Étiquettes
Una donna a quindici anni (1)
Jeudi 29 août 1963, le soir, presque nuit, sur le train de Rome
Celui-ci a été sans doute le jour plus malheureux de ma vie, qui demeure suspendu dans l’air, telle une nature morte accrochée au mur par une corde instable …
Après la nuit des célibataires impénitents, le matin a coulé très lentement : Agata n’arrivait jamais à la plage. Évidemment, elle était encore chez elle, en train de câliner son père Toto. Ou alors, ne sachant pas quoi faire, voyant s’approcher notre séparation, elle essayait de gagner du temps. Moi, le cœur en pièces, étant incapable de comportements rationnels et dépourvu aussi de cette petite assurance que mes prouesses nocturnes m’avaient collée dessus, je ne comprenais finalement rien du tout :
À quoi ça sert l’amour ?
Combien aurais-je désiré qu’elle me voie fort en ce moment !
Quand je l’ai vue descendre à la « Conchiglia », je n’avais ni sommeil ni peur. Je ne m’attendais pas non plus à quelque chose d’extraordinaire. Je me voyais réduit à un tas d’os. Je demeurais assis auprès du transat d’Agata, et regardais les enfants se gicler de l’eau d’un matelas gonflable à l’autre… Plus au loin, des gens jamais vus se lançaient une boule jaune. En un souffle, Agata a murmuré :
— Je t’aime !
Nous avons causé pendant une demi-heure, sans nous dévisager, comme si nous étions au téléphone, tandis que le promontoire du Pénitentiaire paraissait ligoté par les fils gris qu’enroulaient nos mains nerveuses. Elle parlait de tout et de rien, de son père vexé ou fâché avec elle, de l’escapade à Naples, de Cesare Brandi, le célèbre critique d’art qui passe ses vacances à l’hôtel Eldorado, de Gianni et Jean-Luc, deux personnes vraiment atypiques vis-à-vis de la faune des habitués de l’île… Quant à moi, j’avais honte de mon pénible état et demeurais incapable de proposer quoi que ce soit… Notre colloque coulait pourtant doux et décalé comme une chanson d’adieu.
L’amour, ça sert à quoi ?
À nous donner de la joie
Avec des larmes aux yeux
C’est triste et merveilleux!
Pour la première fois, Agata m’a proposé de me baigner avec elle, et nous avons échangé à la hâte un baiser derrière une cabine. Plus tard, la plage s’est vidée, tandis que Dodo et moi, tels des figurants sur un plateau en pénombre, nous enfilions négligemment la fourchette dans les spaghettis. Après le déjeuner, j’ai retrouvé Agata au bout de la plage. Je lui ai dit que je n’avais plus besoin de rien, désormais, avant de lui proposer une promenade jusqu’au dernier endroit où le soleil demeurait…
Pour atteindre la lumière de la Corricella, nous avons marché longuement, les pieds dans l’eau, contournant au fur et à mesure les obstacles par de brèves immersions des bras et de la poitrine, jusqu’au moment où un écueil lisse à deux places a attiré notre attention : il ressemblait en fait au fameux muret de notre quartier à Rome où nos mille baisers avaient été immortalisés par un seau d’eau sur nos têtes…
Cette découverte nous avait fait perdre la notion du temps et nous sommes restés interloqués quand la barque de Toto s’est approchée de nous et que celui-ci nous a invités à y monter :
— Désolé, mais c’est l’heure ! a dit le père d’Agata d’une voix empressée, tu dois partir, mon cher Alfredo !
Tandis que la barque regagnait la rive et que je croyais tout voir pour la première fois comme dans un rêve, depuis la « Conchiglia » Dodo m’adressait des gestes d’impatience, pestant même les pieds. J’ai alors entamé une course folle, devant lui, dévalant sans difficulté les marches infinies de la Montée aux étoiles. Dès que nous sommes arrivés à la chambre, c’était moi qui le harcelais pour qu’il se dépêche.
