences, on m’enleva la dent de sagesse. À ce temps-là, c’était en 2025… je ne pesais que soixante-six kilos. Sorti de l’hôpital Fatebenefratelli avec ma mère, j’avais fait une petite promenade sur la grève… » Mais Arco le convainc à ne pas lâcher prise.
Ce sera lui qui se déplacera pour explorer les lieux évoqués dans les papiers de Nino, qu’on a finalement identifié comme l’ancien Magistrat des Eaux, prédécesseur de Nero. S’il était encore en vie, il serait peut-être sur le point d’accomplir ses cent ans.

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 25 avril 2014

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Terrasse sur Rome

24 jeudi Avr 2014

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Giancarlo Pajetta, Giorgio Amendola, michel ange, Pietro Amendola, Rome ce n'est pas une ville de mer

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Dans une belle journée d’octobre 1999, trois amis montent à pied depuis le quartier de la Balduina jusqu’à l’un des sommets du Monte Mario, tout en renouvelant un itinéraire autrefois habituel et rituel. En fredonnant la vieille chanson « Pensiero » (1), ils atteignent la Pinède de Belsito. En longeant la clôture métallique (protégeant un ruisseau presque invisible), ils arrivent au pont de fer. Ils poursuivent leur chemin en côtoyant le vieux Fort Trionfale, tout en se souvenant, avec quelques imprécisions, des taudis des sans-abri. Dès qu’ils arrivent au Zodiaco, ils se lancent comme d’habitude vers la rambarde en bois, négligeant de jeter même un œil dans le bref couloir d’arbres qui mène au prestigieux Observatoire. Aux deux coupoles blanches pointées vers l’infini comme un kaléidoscope privilégié ils préfèrent le truc à monnaies offrant à tout le monde la possibilité de se rapprocher un peu de ce serpent de maisons blanches en deçà et au-delà du fleuve…

002_dallo zodiaco (1) 180Rome, vue depuis le site panoramique du Zodiaco, près de l’Observatoire astronomique de Monte Mario (12° 27′ 08,40″ E de Greenwich), au début des années 1960.

Une fois de plus, dès qu’ils s’accoudent à la rambarde, les trois amis constatent que depuis ce panorama convoité on ne voit pas Rome dans les yeux. Difficile d’ailleurs de trouver de points de repère dans ce magma de ciment et de travertin que la perspective écrase. S’il n’y avait pas la coupole de San Pietro, cachée derrière les arbres sur la droite, on dirait même que celui-ci n’est pas le panorama de Rome. D’ailleurs, pour voir un morceau de la merveille créée par Michel Ange il faut se pencher dangereusement en avant dans le vide… « En voyant la ville ainsi, on a la sensation qu’elle nous tourne le dos, observe Giancarlo (2), agitant sa maigre silhouette ainsi qu’une énième cigarette. C’est le point panoramique le plus élevé, mais c’est un cinéma de seconde vision ! » D’ailleurs, leurs visions personnelles sont très intimes et fragmentaires, de la ville ainsi que de la vie. Giorgio (3), le plus grand, s’aventure dans la description d’une Rome que personne ne voit en dehors de lui. Pietro (4), costaud aussi, mais doué d’une surprenante souplesse, retrace des tares mystérieuses et sombres, cachées peut-être dans les coulisses d’une Rome qu’on ne voit pas. Giancarlo, venant de Turin, fait des considérations plus immédiates sur le rapport visuel entre la ville et le ciel. « Pourquoi cette brume légère, presque invisible et pourtant si gênante ? » demande-t-il.

003_dallo zodiaco (2) 180Rome, vue depuis le site panoramique du Zodiaco, près de l’Observatoire astronomique de Monte Mario (12° 27′ 08,40″ E de Greenwich), au début des années 1960.

