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Argenteuil 7-19 décembre 2018 : ce fut une réussite !

07 lundi Jan 2019

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Argenteuil, Isabelle Tournoud, Louis Touboul

Argenteuil 7-19 décembre 2018 : ce fut une réussite !

Il y a juste un mois, le 7 décembre 2018, Monsieur Louis Touboul, acuponcteur, a invité ses amis thérapeutes, quelques-uns de ses patients les plus affectionnés et moi-même auprès de son cabinet de soins médicaux d’Argenteuil. Cette rencontre-vernissage conviviale, à l’enseigne de l’amitié et de l’échange, a occasionné l’exposition d’une quinzaine de mes tableaux les plus récents qui sont restés accrochés aux murs de la vaste salle d’attente jusqu’au 19 décembre dernier.

Puisqu’il exerce aussi à Paris, deux jours par semaine, dans le cadre de la Fondation hospitalière Sainte-Marie, Hôpital Saint-Joseph, je connais Monsieur Touboul depuis l’automne 2010. Ses soins m’avaient d’abord aidé à sortir d’une défaillance de la main et du bras gauche intervenue « par hasard » lors d’une opération en tout autre endroit. Ensuite, il m’a soigné physiquement et psychologiquement pour m’affranchir d’une série de soucis en chaîne jusqu’au moment où nos rencontres régulières (tous les mois) sont devenues surtout l’occasion pour des visites de contrôle fort ressemblantes aux consultations de bons médecins d’antan : pour moi, c’est le docteur Touboul qui fait périodiquement le diagnostic de mes hauts et de mes bas, par la grâce : de la grande sagesse et clairvoyance apprise auprès des Chinois ; de son impressionnante sensibilité qui lui donne la faculté de « voir » et de « cibler » les zones mal au point à partir de l’auscultation du pouls ; mais aussi, surtout, de sa façon « socratique », très humaine et discrète, de dialoguer avec ses patients par l’écoute et le conseil.

Pendant ces années, j’avais rarement parlé à cet ami thérapeute de mon travail de peintre. Très récemment, en attendant ma séance d’acuponcture, j’étais en train d’esquisser l’un de mes dessins en noir et blanc, et Monsieur Touboul en avait été surpris. Je lui avais alors promis de lui montrer, un jour, quelques photos de mes tableaux.
L’année dernière, encouragé et même sollicité par Isabelle Tournoud, mon amie sculpteur, j’avais repris à me consacrer de façon intense à la peinture, en réorganisant mon atelier chez moi. À septembre, Isabelle est venue à Paris avec sa fille Camille et a attentivement examiné mes derniers tableaux et dessins, avant de me conseiller de faire « au plus vite » un « book », comme on dit. En octobre, j’ai commencé à montrer mon « book 2018 » à plusieurs personnes, dont Monsieur Touboul. En lui montrant ces quelques photos je n’imaginais pas qu’il avait le même jour envisagé d’inviter un artiste pour faire déclencher une discussion avec ses collègues thérapeutes sur le rôle éventuel de l’art dans le soin de certaines maladies ou dans la récupération de sujets traumatisés.

Giovanni Merloni et Louis Touboul à Argenteuil le 7 décembre 2018

L’organisation de cette exposition a été très simple et économique. Monsieur Touboul m’a aussi aidé à résoudre la question du transport aller-retour des quinze tableaux de Paris à Argenteuil. Je suis arrivé à l’instant de l’inauguration juste un peu crevé… Mais cela dépend de mon âge et d’un certain « analphabétisme pratique » qui se sont affichés ce soir-là en toute leur évidence, après des années consacrées à l’écriture et à la vie sédentaire. Par conséquent, pendant au moins une demi-heure après l’ouverture des danses, personne ne s’est approché de moi pour me demander quoi que ce soit. Jusqu’au moment où l’on a découvert que c’était moi l’auteur des œuvres accrochées aux murs. Et lorsqu’on m’a dit qu’on croyait que le peintre de ces tableaux était jeune, j’ai répondu, bien réconforté : « Oui, en dépit de ma carcasse, je demeure jeune, avec tous mes esprits ! »

Giovanni Merloni

Entretien de Giovanni Merloni avec Isabelle Tournoud (Mon travail de peintre n. 1 : 1961-1982)

27 mercredi Avr 2016

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Interview sur ma peinture, Isabelle Tournoud

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Rome, via Calabria, début des années 50

Entretien de Giovanni Merloni avec Isabelle Tournoud (août 2010)

ISABELLE – Voici un an que je n’étais pas venue dans l’atelier de Giovanni Merloni J’avoue que j’avais oublié beaucoup de choses que je trouve aujourd’hui, comme ces deux mains en bois ou cette collection de disques 33 tours. La première fois j’avais eu l’ impression d’un grand espace vide.

MERLONI – C’était en juin, il faisait beau. C’était plein soleil. Tandis qu’aujourd’hui, à deux jours de la mi-aout, le ciel est typiquement parisien.

ISABELLE – Depuis combien de temps habitez-vous ici ?

MERLONI – Cela fait juste quatre ans.

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Isabelle Tournoud

ISABELLE – C’est déjà quelque chose. Vous en avez terminé avec l’installation, je crois. (Elle interrompt de parler pour filmer le petit espace, enregistrant un petit commentaire sonore) : — C’est un joli coin. Nous sommes pas loin du canal Saint Martin, on voit d’ici le pont à côté de l’écluse, une lumière presque aveuglante après la pluie. C’est très différent de vos paysages italiens, n’est-ce pas ?

MERLONI – Oui, c’est une scène nordique qui me fait penser aux Flandres, à Amsterdam, Copenhague plutôt qu’à Paris. Du moins au Paris que je connaissais avant de m’y installer.

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Carol Caracciolo, 1961

1961-1971

ISABELLE – C’est curieux le rapport entre votre peinture et les paysages… Rarement on y reconnaît des lieux, des maisons. Et vous ne faites jamais de portraits…

MERLONI – Si, j’essayais de faire des portraits. Mais surtout de petits coins de mon horrible quartier petit-bourgeois de Rome. Pendant une des premières visites à Paris avec mes parents, je faisais de dessins selon la manière d’Utrillo…

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Nonno col cappello (Grand-père au chapeau), 1964

ISABELLE – Vous ne m’avez rien montré de vos premiers dessins…

MERLONI – J’ai presque tout détruit, de mes premières ébauches. En fait la découverte de la peinture marqua pour moi le passage de l’adolescence à l’âge de raison.

ISABELLE – Vous écriviez aussi des contes, des poèmes…

MERLONI – Je garde le manuscrit de mon « Journal intime »… mais je ne sais pas ce que ça vaut.

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Volti al buio (Des gueule dans le noir), 1961

ISABELLE – Dans tout ce que vous m’avez montré de cette période, on a l’impression d’une souffrance souterraine, sinon d’une véritable angoisse. Surtout dans les nombreux « visages » au pastel et à la cire…

MERLONI – En 1964, revenant d’un deuxième voyage à Paris et en Belgique, j’ai pris ma décision. Je ne me sentais pas à la hauteur de devenir un homme de lettres et je n’avais pas le courage de prendre tout de suite la route de l’artiste. Mes parents m’auraient de toute façon empêché de le faire. J’ai opté finalement pour les cours d’architecture, probablement pour me punir, sans imaginer que ce choix m’amenerait dans une démarche humaniste et altruiste. L’architecture a été aussi pour moi une grande source d’inspiration.

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Periferia (Banlieue), 1963

ISABELLE – Vos dessins et vos tableaux sont un hommage continu à cette architecture… Mais vous l’avez exercé, après, ce métier d’architecte ?