Je ne me souviens de rien d’autre. J’ai devant les yeux la grande ombre de Dodo qui range patiemment ses choses dans sa valise, sans rien dire, tandis que moi je fais semblant de dormir…
Vite catapultés à la Marina par l’une de ces trois roues d’enfer, Dodo et moi, ne sachant pas où cacher nos tristes valises, nous avons décidé d’attendre le départ dans un café avec Gianni et Jean-Luc. Ce dernier m’a glissé un mot :
— Je te comprends, Alfredo. S’il n’y avait pas eu ce trait de mer, tu serais parti, sans claquer la porte derrière toi, à l’anglaise ! Jean-Luc aussi se sert de l’expression décrépite de Trentavizi !
Image autorisée par CLEAN Edizioni, empruntée au livre
de Pasquale Lubrano Lavadera, « Procida nel cuore.
La « mitica » isola negli epistolari di Juliette Bertrand
(reproduction interdite)
Le bateau s’apprête à mettre en mouvement ses tonnes d’énergie. Je fais partie de cette petite foule qui attend de monter sur la passerelle dont quelques-uns ne font que lancer des gestes d’adieu.
— Agata, viendra-t-elle pleurer ton départ ? s’est exclamée Rosam en me taquinant. Je lui réponds par une grimace. Stella, une fille de Naples affiche la même expression désolée. Je sais que Dodo lui commençait à plaire…
Quand Agata arrive, arborant sa robe verte, le golf beige sous le bras et le sac de toile, elle me semble à nouveau disponible. Mais elle est nerveuse, embarrassée. Sans doute, elle est distraite par tous ces gens qui lui adressent la parole, ne pouvant pas éviter de leur répondre. J’ai serré fort la main de Toto, surpris de ses façons exagérément gentilles. Puis, pour nous dérober à la vue de son père, j’ai traîné Agata, la main dans la main, derrière un gros fourgon, et l’ai embrassée. Mais je ne l’ai pas vue attristée. Est-ce qu’elle songe déjà au poisson rôti qui l’attend à la Medusa ? Je pars le cœur dans la gorge, et, même si je sais que ce n’est pas une belle chose, j’essaie de ne pas la regarder dans les yeux tout en m’imprimant un sourire figé sur les lèvres.
Je suis maintenant dans le bateau, appuyé sur la rambarde en haut. D’ici, je vois Agata parfaitement. Isolée au milieu de la foule, elle semble trembler. Sur son front plissé, je lis une lueur de chagrin. Scandant les mots, je lui demande en un souffle si elle m’aime encore.
— Oui… mais ça ne va pas durer…
C’est en ce moment là que je l’ai vue vraiment, complètement et analytiquement, la première fois depuis qui sait combien de temps. Pendant tous ces jours de vacances, et même quand elle s’est catapultée à Naples, je ne l’avais pas vraiment regardée. Elle est sans doute la fille de Toto Cellamare, surtout si l’on considère son menton un peu carré et ses lèvres saillantes et moqueuses. On remarque en elle une certaine rigidité, typique de Toto, dans sa façon de se planter devant moi avec ce golf tombant sur le côté. Sinon ses yeux châtains — injectés de sang ou perdus dans un voile de larmes — faisaient jaillir une expression douce et absorbée que je ne lui connaissais pas. Tandis que je la parcourais du regard, j’avais la nette sensation d’entendre sa voix :
« Oui, je t’ai trompé, mais je ne sais pas encore qui je suis… Qui tromperais-je si je ne connais même pas moi-même ? Et toi, serais-tu en mesure de m’aider à me connaître vraiment, à découvrir ce qui se cache au bout de la dernière boîte chinoise que referme l’avant-dernière boîte, refermée à son tour dans une boite un peu plus grande, et cætera ? »
Même ses mains — où je m’étais tant amusé à dessiner des arbres — me paraissaient sous une nouvelle lumière. Un entier arc-en-ciel tournait vertigineusement autour de ses doigts qui tapaient dans l’air sur une machine à écrire invisible, que j’imaginais identique à celle de Francis Scott Fitzgerald, mon préféré parmi les écrivains désespérés. Enfin, j’ai découvert son corps — sans doute un calque de celui de sa mère, que je n’ai pas connu —, un corps tout à fait indépendant de sa patronne, qui voudrait peut-être m’inviter, sans attendre, à une fuite silencieuse dans une autre île de sable. Sans personne. Sans pères, grand-mères, frères, cousines, amis bons ou méchants et surtout sans balancelles ni juke-box. Mais pourquoi n’ai-je pas eu la patience du pêcheur et de celui qui offre des fleurs dont il connaît les différentes significations ? Mes poésies ne sont pas des fleurs tandis que mes mots ne sont pas des bras forts pour la soulever sans la toucher, pour la transporter sur un cheval revêtu de gris avant de l’emmener, enfin, dans une maison revêtue de fumées et de parfums. Ça vaut mieux dissimuler, feindre une force que l’on n’a pas, attendant avec confiance le jour où cela ne servira plus.