Ils s’asseyent dans la terrasse ensoleillée du grand bar Zodiaco, au milieu de gens engagés dans des questions d’importance extrême. Giancarlo, le dos au panorama, considère avec émotion les deux frères qu’il a devant. Combien d’expériences (et de batailles) ont-ils partagées ? Giorgio et Pietro lui racontent les tristes vicissitudes lors de la récente perte de leur mère, Éva. Coude à coude avec Giorgio, à sa gauche, la belle Sara, blonde aux longs cheveux, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil Ray-ban, se trouve coincée dans une rencontre cruciale avec Edoardo, assis à droite de Giancarlo. Inévitablement, les mots se croisent d’une table à l’autre. D’un coup, Edoardo attrape une serviette en papier avec l’inscription ZODIACO en l’offrant de façon maladroite à Sara pour qu’elle essuie ses larmes, bien visibles au-dessous des lunettes ; Giancarlo, qui écoutait distraitement le récit de Giorgio (passionné, mais à voix basse), saisit immédiatement le drame du couple voisin. Suivant sa naturelle franchise, qui lui cause toujours de nouveaux ennemis, mais aussi d’amis indéfectibles, il se moque d’Edoardo, en lui disant carrément : « Voilà ! Et maintenant, tu l’as vexée… Elle pleure… »

004_dallo zodiaco (3) 180Rome, vue depuis le site panoramique du Zodiaco, près de l’Observatoire astronomique de Monte Mario (12° 27′ 08,40″ E de Greenwich), au début des années 1960.

Mais Edoardo, ravi entre-temps par une scène tout à fait inhabituelle, dépiste tout le monde : « Qu’est-ce qu’il arrive, là-bas ? » dit-il en indiquant la plateforme panoramique. Le portable à la bouche, la jeune fille châtaine aux yeux verts, qu’il avait notée avant de se déplacer dans la terrasse, est en train de parler avec quelqu’un. Elle hurle dans son outil diabolique comme le ferait un technicien de la tour de contrôle de l’Aéroport. Tout le monde découvre son ascétique prénom : Assunta. Près d’elle, un petit groupe de garçons très désinvoltes lui pose continûment des questions pour qu’elle les transmette à son interlocuteur. Angelo, son frère, est en train de voler sur Rome, il paraît et disparaît du côté de San Pietro. On dirait qu’il s’entraîne dans une initiation céleste. Frère et sœur se racontent l’un l’autre leur vie ainsi que tout ce qu’ils voient. Il voit Rome d’abord dans une photo aérienne, ensuite plus de près, tout comme la verrait une mouette haletante en train d’effleurer les toits. — Demande-lui s’il a rencontré le Diable ! — Demande-lui s’il connaît quelqu’un, là-haut, j’ai besoin d’une recommandation ! — Demande-lui si je peux faire un tour avec lui… (celle-ci est une femme). — Demande-lui s’il a vu le pape en promenade sur sa terrasse (cette question n’est pas idiote, car le minuscule aéronef avait longuement voltigé en dehors du camp visuel de ses suiveurs, juste en correspondance de ce qui reste des États pontificaux). Au fur et à mesure que les questions d’Assunta deviennent difficiles, les réponses commencent à manquer. Jusqu’au moment où le petit avion, pour manque d’essence précipite sur le musée de la Marine de la piazza Maresciallo Giardino. Une foule de curieux remplit le lungotevere ainsi qu’une vaste zone circonstant, juste au-dessous de leurs yeux. Giorgio est en train de conclure le récit de la mort courageuse de sa mère. Edoardo dit à Sara : « Je le sais, tu espères ».

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(1) chanson de Peppino di Capri

(2) (3) et (4) Dans ce conte-récit, les trois amis — Giancarlo, Giorgio et Pietro — seraient, selon mon imagination affectionnée, Giancarlo Pajetta, Giorgio et Pietro Amendola, trois personnages incontournables où l’intelligence ne se séparait jamais d’une grande humanité. Tous ceux qui les ont connus ou entendus parler, ne pourront jamais en oublier la voix. D’ailleurs, une grande amitié liait Giancarlo Pajetta à Giorgio Amendola ainsi qu’à sa famille. Quant à moi, j’ai entretenu, surtout jusqu’au moment du départ pour la France, une longue et fraternelle amitié avec Pietro Amendola et sa famille.

