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Barnabé Laye : le rire sous le chapeau

06 vendredi Juin 2025

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Barnabé Laye, Poètes et Artistes Français, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s

Barnabé Laye (Porto-Novo, Bénin 11.6.1941 – Paris 3.04.2024)

En retard par rapport à ce que j’aurais voulu, je me suis décidé à sortir de mon deuil solitaire, et de reprendre des publications régulières sur mon blog, ayant demeuré longtemps silencieux. La première personne qui me vient à l’esprit est un « grand homme vrai », qui m’avait fait l’honneur de son amitié fraternelle : Barnabé Laye, médecin, poète et romancier.

« Gravées sur la peau du temps nos lignes de vie nos errances/ Et l’obscure destin qui nous pousse en avant.. Nous ne savons rien de ces alphabets impénétrables/ Saignés dans le granit au bord du chemin./ Nous marchons dans le brouillard des vaines espérances/ Et des horizons de muraille. »

Dernièrement, avec Barnabé Laye, on s’était perdu de vue. Avec le temps, j’avais été confronté à la maladie invalidante de ma femme, puis à l’enfermement du COVID-19, ensuite… Nous nous envoyions des promesses de nous revoir et de temps en temps des marques d’estime sur Facebook.

Quand Claudia est décédée, j’ai cherché les seuls amis auxquels je tenais à cœur, en leur demandant de venir à cette cérémonie du dernier adieu se déroulant au Crématorium du Père Lachaise. Dans le brouillard des souvenirs enchevêtrés de la veille, je me souviens pourtant de son appel téléphonique : il était à l’étranger, peut-être dans son Bénin natal, mais il m’avait dit chaleureusement qu’il viendrait sans faille, ce samedi 17 février. Ce jour-là, il y avait un peu de confusion : on ne nous avait peut-être pas donné un repère précis pour nous regrouper, notre toute restreinte famille et les amis accourus à nous faire courage et partager avec nous les manque de Claudia. On était dans un couloir aussi sombre que solennel, en attendant de descendre dans la petite salle, quand je reçus l’appel de Barnabé, très agité et comme perdu dans les allées environnantes. Je lui expliquai le bon parcours pour nous rejoindre. Tout de suite après, on nous a amené en bas. Et je fus vite rassuré et ravi en le voyant paraître avec son chapeau sur la tête : « Viens ! viens à côté de moi ! Nous sommes les seuls qui ne se séparent jamais du chapeau, et nous sommes ici, ensemble ! » Il fut très content de me revoir. Sous le regard bienveillant de mon épouse, on allait débuter une belle rapatriée. Malheureusement, et moi je n’en reviens pas encore, rien qu’un mois et demi après cette rencontre heureuse, insouciante et prometteuse, Barnabé Laye nous a quitté. Je ne sais pas ce qu’il lui est arrivé, car je l’ai su après ses obsèques . Ce samedi-là il semblait aller bien, il était serein, souriant… Je ne cesse de me demander pourquoi, si le pourquoi se trouve pour expliquer ce mystère de la fin et de l’absence.

En sortant de cette réunion, quelqu’un avait demandé à Barnabé comment, pourquoi nous nous étions connus. C’est un peu le réflexe typique des Français, celui de vouloir tout contrôler et caser dans une vitrine ou dans une logique connue. Barnabé avait promptement répondu que j’ai écrit une belle préface pour un de ses recueils et, ironiquement, avait ajouté qu’elle avait été très élogieuse, même au-delà… En fait, il le savait bien, l’amitié se déclenche en dehors de tout critère d’utilité, de reconnaissance et de possibilité de se rendre réciproquement service. L’amitié jaillit de l’intelligence de la vie qu’on a et qu’on reconnaît dans l’autre : une spéciale attitude à saisir au vol une certaine affinité dans la façon de voir les choses de la vie. C’est pour cela que l’amitié résiste au temps.