— Oui… mais ça ne va pas durer, a répété Agata. Cette fois-ci, le redoutable verdict jaillissait avec peine depuis le fond sombre de sa gorge, tandis que ses mains se serraient en un étau…
J’aurais dû attendre avant de tomber amoureux ! C’est ce que dit ma mère et que je trouvais dans les regards suspendus de tous ces gens qui se dévisageaient avec des expressions complices en se passant un adieu qui retentissait comme un au revoir. Chacun reste dans ses draps, personne ne confie à personne la totalité de ses espoirs ni de ses soucis. Il n’y a que la mère qui peut se charger d’une telle avalanche de pulsions de vie et de mort… mais de la mère aussi, il faut se méfier, un peu… Pourquoi n’ai-je pas attendu, alors ? Est-ce que je ne savais pas que chacun a son secret ? Est-ce que je cherchais, au contraire, quelqu’un, n’importe qui, même le premier venu, pour qu’il m’aide à fouiller dans mes mystères ? Ne pouvais-je imaginer que j’allais donner à un inconnu le pouvoir de pénétrer dans mon âme et y découvrir mieux que moi mes forces et mes faiblesses ? Qui étais-je avant de tomber dans le piège de l’amour ? Qui suis-je, maintenant ? Où est-il le vrai responsable de la faillite et de l’acceptation prolongée d’une situation sans queue ni tête ? Existent-ils de vrais responsables ? Et les espoirs, ont-ils une seule raison pour rester debout ? Existent-ils les hommes et les femmes loyaux ? Existe-t-elle la possibilité d’être heureux pendant longtemps ? En quoi consiste la règle pour cela ? Quelle exception peut-on admettre sans que notre cœur succombe à la plus douloureuse des épreuves ?
Le bateau de la ligne Ischia-Procida-Pouzzoles se détachait du quai assez rapidement, sans faire de bruit. Je ne m’efforçais plus de suivre les péripéties de sa jolie tête, ronde et blonde, enfouie au milieu d’autres têtes et mains s’affolant pour nous dire adieu, dans ce rectangle d’humains qui devenait de plus en plus petit.
— Regarde ce que m’a donné Rosam… pour toi ! m’a dit Dodo en ricanant. Sur une feuille céleste, sans doute imbibé de parfum français et des poudres magiques, l’imprévisible cousine avait copié, d’abord avec soin, ensuite à la hâte, une ruineuse chanson :
Una donna a quindici anni
Dee saper ogni gran moda,
Dove il diavolo ha la coda,
Cosa è bene e mal cos’è.
Dee saper le maliziette
Che innamorano gli amanti,
Finger riso, finger pianti,
Inventar i bei perché.
Dee in un momento
Dar retta a cento,
Colle pupille
Parlar con mille,
Dar speme a tutti,
Sien belli, o brutti,
Saper nascondersi
Senza confondersi,
Senza arrossire
Saper mentire
E, qual regina
Dall’alto soglio,
Col posso e voglio
Farsi ubbidir. (1)
Giovanni Merloni
FIN
(1) Wolfgang Amadeus Mozart, Lorenzo Da Ponte, Così fan tutte (1790)
Une fille de quinze ans
Doit tout savoir,
Le meilleur moyen d’arriver à ses fins,
Ce qui est bien et ce qui est mal.
Elle doit connaître les petites ruses
Pour persuader les hommes,
Faire semblant de rire et de pleurer
Toujours avoir de bonnes excuses,
Prêter simultanément
L’oreille à cent
Et parler à mille
Avec les yeux.
Donner de l’espoir à tous
Qu’ils soient
Beaux ou laids,
Et savoir mentir
Sans rougir
Et sans être gênée,
Et savoir se faire obéir
Comme une reine
Sur un trône
Avec des « je peux » et « je veux ».