MERLONI – Je me suis occupé surtout d’urbanisme, d’environnement et de problèmes du territoire. On n’arrive presque jamais à dessiner exactement des lieux ou des espaces pour y vivre… mais on peut essayer de les rendre plus beaux. En plus, il y a un côté avocat et engagement politique qui est incorporé dans l’urbanisme qui me plait. J’ai hérité ça de mon père.

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Teatrino (Théâtre des marionnettes) 1963

ISABELLE – Vous êtes né au lendemain de la libération, en 1945…

MERLONI – Oui, mon père, socialiste, et mon oncle de part de ma mère, communiste, avaient été partisans. Tous les deux ont consacré leur vie à la politique, sans pourtant renoncer à une primordiale idée de liberté, même s’ils étaient des militants de la gauche.

ISABELLE – Je me demande ce qu’ils ont dit le jour de l’invasion de la Hongrie.

MERLONI – Ils ont violemment discuté entre eux. Mon père était dur et intransigeant, mon oncle défendait le choix des Russes. Moi j’écoutais, plein d’angoisse, leur voix dans un couloir sombre. J’avais onze ans. Après je crois que mon oncle a beaucoup réfléchi, jusqu’à prendre par la suite des positions très proches de celles de mon père.

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Coppia rossa e nera (Couple rouge et noir), aquarelle
sur papier 70 x 40, 1970

ISABELLE — Vous avez grandi pendant la guerre froide. Vous avez donc respiré cette confrontation idéale continue entre deux visions opposées de la vie et de l’histoire…

MERLONI — Je pense que chaque artiste ne doit pas oublier certains passages dont il a été témoin. En 1963, avec Jean XXIII, le pape ouvert à la gauche et le premier gouvernement de centre gauche, il y eut en Italie un moment d’espoir. Ce fut aussi l’année où l’on a risqué la troisième guerre mondiale à cause de Cuba, et aussi l’année où j’essayai de m’engager politiquement, en signant mon adhésion à la Jeunesse communiste. Mais j’étais encore très timide et j’avais une forte empreinte libertaire. Je pensais avec ma tête et je ne supportais pas ce climat un peu lugubre qu’on respirait dans les séances de la section.

ISABELLE – Nous sommes arrivés en 1964, l’année de votre retour de France et de vos choix de vie : l’université d’abord mais aussi l’art et votre engagement politique.

MERLONI – Juste en rentrant en Italie, nous sûmes que Togliatti, l’ancien chef du parti communiste, venait de mourir. J’eus la chance d’être présent aux gigantesques funérailles .Renato Guttuso les a d’ailleurs peintes de façon admirable. C’était le jour du « mémoire d’Yalta ». Je sympathisais avec cette idée du « socialisme au visage humain » qui faisait rêver.

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Arlecchino e sua moglie (Arlequin et sa femme), aquarelle
sur papier 70 x 50, 1970

ISABELLE – Vous êtes un artiste, un homme libre, très prudent face aux exagérations des autres, mais vous pouvez devenir parfois très engagé ou rebelle.
Mais revenons à la peinture. À dix-neuf ans, vous aviez déjà appris beaucoup de choses. Vous aviez suivi des cours de peinture ?

MERLONI – Jamais. On peut dire que je suis autodidacte, surtout pour ce qui concerne les techniques et les couleurs. C’est vrai que pendant ma formation d’architecte je préférais le dessin à main levée plutôt que le dessin à la machine… Peut-être ai–je appris beaucoup de choses utiles pour la peinture en devenant architecte, même si mes études n’ont pas été très approfondies… Ce furent quand même cinq ans très engageants, pendant lesquels j’ai écrit des rapports, des textes politiques, des thèses mais j’ai peu dessiné ou peint des sujets à moi.

ISABELLE – Vous avez tout jeté ?

MERLONI – Non… mais la période entre ’64 et ’69 a été compliquée pour moi. La mort de mon père a été très douloureuse à vivre. Ensuite il a fallu que je m’adapte à ce monde faux, flou et « terroriste » des architectes — professeurs, assistants et camarades plus vieux que moi. Enfin affectivement je me cherchais.

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Coniugi rosa (Epoux en rose) aquarelle sur papier 70 x 50, 1970

ISABELLE – Entre le 1964 et le 1969 il faut se souvenir de 1968, si je ne me trompe pas… Est-ce que cette année terrible et même trop célébrée a eu un rôle important aussi pour vous ?

MERLONI – Oui. Le premier mars 1968, j’étais à la fameuse « bataille » de Valle Giulia, avec mon frère, étudiant de droit. Nous étions surtout des spectateurs, même si nous étions mêlés parmi la foule qui pour la première fois osait se révolter contre la police…

ISABELLE – Donc, après cette journée, votre parcours artistique aussi a subi des déviations…

MERLONI – Je ne sais pas. Je vous ai dit qu’alors je ne peignais pas. Ma vie était entre parenthèses. Mon père était mort et je devais conclure mes études, d’une façon ou de l’autre. C’est vrai qu’après la révolte et tout ce qui s’est passé en Italie, en France et en Europe, tous mes critères et repères ont changé. J’ai dû abandonner mon apprentissage individuel et partager les chances et les risques d’un apprentissage collectif, par groupes.

ISABELLE – Qu’auriez-vous voulu faire ?

MERLONI – Je prêchais une action d’arrière-garde, qui devait s’occuper de la substance de nos études et de notre travail futur. Mais j’ai été emporté par la même vague que tous les autres…

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Ciclista (Cycliste) aquarelle sur papier 50 x 35, 1970

ISABELLE – Et voilà l’année 1970, une période très prolifique pour votre peinture. Que s’est-il passé cette année là ?

MERLONI – Je me suis marié, je suis devenu père, j’en ai fini avec l’université et j’ai commencé à travailler comme professeur de dessin et histoire de l’art dans un lycée de Rome.

ISABELLE – Étiez-vous heureux ? Ces aquarelles donnent une impression d’angoisse et de peur. Tous ces couples aux yeux fixés dans le vide, ces hommes avec le Borsalino sur le nez, ces femmes affligées…

MERLONI – En réalité, même si mes devoirs précoces m’oppressaient, j’avais trouvé – ou retrouvé – dans la peinture une façon de donner de la liberté à mes cauchemars.

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Folla con palloncini (Foule et ballons) aquarelle sur papier 50 x 70, 1971

ISABELLE – Ce fut une surprise pour votre entourage ? Quelle fut la réaction à tout cela ?

MERLONI – Les amis appréciaient et aussi ma famille me soutenait. Mais c’était évident que je ne pouvais pas élever un enfant et devenir peintre. Ma mère m’emmena voir quelques galeristes. Une marchande de tableaux [Adele Amaduzzi] vendit à Paris trois ou quatre de mes aquarelles… mais était-ce suffisant pour prétendre à une carrière d’artiste ?

ISABELLE – Je trouve dans votre travail de cette période un peu tout le mouvement de l’art figuratif des années ’40 et ’50…

MERLONI – On disait que j’avais quelque chose de Sironi. Mais, à cette époque, j’étais très ignorant. A part Le Corbusier, Mondrian, les grands du passé et les peintres que j’avais vus quelque part à Rome : Ennio Calabria, Maccari, Vespignani, Guttuso je ne connaissais que peu l’histoire de l’art du XXe siècle.

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Operaio (Ouvrier) aquarelle sur papier 70 x 35, 1970

ISABELLE – Vous étiez, je crois, en quête d’une issue : d’un côté il y avait la recherche d’un travail, les responsabilités familiales et de l’autre une sorte de lyrisme primitif, une ironie naïve…

MERLONI – Ce fut une période encore plus difficile que celle que j’avais vécue pendant mes études à l’université. Les occasions de travail à Rome étaient très modestes pour moi. J’avais été chassé de l’enseignement à cause de mon indulgence envers les étudiants en révolte. J’ai quand même trouvé un petit boulot chez un architecte. Fasciné et convaincu par la figure exemplaire d’Enrico Berlinguer, qui était vraiment « un socialiste au visage humain », j’ai adhéré au parti communiste de mon quartier. Cela m’a donné l’occasion de faire mes premières affiches et de réaliser un documentaire-pamphlet contre la spéculation immobilière à Rome. Un film malheureusement perdu qui avait été apprécié pour sa façon originale de traiter ce sujet compliqué.