Barnabé Laye

Il y a aussi, si vous me permettez de plaisanter un peu, un autre élément qui a renforcé notre lien dès le début : la fidélité absolue au chapeau ! Récemment, en revenant de Rome — où s’était déroulée une émouvante rencontre autour d’un livre de poèmes de ma femme Claudia Patuzzi — j’avais fait une halte à Turin et je me promenais paisiblement avec ma fille sous les arcades de via Po quand un couple m’a souri. L’homme fit aussi un geste, pour m’inviter à m’arrêter et échanger quelques mots. Pris dans mes pensées je n’avais pas compris ce geste que lorsque ce dernier s’était éloigné : il portait en fait un chapeau très semblable au mien. Mais je ne pense pas que ce geste de sympathie, ce besoin de parler venait d’une forme de collectionnisme ou d’une conception élitaire de l’existence. Tout au contraire : le chapeau le rassurait et me rendait « intéressant » à ses yeux. Et cela je peux le confirmer parce que le hasard voulut qu’en sortant du train arrivé en grand retard, j’étais très fatigué et j’avais voulu prendre un taxi. Là, sur le parvis de la gare de Lyon, dans l’agitation d’une queue névrotique, harcelée per les taxis abusifs, le Monsieur du chapeau est réapparu. Il s’agissait d’un couple d’Anglais vivant à Paris mais mordu de Turin, comme moi. Hélas, on était en train d’avancer un peu dans notre connaissance quand, sans nous donner le temps d’échanger nos coordonnées, notre taxi est arrivé… Et maintenant je me demande s’il y aura une troisième occasion de se rencontrer un jour, quelques part à Paris, ou à Turin, à ce même endroit…

Barnabé Laye (Porto-Novo, Bénin 11.6.1941 – Paris 3.04.2024)

Revenant à lui, à mon ami perdu, je regretterai toujours le temps raté où j’aurais voulu converser, longuement, calmement, avec Barnabé, lui poser un tas de questions… J’irai chercher ses réponses dans ses vers immortels… dont quelques-uns avais-je assimilés lors de ma préface à ses Fragments d’errances [Acoria Éditions, 2015, 74 pages] :

Le regard poétique et la voix de Barnabé Laye

« Regarder le miroir en face/ Depuis longtemps j’ai redouté la terrible sentence/ Les deux mains sur le visage je me protège/ Comme l’autruche la tête au creux du sable… »

Toute épopée commence par un miroir, miraculeusement entier ou cassé, dans lequel le héros interroge son âme cachée ou son alter ego, avant de partir, brisant le miroir avec son corps, comme le fit l’Alice de Lewis Carrol, ou alors s’acheminant sur le côté, à reculons, toujours en lançant à ce redoutable interlocuteur — menaçant ou complice — un regard fugitif et fragmentaire.

« Toi homme… / Tu ne sais pas choisir entre l’amour et la vérité/ …/ Tu observes les étoiles petits soleils d’un ciel sans présages/ Tu aurais tant voulu regarder la mer. »

Le voyage que Barnabé Laye voudrait entreprendre n’est pas seulement le voyage à rebours dans le temps et dans la conscience que fit Ulysse. Le personnage qu’il incarne a bien sûr besoin, un besoin primordial et absolu, de revenir à certains nœuds et à certains lieux. Il a besoin de protester son déracinement précoce, sa rupture avec le monde d’où il a dû partir trop tôt.

« Tout s’est arrêté là/ À cette non-enfance/ …Je ne serai jamais un petit vieux/ …/ Je me blottirai dans le désordre d’un lit de tempêtes/ Porteur d’impétueuses circonstances. »

Il regrette une adolescence sinon une enfance qu’il n’a pas eues dans son milieu d’origine, sous le même ciel avec d’autres enfants et adolescents comme lui. Il professe donc la « nécessité » de partir. En même temps, il ne se cache pas l’inutilité de tout « retour sur le lieu du délit ». Tout y est changé, désormais ; tout y sera méconnaissable et perdu :

« C’est la saison barbare, la terre craquelée à mille endroits saigne et pleure. »

Quel est alors le thème dominant, le vrai thème, de ce texte important de Barnabé Laye, proposé sous le titre humble et prudent de « Fragments d’errances » ? Est-ce vraiment le voyage ? Si, dès le départ, on sait déjà qu’on ira à la rencontre de déceptions de plus en plus cuisantes et amères, à quoi bon alors raconter à nous-mêmes le puits de douleur sans fond de l’existence d’un poète ?