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 24 avril 2014 CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Un curieux rêve

25 samedi Mai 2013

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Rome ce n'est pas une ville de mer

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En France, à chaque  6 janvier,  dernier jour des vacances de Noël, on fête l’arrivée des trois Rois Mages avec la galette du Roi. Cet usage, descendant directement des Saturnalia des anciens Romains confirme encore un fois ma conviction, c’est-à-dire que les Français sont les vrais héritiers et les continuateurs de cette primordiale civilisation.
Chez nous, nonobstant le présence essoufflante d’une pensée religieuse unique, on a depuis des siècles l’habitude de fêter, ce même jour, la Befana, une espèce de sorcière au balai ou de Babouska italienne, rigoureusement laide et malpropre, qui semble avoir affaire davantage avec la superstition que la religion. La Befana fait d’ailleurs la concurrence au Père Noêl, se faufilant elle aussi par les cheminées et les portes mal fermées pour apporter aux enfants pauvres un cadeau de consolation et aux enfants riches un deuxième cadeau, parfois plus important que celui du Père Noêl. Mais, avec les cadeaux, la bonne sorcière, remplit les chaussettes que pendant la veille du 6 janvier les parents empressés lui font trouver accrochées à la cheminée. On dit que si les enfants ont été bons voire obéissants il trouveront des bon bons ou des tablettes de chocolat mais au contraire, s’ils ont été méchants… Il n’y trouveront que du feint charbon… de sucre.
Le 6 janvier d’il y a sept ans, j’habitais encore à Rome et je n’imaginais pas du tout que dans six mois j’aurais décidé de partir en France pour toujours…

Un curieux rêve

Ce fut après une nuit de rêves tumultueux dans des pays vus en diapositives du voyage en Tunisie qu’un groupe d’amis avait fait (y compris celles du tombeau de Craxi â Hammamet, devenu évidemment un but obligé pour tout le monde), avec le surplus de l’agitation de l’abondance (pas totalement évitée) des repas des fêtes de Noël et surtout des boissons nuisibles.

Au petit matin, dans le salon, au milieu du désordre désormais habituel de cette maison d’artistes, je m’étais aperçu que la Befana, cette bonne  vieille sorcière de la nuit de l’Épiphanie avait laissé une chaussette pour moi. Ce simple constat n’avait rien d’extraordinaire, en fait. Car ma femme, bien qu’agnostique et depuis longtemps affranchie des superstitions qui alimentent notre société sans répit, aime pourtant les petits rites, qui l’aident peut-être à supporter sa résignation à l’inéluctable écoulement de la vie. Les chaussettes avec le sucre candi — comme aussi les œufs durs qu’on peigne pour le petit déjeuner de Pâques — assument donc un rôle de bornes miliaires d’un chemin qu’on souhaite long et qu’on voudrait ralentir, sinon figer sous forme de statue….