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Sogno con albero e palloncini (Rêve avec un arbre et des ballons)
aquarelle sur papier 50 x 70, 1973

1972-1982

ISABELLE – C’est en mai 1972 que vous avez laissé Rome pour Bologne.

MERLONI – S’il n’y avait pas eu le trait d’union de la peinture, je dirais maintenant qu’en mai 1972 ma vie adulte a commencé avec une véritable rupture avec le passé. C’est vrai que j’ai gardé un certain nombre d’amis à Rome et que je n’ai jamais coupé mes liens avec mes frères et cousins, auxquels je suis resté toujours dévoué. Mais Bologne c’était le travail choisi et surtout la ville d’élection.

ISABELLE – Vous aviez finalement trouvé un bon travail…

MERLONI – Dès les premiers jours, je me suis trouvé à Bologne dans un contexte idéal. La région Émilie-Romagne, qui venait d’être constituée depuis deux ans, représentait le point plus avancé dans le nouveau système des autonomies. On attendait qu’elle montre la voix d’un changement économique, social et culturel pour toute l’Italie. Bologne c’était le phare à la hauteur de ces espoirs. Un grand nombre d’intellectuels et de professionnels reconnus étaient là, tout engagés vers le même but. Moi aussi j’étais là : un jeune encore inexpert en urbanisme et aménagement du territoire, mais désireux de faire de mon mieux.

ISABELLE – Cela vous a donc distrait de vos aspirations artistiques…

MERLONI – Oui, évidemment. Je me suis plongé dans cette fascinante matière qu’est l’urbanisme sans avoir de temps pour pouvoir peindre. Mais je dessinais toujours, même dans les réunions les plus sérieuses, et je profitais de toute pause pour reprendre mes pinceaux.

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L’aquilone (Le cerf-volant) aquarelle sur papier 50 x 70, 1973

ISABELLE – Et voilà votre première exposition, à Forlì, en avril 1973.

MERLONI – Suivie par une exposition collective à Cesena et une deuxième personnelle à Castrocaro. Je n’ai pas encore mentionné, après le travail et la peinture, un troisième aspect aussi important sinon décisif de cette période inoubliable. Loin de Rome, j’étais plus tranquille grâce à la certitude du travail fixe. Ma crise conjugale, jusque-là cachée, explosa. À cette époque, j’étais devenu un personnage peu recommandable qui tombait facilement amoureux. Je retrouvais une jeunesse sacrifiée. Un curieux équilibre se réalisait entre les diverses pulsions qui me traversaient.

ISABELLE – Cependant, les tableaux de cette période sont encore tristes et angoissés…

MERLONI – Oui, mais après l’exposition de Forlì, Cesena et Castrocaro quelque chose de nouveau arriva. J’ai commencé à être reconnu. J’ai aussi rencontré le peintre Alieto Ragazzini qui m’a donné de précieux conseils. Ma petite renommée m’offrit aussi des occasions dans le milieu de travail. On me chargea de la réalisation de plusieurs affiches, ce qui me donna une nouvelle confiance dans la technique du collage.

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Orlando furioso I (Roland furieux), encre de chine sur papier 70 x 50, 1974

ISABELLE – Je trouve très intéressant ce travail à l’encre de Chine, en noir et blanc…

MERLONI – Ce sont de grands dessins que j’ai faits entre ’73 et ’74 et que j’ai exposés après à Ferrare, près du Centre des Activités visuelles du « Palazzo dei Diamanti ». J’y ai illustré des chants et des personnages du « Roland furieux » de l’Arioste.

ISABELLE – Comment cela est-il arrivé ?

MERLONI – Un ami à moi [Franco Cazzola] suivait avec indulgence mes exploits de peintre. Un jour, il m’emmena chez le maître Franco Farina. C’était un homme extraordinaire, qui dirigeait de façon très intelligente et ouverte la Galérie d’Art moderne de Ferrare, un centre d’exposition de première importance. Je fis voir mes aquarelles que Farina examina très attentivement avec une grosse loupe… « Vous êtes très sensible aux vicissitudes humaines », me dit-il. Ensuite, il me proposa d’illustrer tous les chants et tous les personnages du « Roland furieux ». En sortant de son bureau, j’étais déçu. Mon ami me fit comprendre que Farina ne s’était pas moqué de moi… Six mois plus tard, juste après la naissance de mon deuxième fils, je lui avais livré mon travail. Fin juin il m’appela. Pendant trois mois – du 30 juin au 30 septembre —, j’ai eu la chance d’exposer à côté du Palazzo des Diamanti, dans une grande salle à l’étage. Au rez-de-chaussée, il y avait une importante exposition de Fabrizio Clerici.

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Orlando furioso II (Roland furieux), encre de chine sur papier 70 x 50, 1974

ISABELLE – Vous avez dû profiter de cette occasion unique !

MERLONI – En réalité, je me trouvais dans une situation tout à fait particulière. L’ année ’74 marqua un moment unique dans l’histoire de L’Italie. Ce pays fortement catholique dit NON au référendum qui voulait abolir le divorce.

ISABELLE – Vous avez dû travailler sur ce projet professionnel, mais avez-vous pu vous rendre à votre exposition à Ferrare ?

MERLONI – Pendant trois mois, je ne me suis rendu que trois fois dans les locaux de l’exposition. Peut-être avais-je peur d’un succès que je n’avais pas envisagé ? Je ne sais pas… ou peut être pas le temps !

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Orlando furioso III (Roland furieux), encre de chine sur papier 50 x 35, 1974

ISABELLE – Pour en revenir à votre travail vous avez trouvé une façon originale de raconter l’œuvre d’Arioste, cette « histoire de geste » tout à fait labyrinthique et très difficile à placer dans l’espace. Comment cela a-t-il été possible ? Je vois un style nouveau qui se détache beaucoup vis-à-vis des aquarelles exposées en Romagne l’année précédente.

MERLONI – Jusqu’à cette exposition, on peut dire que je dessinais en cachette, à côté du travail de peinture. J’avais pris cette habitude de dessiner à l’encre de chine des visages, des personnages dans un paysage architectural très vague et approximatif. Je pense que mon acquis d’architecte se montrait encore timidement, à la recherche d’un rôle spécifique. J’utilisais aussi beaucoup ma plume et l’encre de Chine pour travailler les tableaux mais le résultat n’était, à mon avis, pas concluant.

ISABELLE – Il y a un sentiment de culpabilité dans votre récit. On a l’impression d’une expérimentation qui n’est pas totalement consciente de sa valeur et de sa force.

MERLONI – Je crois que chaque artiste est toujours en lutte avec soi-même. Moi j’étais très exigeant et peut-être exagérément inquiet de mes limites techniques. Et je ne savais pas jouer la provocation. Du moins pas jusqu’au bout.

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Gulliver, encre de chine sur papier 35 x 50, 1976

ISABELLE – Vous aviez réussi un grand exploit avec le « Roland furieux », mais les aquarelles des années précédentes n’étaient pas moins bien.

MERLONI – Voilà un point sur lequel je n’avais pas réfléchi. C’est vrai qu’en cette période j’écrivais des phrases, des vers venant de mes poésies. C’était vraiment une nouvelle façon de m’exprimer, je faisais en même temps de la peinture et de la poésie.

