le portrait inconscient

~ portraits de gens et paysages du monde

le portrait inconscient

Archives de Tag: Journal de débord

« Tu me manques ! » (Journal de débord n. 64)

13 jeudi Juil 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits, portraits inconscients

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Journal de débord

Très chers lecteurs,
Je croyais que l’histoire racontée par Alfredo Nitrodi dans son journal avait été scellée par le mot FIN, comme il arrive dans la plupart des fictions humaines. Cependant, je viens de découvrir, sous le siège de sa Fiat500, la copie d’une lettre adressée à son ami de Naples, Gianni Solchiaro. Apparemment, cette missive a été envoyée, un an depuis le douloureux départ de l’île, la veille de son extrême tentative de rattraper l’amour perdu par un pénible pèlerinage jusqu’à Pouzzoles où ses espoirs seraient définitivement frustrés.
Je vous propose donc la lecture de cette lettre « clairvoyante et sage » d’Alfredo, du moins dans ses intentions : elle va logiquement constituer un post-scriptum ou alors un épilogue du récit précédent. (1)
G.M.

« Tu me manques ! »

Samedi 29 août 1964
Très cher Gianni,

Ta carte postale m’a fait vraiment plaisir. Depuis tout ce temps ! Certes, je n’aurais jamais imaginé qu’à côté de ta signature il y avait celle d’Agata, précédée par une phrase encore plus surprenante : « Tu me manques ! »
Agata, c’est deux mois que je ne la vois pas, tandis que pour nous deux une année s’est écoulée… un laps de temps énorme, à notre âge : tout pourrait avoir changé. Mais, je connais tellement bien ton amitié loyale que je n’ai aucun doute. Donc, il me reste juste à comprendre si ton salut est un reproche ou alors une invitation à nous rassembler tous ensemble, à Procida, pour une rapatriée. Par contre, Agata pourrait bien t’avoir demandé de m’envoyer cette carte pour y glisser impunément ses sentiments…
Je rentrais de la France avec mes parents, Dodo et Enzina… J’étais tellement touché par les émotions du voyage — et par les discussions provoquées par la nouvelle, apprise à Parme, de la disparition de Palmiro Togliatti — qu’elle m’est apparue irréelle, hors du temps, cette image de la Marina plongée dans sa lumière scandaleuse.

Tu peux bien me comprendre : entre les participants aux funérailles du secrétaire du Parti il y avait ton père aussi, comme j’ai pu apprendre dans les journaux. En lisant ton nom de famille, Solchiaro, je me suis souvenu de nos débats dans les rues de Naples, et je demeure contrarié du fait que nous avons laissé s’écouler quatre longues saisons sans nous rencontrer, malgré nos meilleures intentions.

Sinon, pendant l’année qui s’est écoulée, entre nous il y a toujours eu Agata. Même si elle ne m’a rien prohibé à ce sujet, le seul fait qu’elle existait a fait déclencher en moi le syndrome du fruit interdit : Naples ou Procida, ou alors les deux choses ensemble, sont devenues, un certain jour, deux tabous que je n’osais pas prononcer.
En début d’octobre de l’année passée, deux mois depuis mon départ de Procida et donc de notre séparation, Agata est venue me chercher pour me dire tout simplement que cela n’avait aucun sens de nous quitter, parce que nous avions encore besoin l’un de l’autre. Dans son propos il n’y avait pas de défi. Elle m’invitait pourtant, sans le savoir elle-même, à reconquérir son amour… mais toutes mes tentatives ont échoué, tandis que le fil rouge qui nous unissait n’a pas cessé de s’effilocher, arrivant enfin à se rompre… ou presque.
Combien de fois, en ces dix mois — tout en demeurant étranger aux événements et changements de toutes sortes qui ont bouleversé la planète entre la mort de Kennedy et celle de Togliatti — me suis-je interrogé sur la durée de ce fil ! Et, en dehors de ce fil, les seules choses qui comptaient pour moi c’étaient Naples, la ville irrésistible et  Procida, l’île mystérieuse, dont je croyais qu’elle seule possédait les clés.
Plus avant, je te raconterai tout par le menu et tu pourras alors trancher si j’ai changé ou alors si je demeure le même. Mais avant je veux essayer de te décrire la grande manifestation de mardi dernier où j’étais avec ma tante. Depuis l’époque où, encore très jeune, elle était une partisane en vélo, la tante Licia partage son existence avec mon oncle Mario, donc elle sait tout du Parti communiste…
Sous un ciel de plomb ne promettant rien de bon, nous étions en plusieurs à nous pencher depuis la balustrade de San Pietro in Vincoli. D’en haut de cette terrasse, tout comme d’un hélicoptère, j’ai pu contempler un million de drapeaux rouges ainsi qu’un million d’hommes et de femmes — parmi lesquelles j’ai reconnu, avec l’oncle Mario, Nilde Jotti, Luigi Longo, Giancarlo Pajetta, Giorgio Amendola, Pietro Ingrao, Leonid Breznev — en train de défiler en cortège via Cavour, derrière le fourgon noir avec le cercueil, en direction de San Giovanni. Tout se passait dans un incroyable silence plein d’émotion et de respect, avec les frissons qui s’ajoutaient, provoqués par la baisse soudaine de la température. Ma tante chuchotait dans mon oreille, attirant mon attention sur les uns et les autres, en me racontant une anecdote ou alors se bornant à prononcer un nom. Je saisissais au vol s’il s’agissait de quelqu’un qu’elle estimait et chérissait ou, au contraire, si l’être défilant était pour elle plus insignifiant qu’une mouche. Dans un état de vive participation, mais aussi d’embarras, j’assistais au passage de l’Histoire juste au-dessous de mes pieds, quand ta carte postale, avec ces trois mots d’Agata — « Tu me manques » — m’est revenue à l’esprit. Et n’en est plus sortie depuis…
Plus tard, le cortège a commencé à se raréfier et on est revenu sur la rue pour récupérer la voiture… Dans ces derniers temps, j’ai eu le permis de conduire et je profite « en coopérative » du Fiat500 de ma mère… Au moment de partir, ma tante Licia a cédé aux larmes tout en me confiant qu’avec la mort de Togliatti une époque heureuse de sa vie se terminait brusquement. Puis ses yeux bleus ont lui d’une étrange lumière : « On dit que le nouveau Secrétaire sera Enrico Berlinguer… Il est très jeune, mais il s’agit d’une personne exceptionnelle ! » Ces derniers mots, avec leur investissement d’orgueil et d’espoir, ont provoqué en moi une joie soudaine, effaçant ce je-ne-sais-quoi de lugubre qu’on avait enduré tout à l’heure. À mon avis le Parti communiste italien est l’une des rares choses sérieuses qui existent dans notre pays, pas seulement parce qu’il garantit une opposition, en prenant la défense des faibles et des marginaux, mais aussi parce qu’il veille, bien plus que les autres, sur les institutions publiques et sur notre splendide Constitution. Je me souviens que tu considérais notre parti de révolutionnaires mordus de la démocratie parlementaire comme un paradoxe rempli de contractions… Je me suis convaincu, au contraire, que ce sont toujours les hommes qui font la différence ! Le socialisme ou le communisme, en eux-mêmes, ne donnent pas forcément lieu à une société saine et juste si leurs leaders et chefs ne le sont pas. Nous commençons à en avoir les preuves, en Union Soviétique, depuis que Nikita Khrouchtchev, qui n’est pas moins un dictateur, a commencé à dévoiler les horreurs de Staline. Et c’est une preuve à charge aussi cette idée totalitaire du Pays guide et des Pays satellites dont a écrit courageusement Togliatti dans son mémorial.
En Italie, au contraire, nous pouvons faire confiance à des hommes honnêtes et volontaires en grand nombre qui se sont formés à l’école de Gramsci et Togliatti, montrant au fur et à mesure qu’ils ont une vitesse en plus….
Mais, il y a une autre chose que je me dois de te dire. Quand on était à Paris, lors d’un jour de pluie qui ne laissait pas d’échappatoire, ma mère nous a traînés dans un cinéma rue des Écoles, « Le Champo » (2), pour y voir et écouter un film dans sa langue maternelle. Elle aime, va savoir pourquoi, les histoires un peu osées. C’est sans doute pour ça qu’elle a subi le charme irrésistible du titre de la nouvelle éponyme de Tchekhov: « La Dame au petit chien » (3). Quel titre ! Elle était vraiment belle, cette chronique d’un amour passionné et partagé aussi ! De ce film en noir et blanc, si poétique, situé auprès de la mer Noire, en Crimée, j’ai finalement appris qu’il existe deux catégories de personnes : d’un côté ceux qui considèrent leur vie comme une forteresse à défendre à tout prix, ne voyant aucun inconvenant dans l’acceptation quotidienne du compromis ; de l’autre côté, ceux qui ont besoin, pour vivre, de se porter honnêtement et demeurer purs, peu importe s’ils devront subir à jamais une existence dure et difficile. L’histoire d’amour explosant à Yalta entre Dmitrij et Anna est la énième démonstration que tout « grand amour » est irréalisable parce qu’il s’agit d’un sentiment absolu, inapte à se concilier avec les complications de la réalité, échouant par conséquent dans la pérenne indécision, les hauts et les bas et l’incompréhension réciproque. Toujours est-il que ce film a été pour moi, en dépit de son primordial pessimisme, une bouchée d’air pur, une merveilleuse goutte d’espérance !
Comment pouvais-je savoir, cher Gianni, qu’une fois dans la voiture, mardi dernier, ma tante Licia m’aurait-elle si longuement renseigné au sujet d’Yalta ? Il est bien vrai que dans la vie il y a souvent des coïncidences qui font trembler les veines des pouls. Lors de ce jour de pluie, en sortant du Champo, j’avais découvert déjà un lien entre Yalta et Sébastopol, le nom presque exotique d’un boulevard de Paris. Et j’avais enregistré aussi la présence là-bas de la Crimée, donnant son nom à une station du métro (4). Yalta ! L’endroit historique où se sont rencontrés les gagnants de la Seconde Guerre — Stalin, Churchill et Roosevelt — pour créer ensemble un monde adapté à la Guerre froide ! Et cet Y, évoquant sans doute une fronde, est aussi le symbole de la fourche, du carrefour, c’est-à-dire du moment où la vie nous appelle à un choix. Tandis que ma tante Licia me parlait du « mémorial » que Togliatti a gravé peu de jours avant de mourir — dont on peut lire à présent des extraits sur tous les journaux —, mon esprit a couru à cette promenade magnifique tout au long de la mer Noire, peut-être identique à celle que tu observes tous les jours de ta fenêtre… à cette Dame insaisissable que l’amour avait emportée, à ce petit chien indispensable, en dehors duquel il n’y aurait pas eu la poésie de ce personnage, ni la mer Noire ni la Crimée non plus !
Dans son « mémorial », Togliatti fait l’hypothèse d’une « voie italienne » vers le socialisme — peut-être, la même voie du « socialisme au visage humain » prêché par Gramsci — jugeant implicitement possible le dégagement futur de notre parti de l’Union Soviétique. Cette stratégie politique m’impressionne, mais cela serait sans doute la chose meilleure, qui nous sortirait tous d’un absurde et pénible compromis. Qui sait si Longo, Berlinguer et l’oncle Mario en seront capables ! J’ai peur qu’ils fassent le même que Dmitrij, qui n’était jamais en mesure de se soustraire à l’étreinte mortelle d’une femme bourgeoise pour fuir avec Anna. Mais pourquoi, pour s’aimer, faut-il fuir ?
Mon premier devoir de « camarade » serait celui d’affronter avec fermeté mon destin avec Agata… Mais peut-être n’en suis-je pas capable. Sans compter que le mot « fermeté » demeure totalement étranger à mon esprit : figure-toi qu’il a suffi de quatre syllabes prononcées par Agata — tu-me-man-ques — pour que je tombe en déroute. Au contraire, l’idée de te rencontrer sur l’île, si je me décidais à venir, aurait le pouvoir de me rassurer !
Quand j’ai quitté Procida, tu as pu constater de tes yeux jusqu’à quel point mon lien avec Agata s’était usé. Elle-même t’en aura sans doute parlé, et tu connais peut-être mieux que moi ses sentiments… Voilà pourquoi, Gianni, je m’adresse à toi avec pleine confiance pour te dire qu’en septembre je quitterai Agata, de façon que cet absurde équivoque ait une fin : le sentiment qui nous liait n’a jamais été celui d’un amour partagé, du moment que ma dévotion tombait dans le vide ! Opiniâtrement, j’ai voulu voir en elle la Dame de Tchekhov, et en moi même son petit chien chéri, tandis qu’intérieurement j’espérais que nos rôles se seraient inversés, un jour. Mais l’on est désormais à l’heure « h », ou, plus exactement, à l’heure « y » !
Entre-temps, qu’est-ce que j’ai fait d’utile et de beau ? En ce monde qui ne cesse jamais de bouger et semble incapable de trancher une fois pour toutes en direction d’un progrès à mesure d’homme — se laissant aller, au contraire, de plus en plus souvent, à la destruction la plus insensée —, où est-elle ma contribution positive ? Nulle part. Qu’est-ce que j’ai ajouté, moi, à la recherche indispensable de quelque chose qui nous aide à vivre mieux, tous ensemble ? Rien. Sans doute, je partage la même destinée d’inaptitude et d’impuissance avec des millions de jeunes gens de notre génération et nous ne serons pas capables peut-être de saisir le relais que nos pères et nos oncles nous confieront… J’ai pourtant le sentiment qu’il y a de la beauté et de la force en nous qui vont s’imposer, tôt ou tard !
Quant à moi, je me suis borné à assimiler une à une, telle une éponge, les merveilles qui sont venues à ma rencontre, espérant de les ressusciter dans un théâtre de mon invention… ce seraient pourtant des histoires malheureuses, sans queue ni tête ! Car j’ai toujours pris chaque expérience, chaque amitié au premier degré, de façon intransigeante, me jetant la tête première dans l’amour. Pourtant, en dehors de l’argent, de l’amour et de la peur de mourir, je ne connais rien de la vie et de ce qui fait bouger le monde ! D’ailleurs, personne ne croira à mon talent jusqu’à ce que ma tête demeurera si pleine de trous, comme le dit ma tante Licia. Donc, il n’y a plus d’issue : d’abord je dois réussir à vivre ; ensuite, quand je deviendrai un homme mûr, je pourrai me prendre pour un philosophe.
Je vais m’inscrire à la faculté d’Architecture et j’essaierai de faire quelque chose d’utile pour le monde qui m’entoure. J’apprendrai bien sûr à nager et m’achèterai, dès que possible, un appareil photo japonais… et je n’aurai pas peur de souffrir. D’ailleurs, la souffrance est souvent la conséquence inévitable des choix cohérents et sincères.
Et voilà une autre chose que je veux faire au plus tôt possible : venir à Naples ! Est-ce que tu m’hébergeras ? M’accompagneras-tu à Discesa Sanità 12, là où habitait mon grand-père Alfredo avant d’épouser ma grand-mère Agata ? Je suis certain que oui. Et quand on se verra, on n’aura pas besoin de se raconter quoi que ce soit ! À quoi bon te dirais-je comment les hauts et les bas entre Agata et moi se sont ajoutés plus ou moins synchroniquement aux intermittences de ma dernière année de lycée ? C’est tout à fait inutile aussi que je passe en revue les joies physiques ou les écroulements psychologiques qui ont constellé mon existence et celle de ma famille s’inscrivant inévitablement dans les ondoiements du corps et de l’âme de Rome, une ville petite et immense à la fois, qui nous chérit et nous abandonne à chaque claquement de porte ou de fenêtre.
En vérité, rien ne m’oblige à creuser dans mon passé, ça ne vaut pas la peine ! Qu’est-ce qu’on y retrouverait, là-dedans, de ce que nous y avons perdu ?
Si nous laissons un chapeau ou une écharpe ou un stylo dans un bar et que nous y revenons tout de suite, peut-être retrouverons-nous notre objet disparu. Mais si nous revenons dans le local une semaine depuis il est extrêmement probable qu’à la place de l’écharpe il y ait un parapluie ; à celle du chapeau, un béret ; tandis que le stylo… Ou alors, comme on le dit à Rome, l’on risque d’en trouver deux : deux stylos, deux briquets, deux nouvelles fiancées…
Salutations communistes…
Alfredo

Giovanni Merloni

006_guttuso-funerali-togliatti-72

Renato Guttuso, Les funérailles de Togliatti

(1) Le journal d’Alfredo, en trois parties (« Une mère française », « À Rome » et « L’île »).
(2) Au croisement entre la rue des Écoles et la rue Champollion.
(3) La Dame au petit chien est un film soviétique de 1960 (présenté à cette époque au Festival de Cannes), tiré de la nouvelle éponyme d’Anton Tchekhov, réalisé par Iossif Kheifitz.
(4) L’appellation de cette station vient de la rue de Crimée, située à proximité, dont le nom rappelle la guerre de Crimée (1855-1856). La Crimée était une péninsule de l’Empire russe sur la mer Noire, qui voit à cette époque la coalition comprenant l’Empire ottoman, le Royaume-Uni, la France et le Piémont-Sardaigne affronter et vaincre l’Empire russe, notamment avec le siège et la prise de Sébastopol. Le conflit se termine par le traité de Paris en 1856 (Wikipedia).