« Puiser dans la nuit/ Puiser dans le jour/ Nous rions à l’ombre des pleurs et des mascarades/ Parfois il suffit d’un ciel bleu/ Pour croire à l’avènement d’improbables miracles. »

Ce que j’ai retenu de la lecture de cet archipel de mondes, de voix et couleurs que Barnabé Laye a su dresser pour notre consolation et plaisir, c’est qu’en ce cas le voyage, appelé poétiquement « errance », n’est pas le voyage d’un seul homme avec une seule valise pleine ou vide. Il s’agit ici du voyage de notre civilisation même, incarnée par un homme courageux et digne. Un homme qui au cours de son existence a évolué énormément dans la science et dans l’art, sans jamais renoncer à sa nature, à sa spontanéité, à son penchant pour la rêverie et la poésie :

« Seul le bonheur est vrai/ Tout le reste est palabre ».

Cet homme héberge en lui l’homme Barnabé Laye, bien sûr, l’auteur de « Par temps de doute et d’immobile silence » ainsi que d’« Une femme dans la lumière de l’aube », œuvres remarquables et touchantes parmi tant d’autres. Mais, il se laisse aussi forger, façonner, abattre et parfois meurtrir par ce énième voyage qu’il entreprend pour accomplir sa mission, dans l’espoir d’en revenir enrichi de valeurs et témoignages à transmettre… Un voyage pourtant difficile, où l’insouciance de la découverte sera inévitablement contrariée. Est-ce qu’il a déjà le sentiment que sa mission pourrait ne jamais s’accomplir ?

« Chacun de nous livre des batailles/ Que les autres ignorent. »

Cette phrase ne nous donne qu’une réponse partielle. Tous ceux qui liront les poèmes de cet extraordinaire recueil tomberont plusieurs fois amoureux de phrases poétiques comme cette dernière, où Barnabé Laye, par une espèce de furie ou de folie, réussit à traîner par la seule force des mots, sur la passerelle d’un plateau invisible, des images réelles qu’il associe les unes aux autres dans un esprit de pure fraternité et de sereine bienveillance :

« Voici venir/ Les mots pour incendier les mensonges/ Les éléphants s’en vont jouer à la marelle. »

Il obtient cela comme par hasard, laissant surgir les montagnes du fond de la mer, la beauté extrême au milieu des infinies répétitions sans éclat de la vie ordinaire. La structure même de ce roman poétique a été conçue, à mon avis, en fonction de cette continue alternance entre réalité et rêve, amertume et espérance que toutes les âmes sensibles rencontrent dans le quotidien.

« Il faudra oublier les nuits du doute et des nostalgies/ …/ Et partir comme un envol de goéland au-dessus de l’océan/ Laisser dormir le mystère des cloportes sous les pierres. »

Les artistes aussi ont leur quotidien, leurs moments d’ennui ou de manque d’inspiration. Mais les poètes ne sont pas tous en mesure de l’admettre, d’accepter le caractère fragmentaire inévitable de toute œuvre poétique. Barnabé Laye, en homme vrai et poète vrai, ayant un but plus important que la poésie même, ne se borne pas à accepter ces limites, il les transforme en belle occasion. Car il utilise justement cette alternance entre prose poétique et poésie pour tisser la trame de sa fresque, pour peindre ou reconstruire les mondes que son personnage va traverser, toucher, respirer.

« Marcher pendant des heures dans le désert vert/ Il pleut des soleils et des ciels bleus/ Sur les coteaux sur les hautes vignes à l’infini. »

Voilà un exemple de ce que j’appelle « prose poétique », indispensable trait d’union narratif pour transformer le traditionnel recueil de poèmes en « récit en vers » où pointent, comme autant de perles, les morceaux où la poésie de Barnabé Laye est absolue et totalement autonome vis-à-vis de propos plus vastes sur le plan philosophique. Nous sommes en définitive invités dans un long poème ou tout est extraordinaire : la forme, le contenu et aussi la mise en place d’un récit versifié tout à fait libre qui offre aux lecteurs la possibilité de deviner ou imaginer une histoire — l’histoire de la vie de Barnabé Laye ou celle de tous les hommes généreux comme lui —, jusqu’à atteindre la possibilité de lire tout cela comme un roman :