Je laissai la chaussette où elle était et je me rendis en solitaire à la cuisine, où j’avalai ma collation standard, basée sur l’indispensable comprimé jaune, les vitamines et le yaourt à la grecque. Après, puisque personne de la famille ne se levait, je retournai au lit… Là, je m’abandonnai à la paresse, aux pensées vagues, au petit sommeil intermittent…
Tout à coup, j’entendis un bruit. Une espèce de gémissement de plaisir, auquel s’ensuivit  peu d’instants après une forte odeur de fumier. « Ce sera l’enfant Jésus ! » dis-je intérieurement, tout en  frissonnant. Ma femme dormait profondément. «Eh oui, hier nous nous sommes retirés presque à trois heures ». Derrière la porte de la chambre le silence était revenu tandis que l’odeur âcre de merde-et-pisse (identique à celle qu’on sent du train ou de l’autoroute quand on passe à côté de Modena-Reggio Emilia) me semblait disparue.
Sans vouloir y prêter attention, je me mis à réfléchir à ma retraite, aux personnes du bureau concerné en train de remplir des formulaires et écrire des lettres, qui me recommandaient aussi de passer à la banque pour remplir le bordereau pour le virement. C’étaient des employés aux noms curieux (Dicembre, Aprile, Marzo…) qui me racontaient que ce collègue-là était mort — encore jeune ! — juste avant la retraite, quand sa demande était encore à mi – parcours ;  ou alors qu’un autre confrère avait disparu tout de suite après, emporté par une sale maladie… « Avant la fin janvier je recevrai officiellement le prospectus avec le chiffre (lourd ou net ?) de mon revenu mensuel et aussi — nouvelle merveille voire incertitude absolue —, l’entité de l’indemnité de départ que l’État me payera… à laquelle devrait s’ajouter, si je n’oublie pas d’envoyer la demande, encore vingt pour cent que mon ancien employeur devrait me payer…»

À l’improviste, un sifflement perçant traversa horizontalement l’air, suivant le parcours le plus court entre l’entrée, assez éloignée, et le couloir des chambres à coucher. « Qui va se lever ?» Ma femme semblait droguée ou anesthésiée, un corps de pierre qui faisait craquer  le lit, comme s’il s’effondrait  à l’étage en-dessous.   « Dodo ? ». Je restai à l’écoute, mais je n’entendis pas les voix qui d’habitude retentissaient dans l’entrée. Aucun « Qui est là ? », aucun pas ni de fils ni de fille ou de bonne argentine qui pénétrât jusqu’à la cuisine à côté.
Qui sait pourquoi, moi aussi je ne réagis pas, assistant impassible et désenchanté à une telle suite d’évènements inattendus. Mais, au contraire des autres habitants de l’appartement, je ne sombrais pas dans la force écrasante du sommeil jusqu’au point de ne pas réussir à percevoir, du moins de loin, que quelque chose d’étrange était en train de se passer ou pourrait tomber sur nos têtes. La porte de ma chambre était fermée. Un léger halo rose en soulignait les bords… « Pourquoi ce rose ?»
Maintenant (à travers le trou de la serrure) une fraîche odeur de matin à la montagne s’introduisit, comme du chaume que quelques amoureux restés dehors auraient brûlé au milieu de la neige pour se réchauffer  mains et  pieds… L’odeur devint de plus en plus âcre et piquante… Une fumée rose envahit la chambre qui avant, j’en suis certain, était sombre…

Maintenant, j’ai l’impression de recevoir une caresse équivoque, comme si ce nuage cachait une dame en manteau de fourrure, saupoudrée d’une pâle farine,  comme un poisson à frire… Sans que je m’aperçoive que la dame, était en fait presque noyée — pour des raisons de scène, probablement — sous une abondante couche de talc rose… On sonne à la porte, ou plutôt on y frappe de violents coups de poing. Un toc-toc arrogant mais, en même temps, rythmé… une espèce de  ammazza_la_vecchia_col_flit (expression celle-ci presque intraduisible, qui dit a peu près « tuez-la-vieille-au-spray » – du spray plein de DDT, le terrible pesticide qu’on utilisait dans l’après Seconde Guerre).
« Ne serait-ce pas le gaz ? » Je me lève, ouvre la porte de l’alcôve avec circonspection  (qui sait pourquoi je ne réveille pas ma femme aussi ?), je vais à la porte d’entrée… Sur le palier il n’y a personne. Mais, à terre, de biais sur le paillasson (qui a perdu, à force de piétinements grisâtres, son vert foncé originaire) je vois un billet, ou plutôt une grossière enveloppe. Je me penche pour la recueillir lorsqu’une voix assez légère (on dirait la voix de quelqu’un ayant quarante de fièvre) semble s’adresser à moi en disant : « tu viens de naître, sois sage, on va te peser ». Et ajoute : « Il n’y a pas d’argent pour inviter les Rois Mages ». Et ensuite : « tu t’en sortiras ». Épouvanté, craintif dans mon pyjama et pull usé rouge bordeaux je me retire à la hâte pour que ni la voisine ni sa fille de cinquante ans ne me voient. Je referme. La maison est encore plus sombre qu’avant. Elle me semble être une grotte creusée dans le tuf. Il fait froid. Je trouve péniblement l’interrupteur de l’entrée. Il ne marche pas. Mais, je connais très bien cette maison, où j’étais arrivé la première fois il y a cinquante ans…