Una donna a quindici anni – L’île/18 (Journal de débord n. 63)

11 jeudi Mai 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Una donna a quindici anni (1)

Jeudi 29 août 1963, le soir, presque nuit, sur le train de Rome
Celui-ci a été sans doute le jour plus malheureux de ma vie, qui demeure suspendu dans l’air, telle une nature morte accrochée au mur par une corde instable …
Après la nuit des célibataires impénitents, le matin a coulé très lentement : Agata n’arrivait jamais à la plage. Évidemment, elle était encore chez elle, en train de câliner son père Toto. Ou alors, ne sachant pas quoi faire, voyant s’approcher notre séparation, elle essayait de gagner du temps. Moi, le cœur en pièces, étant incapable de comportements rationnels et dépourvu aussi de cette petite assurance que mes prouesses nocturnes m’avaient collée dessus, je ne comprenais finalement rien du tout :

À quoi ça sert l’amour ?

Combien aurais-je désiré qu’elle me voie fort en ce moment !
Quand je l’ai vue descendre à la « Conchiglia », je n’avais ni sommeil ni peur. Je ne m’attendais pas non plus à quelque chose d’extraordinaire. Je me voyais réduit à un tas d’os. Je demeurais assis auprès du transat d’Agata, et regardais les enfants se gicler de l’eau d’un matelas gonflable à l’autre… Plus au loin, des gens jamais vus se lançaient une boule jaune. En un souffle, Agata a murmuré :
— Je t’aime !
Nous avons causé pendant une demi-heure, sans nous dévisager, comme si nous étions au téléphone, tandis que le promontoire du Pénitentiaire paraissait ligoté par les fils gris qu’enroulaient nos mains nerveuses. Elle parlait de tout et de rien, de son père vexé ou fâché avec elle, de l’escapade à Naples, de Cesare Brandi, le célèbre critique d’art qui passe ses vacances à l’hôtel Eldorado, de Gianni et Jean-Luc, deux personnes vraiment atypiques vis-à-vis de la faune des habitués de l’île… Quant à moi, j’avais honte de mon pénible état et demeurais incapable de proposer quoi que ce soit… Notre colloque coulait pourtant doux et décalé comme une chanson d’adieu.

L’amour, ça sert à quoi ?

À nous donner de la joie
Avec des larmes aux yeux
C’est triste et merveilleux!

Pour la première fois, Agata m’a proposé de me baigner avec elle, et nous avons échangé à la hâte un baiser derrière une cabine. Plus tard, la plage s’est vidée, tandis que Dodo et moi, tels des figurants sur un plateau en pénombre, nous enfilions négligemment la fourchette dans les spaghettis. Après le déjeuner, j’ai retrouvé Agata au bout de la plage. Je lui ai dit que je n’avais plus besoin de rien, désormais, avant de lui proposer une promenade jusqu’au dernier endroit où le soleil demeurait…
Pour atteindre la lumière de la Corricella, nous avons marché longuement, les pieds dans l’eau, contournant au fur et à mesure les obstacles par de brèves immersions des bras et de la poitrine, jusqu’au moment où un écueil lisse à deux places a attiré notre attention : il ressemblait en fait au fameux muret de notre quartier à Rome où nos mille baisers avaient été immortalisés par un seau d’eau sur nos têtes…
Cette découverte nous avait fait perdre la notion du temps et nous sommes restés interloqués quand la barque de Toto s’est approchée de nous et que celui-ci nous a invités à y monter :
— Désolé, mais c’est l’heure ! a dit le père d’Agata d’une voix empressée, tu dois partir, mon cher Alfredo !
Tandis que la barque regagnait la rive et que je croyais tout voir pour la première fois comme dans un rêve, depuis la « Conchiglia » Dodo m’adressait des gestes d’impatience, pestant même les pieds. J’ai alors entamé une course folle, devant lui, dévalant sans difficulté les marches infinies de la Montée aux étoiles. Dès que nous sommes arrivés à la chambre, c’était moi qui le harcelais pour qu’il se dépêche.
Je ne me souviens de rien d’autre. J’ai devant les yeux la grande ombre de Dodo qui range patiemment ses choses dans sa valise, sans rien dire, tandis que moi je fais semblant de dormir…

Vite catapultés à la Marina par l’une de ces trois roues d’enfer, Dodo et moi, ne sachant pas où cacher nos tristes valises, nous avons décidé d’attendre le départ dans un café avec Gianni et Jean-Luc. Ce dernier m’a glissé un mot :
— Je te comprends, Alfredo. S’il n’y avait pas eu ce trait de mer, tu serais parti, sans claquer la porte derrière toi, à l’anglaise ! Jean-Luc aussi se sert de l’expression décrépite de Trentavizi !

Image autorisée par CLEAN Edizioni, empruntée au livre
de Pasquale Lubrano Lavadera, « Procida nel cuore.
La « mitica » isola negli epistolari di Juliette Bertrand
(reproduction interdite)

Le bateau s’apprête à mettre en mouvement ses tonnes d’énergie. Je fais partie de cette petite foule qui attend de monter sur la passerelle dont quelques-uns ne font que lancer des gestes d’adieu.
— Agata, viendra-t-elle pleurer ton départ ? s’est exclamée Rosam en me taquinant. Je lui réponds par une grimace. Stella, une fille de Naples affiche la même expression désolée. Je sais que Dodo lui commençait à plaire…
Quand Agata arrive, arborant sa robe verte, le golf beige sous le bras et le sac de toile, elle me semble à nouveau disponible. Mais elle est nerveuse, embarrassée. Sans doute, elle est distraite par tous ces gens qui lui adressent la parole, ne pouvant pas éviter de leur répondre. J’ai serré fort la main de Toto, surpris de ses façons exagérément gentilles. Puis, pour nous dérober à la vue de son père, j’ai traîné Agata, la main dans la main, derrière un gros fourgon, et l’ai embrassée. Mais je ne l’ai pas vue attristée. Est-ce qu’elle songe déjà au poisson rôti qui l’attend à la Medusa ? Je pars le cœur dans la gorge, et, même si je sais que ce n’est pas une belle chose, j’essaie de ne pas la regarder dans les yeux tout en m’imprimant un sourire figé sur les lèvres.

Je suis maintenant dans le bateau, appuyé sur la rambarde en haut. D’ici, je vois Agata parfaitement. Isolée au milieu de la foule, elle semble trembler. Sur son front plissé, je lis une lueur de chagrin. Scandant les mots, je lui demande en un souffle si elle m’aime encore.
— Oui… mais ça ne va pas durer…



C’est en ce moment là que je l’ai vue vraiment, complètement et analytiquement, la première fois depuis qui sait combien de temps. Pendant tous ces jours de vacances, et même quand elle s’est catapultée à Naples, je ne l’avais pas vraiment regardée. Elle est sans doute la fille de Toto Cellamare, surtout si l’on considère son menton un peu carré et ses lèvres saillantes et moqueuses. On remarque en elle une certaine rigidité, typique de Toto, dans sa façon de se planter devant moi avec ce golf tombant sur le côté. Sinon ses yeux châtains — injectés de sang ou perdus dans un voile de larmes — faisaient jaillir une expression douce et absorbée que je ne lui connaissais pas. Tandis que je la parcourais du regard, j’avais la nette sensation d’entendre sa voix :
« Oui, je t’ai trompé, mais je ne sais pas encore qui je suis… Qui tromperais-je si je ne connais même pas moi-même ? Et toi, serais-tu en mesure de m’aider à me connaître vraiment, à découvrir ce qui se cache au bout de la dernière boîte chinoise que referme l’avant-dernière boîte, refermée à son tour dans une boite un peu plus grande, et cætera ? »

Même ses mains — où je m’étais tant amusé à dessiner des arbres  — me paraissaient sous une nouvelle lumière. Un entier arc-en-ciel tournait vertigineusement autour de ses doigts qui tapaient dans l’air sur une machine à écrire invisible, que j’imaginais identique à celle de Francis Scott Fitzgerald, mon préféré parmi les écrivains désespérés. Enfin, j’ai découvert son corps — sans doute un calque de celui de sa mère, que je n’ai pas connu —, un corps tout à fait indépendant de sa patronne, qui voudrait peut-être m’inviter, sans attendre, à une fuite silencieuse dans une autre île de sable. Sans personne. Sans pères, grand-mères, frères, cousines, amis bons ou méchants et surtout sans balancelles ni juke-box. Mais pourquoi n’ai-je pas eu la patience du pêcheur et de celui qui offre des fleurs dont il connaît les différentes significations ? Mes poésies ne sont pas des fleurs tandis que mes mots ne sont pas des bras forts pour la soulever sans la toucher, pour la transporter sur un cheval revêtu de gris avant de l’emmener, enfin, dans une maison revêtue de fumées et de parfums. Ça vaut mieux dissimuler, feindre une force que l’on n’a pas, attendant avec confiance le jour où cela ne servira plus.

— Oui… mais ça ne va pas durer, a répété Agata. Cette fois-ci, le redoutable verdict jaillissait avec peine depuis le fond sombre de sa gorge, tandis que ses mains se serraient en un étau…
J’aurais dû attendre avant de tomber amoureux ! C’est ce que dit ma mère et que je trouvais dans les regards suspendus de tous ces gens qui se dévisageaient avec des expressions complices en se passant un adieu qui retentissait comme un au revoir. Chacun reste dans ses draps, personne ne confie à personne la totalité de ses espoirs ni de ses soucis. Il n’y a que la mère qui peut se charger d’une telle avalanche de pulsions de vie et de mort… mais de la mère aussi, il faut se méfier, un peu… Pourquoi n’ai-je pas attendu, alors ? Est-ce que je ne savais pas que chacun a son secret ? Est-ce que je cherchais, au contraire, quelqu’un, n’importe qui, même le premier venu, pour qu’il m’aide à fouiller dans mes mystères ? Ne pouvais-je imaginer que j’allais donner à un inconnu le pouvoir de pénétrer dans mon âme et y découvrir mieux que moi mes forces et mes faiblesses ? Qui étais-je avant de tomber dans le piège de l’amour ? Qui suis-je, maintenant ? Où est-il le vrai responsable de la faillite et de l’acceptation prolongée d’une situation sans queue ni tête ? Existent-ils de vrais responsables ? Et les espoirs, ont-ils une seule raison pour rester debout ? Existent-ils les hommes et les femmes loyaux ? Existe-t-elle la possibilité d’être heureux pendant longtemps ? En quoi consiste la règle pour cela ? Quelle exception peut-on admettre sans que notre cœur succombe à la plus douloureuse des épreuves ?

Le bateau de la ligne Ischia-Procida-Pouzzoles se détachait du quai assez rapidement, sans faire de bruit. Je ne m’efforçais plus de suivre les péripéties de sa jolie tête, ronde et blonde, enfouie au milieu d’autres têtes et mains s’affolant pour nous dire adieu, dans ce rectangle d’humains qui devenait de plus en plus petit.
— Regarde ce que m’a donné Rosam… pour toi ! m’a dit Dodo en ricanant. Sur une feuille céleste, sans doute imbibé de parfum français et des poudres magiques, l’imprévisible cousine avait copié, d’abord avec soin, ensuite à la hâte, une ruineuse chanson :

Una donna a quindici anni
Dee saper ogni gran moda,
Dove il diavolo ha la coda,
Cosa è bene e mal cos’è.
Dee saper le maliziette
Che innamorano gli amanti,
Finger riso, finger pianti,
Inventar i bei perché.

Dee in un momento
Dar retta a cento,
Colle pupille
Parlar con mille,
Dar speme a tutti,
Sien belli, o brutti,
Saper nascondersi
Senza confondersi,
Senza arrossire
Saper mentire
E, qual regina
Dall’alto soglio,
Col posso e voglio
Farsi ubbidir.
(1)

Giovanni Merloni

FIN

(1) Wolfgang Amadeus Mozart, Lorenzo Da Ponte, Così fan tutte (1790)
Une fille de quinze ans
Doit tout savoir,

Le meilleur moyen d’arriver à ses fins,
Ce qui est bien et ce qui est mal.

Elle doit connaître les petites ruses
Pour persuader les hommes,

Faire semblant de rire et de pleurer
Toujours avoir de bonnes excuses,
Prêter simultanément
L’oreille à cent
Et parler à mille

Avec les yeux.
Donner de l’espoir à tous

Qu’ils soient
Beaux ou laids,


Et savoir mentir

Sans rougir

Et sans être gênée,
Et savoir se faire obéir

Comme une reine

Sur un trône
Avec des « je peux » et « je veux ».