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La primavera è la tua mano (Le printemps est ta main) technique mixte
sur papier 50 x 70, 1976

ISABELLE — Pendant le reste des années soixante-dix, jusqu’au 1983, on observe une sorte d’hésitation… tandis que les tableaux exposés à Bologne en ’76 étaient formidables.

MERLONI – Certaines critiques que j’ai reçues pendant cette exposition sur mes derniers travaux m’ont conduit à beaucoup douter. Après, j’ai pensé que je ne devais plus faire de dessins en noir et blanc sur le modèle du « Roland furieux » et surtout que je ne devais plus « écrire » quoi que ce soit sur les tableaux.

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Tierra prometida, technique mixte sur papier 50 x 70, 1977

ISABELLE – C’est dommage, parce que c’était votre façon spécifique de vous exprimer, je crois. J’ai l’impression que certains de vos poèmes pourraient s’inscrire merveilleusement dans vos dessins.

MERLONI – Je vous remercie pour cette reconnaissance. En fait, pendant des années je ne me suis pas seulement obligé à renoncer à l’intégration poétique. J’ai tenu le dessin d’un côté et la peinture de l’autre. Je me disais que mon dessin était ironique sinon caustique et que ma peinture était lyrique sinon dramatique.

ISABELLE – Donc, vous avez choisi un parcours plus traditionnel, du moins au point de vue technique. C’est ça ?

MERLONI – Oui, de quelques façons. J’avais besoin de toucher un niveau technique plus solide. J’ai dû attendre de conditions favorables pour rapprocher entre eux le dessin et la peinture. Il suffit de regarder les premiers tableaux que j’ai faits en 1983, quand finalement j’ai eu l’espace pour peindre en liberté.

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Giovanni Merloni au travail, 1973

(continue ci-dessous dans un nouvel article)

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Entretien de Giovanni Merloni avec Isabelle Tournoud (Mon travail de peintre n. 2 : 1983-1994)

27 mercredi Avr 2016

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Interview sur ma peinture, Isabelle Tournoud

 

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1983-1990

ISABELLE – En 1983, vous êtes à Rome, rentré de Bologne depuis cinq ans. Vous habitez avec votre nouvelle épouse…

MERLONI – Je ne rentrerai pas dans tous les détails, mais en novembre 1977 je suis revenu dans ma ville natale. J’avais divorcé et m’étais remarié. Je devais assumer mes deux fils. Je devais gagner plus d’argent. J’ai donc renoncé au poste fixe à Bologne et me suis installé en profession libérale. Un cycle très favorable de ma vie se terminait… J’ai travaillé sans relâche pendant 5 ans avant de retrouver les forces et l’esprit pour recommencer à peindre.

021_arlecchino 180 Arlecchino (Arlequin) aquarelle sur papier 50 x 35, 1983

022_equilibrista 83 180 Equilibrista (Équilibriste) aquarelle sur papier 50 x 35, 1983

023_i cappelli 83 180 I cappelli (Les chapeaux) huile sur toile 50 x 70, 1983

ISABELLE – C’est étonnant de voir que vous avez repris votre peinture là où vous l’aviez laissée. En très peu de temps, vous avez fait des pas de géant. Cet « Arlequin », cet « Équilibriste », ces « Chapeaux » — votre première huile — font écho aux premiers tableaux de 1970. Il y a la même force mais le long travail invisible du dessin y est mieux maîtrisé.

MERLONI – Merci.

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Il giardino (Le jardin) huile sur toile 100 x 150, 1984

ISABELLE — En 1983, nous remarquons donc un nouveau commencement, après celui de 1970. On observe beaucoup d’éléments nouveaux, soit sur le plan technique soit sur celui des sujets : vous vous êtes confronté à la peinture à l’huile et en même temps vous ne vous êtes plus borné seulement aux thèmes du couple… Je vous vois aussi affranchi du complexe du « Roland furieux »…

MERLONI – C’est rare de rencontrer un artiste qui n’a pas un travail alimentaire à côté de son travail artistique pour assumer, entre autre, ses engagements familiaux. Je pensais qu’un travail fixe, même modeste, donne plus de liberté pour créer. Mais quand on a l’assurance d’un poste , on est gâté , on gaspille son temps. En 1983, je me consacrais à ma profession libérale, je ne prenais pas le temps de respirer… et pourtant j’ai quand même trouvé l’énergie pour travailler de façon continue, beaucoup mieux qu’auparavant.

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Autoritratto (Autoportrait) huile sur toile 80 x 60, 1984

ISABELLE – Tous les artistes dignes de ce nom sont des contestataires. Quand on a le temps de vivre, on a le temps de peindre. Comment avez-vous retrouvé cette énergie pour vous remettre à peindre ?

MERLONI – À la reprise du 1983, j’avais besoin de vider ma boîte de Pandore. J’avais aussi de nouvelles idées, qui venaient d’une longue phase de calme et de réflexion. Je voyageais beaucoup entre Rome et Bologne, Rome et Parme – en voiture ou en train —, je lisais beaucoup, et surtout j’écoutais de la musique. J’étais devenu, à ce moment-là, un mélomane très expert des pièces de Mozart, Rossini et Verdi. Je connaissais par cœur toutes ces intrigues, ces personnages… Dans mon esprit, les héros de l’Arioste étaient des figures sans poids, toujours démesurées, toujours en train de se déplacer — sur des chevaux ailés ou sur des chars du Soleil – d’un quartier à l’autre d’une ville invisible. Je les voyais dans des nuages et mes nuages se transformaient sans effort en immenses lits fabriqués pour l’amour…

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Pittura o architettura? (Peinture ou architecture ?)
huile sur toile 100 x 150, 1986

ISABELLE – Les personnages qui accompagnent votre « rentrée » restent quand même encore un peu dans les limbes. Comme s’ils avaient des empêchements à s’appuyer sur terre…

MERLONI – Entre 1983 et 1989, je voulais m’éloigner de cette galaxie sans forme que j’avais recherchée dans mes œuvres précédentes. Je voulais m’affranchir de la parole. Donc, j’ai davantage peint que dessiné. Mes dessins de cette période sont plutôt des fragments, des notes. Je faisais des croquis pour placer l’essentiel de mes futurs tableaux. Après je peignais, soigneusement, à la recherche d’un résultat évident.

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La città (La ville) huile sur toile 100 x 150, 1985

ISABELLE – Cependant, si l’on regarde bien vos premiers grands tableaux (« Le jardin », « La ville », « Le rêve de don Juan »), au-delà de cette joie des couleurs et de cette étrange façon de peindre à l’huile comme si c’était de l’aquarelle , vous êtes pas loin de votre traduction de l’Arioste et du monde « émotionnel » des premiers tableaux du 1970.

MERLONI – Oui, merci de me le dire, je n’y avais pas beaucoup réfléchi. J’en suis très content, maintenant. Alors, je pensais surtout que je n’étais pas un illustrateur, que je ne pouvais jamais m’exprimer à travers des bandes dessinées. Mais c’est vrai que je suis un narrateur. J’avais raconté le « Roland furieux » à ma façon, d’abord le traduisant et le réécrivant avec mes mots et mon esprit. J’ai raconté de la même façon « Les Noces de Figaro » et « Così fan tutte ». J’ai mis debout mon monde à moi.

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Sogno di Don Giovanni (Rêve de Don Giovanni) huile sur
toile 100 x 150, 1986

ISABELLE – C’est une espèce d’expressionnisme de l’esprit, une nécessité de la pensée « fabricante » de sortir des contraintes de la vie, des bornes que vous-même placez sur votre route. En même temps, il me semble que vos tableaux sont eux-mêmes des personnages, avec qui vous dialoguez.