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«Maintenant, je suis dans le salon». Une obscurité surréelle et totale enveloppe toute chose. Je décide de m’asseoir sur le sol de tomettes de marbre rose. « Elles sont rose, j’en suis sûr», me dis-je pour me rassurer, tandis que le froid envahit mes fesses osseuses. Je me souviens de la phrase de ma belle-sœur de Pavie : «Vous deux, les frères Lumière italiens, vous n’avez pas de fesses-entières…» petit à petit, le froid monte par les os. J’entoure mes jambes pour me réchauffer et renvoyer d’autres décisions : je suis convaincu que je ne suis pas devenu aveugle mais je suis beaucoup moins sûr qu’en cet étrange six janvier ma maison soit là, toute entière. «Attendons que quelqu’un se réveille ! » De la rue arrivent des bruits habituels, pourtant changés, des plus amortis aux plus stridents, « il y a de la neige, alors, quelle gêne ! » En même temps elle est fausse cette première sensation qu’il manque de l’air, qu’une mauvaise odeur de gaz s’y est installée. Dong ! Une inexistante pendule de bureau d’avocat retentit dans le noir. Résonnant contre les meubles, ce son dur à mourir, tel un laser invisible,  m’aide à retrouver la bibliothèque et le buffet Liberty, que je sais symétriquement installé en face du canapé tapissé de fleurs décolorées et des deux fauteuils inconfortables revêtus d’étoffe grise. La table basse… où la nuit dernière, la Befana… Un vagissement,  de nouveau. Non, pas un vagissement, plutôt le son typique du plaisir, dont on ne sait  s’il  est agréable ou, au contraire, tout à fait agaçant et haineux. Le bruit d’un plaisir adulte, féminin, accompagné par une odeur forte, poignante, qui ondoie et tressaille, comme le souvenir d’un bonheur perdu. En touchant assez prudemment le sol lisse et gelé, j’essaie de m’approcher de ce bruit affreux… – Miaou, miaou miaooooouuuu !  – s’écrie de l’extérieur, avec insistance, le chat Noir tout en grattant de sa patte les persiennes. Il a faim, il veut être admis à nouveau dans le cercle de famille. Derrière la bibliothèque, que se passe-t-il dans la chambre qui fut d’abord le cabinet d’avocat de mon père, ensuite la salle à la table ronde, consacrée aux dîners d’une famille de cinq personnes (et aussi aux interminables leçons privées de ma mère) ? J’entends Dodo en train de répéter par cœur sa propre biographie et ses motivations… Au fond du couloir un grincement s’entend dans le noir. «Ma femme est en train de se lever, mais elle ira dans une toute autre direction, d’abord aux toilettes ensuite dans la cuisine. Il se peut aussi qu’elle aille voir si Enzina dort encore… On a  le temps » Temps pour quoi faire ? Sur la table basse quelqu’un a posé une cheminée ? Impossible, cela contredit tous les principes de la statique et des boîtes chinoises… Pourtant… Ma main, ne vient- elle pas de trébucher sur un tisonnier ? L’obscurité de la pièce ne lâche pas prise et le fond de la cheminée est encore plus noir. Mais, je réussis à même voir en trois dimensions, dans ce matin lugubre. J’avance à quatre pattes, comme un cambrioleur, harcelé par les bruits et les voix des habitants de la maison qui se réveillent, comme si de rien n’était, à la disparition des effets d’un spray soporifique. Je ne renonce pas à mon pari, que je commence à ressentir comme une méchanceté longuement rêvée. Mais, je dois combattre un tabou, une terrible menace. Accrochée à la cheminée, ma chaussette héberge un être, qui mugit, maintenant, en quête de complicité. Dans l’obscurité plus sombre que la nuit la plus profonde (et sans lune) je m’aperçois que la chaussette mystérieuse est teintée de rose….
Tout à coup ma femme entre dans la chambre, allume sans trop de ménagement le lustre central et me dit : — Qu’est-ce que tu fais ? — Ah, je suis en train d’écrire  un mémento sur le palmier. — Mais, ne reste pas dans l’obscurité, c’est décourageant !
À présent, ma femme, Dodo et Enzina sont dans la cuisine. Ils ont fermé la porte coulissante pour empêcher la sortie de la chaleur et l’entrée du froid. En essayant de ne pas faire de bruit je m’habille, j’endosse blouson, écharpe, bonnet et  gants. «J’y vais ?»
Seul, devant ce tout petit corps qui se débattait dans la chaussette je ne savais pas quoi faire : « Est-ce un oiseau tombé par la cheminée ? Un flamant rose ?» «Est-ce  ce chat roux décoloré par la neige que ma femme a adopté pour ajouter des complications au ménage?». Je suis prêt à appeler tout le monde, ouvrant rideaux et  persiennes, je viens juste de faire revenir le chat Noir dans notre cercle. lorsqu’ une voix bien connue dit : — C’est moi… — Mais, pourquoi vous… tu t’es vautrée dans des plumes d’oiseau et miaules  comme un chat ? — Approche toi, n’aies pas peur…
Je ne saurais pas exprimer, ma chère lectrice, l’air émerveillé qui avait dû s’être affiché dans mes yeux quand, au milieu de cette phosphorescence, prisonnière de l’obscurité, une fente s’ouvrit. C’était elle, Marilyn. Nue, parfumée, prête à se donner en cadeau pour toujours.
Elle était sortie de son affiche ou de la pellicule du film où le vent chaud du métro faisait voltiger sa jupe.