Barnabé Laye (Porto-Novo, Bénin 11.6.1941 – Paris 3.04.2024)

« Seul/ Dans la maison cimetière/ Au milieu de ceux qui dorment sous les dalles de pierre/ Ils sont partis les uns après les autres les aïeux le père la mère/ …/ Seul / Comme un étranger dans la vieille bâtisse catafalque je suis de passage/ …/ Faut-il fermer les paupières pour apercevoir les silhouettes et les traits/ De ceux-là qui jadis parlaient marchaient riaient en ce lieu ? / …/ Sortir/ Sortir au plus vite du piège avant d’être englouti par le sortilège/ Presser le pas s’éloigner. »

Barnabé Laye est un poète, un grand poète. Ce n’est pas nécessaire, avec un auteur d’une telle envergure, de rappeler qu’il est aussi un écrivain, un grand écrivain. Mais ce poète et écrivain vit comme nous et avec nous dans un monde qui change où, pour tout dire, les évènements se précipitent au bord d’un chaos annoncé :

« Il n’y a pas d’étoiles dans les ciels noirs des temps d’holocaustes et d’ignominie. »

Il en est parfaitement conscient et pourtant il ne se dérobe pas à sa mission d’homme se trouvant à un moment clé de sa vie qui l’oblige à s’interroger sur le sens de son art et de sa poésie dans un univers en perpétuelle mutation.

« Peut-être qu’un jour/ Par temps de pluie par temps d’oubli par temps d’insouciance/ Personne ne lira nos noms sur les dalles de pierres des monuments… »

Voyager, ce n’est pas seulement se perdre dans la beauté de la nature. Voyager, c’est justement aller à la rencontre des hommes et des femmes d’autres cultures, en faisant tous les efforts pour rentrer dans leurs langues et leurs mœurs. Car, le voyage vers un « ailleurs réel », permet de multiplier ses expériences, ses émotions et de développer davantage son talent pour en transmettre plus tard les vibrations et les couleurs…

« Il faudra se débarrasser des habits d’imposture/ Pour empêcher notre horizon de disparaître… / … / Un jour/ Il faudra briser la glace. »

Avec ce texte qui nous fera longtemps rêver et voyager, nous découvrons en Barnabé Laye le poète engagé que nous avons connu déjà dans ses premiers livres. Inlassablement, il construit des ponts pour le partage de la diversité entre les hommes et les femmes de notre temps. Partage de la beauté et de la poésie. Partage de la sympathie et de la compassion. Il ne peut s’empêcher de s’interroger sur le spectacle désastreux, ici et là, des conflits et des guerres. Le voyage ? Que deviendra-t-il le voyage ?

« Nous marchons dans le brouillard des vaines espérances/ Et des horizons de muraille. »

Fragments d’errances nous laisse, après sa lecture, les échos des voix d’ici et d’ailleurs. Des paysages et des visages hantent notre mémoire. Des mots affluent qui résonnent encore dans notre esprit et affleurent presque aux lèvres.

« …les oracles/ Se sont tus depuis longtemps/ …/ Maintenant courent partout des odeurs de genèses oubliées/ …/ Ce soir/ Rien dans le corridor du silence/ Une guitare pleure sur un lamento de Jimi Hendrix. »

Les deux chapeaux

Giovanni Merloni

« Guetter pour ne pas sombrer » : la poésie de Richard Soudée à l’encontre de la nostalgie et de la peur

20 mardi Nov 2018

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« Guetter pour ne pas sombrer » : la poésie de Richard Soudée à l’encontre de la nostalgie et de la peur  

Dans les rues de Paris
Je lance des flèches fulgurantes
Les flèchent font mouche
Et leur magie se répand indéfiniment
Par la couleur incendiaire qui reste au cœur
Par la masse verte qui s’installe au ventre et remonte
En pleine floraison
Dans la poitrine de mes amis