MERLONI – À la veille de la mort de ma mère, j’étais en train de corriger pour la énième fois la figure féminine à droite du « Rêve de don Juan ». Sur sa tête il y a une coupole rouge. Je pensais à Florence, à nos voyages familiaux dans lesquels ma mère nous racontait magiquement l’histoire des statues que nous allions bientôt voir. En ce moment là, j’écoutai une voix sereine et solide lire le chapitre de la mort de don Quichotte. C’était un des plus vieux amis de ma mère, fameux acteur et metteur en scène du théâtre italien…

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Equilibrista (Équilibriste) huile sur toile 80 x 60, 1989

ISABELLE – Dans votre peinture, on a toujours le sentiment d’une menace, d’une douleur dont les personnages peints ont conscience. Mais il y a aussi quelque chose qui nous aide à relativiser cette douleur, à ne pas y croire totalement…

MERLONI – Il y a des équilibristes partout, dans mes tableaux, et même des acrobates et des mangeurs de feu. Encore le spectacle dans la rue, encore la rue qui devient théâtre.

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Coppia verde rosa e celeste (Couple vert rose et céleste) aquarelle sur papier 35 x 50, 1983

ISABELLE – Finalement, en 1989-90, vous avez sorti de chez vous les tableaux que vous aviez travaillés pendant des années. Vous avez eu encore un succès.

MERLONI – Fin 1989 un collègue architecte m’invita à exposer dans son studio pendant une fin de semaine. Ce fut peut-être le fait de rapprocher ces deux mondes – l’art et la profession libérale —, jusque-là séparés, qui me poussa à exposer mes œuvres. A cette occasion, je m’aperçus que j’avais un public et des collectionneurs qui aimaient mes tableaux.

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Le nozze di Figaro (Les Noces de Figaro) huile sur toile 70 x 100, 1983

ISABELLE – Si vous me permettez de le dire, j’ai l’impression d’un certain hasard dans vos décisions de sortir de la solitude de l’atelier pour vous exhiber devant le public. Je vois qu’après cette occasion de 1989 vous avez fait une exposition importante en 1990. Quelqu’un vous en a donné la chance ?

MERLONI – Pendant un mariage, j’avais rencontré mon cousin Paolo Perrotti, de dix-neuf ans plus âgé que moi que je ne voyais plus depuis longtemps. Il était le chef d’un groupe de psychanalystes très actifs et engagés qui avait beaucoup travaillé dans le sens d’une psychanalyse sociale, populaire . Il s’occupait aussi de gens faibles et marginaux. En même temps, au cours de séminaires qu’il tenait toutes les semaines près du « Spazio psicoanalitico » — « Espace psychanalytique » de rue de la Luce —, mon cousin lançait des thèmes parallèles – littéraires, artistiques, théâtrales, cinématographiques ou politiques – très intéressants et stimulants pour moi.

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La tavola (La table) aquarelle sur papier 70 x 50, 1983

ISABELLE – Et vous avez participé à ces séminaires ?

MERLONI – D’abord, Perrotti est venu chez moi voir mes tableaux avec le groupe nombreux des thérapeutes qui travaillaient avec lui. Ce fut comme un rêve : cette communauté très vivante et sympathique montra tout de suite de l’intérêt pour ce que je faisais.

ISABELLE – Vous aviez trouvé en même temps des mécénats et des amis. qui vous ont aidé à vérifier que votre peinture avait atteint un certain stade de maturité.

MERLONI – Mon activité artistique a toujours été beaucoup plus solitaire que mon travail d’architecte-urbaniste… Mais c’est vrai que pour la deuxième fois quelques « divinités » ont voulu s’occuper de moi…

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Viaggio in Italia (Voyage en Italie) aquarelle sur papier 50 x 70, 1983

ISABELLE – La première c’était cet homme bienveillant de Ferrare, n’est-ce pas ?

MERLONI — Oui, Franco Farina, directeur d’un musée très connu et estimé dans le monde. Il travaillait avec l’esprit et aussi les méthodes d’un artiste. Le deuxième a été mon cousin. Il m’a invité à exposer mes tableaux dans un nouveau laboratoire de Psychanalyse, qu’on était en train d’aménager dans le quartier de San Lorenzo. Les salles étaient vides et je pouvais y pendre tout ce que je voulais.

ISABELLE – Vous avez publié en cette occasion un très beau catalogue. Il vous a permis de réfléchir sur votre travail, n’est-ce pas ?

MERLONI – Oui, bien sûr. J’ai pu réaliser, avec la collaboration généreuse du groupe des psychanalystes, ma première exposition « anthologique », dont le catalogue a été l’efficace représentation.

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Oblio e saggezza, trittico (Oubli et sagesse, triptyque)
huile sur toile 100 x 210, 1990

ISABELLE – La psychanalyse vous a inspiré ?

MERLONI – Oui. Un soir, après un séminaire très fascinant sur la « pensée mobile », pendant un souper collectif, Perrotti me parla de son projet de tableau. Un grand triptyque sur le thème un peu mystérieux de « l’oubli et la sagesse ». Chacun de nous peut se trouver piégé dans l’oubli ou délivré par la sagesse. Il me proposait trois personnages très célèbres : Torquato Tasso, un poète connu en France, celui de « Jerusalem liberé », Robinson Crusoe de Daniel Defoe et Gulliver de Jonathan Swift ! Un « trio » sans tête ni queue.

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Gulliver (part.) huile sur toile 100 x 70, 1990

ISABELLE –Il a apprécié le résultat ?

MERLONI – Perrotti et ses collèges aimaient mes grands formats. Ils y reconnaissaient sans doute le même penchant pour les « vicissitudes » devinées par Franco Farina en 1973. Ils avaient bien compris aussi que j’étais suffisamment inconscient pour me lancer dans une aventure semblable. J’y réussis. Et ce triptyque ne fut que le premier d’une série.

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Don Giovanni et le donne-albero (Don Giovanni et les femmes-arbres), part.
huile sur toile 100 x 80, 1990

ISABELLE – Oui, vous m’avez montré le polyptyque consacré au premier acte du « Don Giovanni » de Mozart. Je vois deux résultats différents. Dans « Oubli et sagesse », votre voix intérieure se manifeste, tandis que dans la scène lyrique la musique et le jeu prennent un peu le dessus.

MERLONI – Peut-être ai-je eu hâte de réaliser cette deuxième œuvre dont personne ne m’avait chargé. J’y vois moi-même des vides et des idées inachevées. Mais ce tableau a été le père d’une production suivante qui correspond bien à ma vision de la peinture.

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L’abbraccio (L’étreinte) aquarelle sur papier 35 x 50, 1992

ISABELLE – Antonello Trombadori, dans votre catalogue, soutient que vous avez retenu, plus ou moins consciemment, la leçon de Chagall et des futuristes Russes… Il parle de Larionov et de Madame Gonciarova, deux artistes qui ont vécu et travaillé à Paris jusqu’à la mort.

MERLONI – D’abord, je me sens débiteur surtout envers les expressionnistes, de Klimt et Munch au « Blaue Reiter » — le « Cavalier bleu » —, jusqu’à Grosz et Kandinsky. Je considère encore inachevé le passage de l’expressionnisme à l’art abstrait. À part cela, quand je peins je pense à Goya, Rubens et Renoir.

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Rigoletto, aquarelle sur papier 40 x 160, 1991

ISABELLE – C’est banal, mais je vous le dis : « j’ai l’impression que vous cherchez toujours la femme dans vos dessins comme dans vos peintures»

MERLONI – La femme, l’amour et son illusion tragi-comique, la confrontation continue avec la mort – qu’on retrouve autant dans le Roland furieux que dans les chefs-d’œuvre de Mozart — me donnent la force d’agir et de peindre. C’est là peut-être mon côté naïf, ingénu à vrai dire.