 

Retiens la nuit – L’île/17 (Journal de débord n. 62)

09 mardi Mai 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Retiens la nuit

Jeudi 29 août 1963, le matin (suite)
Restés seuls, en un état de demi-inconscience nous avons décidé, Dodo et moi, d’aller réveiller Gianni Solchiaro dans sa chambre, sous le prétexte de la consultation de son horaire ferroviaire et des coïncidences avec les courses du bateau. Là, nous avons vu paraître depuis la chambre adjacente Jean-Luc, un peu contrarié par notre joyeux vacarme qui avait interrompu ses rêves érotiques… Je me suis excusé, mais le Français de Cambo Les Bains songeait déjà à des choses plus importantes, parce qu’il m’a adressé un regard assez débonnaire :
— Ne t’en fais pas, Alfredo ! Tu possèdes tellement d’énergies que tout au long de ta vie tu auras toutes les femmes que tu voudras !
— Je les rencontrerai sur la route, au cours d’un voyage à pied… de Rome au Pays basque ! Qui sait si j’en serai capable…
— Bien sûr que tu le seras ! On voit très bien que tu es un marcheur… Quant à ton souci majeur… il te suffira de te tenir à l’écart des îles ensorcelées pour apprendre à nager à la vitesse de l’éclair ! Et ce sera une belle fille à t’apprendre cela : voilà ma prédiction !
Comment avait-il deviné tout cela ? Nous sommes sortis dans la rue avec nos deux amis sans le moindre souci pour les clients de l’hôtel Eldorado, dont le fameux Cesare Brandi, que nous avions brusquement éveillés. Le ciel était déjà en train de s’éclaircir. Nous avons descendu à la « Conchiglia » en nous roulant dans l’escalier comme des sacs encore endormis. Deux chiens nous ont menacés par leurs aboiements agressifs. Sur la plage, il y avait deux ou trois barques. Les autres flottaient tranquillement avec les hors-bord sur la ligne de l’horizon ou alors avaient été garées dans la grotte de Tonino, le maître nageur. Où s’étaient-ils sauvés, Bruno Filomarino et son cousin ? Étaient-ils à l’abri de cette même grotte, confortablement étendus sur le fond d’une barque bien équipée ?
Plus tard, quand une triste lueur a frappé la rive pour lui dire bonjour, nous avons ouvert quatre transats tandis que Jean-Luc, qui chante juste, a fredonné :

Retiens la nuit
Pour nous deux
Jusqu’à la fin du monde
Retiens la nuit
Pour mon coeur
Dans sa course vagabonde...

Tandis que le souvenir de la nuit glissait au milieu de nos doigts gelés, j’ai entendu un gong frapper de façon péremptoire contre mon coeur. Où alors, était-ce le coeur même qui retentissait violemment en disant « Basta » ? Je frissonnais de froid et d’effarement,cela est sûr. J’ai essayé alors d’adhérer le plus possible à ce peu de chaleur que m’offrait la toile rugueuse du transat. Quelqu’un d’entre nous, ayant essayé en vain de tenir les yeux ouverts par le biais d’épingles imaginaires, les a fermés, cédant au sommeil. Mais cela n’a pas duré beaucoup. Tout d’un coup, obéissant tous les quatre — Dodo, Gianni, Jean-Luc et moi — à la même voix secrète, nous avons cru d’être disloqués aux quatre coins du monde. Dans cette plage à peine léchée par les premiers rayons timides, nous avons échangé les informations nécessaires entre nous, c’est-à-dire les coordonnées de nos respectives patries. L’île de Procida, selon notre imagination, était placée au centre, telle la première carte d’une partie de tressette, tandis que Jean-Luc représentait le Nord, Gianni le Sud, moi l’Ouest et Dodo l’Est..
Cette hypothèse n’ayant pas de vrai intérêt, Dodo nous a surpris par son idée foudroyante :
— Écoutez, si Procida larguait les amarres, elle s’éloignerait vite du golfe de Naples. Une fois à la hauteur des Baléares, le capitaine donnerait la liberté aux détenus du Pénitentiaire et, assaillant les gros navires du port de Maiorca, il aurait des armes suffisantes pour répondre aux coups des canons de Gibraltar.
— Mais Procida n’est pas assez petite pour dépasser le strict !
— Combien paries-tu ?
— Sans compter qu’une fois dans l’océan le courant la traînerait vers le Sud. Procida ne serait pas contente de devenir une succursale de Lanzarote !
— Non ! a protesté Jean-Luc. Procida serait capturée par les Anglais et traînée vers le Nord. J’en suis sûr et certain !
— Mais ce serait trop froid, pour ces gens-là ! ai-je observé.
— Je sais, a répliqué Jean-Luc. Mais, une fois passés le cap Finisterre et la Galice espagnole, notre île atteindra Bilbao et les Pays basques, où le climat est plus tempéré, par le courant bienveillant du Golfe…
— Ici à Naples, que faisons-nous ? a protesté Gianni. Si vous m’enlevez l’hôtel Eldorado, où irai-je me baigner ?
— Il y aura des améliorations climatiques, des courants bénéfiques. La grande Ischia se rapprochera du continent… d’ailleurs, elle a toujours envié la position privilégiée de Procida ! a dit Dodo. On affirmera que l’île plus petite se sera entre-temps effondrée sous l’eau à cause des glissements du terrain, tandis que Pouzzoles aura gagné de la hauteur par rapport au niveau de la mer !
— Nous aurions pu nous éclipser par voie de terre aussi, ai-je observé. Nous sommes bien paresseux !
— Nous ne sommes pas paresseux, nous sommes en train de dormir ! a protesté Jean-Luc, en ricanant.
Seul, j’ai continué mon voyage, car je sais qu’elle est là, Agata, en qualité de personnage clé du tableau vivant, qui doit s’exhiber le dernier dimanche du mois d’août… Elle y incarnera encore une fois la figure de l’Assunta, s’immergeant, imperturbable, dans l’eau froide, avec son cortège, au milieu d’un parfait cercle de barques.
Eh oui, si Procida doit remonter la côte atlantique, réunissant mon cœur napolitain à mon âme française, cela doit arriver à l’insu d’Agata Cellamare !
— Écris-moi ! m’a dit Jean-Luc.
— Bien sûr que je t’écrirai, m’a dit Gianni Solchiaro.
— Venez nous voir à Rome tous les deux ! a dit Dodo.
J’ai alors entamé une lutte acharnée pour ne pas céder au sommeil. Je voulais réfléchir autour d’un mot, « regret » qui me devenait étranger. Je ne pouvais pas me permettre de regretter une Graziella (1) amoureuse de moi, par exemple. Je n’avais pas attendu que mon ami ou frère jumeau s’éloigne pour donner à l’amour la chance de se tisser une trame, se créant des moments glorieux et des malentendus. Mes incompréhensions avec Agata n’avaient rien de cela. Donc je n’avais pas le droit de regretter. Avais-je alors des remords ? Des fautes graves à me reprocher ? J’avais agi comme un aveugle cherchant la lumière : mes fautes étaient les mêmes qu’on pourrait reprocher à Arturo, le garçon qui vaguait dans l’île (2) à la recherche de son père. Oui, je suis un des infinis Arturo qui abandonnent l’île quittant en elle leur berceau et leur lit de noces à la fois. Mais je ne regrette rien…

Giovanni Merloni

(1) « Graziella », Alphonse de Lamartine, 1852. Folio Gallimard, 1979
(2) « L’île d’Arturo », Elsa Morante, Einaudi 1957. Traduction en français : Michel Arnaud, 1963. Folio Gallimard, 1978

Quand tu as peur de me perdre, tu me fais peur ! – L’île/16 (Journal de débord n. 61)

07 dimanche Mai 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 3 Commentaires

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Quand tu as peur de me perdre, tu me fais peur !

Dimanche 25 août 1963, la nuit

Ce soir, j’ai bu jusqu’à la lie le poison que j’ai fabriqué moi-même cédant à mes pulsions de délinquant. Au rendez-vous de huit heures, devant l’hôtel Eldorado, Agata n’a pas attendu que Gianni descendît, de but en blanc elle s’est écartée de moi et s’est acheminée avec Bruno Filomarino vers la terrasse du parc Margherita. Sur le coup, je me suis laissé convaincre par Dodo qui me conseillait de lâcher prise :

— Ne te souviens-tu pas du mot d’ordre de la manifestation du premier mai ?

— Oui, bien sûr : « Restons unis, camarades ! Et n’acceptons pas les provocations ! » Pourtant, quand j’ai essayé d’envisager un autre endroit où me rendre qui ne fût pas cette maudite terrasse — la chambre triste, le port au luminaire mélancolique, l’alpage immergé dans l’obscurité — je n’en ai pas eu la force. J’ai décidé alors d’affronter les terribles fourches caudines de la piste ronde — ô combien haïe — entourée de jeunes gens excités, ne faisant qu’un avec la longue rambarde — ô combien aimée ! — accoudée sur le précipice de la mer. Voyant mon regard égaré et mon allure incertaine — je traînais péniblement mes mocassins sur les tomettes blanches et ne voyais que des ombres entourées de vagues lueurs blanches — Agata est venue à ma rencontre. La musique démarrait en cet instant précis :

Se le cose stanno così

Ricordo queste parole
Che mi hai detto
In un giorno d’ottobre
Dimenticato dal sole… (1)

Nous avons dansé. Elle était raide, absorbée dans l’observation des uns et des autres. Je connaissais déjà sa manière de s’évader d’elle-même et je ne m’en étais jamais inquiété, jusque-là…

L’ottobre si era fatto più freddo
Tra noi più niente da dire… (2)

— N’est-ce pas un peu tôt pour les adieux ? ai-je essayé de dire.
— Cela va finir, bien avant que tu ne le penses….
— Allons-nous-en ! ai-je exclamé, frappant le sol des pieds, comme le font les enfants capricieux.
Mais, avant de quitter la terrasse, Agata doit dire un mot à quelqu’un. Elle s’installe à côté du juke-box : cinq minutes, dix minutes, vingt-cinq minutes, trente-cinq minutes… « Si les choses vont ainsi, ai-je tranché, intérieurement, à quoi bon je resterais ici ? » Dodo et Gianni ont essayé de me secouer, en me traînant à une table. Rosam aussi faisait le possible pour me distraire. Mais ses propositions déplacées ne faisaient que creuser dans la catastrophe :
— Jeudi, quand on était au large, tu ressemblais à un joueur de tambourin ! Tu as flanqué des gifles au vent… et le vent est encore vexé !

J’espérais me distraire en proposant une deuxième pizza, mais Rosam n’a pas su se dérober aux hypothèses inopportunes :
— Au lendemain de cet épisode des gifles, mon cher Alfredo, Bruno Filomarino s’est rendu chez Agata. Il avait l’air d’un percepteur des impôts !

— Lui aussi !

— Il a dit cela, à peu près : « Si les choses vont ainsi, pourquoi ne quittes-tu pas Alfredo ? Dorénavant, je suis là. »
Sans attendre, j’ai bondi de ma chaise laissant tomber le couteau sur la pizza que je venais de recevoir et me suis approché de la piste, du côté du juke-box.
— Veux-tu danser ? lui ai-je proposé.

— Non, merci.
Je voulais disparaître plus loin que possible et je suis parti à l’instant. Mais je n’ai pas eu la force de continuer jusqu’à ma chambre. Je suis revenu en arrière.
— Agata n’est pas là, son père est venu la récupérer, a dit tranquillement Bruno Filomarino.
Plus tard, dans mon lit, le sommeil m’a saisi sans transition, m’effondrant dans un cauchemar. Je me suis alors forcé à me réveiller, décidé à tout oublier… Mais comment avais-je pu rêver d’une scène si effrayante ? Agata protestait et son père la frappait, la voix altérée… « Non, c’est trop facile ! me suis-je dit. C’est moi qui ai frappé Agata, bien que sans force… Toto ne ferait jamais une telle bêtise ! »

Mercredi 28 août 1963 presque nuit

Demain, c’est le jour du départ. Je viens d’admettre que je me suis trompé en tout, que je suis encore en train de me tromper en prétendant de la tenir auprès de moi à tout prix. Je lui ai dit qu’elle n’est pas obligée de m’écrire, qu’elle peut bien s’en passer, dorénavant.

— Je ne sais pas si je t’aime ou si je ne t’aime pas, a-t-elle répondu.
Nous étions assis sur la balancelle du parc Margherita. Au-delà de la balustrade, dans la mer noire pointaient comme d’habitude les petites lanternes des barques des pêcheurs… Jamais je n’avais souffert à cause de l’amour comme en ce moment-là. Un pied appuyé à terre, une main serrée à la chaîne de la balancelle Agata réussissait à arrêter presque complètement son mouvement : en cette suspension proche de l’immobilité, je découvrais son envie d’emprisonner le temps dans une cloche de verre au plafond bleu. Tout comme à Rome, où chacun de nous s’était engagé à laisser un peu de place pour l’autre dans son lit, dans cette planche suspendue idéalement au-dessus de l’eau avait fait son apparition, souriant, le bonheur. Une joie absolue, capable de broyer les viscères, obligeant la poitrine et la gorge à hurler. Avec le petit plaisir d’un vent parfumé frôlant le front et la bouche. Ne serait-ce pas mieux se taire ? Ayant peur qu’il s’agisse d’un bonheur capricieux et traître j’ai pris désormais l’habitude de conjurer le mauvais sort en latin :

Terque quaterque testiculis tactis
Testiculo sinistro cum mano sinistra
Testiculo dextro cum mano dextra
Et omnia mala fugata sunt. (3)

Agata, au contraire, voudrait refermer le bateau vert et rose du bonheur dans une bouteille. Mais le verre se brise, ou alors la fumée d’un cigare finit par suffoquer l’équipage ainsi que le couple de clandestins qu’on trouvera plus tard dans la soute, enchevêtrés dans leur étreinte extrême. S’il y a eu, entre Agata et moi, une saison heureuse, cela s’est passé ailleurs, qui sait où. Pourtant j’ai le sentiment qu’un grumeau de bonheur nous attend là-bas, au beau milieu de la mer, au milieu de tas de pastèques et de mérous argentés jetés pêle-mêle sur le fond des barques où les pêcheurs sont en train de danser avec leurs femmes et fiancées… Qui sait ? Peut-être, les deux amoureux clandestins — qu’on a trouvés morts dans une balancelle encastrée dans la poix et le mazout — ont-ils découvert, juste une minute avant de s’effondrer dans l’oubli, qu’ils auraient pu se sauver réciproquement la vie !

Jeudi 29 août 1963, le matin
La nuit qui vient de s’écouler, il n’y a que Agata qui a dormi. Hier soir, après notre colloque sur la balancelle que jamais je n’oublierai — avec cet étrange détail de ses mains qui tourmentaient un collier de pierres colorées comme s’il s’agissait d’un chapelet — on s’est acheminés à respectueuse distance l’un de l’autre, sur la ruelle en montée. Agata scandait les mots comme le ferait un ivrogne :
— Tu ne sais rien des femmes ! s’est-elle exclamée.

— Et toi, tu te passes des chevaliers, des hommes gentils qui s’efforcent de te comprendre ! ai-je répondu.
— Tu es trop grand pour moi, Alfredo, et par cela tu m’as gâtée, m’invitant à croire à ta sagesse et à ta force comme si tu étais mon frère aîné ou mon oncle…

— Cependant, je tombe dans les pièges de la jalousie ou de la possessivité, n’est-ce pas ?

— Quand tu as peur de me perdre, tu me fais peur !