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C’était quoi, un avertissement ? Voulait-elle ressusciter pour moi, pour de bon ? Ou plutôt croyait-elle trouver en moi la réincarnation d’une autre icône unique, le Che Guevara ?
À quoi dois-je m’attendre au coin de la rue ?
«Je ne pourrai plus prendre ma retraite, je devrai chaque jour poursuivre d’étranges péripéties pour rejoindre mon bureau et rentrer chez moi  indemne des incursions aériennes de mes ennemis et des égratignures amoureuses de la chatte rose… Ou alors devrai-je redouter encore plus que jamais de l’apparente mansuétude d’une chatte blonde qui dort toutes les nuits à mes côtés dans mon lit ?
Cette « ébauche » de conte pour commencer l’année « fêtant » la Befana,  dans la conviction que sans le « bonheur stupide » et la « douce indolence » la vie est assez pesante à supporter et que tout peut paraître indifférent, interchangeable.
Les plumes d’oiseau ou les ongles de chat interdisant l’accès à la chaussette en maille élastique et presque transparente où m’attendaient – surprise inespérée – les chairs lisses et les os invisibles d’une inconnue, étaient donc  là pour signifier qu’il m’était défendu en ce moment  de paresser, l’esprit dans les méandres de rêves littéraires et créatifs en tout genre.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 25 mai 2013

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