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Rigoletto part. II aquarelle sur papier 40 x 80, 1991

ISABELLE – Vous n’êtes donc pas vous-même un personnage pathétique, comme vous disiez l’autre fois ?

MERLONI – Non, absolument, je ne crois pas. Je cite parfois, pour me moquer de moi, une phrase d’un film de Ken Russel où Tchaikovskji est appelé ainsi. Il peut d’ailleurs arriver à chaque artiste d’être pathétique, en certains moments de sa vie. C’est la dynamique de la souffrance. Ce sont mes personnages qui ont souvent un côté pathétique. Il y a toujours du ridicule dans la vie ! Et moi je rentre parfois dans les personnages de mes tableaux. Là, je suis moi aussi pathétique, comme les autres.

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Riflessioni e carrozze (Réflexions et carrosses) aquarelle
sur papier 50 x 70, 1991

1991-1994

ISABELLE – En 1991, une phase nouvelle se déclenche, je crois. Vous commencez à dessiner de façon systématique, tous les jours, toujours à l’encre de Chine. Des dessins élégants et inquiétants, qui font la base pour des aquarelles ou des huiles. Quelle fut la raison de cette reprise ?

MERLONI – Ce fut le carnet aux pages blanches qu’on me donna en juin 1990 au séminaire de psychanalyse sur le thème de « L’oubli et la sagesse ». En général on y écrit des notes ou l’on y fait des gribouillis. Moi j’y avais fait des dessins au crayon qui servaient de notes sur ce que les orateurs avaient dit. En janvier 1991 j’eus un moment très critique dans mon travail d’architecte. Tout était arrêté, peut-être à cause de la guerre du Golfe. Je passais donc beaucoup de temps devant la télévision qui nous flanquait à la tête cette guerre terrible. Alors, je dessinais, continument. À partir de ces jours, mon journal dessiné commença.

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La ragnatela di parole (La toile d’araignée de mots) encre de chine sur papier 15 x 10 cm, 1991

ISABELLE – Mais je ne vois pas encore un rapport serré entre les dessins et les tableaux.

MERLONI – En juin 1991, j’ai eu une deuxième invitation, deux nouveaux carnets et, là aussi, des pages blanches à remplir. Là j’avais ma plume à l’encre de chine et je fis un travail plus efficace. J’avais si bien « noté » ce qu’on avait dit qu’on me chargea de faire des tableaux partant des dessins de ce jour-là.

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Il volo dell’alpino (Le vol de l’alpin) aquarelle sur papier 50 x 70, 1993

ISABELLE – De ces dessins « inconscients », vous avez tiré des aquarelles assez divinatoires et après des peintures très intenses. On les retrouve dans les expositions de Parme (1991) et de Pescara (1992).

MERLONI – Le dessin original était très simple. Cela a donné aux aquarelles une légèreté particulière. Tous les tableaux de cette série ont été vendus.

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Il guado (Le gué) aquarelle sur papier 70 x 50, 1992

ISABELLE – En octobre 1992, à Morlupo (Rome), on observe encore un changement. On voit réapparaître certaines expressions dramatiques des tableaux de ’70 et de ’73. Qu’est-ce qui s’est passé ?

MERLONI – Suite à la grave crise de ma profession libérale en février 1992, j’ai eu la possibilité d’être embauché à nouveau dans l’administration publique, le Génie civil. Pour épargner de l’argent, je me déplaçais avec le petit train qui reliait mon quartier périphérique à la gare « Ostiense » et je faisais de longs parcours à pied. J’avais le sentiment de commencer une vie nouvelle : j’écrivis une poésie que j’eus l’occasion de lire à Pescara le jour du séminaire psychanalytique sur « Les enfants du NON » et de l’exposition de mes tableaux dont le sujet était tiré des dessins faits en 1991.

ISABELLE – Cette lecture au séminaire et le petit train de votre « nouvelle vie » ont-ils quelque chose à voir avec l’exposition de Morlupo, titrée « Abandonner Rome » ?

MERLONI – Bien sûr. Dans mon parcours, les jours et les mois ont un poids considérable. Lorsque j’exerçais ma profession libérale, je n’avais presque pas conscience de vivre à Rome, j’ y habitais mais je voyageais et travaillais en plusieurs endroits différents. Dans les bureaux du Génie civil, ce n’était pas exactement le travail auquel j’aurais pu prétendre selon mes caractéristiques professionnelles, je commençais à haïr ma bien-aimée Rome, la ville où je suis né. Je préférais Bologne. En juin j’ai lu ma poésie sur le petit train et en octobre je désirais déjà m’en fuir de Rome. À Morlupo j’ai accroché aux murs de la galerie communale dix poésies, dont les vers que j’avais lus à Pescara, sous le titre de « Abandonner Rome ».

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Sott’acqua (Au-dessous de l’eau) aquarelle sur papier 50 x 35, 1993

ISABELLE — Par contre, ces deux ans et demi que vous avez passés dans le Génie civil de Rome vous ont donné une condition idéale pour la peinture. Vous avez travaillé beaucoup, vous avez pu faire des expositions et même obtenir des reconnaissances et des critiques favorables.

MERLONI — C’est vrai. Je n’aimais pas beaucoup mon travail, je le faisais diligemment et rapidement. Beaucoup de temps me restait donc et j’en profitai.

ISABELLE – En avril 1993, vous vous êtes engagé dans un parcours plus spécifique, où le dessin commence à devenir la base indispensable pour chaque tableau. On dirait une dépendance, parfois excessive, qui nous donne souvent, après le dessin, soit une plus grande aquarelle soit un encore plus grand tableau à l’huile.

MERLONI – D’un côté, il y avait sans doute une incertitude, face à la nécessité d’une production plus régulière et homogène. Un choix prudent. De l’autre côté, cela est arrivé avec mes spectacles avec le maestro Alvaro Vatri.

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Il deserto metropolitano (Le désert métropolitain) huile
sur toile 70 x 50, 1993

ISABELLE – C’est votre passion pour l’opéra lyrique qui vous a poussé à chercher cette rencontre ?

MERLONI – Je connaissais Vatri depuis mon arrivée à Rome, en 1977. En 1992 j’avais exposé mon triptyque « La Flute enchantée » pendant un de ses concerts à Rome. Mais cela avait été seulement un essai sans importance. En 1993, Vatri me proposa de faire des dessins sur le thème de la montagne. Il dirigeait le chœur du CAI (Club Alpin italien) et l’idée c’était de mêler l’art et la musique. En travaillant ensemble, nous avons eu l’idée de préparer un petit scénario, qui devait commenter d’une façon ludique et à peine sérieuse mes dessins et tableaux sur les randonnées à la montagne et des excursions plus audacieuses.

ISABELLE – De la poésie au scénario : il me semble que la parole, abandonnée après le « Roland furieux » de ’74 et les « tableaux écrits » de ’76, revient avec toute sa force en ’92 et ’93.

MERLONI — Avec le « retour de la parole » il y a eu, il faut l’avouer, une longue phase dans laquelle le dessin, souvent très fragmenté et obsessionnel, a pris le dessus sur la couleur. Cela a donné des résultats intéressants surtout dans les aquarelles. Pour ce qui concerne l’huile…

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Rigoletto part. I huile sur toile 70 x 100, 1991

ISABELLE — Vous donnez au côté technique un rôle décisif. Mais je pense qu’en cette période c’est plutôt le motif, l’inspiration qui vient du théâtre musical qui vous a traîné…

MERLONI – En octobre 1993, j’ai eu un certain succès avec mon exposition à la Salle Gatti de Viterbe, installée avec un très valide sculpteur italien, Angelo Gioia. Nous avions à disposition un grand espace public à deux niveaux dont nous avons très bien profité, nombre de visiteurs sont venus, des articles ont parlé de nous. En plus, nous avons fait avec le maestro Vatri — deux fois pendant les jours d’exposition — un deuxième spectacle, titré « Amour et bonheur ».