— Ce n’est que l’amour qui bouleverse les êtres comme moi. Je ne suis pas différent des personnages de l’Arioste qui ont fait tomber amoureuses de multitudes de jeunes femmes :

Le donne, i cavalier, l’arme, gli amori
Le cortesie, l’audaci imprese io canto… (4)

Combien l’ai-je tourmentée, sous le ciel de Rome, avec le seul auteur que je connaissais un peu ! Elle m’accompagnait volontiers dans mes vagabondages imaginaires tout comme dans les coins sombres et pluvieux des maisons précocement vieillies de la Balduina, car elle acceptait mes petites rébellions…
Mais là, à Procida, la beauté bouleversante des lieux ne pouvait pas admettre d’autres beautés et folies. Il fallait faire semblant d’endosser, en dessus, du maillot de bain, les sévères vêtements des moines bénédictins du couvent en pénombre bondissant au-delà du mur que nous étions en train de frôler maintenant.
— En tout cas, il faut éviter de se soumettre à l’irrationalité. Et toi, tu exagères toujours ! s’est-elle exclamée quand nous étions désormais devant la porte de chez elle. Puis, je suis revenu, seul, au parc Margherita, où j’ai entamé un tour de tressette à la place du mort avec les autres trois : Dodo, Bruno Filomarino et son cousin. Ce qui m’étonne, si j’y repense maintenant, je vois avec sympathie ce Bruno qui se déplace en Vespa après avoir sorti de leurs tanières tantôt des mérous tantôt des filles, car il me fait rire quand il déclame la fameuse loi de Chitarrella :
— Tiens ! Tiens ! Celui qui frappe deux fois va perdre l’As ! disait-il avant de jeter sur la table la carte gagnante.

Qui sait si Bruno pensait à Agata quand il a dit que j’avais « perdu l’As » en frappant deux fois. Certes, l’As est la carte plus forte du jeu et Agata était la plus forte, pour moi. Ou alors était-elle une espèce de Joker ou Sybille de Cuma capable de gagner toujours. Combien de fois avais-je frappé à sa porte fermée ? Trop de fois. Maintenant, j’allais perdre l’As bronzé en bikini par l’œuvre d’un tricheur trop habile en train de faire glisser cette carte gagnante depuis le poignet de sa chemise, sans être vu…

Mais ce soir je me voyais déjà parti, étranger à mon corps même et à son curriculum désastreux. Après le tressette, quelqu’un a proposé un café tandis que Bruno a proposé la nuit blanche. Quel extraordinaire sentiment de liberté lorsqu’on se passe du lit dans le but de garder l’esprit éveillé jusqu’au moment du départ ! Nous avons acheté deux cents lires de pain qui venait de sortir du four, vivement chaud, que nous avons dévoré en nous acheminant vers les Arcate. Agacés pour les cigarettes en voie d’extinction, nous n’avons pas eu de chance parce que le bureau de tabac au pied de la montée de Terra Murata était fermé. Là devant, nous nous sommes désaltérés à une fontaine. Quand il fait chaud, la présence de l’eau devient facilement l’occasion pour virer à la moquerie et pour entamer quelques tourbillons plus ou moins innocents.
D’abord, Bruno essayait de faire rire Dodo de façon qu’il ne réussît pas à boire. Ensuite, Dodo, plaçant la main contre la source giclait l’eau gelée vers le cousin de Bruno pour l’empêcher de se rapprocher. Enfin, tous mouillés, nous nous sommes rangés sur le muret bordant la petite place qui nous a obligés à admirer la surface immobile du golfe de la Corricella entouré de maisons faiblement illuminées.
Au milieu de la place, un monument en marbre nous rappelait qu’on était en Italie et que nous avions tous une histoire commune de sacrifice et de sang. Plus en haut, à l’embouchure d’une montée dont on ne voyait pas le bout, j’ai revu l’église consacrée aux prisonniers du Pénitentiaire que j’avais visitée avec Toto.
J’étais absorbé dans ma contemplation, quand mon frère a manifesté une nécessité corporelle qu’il ne pouvait pas reporter. Ce petit événement, tout en relativisant la magie de lieux qu’on ne pouvait plus romantiques, a été évidemment l’occasion pour une nouvelle vague de provocations et de rires que je te laisse imaginer, mon cher journal…
Plus tard nous avions repris notre vagabondage. « Réussirai-je à me détacher d’Agata ? » me suis-je dit, incrédule, tandis que je ressentais la lueur d’argent de la lune comme une caresse et que nos pas d’ombres bruyantes frôlaient sans façon les dalles de la rue faiblement illuminée.
À l’improviste, à la hauteur de l’hôtel Eldorado, Bruno nous a surpris :
— On se revoit à la plage ! s’est-il écrié d’un ton abrupt. Cela m’a fait souvenir du Bruno du premier jour… puis, en un éclair, il a disparu avec son dévot cousin.

Giovanni Merloni

(1) « Si les choses elles vont ainsi »/ Je me souviens de ces paroles/ 
Que tu m’as dit en un jour d’octobre/ Oublié par le soleil…
(2) En octobre il faisait plus de froid/ entre nous plus rien à nous dire…
(3) Touchez vos testicules trois ou quatre fois Le testicule gauche de la main gauche
Le testicule droit de la main droite
Et tous vos maux seront éloignés !
(4) L’Arioste, Roland furieux, Chant I.

Alfredo è uscito pazzo ! – L’île/15 (Journal de débord n. 60 )

04 jeudi Mai 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Alfredo è uscito pazzo !

Samedi 17 août 1963, pendant le soir et la nuit

Agata a disparu, obligée par son père de la prise en charge de certains parents venus de Naples. Maintenant, Bruno Filomarino a changé de tactique et il m’a traité comme un ami. Donc la soirée, après la pizza et le juke-box, s’est terminée avec une interminable partie de tressette avec Dodo, Bruno et son cousin… À présent, je n’aurais pas le temps pour tirer un portrait fidèle de Bruno. Mais je vois que c’est important de fixer noir sur blanc son profil sur le papier avant qu’il s’échappe. D’abord, il faut dire que le jeune homme que j’avais entrevu de loin le jour de son arrivée n’avait pas vraiment les mêmes traits ni les mêmes attitudes que Bruno affiche maintenant. Deuxièmement, ce garçon qui semble avoir précocement vieilli affiche une expression familière. Il ressemble un peu à mon grand-père homonyme lors de sa jeunesse désinvolte, fixée pour toujours dans une microscopique photo en sépia dont mon père est très orgueilleux. Sinon, il a la même gueule tragique d’Eduardo De Filippo… donc, si l’on va plus en arrière, il pourrait être vu comme le dernier rejeton de la famille des Pulcinella : il ne fallait pas aller à Naples pour avoir Naples, cette ville étant si pleinement et précisément condensé dans les rides d’expression et les grimaces expérimentées de ce joueur de tressette, de ce gamin qui n’a pas d’âge ni, apparemment, d’histoire personnelle. Cela m’inquiète bien sûr, car Bruno n’a pas que le charme d’évoquer Naples, sa voix chaude, persuasive, semble véhiculer une ancienne sagesse…

Dimanche 18 août 1963, le soir

Ma personnalité incertaine flotte entre les deux folies que l’Arioste m’a fait connaître : celle de Rodomonte et celle de Roland. Le premier se sauve dans la cabane des souvenirs auprès du pont branlant reliant Procida à un îlot désert et, armé jusqu’aux dents, attend ses rivaux d’amour qui vont forcément passer par là, prêt à les provoquer en duel. Quant à Roland, il épuise ses réserves de gentillesse et de patience pour satisfaire les mille caprices de la belle Angelica, avant d’exploser en découvrant qu’elle consacre toutes ses qualités aux soins d’un Medoro-Filomarino quelconque, sans doute dépourvu de noblesse et de valeur. Par conséquent, tel un Roland-Nitrodi désormais fou, je poursuis moi aussi, en chaque femme ou jument à la chevelure fluente, le fantôme de celle qui pour moi seul s’est déclarée frigide et inexpugnable…

Je passe mes journées avec des garçons et des filles ayant des âges disproportionnés vis-à-vis du mien ; je me baigne avec les petites Ambra et Cicci, qui m’adorent d’ailleurs, et, de temps en temps, je discute avec Rosam. Sa rudesse verbale est démentie par le teint foncé de ses joues fermes et le mystère de ses yeux clairs. Elle essaie de me faire comprendre par tous les moyens que ça pourrait être elle-même la femme « née pour moi » que ma mère invoque tous les deux jours. En dépit de son détachement affiché, elle pourrait se révéler une amante passionnée et sensuelle. C’est d’elle que je devrais m’emparer au bout d’une terrible bagarre. Si je pouvais abandonner la froide Angelica pour la fougueuse Bradamante, je trouverais alors ce que je cherche : son âme sauvage et son cœur docile me combleraient, et je me déroberais finalement à cette pénible alternance entre guerres pacifiques et paix armées.
Quant à Mena, la grand-mère d’Agata, elle m’exaspère en me recommandant de ne pas être nerveux. Elle aussi aurait le pouvoir de provoquer en moi des réactions violentes et théâtrales, mais je me sauve dans l’eau où j’aime me brûler les yeux en nageant au-dessous de la surface, attiré par les algues vertes et les formes mystérieuses des écueils multicolores. Parfois, je ressens le poids des années, de milliers de cigarettes, de ma tâche de percepteur marchigiano sans compter l’ombre de Banquo qu’on m’a collée dessus. Je deviens alors encombrant comme un scaphandrier tandis qu’une folie obtuse à la Rodomonte s’empare de moi. L’eau polit les bosses de mon scaphandre avant de se faufiler dans le duvet du rembourrage… Cela me fait effondrer encore plus, empirant mon sentiment de faiblesse physique et morale et reportant à jamais tout espoir de revanche. Heureusement, en face du promontoire, je reconnais, sur le fond de granito poreux, la silhouette argentée d’une sirène. Par des gestes de fou, je réussis alors à me libérer de la ferraille… mais ainsi — nu et blanchâtre comme un pauvre Christ qui n’a jamais vu le soleil —, je ressens encore plus le poids de l’enfermement.
Le tourbillon maladroit de mes bras me fait disparaître dans une séquelle d’éclaboussures exagérées. De loin, quelqu’un pourrait croire à une lutte acharnée contre un impitoyable requin… Pourtant, dans la plage, la petite foule debout que je vois scruter l’horizon avec inquiétude ne cesse de hurler, parmi d’évidents gestes de désapprobation :
— Alfredo è uscito pazzo ! (1)

Jeudi 22 août 1963, pendant la nuit

Aujourd’hui, on s’est levé à l’aube en plusieurs pour aller à la pêche à l’hameçon. Il était cinq heures du matin, le disque rouge du soleil pointait derrière le Pénitentiaire et la basse marée laissait transparaître sur le fond de petites ondes de sable. On a gagné le large doucement, la barque à rames de Bruno Filomarino accrochée par une corde au hors-bord mal en point de Gianni Solchiaro.
Au commencement, sur le hors-bord de Gianni il y avait Dodo et Rosamaria tandis que Agata et moi nous étions dans la barque traînée de Bruno. Ce dernier aimait plaisanter tandis que Agata s’amusait à ses boutades et je ne voyais rien de mal en cela… Bruno rassurait la plupart des gens avec sa gueule de vieux pêcheur capable de débusquer les mérous jusque dans leurs tanières. En tout cas, je demeurais sur le qui-vive, car j’étais tout à fait conscient de la précarité de mon lien avec Agata et qu’il était bien possible que celui-ci, en véritable voyou, n’attendît qu’un petit prétexte pour dévoiler d’autres atouts, encore plus redoutables…
Or, il est vrai que je connais un peu le Roland furieux — et je ne connais que cela —, mais si je pense aux attitudes de Bruno envers Agata je ne peux pas m’empêcher de songer à deux personnages primordiaux de cette épopée magnifique qui ont fait souffrir autant le pauvre Roland… Agata endosse maintenant les habits transparents et printaniers de la mélancolique Angelica, mystérieuse comme la mer que je caresse de la pointe de mes doigts. Elle rit et plaisante avec Bruno ; elle en est touchée et moi-même, je l’admets, je demeure admiratif, bouche bée devant la verve de celui-ci. J’essaie alors de me convaincre qu’ils se connaissent depuis des années, qu’ils sont amis depuis toujours… Cependant, est-elle possible l’amitié entre homme et femme ? Pour Gianni ou Jean-Luc oui. Mais Bruno, c’est un chapitre à part : il a la spécialité des mérous, des filles et des tours en Vespa. Il n’aura jamais le temps pour des voyages à pied, vrais ou imaginaires.
J’étais en train de suivre les labyrinthes de ma méfiance, quand le silence s’est emparé de notre paysage sonore : l’agréable bruit du hors-bord avait été englouti par la surface verte de l’eau, à peine crispée par la brise.

— Es-tu tombé en panne d’essence ? s’est écrié Bruno.
— Non, le réservoir est plein ! a répondu Gianni

— Je viens voir ! s’est écrié Bruno avant de se plonger.
Pour me rendre utile, j’ai sorti les rames du fond de la barque et j’étais déjà en train de caler la première rame dans l’eau, quand Agata aussi s’est jetée dans l’eau en faisant sursauter l’embarcation.

— Où vas-tu ? ai-je protesté inutilement, tandis que ses bras luisants avançaient vers le hors-bord. En cet instant précis, Gianni et Rosam ont quitté le hors-bord se dirigeant vers moi. Pourquoi ? Et pourquoi Agata était-elle si anxieuse de rattraper le joueur de tressette ?
Nous étions alors assez éloignés de la plage de Chiaia, dans un trait de mer tranquille. Je me réjouissais de la compagnie de Rosam et Gianni, mais j’étais sur des charbons ardents à la vue des épaules bronzées d’Agata à côté de celles de Bruno sur le hors-bord.
Mon agitation a augmenté quand j’ai découvert en eux deux fameux personnages de l’Arioste : Angelica et Medoro ! Quant à Dodo, avec son air indifférent, il incarne à la perfection la figure d’Astolfo : une espèce d’apatride qui, chevauchant l’hippogriffe, partira un beau jour récupérer l’esprit de son frère jumeau, Roland, sur la lune. Ils sont en train d’essayer d’actionner le moteur : tout en plaisantant, ils tirent à tour de rôle la poignée du hors-bord, avec de très modestes résultats… Tout d’un coup, une colère désespérée s’empare de moi, tandis que le hors-bord démarre brusquement et s’éloigne vers l’horizon.
— Venez nous prendre salauds ! hurlé-je, la mort dans la gorge.
Revenant tout doucement vers nous, Bruno-Medoro, tel un capitaine de long cours, affiche une calme indifférence, tandis que Dodo-Astolfo rit et Agata-Angelica ne m’épargne pas des gestes odieux.
Dans notre baignoire grinçante, Rosam se tait, le profil guerrier vers l’eau. Gianni, me voyant bouleversé, m’incite à réagir :
— Mais donne-lui une paire de gifles à cette casse-pieds !
Je me jette en eau avec l’obtuse détermination d’un thon suicidaire, mais, dans ma nage convulsive, je produis moins de mouvement réel que d’éclaboussures. Je m’approche petit à petit à la barque, si calmement que personne ne pourrait imaginer mes intentions. Agata se penche en dehors pour m’aider à monter… Mais je suis hors de moi et devant l’incrédulité de tout le monde, je frappe ses jambes et ses flancs par des gifles et des coups confus et vidés d’énergie qui ont l’effet immédiat de blesser vivement son orgueil. D’abord, Agata, prise de contrepied, reste muette, puis elle éclate en larmes :
— Ça, je ne te le pardonne pas ! N’ose pas me toucher, salaud !
Finalement, je suis publiquement reconnu comme un animal, un être instinctif, un pauvre type… pourtant cette action grotesque a été bénéfique pour moi, ouvrant une fente par où j’ai pu voir moi-même au bout d’un puits noir…
Rentré dans ma chambre, je n’ai pas eu besoin de m’y barricader. Personne ne m’a suivi, même Dodo, qui a pensé bien montrer aux autres le visage rassurant d’un membre de notre famille sage et équilibré. En ce taudis — qui flotte désormais, telle une île à la dérive, s’éloignant de plus en plus du cap Misène ainsi que des enchevêtrements de fer et goudron qui ont remplacé les champs de luxuriantes tomates ou les jardins d’orangers et citronniers parfumés —, je me sens finalement libre de m’effondrer dans le désespoir.

