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Directeur Maison d’Édition
« Fourches Caudines »
via Tornabuoni, 7
Florence
Cher directeur,
Lors du dernier comité de lecture dans le mois de mai, j’ai eu dans les mains le manuscrit d’un jeune écrivain (1) âgé de plus de cinquante ans. Ce manuscrit nous a tous plongés dans un véritable embarras. Car pour la première fois, je crois, nous avons unanimement eu l’impression que l’auteur de ce texte n’avait aucune envie d’être publié ni par notre maison d’édition ni par d’autres non plus. Le roman, très bien écrit d’ailleurs, semble animé par un diabolique esprit de contradiction avec lui-même, car il cherche — et trouve — toujours le moyen pour détruire ce qu’il vient de construire. Cela fait partie de la vie. Mais ce livre exagère. Ce n’est qu’une séquelle de coïts interrompus, de naissance et de mort de l’enthousiasme, de l’amour, de la joie de vivre, et cetera.
De façon exceptionnelle, nous avons décidé : d’abord de suspendre la décision sur la publication éventuelle du livre, ou sur son refus ; ensuite d’adresser à ce drôle de personnage une lettre que je me permets de vous soumettre avant de l’envoyer par la poste.
Adieu aux armes
Monsieur,
Nous vous écrivons pour vous partager les évaluations de notre Comité de lecture autour de votre « Éloge de la corbeille », dans l’espoir que dans les plus brefs délais vous serez en condition de nous rassurer autour de la nature effective de votre attitude littéraire et humaine. Si votre réponse correspond à nos souhaits, nous vous donnerons un temps raisonnable pour mettre à jour votre texte et nous le renvoyer dans sa forme définitive.
Dans votre introduction au manuscrit qui se veut en elle-même provocatrice, originale et au final hantée par un embarrassant esprit d’autodestruction, vous insistez sur la nature belliqueuse des mots : ils sont de véritables armes, vous dites. Des armes pour attaquer, d’abord, des armes pour se défendre, ensuite… En littérature, vous ajoutez, tous les auteurs n’ont pas les mêmes droits ou la même licence à tuer par les mots…
Votre réflexion, se développant tout au long des dix pages de cette introduction, est très intéressante, beaucoup plus passionnante que le livre même. En les commentant dans notre comité, nous avons cherché d’autres métaphores, au sujet des « mots redoutables ou dangereux », aussi efficaces que la vôtre. Mais nous n’avons trouvé que des pierres. Carlo Levi disait, par exemple : « les mots sont des pierres ». Démosthène mettait des pierres dans sa bouche pour apprendre l’art de parler en public. C’était la première contrainte littéraire de l’histoire de l’homme. Peut-être, lui enlevant des mots superflus, ces pierres endiguaient-elles les avalanches de mots — sous forme de pierres tonnantes et pointues — que ses futurs discours allaient vomir.
En principe, votre discours sur les armes en littérature est beaucoup plus vaste et complexe. Mais ce n’est qu’une suggestion aux faibles racines, dans laquelle nous avons cru reconnaître, hélas, des contradictions que vous devriez nous aider à dissoudre ou à résoudre.
Ci-dessous, nous avons extrait sept passages de votre introduction, auxquels nous avons essayé d’opposer notre point de vue. Le point de vue d’une cohérence narrative traditionnelle… ou alors le reflet d’une vision du roman contemporain qui, à notre avis, ne peut pas se passer de certains critères vis-à-vis des thèmes choisis et de la façon de les exploiter.
Ayez donc la patience de nous suivre :
Premier passage.
« Je suis un témoin de petitesses, d’attitudes insignifiantes, d’invisibles maladresses, de vies et de morts sans éclat. Je suis un vengeur inécouté, un opiniâtre fomentateur de polémiques gênantes par leur naïveté. Je fabrique des décors méticuleux où ne manquent pas les effets spéciaux, je hisse une stèle en forme de drapeau pour des ombres. »
Oui, c’est vrai, vous avez écrit un livre minimaliste. Cela ne serait pas un manque grave. Mais vous avez, de toute évidence, la prétention de bâtir à nouveau le monde. Sans qu’il y ait des éléments suffisamment fouillés pour donner à vos propositions l’épaisseur ni la force de la vérité. D’ailleurs, nous ne croyons pas à votre naïveté. Ne s’agit-il pas au contraire de paresse, d’une sorte de lâcheté ou fatalisme qui accompagne votre texte du début jusqu’à la fin ?
Deuxième passage.
« Je vous parle d’un père mort comme la plupart des pères, je vous parle d’un amour mort comme tous les amours.
Je vous parle d’un arbre généalogique s’effondrant dans une île unique, extraordinaire. Et pourtant, combien d’intrus se faufilent-ils dans ces tristes photos de famille ? Est-ce que leurs visages inconnus ne pourront jamais trouver quelqu’un qui sache ressusciter leurs noms, leurs vies ? Toutes les îles sont belles, toutes les femmes le sont, toutes embellies, elles aussi par l’amour extraordinaire d’un jour. »
Vous n’avez pas besoin de vous justifier. Les thèmes de l’arbre généalogique et de l’album de famille, dont quiconque aurait du mal à reconnaître tous les membres, ce sont de thèmes légitimes et intéressants aussi. À condition que l’écrivain oublie l’éventuelle hostilité ou envie ou jalousie de quelques-uns de ses conjoints. On ne peut pas transformer la page où la mémoire se dénoue en une espèce de marchandage avec les frères, les cousins ou les aînés éventuellement survécus !