ISABELLE – Cependant, vous avez poussé encore l’accélérateur. Le spectacle se constitue, à part la merveilleuse musique du chœur et des solos, d’une double anthologie : une sélection de vos peintures qui faisait le film visuel ; une sélection de vos poèmes qui faisait le film sonore. Cela est un peu narcissique !

MERLONI – Oui, peut-être. En réalité, cela a été réalisé de façon très spontanée par le maestro Vatri et moi. Après la première, Vatri a plusieurs fois proposé ce spectacle, sans que ce fût nécessaire de m’inviter avec mes peintures et poèmes.

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Rigoletto part. II huile sur toile 70 x 100, 1991

ISABELLE – Après Viterbe, vous avez connu finalement une période positive. En février 1994 un magazine d’art (« Quadri & Sculture », « Tableaux et Sculptures ») vous a primé comme « artiste du mois ». Tout de suite, vous êtes entré dans l’association « Logogramma » (« Logogramme ») dirigée par Ignazio Frascarelli, qui regroupait entre autres des artistes comme Gianfranco Galante, Virgilio Mori, Ernesto Lombardo et Sirio Alessandri.

MERLONI — Ce fut le moment, unique dans ma vie, où je me suis trouvé dans un contexte réel de peintres et d’amants de l’art. Cela n’a pas duré beaucoup, malheureusement, mais j’en garde un très beau souvenir.

ISABELLE – C’est avec Frascarelli et les peintres mentionnés que vous avez eu l’idée d’une exposition sur le thème de la musique, n’est-ce pas ?

MERLONI — Oui. On avait tous travaillé sur cela. Galante avait des tableaux « nostalgiques » et très élégants sur des chanteuses d’opéra et sur l’orchestre au travail. Moi j’avais mes deux triptyques – à l’aquarelle et à l’huile — sur le « Barbiere de Siviglia ». Les autres peintres et sculpteurs avaient travaillé surtout sur les sensations provoquées par la musique. D’un jour à l’autre, j’écrivis un scénario, titré « Musique dans l’atelier » qui offrait la possibilité d’inventer une histoire, donnant du sens aux tableaux de chaque artiste et du sens aussi à la musique, invité d’honneur et personnage principal.

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Barbiere di Siviglia (Le Barbier de Séville) part. I aquarelle sur papier 50 x 100, 1993

ISABELLE – Le maestro Vatri fit le reste… Et vous avez reçu le très positif commentaire de Renato Civello sur cette soirée qui devait rester unique.

MERLONI – Avec ce spectacle une première phase de ma collaboration avec Vatri s’achevait. Bientôt, des problèmes qui arrivent souvent dans ce genre d’entreprise ont obligé Frascarelli à abandonner les locaux du « Logogramme » et le groupe d’amis a commencé lentement à se disperser.

ISABELLE – Vous aussi, à ce que je lis dans votre CV, ne restez jamais tranquille. En octobre 1994, il y a eu un nouveau changement dans le travail qui vous procurait votre salaire tous les mois : vous abandonnez le Génie civil pour revenir à votre ancien amour, l’urbanisme. Vous saviez déjà que vous auriez beaucoup moins de temps à consacrer à la peinture, mais vous avez quand même conduit les choses jusqu’à obtenir ce énième poste.

MERLONI – Cela fait partie de mon personnage. Pendant les onze années de ma profession libérale, que j’avais consacrées surtout aux administrations publiques d’Émilie-Romagne et aux sociétés d’ingénieurs qui s’occupaient de transports et d’environnement, j’avais fait aussi des recherches pour la ville et la province de Rome, en me chargeant de façon spécifique des projets pour Rome capitale qu’on venait de financer. Quand on s’aperçut que j’étais rentré comme dirigeant dans le public, on décida peut-être que j’avais passé assez de temps dans le Génie civil et l’on m’embaucha de nouveau dans les bureaux qui s’occupaient de l’approbation des plans d’aménagements des communes de la région. On me nomma dirigeant du bureau qui s’occupait de Rome.

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Isabelle Tournoud

« Je cherche dans mon travail à donner à voir une trace sensible du passage de la vie, a dit Isabelle Tournoud dans un entretien en novembre 2007. Je travaille sur la mémoire. Mémoire de corps qui ont été et qui ne sont plus. Peut-être ont-ils grandi ou sont-ils ailleurs ? Ou bien sont-ils morts ? Il s’agit pour moi de donner à voir l’absence. » Isabelle Tournoud, née en 1969 à Angers, est une artiste renommée qui expose depuis quatorze ans dans le monde de l’art contemporain en France et à l’étranger. Citée dans nombreuses publications, Isabelle Tournoud a exposé dans différentes manifestations culturelles, dans des centres d’art, des centres culturels, des galeries, mais aussi des festivals, des expositions collectives et de nombreuses Biennales.
Giovanni Merloni

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U ou Underground, les fils d’Aryane d’Isabelle Tournoud (alphabet renversé de l’été n. 6)

20 samedi Juil 2013

Posted by biscarrosse2012 in commentaires, contes et récits

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alphabet renversé de l'été, Isabelle Tournoud, portraits d'artistes

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Lorsqu’on arrive dans le domaine de la voyelle U, un petit sursaut de peur s’empare de moi. Car, dans la langue italienne, à partir de la terrible figure du comte Ugolino de Dante — celui qui, se trouvant piégé dans une situation d’extrême détresse et de faim, eut le courage de se nourrir de ses propres enfants — et de l’Uomo Qualunque (le parti de l’homme quelconque ressurgit cycliquement dans notre pays, toutes les fois que la démocratie et la stabilité économique sont en danger), les noms ou prénoms en U se présentent d’emblée de façon assez contradictoire. D’un côté, les personnages sérieux — comme le maestro Uto Ughi, ou l’incontournable Umberto Eco — suscitent en moi un double sentiment d’estime sans borne et d’infériorité sans remède. De l’autre, au contraire, les figures et voix uniques d’Ugo Foscolo et de Giuseppe Ungaretti se marient joyeusement aux visages rassurants d’Ubaldo Lay (inoubliable Lieutenant Sheridan télévisé) et d’Ugo Tognazzi, m’aidant beaucoup à relativiser mon ancestrale méfiance envers l’U. En dehors des U italiens, il y a bien sûr Ulysse, Ubu Roi et Till Ulenspiegel, ainsi que Maurice Utrillo, une des figures qui me sont plus chères, avec Pierre-Auguste Renoir, parmi les peintres impressionnistes. Mais, je ne peux pas me passer d’un sentiment d’étrangeté envers l’U, que j’aurais pu surmonter juste par le biais d’une confidence intime avec Liv Ullmann ou Ursula Andress. Un sentiment qui se renverse complètement lorsque je franchis les confins de notre continent pour me caler dans ce monde encore mystérieux d’au-delà de la Manche et de l’Océan. Dans ces endroits fumeux et au-dessous de ces vertes prairies, je trouve un mot qui m’ensorcelle, provoquant en moi une série infinie de situations et hypothèses et, en même temps, le soupçon d’une possible synthèse, le mot Underground.