Samedi 24 août 1963, au soir
Désormais, pendant d’entières matinées je me renferme dans ma chambre au bout de la rue Giovanni da Procida, pour voir si j’ai la force de résister à l’habitude de m’étrangler — âme et cœur — devant Agata en face de tout le monde… Dans ces quatre murs, les inconvénients de ma maladie sont les mêmes du premier jour, quand, fier des projets échafaudés dans les vagabondages de mon esprit plein de trous que des rêves confus remplissaient, je débarquais sur l’île. Ici, pendant la journée, l’obscurité reste longuement accrochée aux murs, tandis que la chaleur de la nuit semble collée au sol pour toujours… Jusqu’au moment où quelque chose se brise et je dois sortir dans la rue, comme un chien désemparé. Avant d’affronter une énième soirée d’attentes et de déceptions, j’ai écrit à Agata :

« Je ne reviendrai plus jamais à Procida. C’est un endroit que je devrais haïr et que j’aime pourtant intimement. Une fois parti, je ne pourrai pas m’empêcher de regretter cette île, tout en sachant que cet amour pour l’île demeurera inachevé et impossible, comme le nôtre. Mais je te pardonne déjà, Agata, de m’y avoir attiré. Ou bien je te remercie de m’avoir donné la chance d’y vivre des jours inoubliables. Auparavant, j’aimais que toi, à présent mes sentiments sont partagés, car mon amour pour toi ne fait qu’un avec l’amour pour l’île. Demain — qui sait ? —, je regretterai tellement cette île que je songerai à elle sans toi…
Jeudi je voulais t’effacer violemment de ma vie. En même temps, cette façon sombre et maladroite de me jeter sur toi avec ces mains, aveugles comme les ailes du moulin de don Quichotte, c’était la seule voie qui me restait pour te manifester mon amour et mon désir extrême de t’avoir près de moi !
À ce monde, on se passe vite de bons sentiments, tandis qu’on a horreur du sacrifice dont on se débarrasse en le jetant à la poubelle… ça ne vaut que l’apparence, la feinte assurance et cette allégresse de vieux camarades n’ayant rien en commun. Voilà une explication de la stupidité du monde et de son refus vis-à-vis de l’homme qui pleure.
Tandis que je te donnais ces gifles, je me forçais à me détacher de toi. D’ailleurs, jeudi dernier, ces gifles imprécises et inutiles t’obligeaient à chercher des témoins ainsi qu’un arbitre qui décrétait la fin de la partie que nous avions perdue, tous les deux. Cependant, cet arbitre n’a pas été impartial, il a profité, au contraire, de nos malentendus pour creuser un gouffre entre nous avant de venir te dire de jolis mots… Résultat : c’est toi la victime, et je suis le monstre. On avait besoin tous les deux d’une telle étiquette pour sceller la boîte où nos souvenirs sont rangés. Avant que j’arrive dans l’île, je n’avais pas su trouver la clé pour ouvrir ton cœur à la confiance en moi parce que je n’étais pas sûr moi-même de la mériter, une telle ouverture. Je n’avais pas la patience d’enlever les voiles qui recouvraient ton intimité. J’attendais que toi-même le fasses avec moi… mais je ne faisais que te décourager avec mon empressement, mon “grand amour” et mes livres qui en fin de compte ne m’avaient rien appris. Tu n’as pas eu la force ni l’envie de briser mon mur d’enthousiasme et de générosité… car tu n’étais pas sûre de trouver, par-delà ce mur, le garçon que tu avais cru que j’étais… Une fois arrivé dans l’île, j’ai compris qu’ici nous ne pouvions pas rester en deçà de nos attentes et de nos désirs d’amour. Mais nous n’étions plus seuls comme à Rome. Notre ancienne complicité ayant disparu, on aurait dû en bâtir une autre, adaptée à la tyrannie de l’île sauvage ainsi qu’à ses rythmes paresseux et dangereux à la fois. Cependant, je n’ai pas eu envie de repartir à zéro ni de mettre en valeur mon côté insouciant et fataliste que tu aurais sans doute préféré. Au contraire, j’ai prétendu que tu “comprennes », que tu viennes à la rencontre de mes faiblesses et de mon côté plus sensible et pathétique… »

Giovanni Merloni

(1) Alfredo devient fou !

Elle n’a pas perdu la tête, et c’est tout ! – L’île/14 (Journal de débord n. 59 )

02 mardi Mai 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 3 Commentaires

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Elle n’a pas perdu la tête, et c’est tout !

Mercredi 14 août 1963, la nuit
Aujourd’hui, je suis sorti de mon isolement splendide et du jeûne prolongé. Toto a voulu me gaver à tout prix de milk-shake et jaune d’œuf ; la grand-mère Mena a été très gentille tandis que Agata, navrée par mon épuisement, a protesté que de cette façon je la fais souffrir. En voyant son air contrit, j’ai voulu croire à sa sincérité, mais je n’ai pas su m’empêcher de la voir dans le tableau vivant que son père a peint pour elle : une réincarnation de Francesca Bertini au miroir.
Au final, à quoi est-elle servie cette fuite à Naples ? J’ai arraché deux jours et deux kilos à mon perfide destin et c’est tout. Une fois rentré dans les rangs, quoi que je fasse, de l’action plus pathétique à la plus héroïque, mon sort est signé. Elle ne cesse de saigner, la blessure que j’ai subie à l’arrivée de Bruno sur sa Vespa, sans aucun bénéfice pour tout ce qui aspire, en moi, à la sainte béatitude. À Procida, le mécanisme de l’épreuve impossible et de l’échec inévitable — qui provoquent forcément la déception et la colère d’une fille de quinze ans ayant été reçue avec de bonnes notes dans la classe supérieure de son lycée, donc libre de s’amuser à loisir — va déclencher en moi d’autres replis solitaires, de nouveaux jeûnes ainsi que des gestes de plus en plus hurluberlus.

Jeudi 15 août 1963, le soir
On est à la mi-août, le jour où l’on fête l’Assunta. Mes parents sont venus nous faire visite dans l’île. Nino, mon père, s’est fort inquiété pour ma maigreur. Quant à ma mère, elle était étrangement nerveuse, mais j’ai tout de même réussi à m’isoler avec elle, dans un coin reculé de la terrasse de la « Conchiglia » :
— Agata est trop petite, a-t-elle dit. Avec elle, tu aurais dû juste faire semblant d’être fort !
— Faire semblant de quoi ? demandé-je.
— Quand il y a l’amour, on fait toujours des bêtises. Tous les hommes et toutes les femmes tombent dans l’erreur de donner trop ou trop peu, de demander peu ou trop. C’est dangereux quand on va trop d’accord et c’est dangereux aussi si l’on se dispute continûment…
— Et alors ?
— Celui qui aime vraiment est heureux de susciter la jalousie et les caprices de son aimé. Quand on insiste en le faisant souffrir… quand on s’émerveille des réactions, parfois violentes, de l’être maltraité, il est bien possible que l’amour ne soit pas au rendez-vous. Il n’est plus là, ou alors il n’y a jamais été.
— Donc, selon toi, Agata ne m’aime pas.
— Elle n’a pas perdu la tête, et c’est tout !
Tandis que ma mère essayait de minimiser, je ressentais un écho bruyant au fond de mes oreilles :
— Tu es un animal, incapable de suivre que tes instincts ! s’était écrié Agata le jour avant. Tu es égoïste et… lourd !
Malgré mes efforts, je ne réussissais pas à me donner une différente contenance. Donc je glissais dans cet état de précarité où les erreurs sont inévitables. Cependant, à chaque erreur j’essayais de la convaincre qu’il s’agissait d’une exception. Et Agata répondait, immanquablement :
— C’est l’exception qui confirme la règle !
Que voulait-elle dire ? Est-ce que ma mère aussi, quand elle était jeune, n’avait pas su se donner une différente contenance ? Était-ce pour cela qu’elle savait glisser autant d’élégance dans ses leçons de vie ?

Vendredi 16 août 1963, pendant l’après-midi
Mes parents sont partis. Dorénavant, je me jetterai dans la mer tout habillé, j’arrêterai de me laver et je n’écouterai que de la queue de l’oreille les phrases méchantes dont Agata est prodigue :
— Tu dis toujours les mêmes choses !
Ou alors :
— Je te veux trop de bien et cela m’empêche de t’aimer.
Ou bien :
— Est-ce que tu comprends que je ne m’amuse pas du tout ?
Ou encore :
— Je veux me tromper, je m’en fous totalement de savoir si je me trompe ou pas !
Ou, par contre :
— J’aime beaucoup entendre Bruno quand il raconte des blagues. Emmène-moi chez lui !
Ou enfin :
— Bête ! Tu n’as pas le droit de me toucher !
Au nom de la famille à nouveau lointaine, Dodo m’a réprimandé pour les erreurs que je répète, selon lui, en pleine conscience, dans le but d’obtenir la commisération de quelqu’un… moi aussi je dirais de telles choses si j’étais à sa place. Pourtant, on ne peut pas dire à un frère « tu as raison »… donc, même souffrant, je me dispute avec lui. Mais j’ai peur que ses bienveillantes intromissions, tôt ou tard, agissant comme autant de provocations, elles fassent déclencher en moi une véritable explosion de délinquance…

P.-S. J’ai oublié de noter que mon père, à ma grande surprise, a pris tout seul une initiative en ma faveur. Dans la terrasse de la Conchiglia, profitant d’un moment où personne ne nous voyait, il m’a glissé dans la main un feuillet gris plié en deux. Il s’agissait d’une lettre du 16 octobre 1910, que ma grand-mère paternelle, Agata, avait envoyée à son fiancé Alfredo, mon grand-père. De cette lettre touchante et pleine d’humour, j’ai appris qu’en raison de sept ans de différence d’âge, en 1903 Agata et Alfredo avaient d’abord renoncé à leur amour… À l’époque, mamie n’avait que quinze ans tandis que son amoureux en avait vingt-deux. Ils s’étaient gravement séparés et même perdus de vue, jusqu’au jour où, sept années depuis, ils s’étaient rencontrés par hasard dans la Villa communale. Entre-temps, Alfredo avait mûri et n’avait pas dû souffrir la solitude, tandis qu’elle, Agata, touchant désormais ses vingt-deux ans, demeurait une très jolie femme n’ayant rien perdu de sa verve d’avant. Certes, pendant des années, avant de se retrouver, ils avaient fait le possible tous les deux pour suffoquer le souvenir de leur passion réciproque. Certes, ils avaient risqué de se perdre à jamais… Mais finalement, ils avaient su profiter de la « deuxième chance » que la vie leur offrait…
Quand je reviens à Rome, et que je pose la question à mon grand-père, malgré ses quatre-vingt-dix ans il se souviendra sans doute de ses états au moment de la première séparation de son Agata ! Mais qui sait s’il aura envie de m’en parler !

Giovanni Merloni

Je suis une pellicule surexposée et Agata est la lumière ! – L’île/13 (Journal de débord n. 58)

30 dimanche Avr 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Je suis une pellicule surexposée et Agata est la lumière !

Mardi 13 août 1963 le matin
Ce matin-ci, elle me semble quasiment belle la peine de devoir passer d’autres journées interminables en cette île chaotique et hostile. En sachant qu’il m’arrivera des coups et des contrecoups en rafale, dont au soir je m’efforcerai pourtant de me souvenir dans le but de les ranger sur une feuille comme autant d’avions précipités.
La pièce où je me renferme est pénible avec ses meubles en acajou et ces deux lits de bout défoncés, mais j’ai décidé que je ne sortirai pas de ces remparts avant d’avoir accompli une reconstruction complète de la parenthèse de Naples, de ces deux journées forcément illusoires où j’ai été un « homo erectus » plutôt qu’un gros singe sombre et susceptible. Quelle confusion pourtant ! J’ai enduré une décharge de coups de poing et de pied et maintenant, d’un moment à l’autre, je dois me préparer au coup de grâce ! Mes fuites n’ont fait qu’exacerber la situation. D’abord, parce qu’il ne s’agit pas de fuites définitives : Agata sait toujours où je suis et cela la rassure jusqu’à la rendre arrogante. Ce serait d’ailleurs bien inutile de me cacher dans les grottes et au-dessous des ombrelles en osier, m’arrêter dans un coin pour compter les battements du cœur comme s’il s’agissait de la voix du téléphone qui dit si c’est libre ou c’est occupé. Elle saurait où me trouver, si elle le voulait. Moi, au contraire, je sais seulement où me rendre pour ne pas la rencontrer. Mais ici, où elle ne viendra pas, où Dodo seulement peut me distraire avec ses bruyantes incursions, il me manque l’air. Je me regarde dans la glace et m’aperçois que je n’ai pas la force de parler. Mon regard s’effondre, mon œil demeure éteint. Je suis une pellicule surexposée et Agata est la lumière ! Je suis en train de me consommer dans un absurde mouvement pendulaire : la voix d’Agata bondit de chaque coin de cette pièce, telle une mouche réveillée par une odeur unique. J’ondoie sur la balançoire de ses cheveux, je monte et je redescends continûment des étoiles aux étables, des étables aux étoiles…
Parfois, je ramasse à terre mon cahier où tout est noté sans façon : samedi matin — il y a trois jours à peine —, Agata est débarquée à Naples avec Dodo, Rosamaria et Jean-Luc. Elle est venue pour moi, pour me voir, m’embrasser et recommencer, comme si de rien n’était. Mais quelque chose avait changé en moi : une invisible patine de chagrin, collée à la peau, empêchait mon enthousiasme de flotter dans l’air avec la même insouciance que la fumée d’une cigarette.
Sans compter que dès le début je savais bien que je ne resterais jamais seul avec elle. C’était donc pire qu’une torture chinoise. Tout en savourant le soulagement de la réconciliation, comment éviter la nervosité pour la frustration de nos élans et pulsions réciproques ?
Toujours est-il qu’il n’y avait pas de choix. Il fallait s’accoutumer à mettre de côté tout ce qui pouvait nous unir, voire sauver ; il fallait accepter la dissolution de nos corps et de nos âmes dans une entité collective tout à fait provisoire n’ayant pour but primaire que celui de survivre sans incident du matin au soir et, deuxièmement, celui de s’amuser et bien manger.
D’ailleurs, si les instances plus intimes et personnelles ne pouvaient pas avoir d’issue, mon désir de saisir le véritable esprit d’une ville ne pouvait pas être exaucé non plus.