Troisième passage.
« Avec mes armes gentilles, tout à fait innocentes, je demeure seul, obligé d’avancer contre moi même, au milieu d’un redoutable maquis d’hypothèses adversaires, contre ma même voix, harcelante et opiniâtre, m’installant sur les genoux d’une statue : je t’ignore, tu t’ignores, il t’ignore, tu n’es qu’un intrus dans une photo de famille qui ne t’appartient plus ! »
Attention ! Ici, vous glissez carrément dans le pathétique. Au lieu de vous retirer sagement dans le troupeau des brebis galeuses ou des vilains petits canards, vous voulez remonter dans l’arbre de famille pour y occuper la place d’honneur. Vous oubliez combien les gens sont distraits, pris au piège par leurs propres soucis identitaires ! Néanmoins, puisqu’en fin de compte on vous a tant bien que mal accepté, essayez de rentrer calmement dans votre peau de dernier rejeton à la personnalité bizarre sinon difficile… Acceptez donc les caresses là où vous en recevez, et suivez avec confiance le sillon du Temps. Il est toujours galant homme ! Ne voyez-vous pas qu’une particulière disponibilité envers vous s’est déclenchée, par exemple, de la part de notre Comité ?
Quatrième passage.
« Je suis le témoin de vies minimales, de drames banals, d’injustices subliminales, de violences marginales. Drames, injustices et violences qui font peut-être le sel de la vie, selon ce que l’on dit. Un véritable enchevêtrement de corps et d’âmes qu’on ne devrait pas trop examiner en dehors de plaintes souriantes, de révérences exquises, de jolis exercices d’oubli. »
Voilà ! Vous avez trouvé vous-même la bonne réponse. Car en littérature aussi, comme dans la vie, il faut savoir tourner la page, se plonger dans de nouveaux univers…
Cinquième passage.
« Assis sur une balançoire au-dessus de la mer, à présent je m’interroge au sujet de l’indifférence qui voudrait anéantir des voix comme la mienne, en leur enlevant leurs petites armes secrètes qui déplairaient aux dieux, tout en gênant les hommes. »
Ce thème de l’indifférence pourrait devenir, dans vos mains, un thème universel. À condition que vous réfléchissiez bien à tout ce qui se passe autour de vous. Il faut lutter contre l’ignorance qui tue. Elle ne se borne pas à tuer vous seul, mon cher Monsieur. Elle attaque aussi notre petite ou grande maison d’édition, elle attaque même les innocentes conversations sans but matériel dont on a tellement besoin, au jour le jour…
Sixième passage.
« Avant de me glisser dans l’eau, je me cramponnerai encore aux souvenirs d’amour, aux conversations perdues, aux visages inquiétants, aux silences assourdissants, tout en reléguant mes témoignages hardis dans un vieux fichier anonyme que je vais moi-même archiver dans un dossier fantaisiste. »
Malheureusement, cher ami, ce qui vous sauve, gêne assez ceux qui vous lisent. Quelque part dans votre bouquin vous avez cité la phrase de votre cousin psychanalyste… Il a tout à fait raison : « il ne faut pas vanter la coulpe ». Mais, c’est exactement ce que vous faites ! Vous vous enveloppez bien, dans les fruits de votre désinvolture ! Les gens ne savent pas que vous êtes toujours fatigué, boitant et bossu. Ils n’imaginent pas votre vie spartiate et coincée dans les quatre murs. Car vous laissez jaillir l’image de quelqu’un qui est né avec la chemise, que les femmes adorent, qui ne fait aucun effort pour écrire vos mots coulants et magiques ! Vous ressemblez à Leopardi tandis qu’ils vous voient naviguer dans les plaisirs superficiels comme… Je ne veux pas vous faire la liste, car vous dépassez parfois les exemples les plus effrayants !
Septième passage.
« Il n’y a que ces traces amères des amours passés pouvant m’aider. Elles me sembleront sincères lorsque je trouverai la force, et la voix, pour dire adieu aux armes. »
Cette dernière phrase explique mieux que les précédentes votre façon de vous rapprocher du défi de la littérature. Une façon hésitante et contradictoire. Vous auriez besoin d’une leçon, de quelqu’un qui vous disait par le menu ce qu’il vous faut pour vous en sortir. Malheureusement, au moment où l’on est, vos efforts ne nous semblent pas suffisants ni à détruire, comme vous essayez de faire, ni à reconstruire le château de papier de votre roman.
Nous le refusons donc, après une réflexion attentive. Remettez bien vos armes dans un tiroir et sortez ! Accompagnez votre femme dans une « trattoria » aux bords de la mer, offrez-lui un « Aperol soda » et promenez-vous longuement, ensemble, sur la plage de Viareggio, essayant de garder la verticale ainsi que le souffle plein et régulier. Regardez l’horizon devant vous en profitant des petites contrariétés quotidiennes. Le temps est galant homme… surtout si l’on travaille bien, sans d’autres armes que l’amour. Le vrai amour ! Une belle fin de semaine à vous !
Vincenzo Cestino (2)
Giovanni Merloni
(1) que nous appelons « jeune » parce qu’il n’est pas connu.
(2) En français, cela devrait se traduire Vincent Corbeille.