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Sculpture de Isabelle Tournoud. Photo de Giovanni Merloni

Ce mot musical, qui pourrait évoquer aussi bien les tremblements de terre que les réunions secrètes des exilés italiens au cours du Risorgimento, relève donc d’une richesse sémantique prodigieuse. En fait, ce serait beau et suggestif s’ouvrir un passage dans une grotte naturelle pour explorer les catacombes creusées dans le sous-sol de Naples et de Rome ainsi que d’autres villes et localités en grand nombre en Italie, même si une exploration comme celle-ci peut causer des effrayantes surprises. À Londres comme à New York, Underground c’est le nom qu’on assigne au métro : une chose connue, et pourtant une immense réalité qui change sous nos yeux jusqu’à nous démunir, parfois, de nos primordiaux instincts de conservation et d’orientation. Même dans le labyrinthe le plus doté de signalisations et de systèmes de secours, visuels et sonores, aux faiblesses humaines, on peut se perdre. D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire de voir toutes les séries de films catastrophiques que surtout les Américains aiment exploiter autour de multiples types de disgrâces qui pourraient se vérifier, pour associer à la notion de labyrinthe souterrain celle du danger incombant ou de l’étau en attente menaçante. C’est peut-être en réaction à cela — car la créativité la plus originale se déclenche justement de la peur et de la rébellion — que naît toute forme d’art underground.

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Sculpture de Isabelle Tournoud. Photo de Giovanni Merloni

Je me suis demandé combien de véritables artistes underground je connais, à Paris ou en France. Je ne compte ici, évidemment, le vaste et insondable domaine de la musique dans ses multiples formes, dont sincèrement je ne perçois que des échos dans les couloirs du métro parisien, en raison de mes fréquentations tout à fait rares des lieux députés à cette expression, pourtant aimée. Dans les arts plastiques, j’ai sans trop de réflexion trouvé un nom, qui correspond bien à mon idée d’art underground. Elle s’appelle Isabelle Tournoud. Avec les deux U dans son nom, elle a toutes les cartes en règle. Car il est difficile de la classer parmi les sculpteurs traditionnels et sa façon de créer dans l’espace ne pourrait pas se situer non plus dans les termes d’une éventuelle avant-garde. Tout cela amoindrirait la portée de son travail original et unique.

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Paolo Merloni, Le mariage de mes parents (2005)

J’ai connu Isabelle Tournoud rue de Seine, lors de la première exposition que mon enfant Paolo avait montée en avril-mai 2007 dans le sous-sol de la galerie Étienne de Causans. Cela ne pouvait être plus underground que cela. Sous ces voûtes basses, blanches, Paolo avait accroché des tableaux de petite taille, faisant partie de la série fortunée de « La famille », un thème qu’il avait exploité à fond, ajoutant toujours un esprit d’égarement et d’orgueil familial aussi. Cela rendait ses tableaux poignants et vifs, même plus des personnes auxquelles il s’était inspiré. Un siècle semble passé depuis ces journées insouciantes où nous étions « two brothers » plutôt qu’un père suivant son fils. Nonobstant le petit handicap de la salle cachée, Paolo réussissait à traîner en bas la presque totalité des visiteurs accourus à la plus importante exposition au rez-de-chaussée. On en profita pour échanger beaucoup, surtout avec des artistes, peintres, sculpteurs, photographes, et cetera. Cela donna courage à moi aussi, me poussant à vaincre mon fatalisme. Le dernier jour de l’exposition, Isabelle devait arriver avec Laura, une camarade de Paolo, romaine. Laura arriva seule, examina un à un les tableaux tandis qu’on les décrochait, gentiment harcelés par le patron. Lorsqu’Isabelle arriva, haletante et pourtant souriante, c’était trop tard. Le lendemain on aurait récupéré les tableaux. Moi j’avais sous le bras mon lourd dossier où j’avais placé sans façon les photos de mes tableaux. Nous allâmes tous les quatre dans un bar sur le quai de la Seine où l’on sympathisa beaucoup. En fait, Paolo et moi, nous étions encore des nouveaux venus à Paris, imprégnés encore de cette futilité et facilité pour le rire typique des jeunes touristes. Et moi, nonobstant la différence d’âge, j’étais aussi contaminé par cet esprit léger que fasciné par la « religion U » qu’il racontait à sa demie-sœur depuis la plus tendre enfance de celle-ci. À défaut des tableaux de Paolo, ce fut moi qui montrai mes photos à Isabelle. Admirative, elle me rassura : le fait de ne pas être un peintre français pouvait devenir une chance d’éviter d’être fauché « a priori ». Malheureusement, la soirée s’annonçant très amicale fut interrompue sur le bus qui nous ramenait à Popuncourt, tandis qu’Isabelle poursuivait en direction de Belleville. Après cette rencontre, grâce à la petite carte de visite qu’Isabelle m’avait donnée, j’eus, contrairement à mes habitudes, envie de voir ses œuvres et de la revoir. Déjà, des ans sont passés. Maintenant, Isabelle vit et travaille à Rennes avec sa famille. Je lui suis reconnaissant pour la confiance, qu’elle m’a plusieurs fois confirmée, même récemment, en occasion d’une rencontre où elle m’a interviewé. Mais ce petit bien-être personnel n’a aucun rapport avec l’estime que j’éprouve envers ses sculptures…

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J’ai parlé de son œuvre assez particulière dans un précédent article. Mais, détourné par mes portraits inconscients et les poésies que ce nouveau blog m’a aidé à ranger et parfois retravailler, j’avais raté le récit de sa dernière exposition à Paris que j’avais visitée en décembre 2012. Je ne peux pas ici me produire dans une critique fouillée. Je me bornerai à faire le même parcours que j’avais suivi dans ce petit local rue Charlot dans le Marais, où l’on avait voulu mettre en valeur l’hypothèse d’un possible rapport entre l’art d’Isabelle et le travail du styliste de vestes pour homme. Je ne nie pas la possibilité de trouver des parentés entre les formes extérieures des vestes en étoffe et ces enveloppes de fils multicolores assumant par hasard la forme de veste (ou de paletot, ou de chaussure d’enfant, ou de revolver dans un étui adapté), mais je crois que ce qu’Isabelle propose sort bruyamment de tout cela. En suivant le parcours, je laisse une petite phrase qui peut-être n’expliquera pas beaucoup. Mais…

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Sculpture de Isabelle Tournoud. Photo de Giovanni Merloni

La vitalité des surfaces, avec leur transparence, apporte au corps invisible qui les endosse le charisme de toute beauté insaisissable. 007_giacca 740

Sculpture de Isabelle Tournoud. Photo de Giovanni Merloni

La chevalière inexistante d’Italo Calvino n’est pas trop contente de se trouver au centre d’une investigation critique rapprochée. Donc elle prétend que son dévoué soupirant reste près de lui, qu’il partage son agacement. 008_fili 740

Sculpture de Isabelle Tournoud (part). Photo de Giovanni Merloni

L’armure qui enveloppe le corps invisible de la chevalière (ou du chevalier déguisé en femme) est tissée de fils robustes capables de résister à n’importe quelle épée ou poignard. Elle ressemble à des barbelés. Des barbelés pourtant tendres et doux comme du velours. 009_pistola 740

Sculpture de Isabelle Tournoud. Photo de Giovanni Merloni

Sur un banc à côté, un revolver d’argent avec un seul coup est caché. Servira-t-il à tuer celui qui découvrira le mystère du chevalier qui transperce portes et fenêtres ? Servira-t-il au contraire à tuer le chevalier pour en libérer l’âme emprisonnée ? 010_mano 740

Sculpture de Isabelle Tournoud (part). Photo de Giovanni Merloni

Cette main qui se défait dans l’effort de saisir quelque chose qui lui échappe… 011_braccio b 740

Sculpture de Isabelle Tournoud. Photo de Giovanni Merloni

…est-elle le positif ou le négatif du corps que la veste rose héberge ? Et ses nuances en saillie, sont-elles des veines roses et bleues ? 012_pistole 740

Sculpture de Isabelle Tournoud. Photo de Giovanni Merloni

Voilà deux revolvers qui ne gardent que la silhouette vague de ce qu’elles auraient pu être… 010_isabelle 740 Giovanni Merloni écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 20 juillet 2013 CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS Licence Creative Commons Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

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