Mais, ce jour-là, j’étais fort étourdi par la beauté de Naples et le charme de sa langue luxuriante. Par conséquent, j’ai fini par considérer la renonce à l’amour comme acceptable et même indispensable. D’ailleurs, deux amours, celui de Naples et celui d’Agata n’auraient pas pu trouver place tous les deux dans mon cœur !
Au début de ma traversée, j’avais l’impression, avec ce troupeau hétérogène et dépaysé, de revivre mes journées en compagnie de mes parents français en visite en Italie, avec cette typique angoisse de ne pas savoir où les emmener… Jeudi dernier, nous tournions à vide, entre la gare et le quartier de Forcella, sans que personne prenne la moindre initiative. J’avais l’estomac rempli par le généreux petit déjeuner des Solchiaro : cela provoquait en moi le désir violent de m’isoler pour lire ou alors pour m’évader seul au milieu de la foule…
Tout d’un coup, je me suis souvenu d’un après-midi sous les arbres du lungotevere, à Rome. C’était en novembre et j’étais ravi de partager avec Agata le plaisir d’une rêverie sans queue ni tête en lui apprenant le jeu innocent de donner des coups de pied aux feuilles mortes… Cette image intime et même sacrée a eu la force de ressusciter en moi une espèce d’euphorie taquine, à laquelle je ne me serais jamais attendu, que j’ai vite transmise aux autres. C’est ainsi que nous avons alors visité, surexcités, la bouche ouverte, le cloître multicolore du monastère de Santa Chiara, les quartiers espagnols, le Pallonetto — où les mères d’une multitude de gamins éveillés lancent depuis leurs rez-de-chaussée des hurlements déchirants — et finalement la place du Palais Royal avec les statues qui s’accusent réciproquement :
— Qui a osé pisser en terre ici devant ? s’indigne la statue aux moustaches à la française tout en grimaçant de dégoût.

— C’est lui qui l’a fait ! dit promptement la deuxième statue en indiquant la troisième.
— Non, c’est lui ! dit promptement la troisième statue en indiquant la quatrième.
— C’est à Dieu, la faute ! dit promptement la quatrième statue en indiquant le ciel de façon solennelle.
C’était une visite aux étapes escomptées, une sorte de pèlerinage qui provoquait en moi un certain embarras. Pourtant, grâce à ce sentiment d’étrangeté, ne faisant qu’un avec mon esprit de contradiction, tout à fait cérébral, envers cette ville qui aime occulter ses trésors cachés, je suis devenu tout d’un coup un touriste assuré et même désinvolte, capable de me débrouiller dans ce monde inconnu même mieux que Agata. Et je me découvrais affranchi de la cage médiévale, accrochée à la redoutable façade du Pénitentiaire, où j’avais trop longuement demeuré en y recevant les crachats des passants ainsi que les incursions des moustiques, et grâce à ma désinvolture j’ai obtenu, après avoir déjeuné, la parenthèse du canapé dans l’austère salon des Solchiaro, que Gianni a immortalisé avec une photo en noir et blanc assez floue.
De quelle parenthèse parlé-je ? J’ai embrassé passionnément Agata sur la bouche et c’est tout. Nous avions bu, contre nos habitudes, deux verres de vin chacun, et nous étions étendus l’un à côté de l’autre comme les époux de terre cuite des sarcophages étrusques.
Tout de suite après, Agata a voulu prendre une douche. En me voyant contrarié pour son effronterie, Gianni s’est approché de moi pour me dire : « Elle est une casse-pieds ! ». Sinon, personne des présents ne s’était scandalisé ni émerveillé : il n’y avait que moi qui jalousais pour une telle confidence.
Cependant, dans la tournée napolitaine il n’y a pas eu que la photo « scabreuse » sur le canapé et cette douche « anticonformiste ». Me revient à l’esprit, chaotique et allègre, la fouille forcenée du morceau de Naples compris entre la colline insigne de Pizzofalcone et l’escarpement ombragé, au-dessus de Mergellina, où reposent les dépouilles de Virgile : un endroit d’où l’on peut aisément admirer le fabuleux promontoire de Pausillippe.
Ensuite, ayant pour guide Gianni Solchiaro et ses explications pleines d’humour, nous avons marché en long et en large depuis via Caracciolo jusqu’à l’ancienne Riviera di Chiaia, sans renoncer aux tendres « sfogliatelle » se fondant dans la bouche. Puis, quand on est arrivé à la hauteur du quartier de Santa Lucia — en face du Château de l’Ovo —, Gianni est devenu même trop sérieux :
— Jadis les barques arrivaient jusqu’ici. Maintenant, voyez combien de terre on a dérobée à la mer !
Pour être sincère, je n’avais aucun transport pour les grandes œuvres du XIXe, mais j’étais heureux parce que finalement, dans cette espèce de voyage scolaire, Agata avait opté pour une allure mélancolique : quand elle n’abandonnait pas sa main dans la mienne, elle prétendait qu’on avance bras dessus bras dessous…

Venite all’agile barchetta mia Santa Lucia, Santa Lucia… (1)

Je voyais notre image reflétée dans un miroir invisible qui marchait avec nous — devant, derrière, au-dessus, au-dessous de nous — faisant rebondir les échos d’imminentes séparations. Sinon, en ce troupeau estival, personne n’avait la spéciale ironie de Lello Rizzacasa, quand il dit :

« Alfredo Ama Agata ! » (2)

ou alors :

« Le donne devono strisciare ! » (3)

Certes, je n’avais pas une telle désinvolture si même alors, dans cette espèce d’alcôve ambulante, un malaise sans nom m’accompagnait. Qu’est-ce qu’il m’arrivait ? Avais-je conquis Agata pour de bon ? Ou alors, m’avait-elle perdu ?
Nous nous promenions maintenant dans la Villa Comunale. Au lieu des habituels pourparlers entre Lello, Dodo et moi – se déroulant sur les montées et les descentes d’herbe et goudron de Monte Mario -, le Destin, distrait, m’accordait, sous le ciel de Naples, une demie heure d’agréables conversations sur la véritable fonction de la Maison harmonique, c’est-à-dire du kiosque art nouveau en acier et verres colorés au beau milieu de l’allée de palmes.
— C’est la maison idéale pour Alfredo, a dit Dodo. Il pourrait s’y retirer pour écrire des poésies pour ses femmes !
Immédiatement, Agata a eu un sursaut. Ses cheveux ont bondi dans toutes les directions, puis elle a tiré la langue. Pour toute réponse, Dodo a levé les yeux au ciel.
— C’est un abri pour ceux qui n’ont pas encore trouvé un logement ou alors viennent juste de le quitter, a dit Gianni. Mon lionceau l’aurait aimé sans doute !
Cela a fait rire Agata :
— Je le sais, Gianni, tu voudrais y installer ton canapé !
— C’est le bon endroit pour les départs et les arrivées, a dit Jean-Luc, de façon réaliste. C’est d’ailleurs un espace très adapté pour y passer, sans trop de peine, une journée de frontière comme celle-ci.
Que voulait-il dire, Jean-Luc ? Sans doute en raison de nos existences différentes les unes des autres, cette journée « de frontière » révélait une incommunicabilité sans appel entre nous tous. Quant à moi, tandis que le vent de l’ouest tourmentait les palmes en faisant résonner, tel un accordéon, notre kiosque harmonique, j’ai saisi en un éclair l’évidence. En me fixant opiniâtrement sur Agata, j’avais subi la dictature d’un proverbe que j’aurais dû fuir les jambes levées :

« Moglie e buoi dei paesi tuoi… » (4)

Quelle absurdité !

Giovanni Merloni

(1) Venez sur ma barque agile/ sainte Lucia, sainte Lucia !
(2) « Alfredo Aime Agata ! »
(3) Il faut que les femmes rampent !
(4) Prends ta femme dans ton village et les bœufs dans le voisinage !

Qu’est-ce qu’il y a à craindre là dehors ? – L’île/12 (Journal de débord n. 57)

27 jeudi Avr 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Qu’est-ce qu’il y a à craindre là dehors ?

Dimanche 11 août 1963, tard le soir
Voilà que des circonstances défavorables m’empêchent de me réfugier dans l’état tampon du mot qui creuse et transfigure, du geste qui peint et feint. Je ne sais pas nager, au contraire de mon grand-père homonyme… Celui-ci, ayant pour escorte la barque silencieuse de Toto Cellamare, aurait été capable de se transporter en quelques brasses vigoureuses jusqu’à l’île d’en face, Ischia, tout en fredonnant une vieille chanson de ses temps heureux. Dans mon cas, cela ne sert à rien de me dire que ce manque d’agilité est sans doute provisoire, car c’est maintenant que j’en aurais besoin pour réaliser mon plus grand rêve : atteindre les rives verdoyantes de la presqu’île de Solchiaro, à quelques bras de mer de la plage de la Chiaiolella, où les ongles de ma chatte blonde ne pourraient pas m’attraper.
J’ai mal à l’orteil et la bonne Teresa a posé à terre, au-dehors de la porte de ma chambre, une assiette couverte. Elle évite d’entrer dans cette étable tandis que moi, j’évite de soulever son couvercle. Ainsi, je vais mieux réfléchir aux deux journées du 9 et du 10 août à Naples. Il me semble qu’un siècle se soit déroulé… cela dit, pour Agata et moi, Naples a été le même que l’Everest ou la fosse des Mariannes, un abîme vertical en mesure de couper en deux nos existences. En cet endroit fatidique où ce que j’espérais « devait forcément arriver », le temps à coulé inutilement sous nos pieds, tandis que nos deux silhouettes se réfléchissaient dans un miroir ou se projetaient, telles des ombres chinoises, sur un mur, sur une file de palais, sur une entière ville. Ce miroir, ce mur, ces palais et cette ville ont vu deux corps marcher à l’unisson et cru, peut-être, que derrière cette entente d’ombres il y avait aussi la complicité de corps, la fusion des expériences, fussent-elles jeunes ou précocement vieillies.

Mais nous étions l’Homme et la Femme d’un photo-roman muet. D’ailleurs, ce « duo », que les mille aléas d’une traversée incohérente avaient mis en valeur au-delà de ses mérites, ne faisait pas un couple d’époux ni de fiancés dans la vie réelle. Il ne s’agissait que d’une comédie ou plutôt d’une farce dont on a perdu, heureusement, les traces.
À présent, j’essaie de deviner : Agata a épuisé ses derniers élans amoureux dans cette tentative de rattrapage. En me joignant à Naples, elle n’avait d’autre but que celui de me sauver la vie ou alors de s’assurer de ma santé. Sans doute, elle m’a empêché de mourir écrasé par la beauté exagérée de Naples. Pourtant quelqu’un lui a sucé le sang avec toutes ses bonnes intentions. C’était peut-être un insecte invisible, une tique par exemple, qui lui a sauté dessus tandis qu’elle jouait paresseusement avec les chiens abrutis du Pénitentiaire…
En été, Agata n’attend même pas de glisser de la passerelle au quai de la Marina. Elle profite de cet instant de confusion générale pour changer d’habit, de peau et de personnalité à la vitesse du son. Si à Rome on la voyait se promener, molle et discrète, ou par à-coups un peu plus nerveuse, comme un « Fiat600 » trafiqué ; dans l’île, elle se prend pour une « Giulietta sprint », qui peut impunément renverser tout ce qu’elle rencontre. Moi, en ma condition de piéton, je ne songerais, pour nous deux, qu’à une motocarrozzetta à trois roues. Mais je suis obligé de la regarder, abasourdi, en train de chevaucher le tigre de vacances en grande vitesse.
Ou alors, en quête d’un effet solennel, elle s’habille avec soin, telle une épouse blanche aux genoux rouges, convaincue qu’elle est la statue de l’Assunta à la mi-août. Avec son auréole de Sainte, elle descend, tout habillée, dans les premiers mètres d’eau devant les pêcheurs interloqués. Elle tremble de la tête aux pieds, prie et bénit par des gestes larges et bienveillants tout autour d’elle… pourtant, elle attend en vain qu’on la hisse sur les épaules bronzées, debout dans son baldaquin fleuri, dans les ruelles de Terra Murata :
— Elle s’entraîne pendant des heures devant le miroir, notre Francesca Bertini ! dit toujours Toto, tout en évoquant cette femme fatale, malicieuse et arrondie, qui s’accrochait aux rideaux des Palais fascistes.

Ou alors, la nuit, se dérobant aux sévères attentions de sa grand-mère, elle s’aventure sur la montée du Pénitentiaire avec des délices douces et salées pour les détenus. Elle préfère les garçons, ceux qui ont volé une Vespa ou alors ont tué pour amour. Elle traîne des heures avec eux, s’occupant d’un tas de choses incompréhensibles pour elle, telles la liberté et l’égalité, qu’elle ne voulait pas entendre quand c’était moi à les proposer.
Une telle activité de sainte et samaritaine l’exonère du fléau des fautes quotidiennes. Voilà pourquoi chaque matin, fraîche comme une rose, Agata descend les quatre cent quarante-sept marches de la Descente à l’Enfer piétinant d’en haut en bas un tapis de fleurs juste cueillies que ses concitoyens ont posées amoureusement pour elle, comme si l’on était au jour de ses noces. Cette fille gracieuse de quinze ans, la femme de mes viscères, fait donc les bons et les mauvais, car elle a le pouvoir d’une goutte qui creuse dans la pierre.

Gutta cavat lapidem…

Oui messieurs ! Agata, mon idole du jour et de la nuit c’est comme une goutte de pierre qui creuse dans les cœurs en transformant les hommes en brebis pour les tenir en laisse. Ayant une stricte parenté avec le lionceau qui faisait compagnie à Gianni pendant son enfance, Agata assume parfois, dans ma fantaisie désespérée, le redoutable charisme d’une chatte-geôlière qui referme ses prétendants dans le Pénitentiaire. C’est elle qui possède la clé de la prison et de mon cœur. Je dois attendre son premier instant de distraction pour m’en emparer et fuir au plus loin possible.

Lundi 12 août 1963, la nuit
Avec le prétexte du pied endolori et d’une légère fièvre, j’ai fermé les battants et suis resté cloîtré pendant la journée dans cette chambre peuplée de chaussettes et de cailloux, sans jamais sortir dans la lumière.

— Qu’est-ce qu’il y a à craindre là dehors ? a demandé Dodo, dans le but de dédramatiser.

