
«Doppio arcobaleno su Roma», depuis archiwatch de Giorgio Muratore
Le « péché » : une question disproportionnée
Devant ce « double arc en ciel sur Rome », que je viens d’emprunter à mon ancien camarade de l’université, Giorgio Muratore, dont je fréquente de plus en plus assidûment le blog Archiwatch, je trouve le calme nécessaire pour revenir sur une des poésies du recueil « Avant l’amour », 149_« Je ne crois pas au péché ! » (Avant l’amour n. 17). Celle-ci peut représenter, en elle seule, la clé pour la compréhension de l’entière récolte de vers et, peut-être, les états d’âme et d’esprit de cette époque révolue, entre les quinze et les dix-neuf ans, où l’amour poussait à mes portes avec toute sa force subversive et destructrice tandis qu’une espèce de convention au-dessus de ma tête et en dehors de mon corps m’en empêchait vivement. Issu d’une famille laïque, je ne pouvais pourtant pas me soustraire aux conditionnements d’une société, autour de nous, fortement imprégnée de religion, de traditions et de tabous. C’est pour cela que ce « péché » dont je ne connaissais la profondeur ni la gravité m’inquiétait… de façon même disproportionnée…

« Je ne crois pas au péché », j’avais hurlé, emporté par une colère éphémère — ô combien explosive ! ô combien autodestructrice ! — comme si j’avais jeté (gauchement et même violemment) le café incandescent du petit déjeuner sur la gueule stupéfaite de mon père, la personne d’ailleurs la moins indiquée pour recevoir une telle gifle « symbolique ». Car mon père avait déjà tout compris, ayant déjà vécu cette rébellion… Mais là, ce n’était pas le juste moment pour exploser, parce que je n’étais qu’un godelureau maladroit emprunté à quelques histoires farfelues de plateformes de bus, sans appui ni substance… « Je ne crois pas au péché », ce fut la rébellion d’un jour, un geste insensé et solitaire, une violente déchirure, un acte de désobéissance qui fut pourtant accepté, élargissant les bras, jetant les yeux au ciel. Je ne croyais pas à cette loi qui avait réussi à pénétrer dans les quatre murs d’une famille de gens loyaux et sincères… Une loi rentrée par la fenêtre, qui voulait tout de même me transformer en pécheur invétéré et hypocrite, désireux d’indulgences, d’absolutions non sincères. Étranger à tous ces jeux de chantages moraux, à ces sombres troupeaux de pécheurs repentis déguisés en prédicateurs, je me savais incapable d’orchestrer un leurre quelconque, ainsi que des pièges et des mensonges. « Je ne crois pas aux leurres », je disais, « je ne crois pas non plus aux pièges, aux mensonges. Tous ceux qui leurrent, qui mentent et conçoivent des pièges, agissent impunément, protégés par la dictature de leur religion, de leurs lois funestes, de leur misérable et immense arrogance. Je ne crois pas aux fautes que l’on subit ou condamne au gré des circonstances. Je ne crois pas à la mort injuste parce que l’homme l’attend. Je ne crois ni n’espère. Dans ce monde vide de sens, sans amour et sans vérité mon esprit s’habitue, jour après jour, au manque de chance d’une vie violente impitoyable, inconnue. »

Depuis cette rébellion cinquante ans se sont écoulés ! Une distance même supérieure à celle qui me séparait alors de mon père rebelle et généreux. Comment transférer dans le présent cette douloureuse intuition d’un destin qu’on avait imposé à mon père et qu’on imposait à moi aussi ? Comment dire cela explicitement, sans perdre le rythme et le ton de ma voix d’alors, de cette voix sculptée en six mots : « je ne crois pas au péché » ? Oui, j’accepte de « boire le calice jusqu’à la lie », mais c’est un dialogue impossible celui qu’on voudrait tisser entre l’enfance de la vie et celle de la mort. Cinquante ans de distance c’est un trop long voyage. Il est impossible que la rouille et la boue ne se soient pas encastrées dans ce corps creusé, sillonné, écrasé, blessé à mort, ressuscité. On change, on mélange, on s’éloigne inévitablement de soi-même pour devenir un autre inconnu. Notre rébellion, notre agacement se mutent, imperceptiblement, d’une veille impatiente à l’autre, d’une veille contrariée à l’autre. À présent, cette incommunicabilité est évidente entre l’homme qui monte et celui qui descend tandis que plusieurs marches de cet escalier qui fut noble, généreux, enthousiaste ont disparu. À présent, les gens de moins en moins se rencontrent, de moins en moins se battent pour rester unis, nobles, généreux, enthousiastes. Je voulais vivre, je ne voulais pas vivre. Je veux mourir, je ne veux pas mourir. Je suis l’homme qui redevient enfant et ne trouve plus les mots. J’étais là-bas l’enfant qui devenait géant et ne savait rien de la vie…
Giovanni Merloni