Mais ses efforts ne sauront pas me sauver, désormais. Après le vain stratagème de la fuite à Naples, la situation a gravement empiré : un autre homme ou garçon est en train de me remplacer dans le cœur d’Agata, tandis que je m’obstine à ne pas regarder en profondeur dans le sentiment de la jalousie, dont j’ai honte comme si c’était un côté obscur de mon esprit.

D’ailleurs, l’amour est toujours guetté par la jalousie de quelqu’un. La mienne, c’est la plus douloureuse et je frôle la mort chaque fois que quelqu’un s’approche d’Agata avec la légèreté d’un éléphant et la négligence d’un lion qui a déjà mangé. Je meurs quand je la vois fermer les yeux et tendre la bouche en un sourire vaincu avant de se plonger, avec cet inconnu, dans un horrible cercle de feu :

Attention ! « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » (1)

Giovanni Merloni

(1) La Rochefoucauld, Maximes.

Pourquoi tu n’es pas fort ? – L’île/11 (Journal de débord n. 56)

25 mardi Avr 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Pourquoi tu n’es pas fort ?

Samedi 10 août 1963, pendant la nuit

Nous venons de rentrer à Procida. Effondré dans son typique demi-sommeil, Dodo serre ses lèvres fines laissant que les dents sifflent comme les freins d’une vieille voiture. Il sourit à la faible lumière de l’ampoule branlante comme s’il revoyait un film avec Danny Kaye. Ai-je été tellement maladroit ? Certes, à Naples, Gianni Solchiaro et Dodo se sont isolés plusieurs fois pour commenter à chaud, par des gestes de bienveillante désapprobation, mes échecs évidents.

La vie continue, et moi aussi je devrais me jeter sur le matelas, laissant à l’obscurité le soin de me consoler. Mais les derniers événements assiègent mon âme apeurée et bouleversent mon coeur en crue, le faisant rouler dans la rue boueuse (1), envahie par les ordures et les verres cassés.

Il y a quelques heures, dans un ciel noir d’étoiles tombantes et de magies interdites, le bateau nous a vite ramenés dans l’île. Pourtant, j’ai le souvenir d’un long voyage qui semblait ne jamais toucher son terminus. Tandis que Agata s’était assise à l’intérieur avec Dodo et Rosam, je m’étais installé à proue, entre une bouée rouge et la chaîne de l’ancre. En regardant le ciel sombre, au fur et à mesure que les étoiles précipitaient je fredonnais mes désirs :
Premier désir : ne pas désirer.
Deuxième désir : marcher sur l’eau et, sans me tourner en arrière, m’aventurer dans la terre ferme, jusqu’au Palais Royal Caserta.
Troisième désir : qu’on me fiche la paix.
Quatrième désir : être surpris par la tempête à mi-chemin entre Pouzzoles et l’île ; être flanqué sur la crête d’une vague géante avant d’être écrasé contre le fond sous-marin.
Cinquième désir : m’endormir et me réveiller dans un champ de blé.
Sixième désir : m’endormir et ne plus me réveiller.
Septième désir : retourner à Naples et visiter à nouveau, tout seul, le parc consacré à Virgile. Ou alors le cloître du monastère de Santa Chiara ?

Entre la septième et la huitième étoile tombante, Agata m’a interrompu :
— Ne vois-tu pas qu’il pleut ?

Les étoiles étaient glissées dans l’eau comme des lanternes chinoises tandis que le ciel était secoué par un orage épouvantable.
Agata a posé sa main contre ma bouche pour m’empêcher de parler, puis, comme si cette pluie était une douche purificatrice, elle a pleuré longuement, en sanglotant et tremblant contre mon épaule :
— Pourquoi tu n’es pas fort ? a-t-elle dit.

— Est-ce que tu veux que je te réponde ?

— Je voudrais que tu m’emmènes hors d’ici !

— Je le sais, je ne devais pas venir dans ton île.

Je lui ai expliqué que je me prenais désormais pour une étoile tombante ou alors un poisson séché qui flotte sur l’eau, raide et dépaysé comme une planche de bois.

Puis, pendant quelque temps, Agata s’est calmée. La tempête, engloutie par un seul nuage noir, de plus en plus petit, a disparu derrière la silhouette sombre de l’Epomeo, le mont d’Ischia. Tout de suite après, un brouillard épais s’était installé.
— Quelqu’un a décidé que nous devons attendre qui sait combien de temps avant d’atteindre Procida ! ai-je observé.

— Il s’agit sans doute d’une punition divine : nous avons raté les préparatifs de la fête de l’Assunta ! s’est-elle exclamée.

Le bateau tournait pour la cinquième ou sixième fois, doucement, autour de lui-même, quand de la queue de l’œil nous avons vu réapparaître les maisonnettes faiblement allumées de la Marina.

Quelqu’un avait actionné l’interrupteur et le brouillard s’était dissous comme une maladie capricieuse de l’ère atomique. La lumière était revenue. Sans laisser de traces ni de chaussures, la Cendrillon qui s’était nichée en Agata avait disparu. J’avais l’impression de l’entendre encore pleurer sur son radeau à la dérive se perdant dans les ondes violettes et noires, tandis que mon Agata en chair et os rentrait vite dans son rôle de châtelaine à l’ombre du Pénitentiaire :

— À quoi bon t’es-tu rendu à Naples ?
Pourquoi la terre ferme napolitaine est-elle ma complice ? Pourquoi, au contraire, cette île accrochée au fond de la mer par une boule de canon géante est-elle franchement hostile ? Il a suffi du temps d’une cigarette pour que la brise tombe dans l’obscurité de l’eau… et Agata, mon exquise poupée de porcelaine — d’abord négligemment, ensuite avec conviction —, s’est transformée en une chatte sauvage tandis que moi je redeviens, contre moi-même, un rat de ville qui aurait voulu naître en mouette ou chauve-souris.

Dimanche 11 août 1963, au matin

J’ai dormi très mal, me réveillant à chaque crissement du grand lit de la chambre à côté. Cette nuit, ces deux fiancés que je croise tous les soirs devant les toilettes étaient possédés par une furie homicide. Ils se roulaient dans leur nirvana hurlant et gémissant comme des chats en colère. Puis tout le quartier était surpris par des haltes où le silence prenait le dessus : une espèce de brume sonore où j’essayais de découvrir une voix tendre, une caresse magique ainsi que la stupeur et la dévotion qui accompagnent la fouille d’un corps nu. Celui de la jeune fille basanée, très experte de mozzarella de bufala ; celui du jeune homme fatigué, qui pouvait bien être mon corps même, fouillé par une famélique bouche peinte… Pendant le spectacle vivant, Kim Novak m’est venue à l’esprit : nue, elle venait de sortir de l’eau d’une piscine en forme de cœur, arborant un peignoir tigré noir et jaune. Ses cheveux, courts à l’origine, poussaient sans arrêt, jusqu’à envahir mon coussin. Cela devait avoir provoqué la jalousie de quelqu’un… mais la jeune fille qui s’était étendue auprès de moi — le visage contre l’oreiller, les jambes écrasées contre le matelas et la silhouette enfouie dans la longue chemise de nuit de sa grand-mère Mena — ne pouvait pas être Agata… Même dans le rêve, elle n’était pas là !
Je voulais allumer, mais je ne pouvais pas me passer de la complicité, même récalcitrante, de Dodo et c’était encore trop tôt pour le réveiller. J’ai alors essayé de réfléchir à ce qui m’arrivait, gaspillant sans prudence les dernières heures de la nuit, jusqu’au moment où une faible lueur a encadré les battants de la fenêtre, avant d’amener sur la croupe tourmentée de mon drap la poussière d’un nouveau jour dans l’île.

Dimanche 11 août 1963, lors d’un midi de feu
Je suis à nouveau dans ma chambre. Ce matin, sur la rive, poursuivant Agata qui fuyait au pied de la lettre pour se dérober à mes questionnements, j’ai eu la tragique impulsion de lui donner un coup de pied. Oui, exactement… comme si elle était un ballon de cuir à frapper au vol avec la rage et l’orgueil tardif du but du drapeau. Malheureusement, depuis le sable gonfle d’eau pointait un caillou et le coup a été très fort. Depuis les bords du champ (ou du ring ?), un médecin est promptement accouru, qui a déversé sur mon orteil deux ou trois couches d’une pommade adaptée :

— Il n’y a rien de cassé.

— Que dois-je faire ?

— Repose-toi pendant deux jours.

Contrarié par l’incident qui m’avait montré une fois de plus ridicule, en boitant, je me suis rendu dans ma tanière, accompagné sans enthousiasme par Dodo qui avait hâte de revenir vite à la mer. Là, les premiers temps, j’espérais voir arriver Agata avec des propositions de paix ou alors qu’elle viendrait pour se renseigner sur mes états. J’ai reçu à sa place la visite de Rosamaria. J’ai pris deux chaises et nous nous sommes installés dehors, devant la porte sur la rue, telles deux commères.

— Tu dois manger, a dit Rosam.
— Ne t’inquiète pas, ai-je répondu, lui indiquant Teresa, la longue et maigre patronne de la maison, en train de remplir une assiette de terre cuite avec des os de poulet et du lait pour le chat rougeâtre, que j’imaginais identique au lionceau des Solchiaro à Naples.

Giovanni Merloni

(1) « nella strada ‘nfosa », dans le texte italien.

Une lumière sans frontières – L’île/10 (Journal de débord n. 55)

23 dimanche Avr 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Journal de débord, L`île

Une lumière sans frontières

Vendredi 9 août 1963, la nuit
Au petit matin, il fait un froid un peu sinistre, si l’on pense qu’on est en été. Malgré ça, Gianni Solchiaro et moi, tout en arpentant la passerelle branlante, nous avons tranquillement avalé une coupe « Olympia ». Sur le Ischia-Pouzzoles, je me suis intéressé au soleil et aux vagues grises s’agitant avec leur écume luxuriante, tandis que les photos d’Agata, dont j’avais rempli mes poches , sautillaient maintenant comme des cigarettes ou des arcs-en-ciel, s’effondrant dans ce coin de la mer où la lumière s’éteignait et l’eau devenait un sombre miroir vert.
Gianni s’aventurait dans des sujets sérieux : il avait vu « Les mains sur la ville » (1), un film courageux sur la bande politique et immobilière qui était en train de s’emparer de « la plus belle ville du monde ». Asphyxiés par la vague populiste du « Commandant » Achille Lauro (2), les Napolitains étaient tombés dans le piège de son entourage ignorant et cynique. Cela n’allait pas seulement défigurer le paysage urbain par couches de béton armé, mais détruire la culture napolitaine même. Tout espoir n’était pourtant pas perdu. Des traces de l’ancienne « noblesse » demeuraient intactes dans les groupes d’intellectuels de gauche qui travaillaient pour « sauver tout ce qui est possible » !
— Moi j’en connais un : c’est Raffaele La Capria, celui qui a écrit « Blessé à mort » ! ai-je répliqué. J’avais un souvenir flou et aquatique de ce livre qui m’avait beaucoup plu, surtout pour son titre évoquant l’embarras de se sentir différent des autres, pour le fait de lire beaucoup par exemple, ayant par conséquent une sensibilité exagérée.

— Connais-tu « La mer ne baigne pas Naples » de Anna Maria Ortese ? m’a dit Gianni, en grimaçant.
— Curieux titre ! ai-je observé sans réfléchir. Je ne réussis pas à concevoir Naples sans la mer ni la mer sans Naples !
— Mais nous avons besoin de quelqu’un qui brise le conformisme ! a-t-il répondu. Naples est pleine de vie, mais de tabous aussi, et ce paradoxe d’une Naples sans la mer nous aide à voir tout ce qui ne marche pas !
— C’est la métaphore dont m’a parlé mon professeur d’italien ! ai-je répliqué.
— Ce livre a été attaqué par tous ceux qui se sentaient vexés… et celle qui l’a écrit, déçue, a abandonné Naples, depuis…
À force de discussions au sujet de livres et films engagés sur Naples — des discussione qui n’allaient pas vraiment au-delà de la citation de leurs titres —, 
nous avions vite abandonné la cadence dialectale typique de l’île. D’ailleurs nous étions affamés aussi. Nous nous sommes donc jetés sur Naples comme s’il s’agissait d’un granité de café avec crème fraîche « en dessous et en dessus » : une ville ayant sans doute des affinités avec mon tempérament frénétique et mélancolique à la fois.

— Les jeunes filles de Naples prennent l’amour beaucoup plus au sérieux que les touristes de Procida !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Si elles tombent amoureuses, elles s’offrent jusqu’au bout, physiquement, dans la relation avec leur homme…
Telle une femme de dauphin blessée, furieuse de son exclusion, Agata jaillissait de l’eau, venant à la rencontre de ma fantaisie galopante, tandis que les mots de Gianni me faisaient rougir intérieurement : serais-je un voyou ? Parce qu’en fait, je dois l’avouer, j’aimerais faire « ces choses-là » librement, sans aucun sentiment de culpabilité, surtout avec une femme que je venais juste de connaître, une étrangère dont je ne prétendais l’amour plein et désintéressé. Pourtant, par ma façon d’être typiquement bourgeoise, je ne pourrais pas accepter de lui demeurer indifférent, et cela m’empêcherait de me réjouir de toute rencontre « facile ».
Mais nous n’avions pas le temps de fouiller dans ce sujet : le bateau a accosté et nous avons vite emprunté la Cumana, le métro napolitain qui nous a transportés en un éclair à la gare de Naples-Mergellina.
L’appartement via Caracciolo aux portes blanches nous accueille avec son efficace pénombre. Une savante régie de fenêtres — les unes fermées, les autres ouvertes — et de battants entrouverts ou fermés créait, en cette journée de canicule, un agréable courant d’air frais. Au milieu de ce flux bénéfique, arborant la veste rayée de son pyjama, le grand-père de Gianni demeurait béatement immobile, avec sa grosse tête à la De Chirico. Il tenait les mains appuyées sur une petite table en acajou, sans rien faire. Je crois cueillir dans l’esprit de décadence de ce patriarche l’extrême rempart d’un style de vie dont la disparition est inévitable. D’ailleurs, si Gianni, ce rejeton communiste, m’a invité ici, c’est pourquoi il trouve tout à fait normale ma présence ici, même s’il n’y a rien d’aristocratique en moi, à part le nez.

Plus tard, nous nous sommes longuement promenés dans les rues de Naples. Tout en me demandant s’il avait fallu quitter l’île pour rentrer dans des réflexions et des raisonnements sérieux, j’étais charmé et même surpris par la générosité de mon cicerone, par le fleuve irrésistible de ses mots au sujet de Naples, des mondes différents qui y cohabitent, des Napolitains, des femmes napolitaines, de ses déceptions et de ses espoirs de jeune Napolitain et finalement du pari communiste, l’unique chose qui demeurait valide…
Nous nous déplacions d’un quartier à l’autre sans que la personnalité de Naples ne change : une ville mélancolique et frénétique à la fois. Et notre conversation devenait par conséquent le dialogue entre mon esprit mélancolique et la vitalité frénétique de Gianni. Si je songeais aux quatre ou cinq livres situés à Naples que j’avais lu (3), Gianni aimait surtout appuyer ses considérations sur les films (4) qui « dans le bien et dans le mal » rendaient de Naples le portrait plus fidèle. Si je fredonnais les anciennes chansons que mon grand-père homonyme et ma grand-mère Agata m’avaient apprises, Gianni parlait de Peppino di Capri et de sa celebre « Voce  ́e notte » (5).
— Tout cela a son écho dans le théâtre qui se produit au jour le jour dans la rue ! a dit Gianni, quand nous étions via dei Mille et que je constatais combien d’agitation et de tourbillon frôlant la bagarre se produisaient au fur et à mesure de notre traversée. Naples c’est ce théâtre de la rue qui s’invente prodigieusement, suivant pourtant un vieux canevas que tout le monde connaît à la perfection !
— Tout un chacun est acteur, chantant, chef de troupe et figurant à la fois, a ajouté Gianni. On ne voit que des scènettes, des disputes où la moquerie se marie à une souterraine violence, à une envie d’amour…
Il faut dire que je n’ai eu qu’une journée pour assister au théâtre — ou procession, ou crèche de Noël en plein été — dont Gianni m’a parlé. Mais je crois que je ne me trompe pas en affirmant que chaque endroit, chaque coin de rue est bon pour y installer un plateau ou un tréteau théâtral ! On joue partout dans les rues, dans les maisons des riches et des pauvres, dans les cours, dans les cuisines, à la fenêtre, en haut et en bas de l’escalier ou assis sur les marches. Il n’y a pas des confins en dehors des passages invisibles que la lumière franchit pour pénétrer dans l’obscurité et vice versa. Les humains se propagent partout, envahissants et inopportuns, demeurant pourtant respectueux de règles dramatiques rigoureuses, où chaque personnage, même le plus malchanceux et pathétique, garde toujours sa dignité et importance. On dirait qu’à Naples on a affaire avec une forme d’indiscrétion respectueuse des lois éternelles d’une nature tyrannique mais gentille, d’une lumière sans frontières qui réchauffe le cœur sans aveugler l’esprit. Celui qui « esce pazzo » (6) s’accorde en fait une vacance, arrachant un moment de gloire à sa vie désespérée…
Dans une boutique consacrée aux pâtes fraîches, nous avons acheté, moyennant la dépense entre nous, un kilo de ravioli pour fêter, demain, l’arrivée de Dodo, Rosamaria et Jean-Luc, n’ayant ce dernier que le samedi pour une visite aux fameuses céramiques peintes de Capodimonte. Quant à moi, j’ai très peu profité de la journée en plus et de tout ce que Gianni s’engageait à me montrer, fourvoyé par mon manque d’organisation qui a échoué sur une douleur aiguë aux doigts des pieds, nus dans les mocassins. Heureusement, à l’arrivée à la maison des Solchiaro — un melon sous le bras et la tête vide pour la chaleur — j’ai eu la chance de sauver mes extrémités avec deux pansements et les chaussettes du frère de Gianni. D’en haut, je reconnais les bruits de Naples, fourmillant de vie au milieu des palmes et de la blancheur de la promenade au bord de la mer. Dommage pour mes curiosités insatisfaites. Résignés, nous nous sauvons dans la chambre de Gianni, un Topolino (7) pour chacun.

— Mais c’est une pièce énorme, plus grande que le salon de chez moi ! me suis-je exclamé. Elle a deux grandes fenêtres avec un petit balcon en fer forgé, donnant sur le golfe. En bas, au-delà de la balustrade au bord de l’eau, le petit trapèze bien rangé du port de plaisance est dérangé par les plongeons des gamins qui, indifférents à cette eau malsaine, s’élancent vers le fond, emportés dans leurs entreprises hardies : libérer une ancre ou bien reporter à la surface un objet disparu. C’est un spectacle tout à fait rare pour moi, n’ayant jamais eu, de ma vie, la possibilité de scruter dans une longue-vue si puissante. Tandis que je me perds dans les péripéties de ce kaléidoscope paresseux — suivant le va-et-vient de la foule gesticulante ou les groupes de fainéants en quête de blagues et d’innocents tourbillons —, un petit gong nous appelle : la table est prête !
On a déjeuné sur un long rectangle qu’une nappe fleurie ne recouvrait qu’à moitié, tout comme chez mon grand-père à Rome. Au commencement, je me sens mal à l’aise rien qu’à songer au temps qu’il faut attendre pour que les amis, même les plus intimes, soient accueillis à table dans ma maison. Puis, grâce à l’indifférence du doyen de la famille Solchiaro, la conversation démarre dans le coin où l’on nous a relégués, Gianni et moi. De quoi avons-nous parlé ? Des livres que nous n’avons pas lus, du champ des nudistes à la Chiaiolella… et de la canicule, forcément. Ce dernier sujet nous a amené à des souvenirs parallèles : la montagne, les malles remplies de vêtements de laine, les longues promenades en dessus des mille deux cents mètres, Cortina… Oui, Cortina, cette ville lumineuse qu’entourent, telles des cathédrales, des montagnes aux noms fabuleux : Cristallo, Pomagagnon, Sorapis, Faloria, Antelao, Nuvolao, Cinque Torri, Croda da Lago, Tofane… Chacun de ces noms nous évoque une promenade, une aventure, un jeu, une journée respirée jusqu’au bout, sans crainte de la canicule ni de l’ennui. Gianni y a séjourné l’été pendant des années, se rendant à la glorieuse « Ca’ dei Nani », où il est devenu un footballeur excellent. Moi j’y suis allé en 1955 et en 1960, lors de longues et inoubliables villégiatures familiales…
— Il fait chaud, pourtant, s’exclama Gianni, haletant : nos souvenirs communs étaient bien anachroniques et n’avaient pas engendré une véritable nostalgie.
Après déjeuner nous avons monté à la terrasse tout en haut. Là, j’ai été d’abord bouleversé par l’odeur des plantes installées en de grands vases donnant tous ensemble l’impression d’une jungle, ensuite par la balustrade qu’on gagne en sortant de cette petite forêt tropicale… une lumière sans frontières nous a alors frappés et j’ai compris ce que veut dire l’expression « douce violence ». Celui qui a vu Naples depuis un point d’observation pareil peut sans regrets ni remords se jeter dans la mer et y mourir béatement, avalant, les yeux clos, une myriade de bateaux étincelants ne faisant qu’un avec les nuages blancs et rouges autour du Vésuve.
Après le dépaysement initial, le jardin luxuriant et le panorama à couper le souffle m’ont presque fait oublier d’Agata : par magie et sans secousses, je me trouve ici, transplanté dans un univers merveilleux et hospitalier. Mes deux âmes antagonistes — la française et la napolitaine — dansent ensemble sur cette balustrade sans s’apercevoir s’il s’agit d’une valse brune ou d’une blonde tarentelle.
Pourtant, tout autour de ce joyeux plateau, j’ai découvert une cage assez solide et impénétrable dont je ne comprenais pas la nécessité…
— Quand j’étais enfant, m’a confié Gianni, sur cette terrasse, mon père hébergeait un lionceau !
Cela m’a fait rire. J’ai pensé à mon père et à notre petit chien qui passe les soirées à ses pieds. Pour adopter un petit de lion, il fallait qu’il y eût été sans doute une histoire, un fait particulier.
— Ce n’est pas évident de prendre un lion chez soi, ai-je observé, presque le même que tenir un cheval dans un appartement !
— Il était tout à fait tranquille, comme un gros chat, m’a rassuré Gianni. Certes, il mangeait beaucoup de viande… Il s’était affectionné à nous, à tel point que mon père, même quand il avait désormais les proportions d’un lion adulte, ne voulait pas s’en séparer. Mais il y a eu une ordonnance… et le jour est venu où… Viens !
Redescendus dans l’appartement, Gianni a vite trouvé une photo vraiment extraordinaire : en deçà d’une grille, Monsieur Solchiaro et son fils ayant huit ou neuf ans, les larmes aux yeux parlent avec le lion tandis qu’au-delà de cette sévère barrière une foule de curieux témoignait du caractère historique de cet événement…
J’étais en train de demander à mon ami s’il avait revu le lion dans sa cage au Jardin zoologique, quand le téléphone a sonné bruyamment. C’était mon frère. Gianni, après une rafale de boutades avec Dodo, m’a dit, s’aidant par une éloquente grimace :
— Agata veut venir à Naples elle aussi !
— Je me suis vraiment inquiété pour elle ! lui a répété Dodo depuis le bar à la Marina.
— Mon Dieu ! me suis-je exclamé, feignant sans succès de me montrer contrarié.

J’avais le sentiment de triompher sur autant d’incompréhensions endurées. Mais il s’agissait, je le savais bien, d’une défaite ou alors, comme l’on dit à l’école, d’une victoire à la Pyrrhus (8). Pourtant, confus comme chef barbare qui se revêt des habits fins de l’ennemi tué, je suis fier de moi et je ne vois pas l’heure de me rendre à des adversaires encore plus insidieux…

Giovanni Merloni

(1) « Le mani sulla città », film de Francesco Rosi (1963)
(2) Lauro, un riche armateur qui a été maire de Naples entre…
(3) La voix intérieure des poètes et des écrivains à travers leurs titres (de Marzo de Salvatore Di Giacomo a Questi fantasmi de Eduardo, à Blessé à Mort…)
(4) Le fleuve de mots de Gianni gonfle de titres de films (depuis « Les mains sur la Ville » de Rosi au « Cinq journées » de … à « L’Or de Naples » de De Sica (avec Sofia Loren, Eduardo, Vittorio De Sica, Silvana Mangano)…
(5) La mer des phrases des chansons napolitaines entendus de mes grands-parents Agata et Alfredo (de « Silenzio cantatore » à « Sole mio » ; de « Piscatore é Pusilleco » à « I’ te vurria vasà »)
(6) Celui qui devient fou, « sortant » de la normalité.
(7) Mickey Mouse, bande dessinée de Walt Disney en format de bouquin.
(8) Allusion aux victoires, coûteuses en vie humaines, remportées par Pyrrhus.

← Articles Précédents

Copyright France

ACCÈS AUX PUBLICATIONS

Pour un plus efficace accès aux publications, vous pouvez d'abord consulter les catégories ci-dessous, où sont groupés les principaux thèmes suivis.
Dans chaque catégorie vous pouvez ensuite consulter les mots-clés plus récurrents (ayant le rôle de sub-catégories). Vous pouvez trouver ces Mots-Clés :
- dans les listes au-dessous des catégories
- directement dans le nuage en bas sur le côté gauche

Catégories

  • échanges
  • commentaires
  • contes et récits
  • les unes du portrait inconscient
  • listes
  • mon travail d'écrivain
  • mon travail de peintre
  • poèmes
  • portraits d'auteurs
  • portraits inconscients
  • romans

Pages

  • À propos
  • Book tableaux et dessins 2018
  • Il quarto lato, liste
  • Liste des poèmes de Giovanni Merloni, groupés par Mots-Clés
  • Liste des publications du Portrait Inconscient groupés par mots-clés

Articles récents

  • Premier Mai : une « guerre » citoyenne pour le Travail, la Paix et le sauvetage de la Planète 1 mai 2022
  • On a marre de crier au loup, n’est-ce pas ? 22 avril 2022
  • Élégante et majestueuse passerelle d’amour 17 avril 2022
  • Au fond de la grotte 16 octobre 2021
  • Quinze années inespérées ou, si vous voulez, inattendues 11 septembre 2021
  • Destinataire inconnue – Tranches de survie n° 1 6 janvier 2021
  • La cure du silence (Extrait de la Ronde du 6 avril 2020) 11 mai 2020
  • Août 1976, Rome (via Calandrelli) – La contribution de Joseph Frish à la Ronde du 6 avril 2020 6 avril 2020
  • La poésie n’a pas de nuances pour les amours perdus (Déchirures n° 2) 19 décembre 2019
  • Je vais attendre, seul, qu’une vie nouvelle éclose ! (Déchirures n. 1) 9 décembre 2019
  • « La rue est à qui ? » (La pointe de l’iceberg n. 19) 7 décembre 2019
  • Raffaele Merloni, mon fils, a cinquante ans 29 novembre 2019

Archives

Affabulations Album d'une petite et grande famille Aldo Palazzeschi alphabet renversé de l'été Ambra Atelier de réécriture poétique Atelier de vacances Avant l'amour Bologne Bologne en vers Brigitte Célérier Caramella Claire Dutrey Claudine Sales Dissémination webasso-auteurs Dominique Hasselmann Débris de l'été 2014 Elisabeth Chamontin Entre-temps François Bonneau Françoise Gérard Giorgio Bassani Giorgio Muratore Giovanni Pascoli Gênes Hélène Verdier il quarto lato Isabelle Tournoud Italie Jan Doets Jean Jacques Rousseau Journal de débord La. pointe de l'iceberg La cloison et l'infini la haye la ronde Lectrices Le Havre Le Strapontin Luna L`île Marie-Noëlle Bertrand Nicole Peter Noël Bernard Noëlle Rollet Nuvola Ossidiana Paris Pier Paolo Pasolini portrait d'une chanson portrait d'une table portrait d'un tableau portraits cinématographiques Portraits d'amis disparus portraits d'artistes portraits d'écrivains portraits de poètes portraits théâtraux Poètes sans frontières Roman théâtral Rome Rome ce n'est pas une ville de mer Solidea Stella Testament immoral Une mère française Valère Staraselski vases communicants Vital Heurtebize Voltaire X Y Z W Zazie Zvanì À Rome Ève de Laudec

liens sélectionnés

  • #blog di giovanni merloni
  • #il ritratto incosciente
  • #mon travail de peintre
  • #vasescommunicants
  • analogos
  • anna jouy
  • anthropia blog
  • archiwatch
  • blog o'tobo
  • bords des mondes
  • Brigetoun
  • Cecile Arenes
  • chemin tournant
  • christine jeanney
  • Christophe Grossi
  • Claude Meunier
  • colorsandpastels
  • contrepoint
  • décalages et metamorphoses
  • Dominique Autrou
  • effacements
  • era da dire
  • fenêtre open space
  • floz blog
  • fons bandusiae nouveau
  • fonsbandusiae
  • fremissements
  • Gadins et bouts de ficelles
  • glossolalies
  • j'ai un accent
  • Jacques-François Dussottier
  • Jan Doets
  • Julien Boutonnier
  • l'atelier de paolo
  • l'emplume et l'écrié
  • l'escargot fait du trapèze
  • l'irregulier
  • la faute à diderot
  • le quatrain quotidien
  • le vent qui souffle
  • le vent qui souffle wordpress
  • Les confins
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • liminaire
  • Louise imagine
  • marie christine grimard blog
  • marie christine grimard blog wordpress
  • métronomiques
  • memoire silence
  • nuovo blog di anna jouy
  • opinionista per caso
  • paris-ci-la culture
  • passages
  • passages aléatoires
  • Paumée
  • pendant le week end
  • rencontres improbables
  • revue d'ici là
  • scarti e metamorfosi
  • SILO
  • simultanées hélène verdier
  • Tiers Livre

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com
Follow le portrait inconscient on WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • Suivre Abonné∙e
    • le portrait inconscient
    • Rejoignez 240 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • le portrait inconscient
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné∙e
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…