Richard Soudée, extrait d’un poème pour Mimi (page 77)

Le matin du 7 mai 2016, nous étions de bonne heure, ma femme et moi, à la Gare de l’Est avec notre billet Transilien. Nous songions à quelqu’un qui viendrait nous récupérer à la gare de Coulomniers pour nous emmener ensuite au cimetière de Pommeuse, où devait se dérouler une cérémonie pour Pierangelo Summa, ayant disparu l’année précédente. Mais c’était trop tôt et Mirella, la veuve de Pierangelo, avait insisté : « Vous venez avec un de mes amis, je lui parle et je vous rappelle… »
C’est comme ça que j’ai connu Richard Soudée. Collègue de Mireille Summa à l’université, celui-ci avait consacré sa vie au théâtre et à la poésie. Mais, comme il arrive souvent dans les rencontres humaines, surtout quand des sentiments d’amitié s’y installent, il m’a fallu beaucoup de temps avant de l’apprendre pleinement.
Pendant le voyage d’aller j’ai su presque immédiatement que cet homme doux, mesuré et pourtant ferme et intransigeant en ses propres convictions était gravement malade. Depuis trois ans désormais, il luttait avec la mort, essayant de se frayer un chemin parmi les redoutables protocoles et le manque total d’initiative et, parfois, de compétence, chez les médecins hospitaliers : « Il faut vraiment avoir de la chance ! C’est rare de trouver la bonne personne ! Il faut se battre si l’on veut que notre corps survive ! »
Avec la complicité ouatée de la voiture avançant sous le ciel incertain de la région parisienne, Richard Soudée me fit cadeau d’un long récit très spontané où s’invitaient de nombreuses suggestions.
Bien sûr très discrètement, comme c’était sa coutume, il me parla, par exemple, de la maladie et de la mort de son père, dont il avait enfin « décidé » de s’occuper, jusqu’à l’aider à manger et lui fermer les yeux…
Ensuite, de façon enthousiaste, s’accompagnant de gestes nets et efficaces, il me parla d’une exposition, à Paris, titrée « Carambolages », que je n’avais pas vue, où les termes du discours se mêlaient, se croisaient et changeaient d’orientation… Je compris mieux, beaucoup plus tard, cet esprit de collage et réinvention des objets — qu’ils soient mots, gestes, personnes ou musique, peu importe — d’où se déclenchaient une mise en scène théâtrale et, parallèlement, une nouvelle création poétique et artistique. Une sorte de pop art multimédia où l’être humain est toujours au centre ?
Je ne savais pas bien situer son travail à l’université et je n’imaginais pas combien lui appartenait cette hypothèse de création artistique dont il parlait apparemment « de l’extérieur », comme un habitué des expositions parisiennes.
Il ne pouvait savoir non plus combien tout cela pouvait m’intriguer. À mon tour, je ne lui dis rien ou presque de mon activité de peintre ni de mon penchant particulier pour le dessin et le collage, par exemple. D’ailleurs, il n’a jamais vu mes tableaux suspendus entre le reportage passionné des vicissitudes humaines et l’exigence de briser par des couleurs rayonnantes la toile blanche là où le dessin commence à prendre corps.
Au cours de cette inoubliable traversée, nous avons aussi confronté nos ressentis au sujet du film très touchant que Sara, la fille de Pierangelo, avait réalisé pendant la maladie de son père et après sa mort. Richard me donna alors une première idée de son engagement artistique avec Pierangelo, en me parlant, entre autres, de sa participation à l’adaptation théâtrale des « Bonnes » de Jean Genet que j’avais vues aux « Déchargeurs » en 2011.

Mirella, Sara et Robin Summa à Pommeuse

À notre arrivée à Pommeuse, d’autres émotions prirent le dessus. Dans le petit cimetière, Mirella, Sara et Robin Summa avaient choisi un rectangle de pré libre au milieu des tombeaux pour y planter un arbre où des photos et de petits objets étaient accrochés pour honorer la mémoire de Pierangelo, cette personne unique qui nous avait quittés. Mirella proposa de belles chansons populaires d’Italie et chacun de nous dit quelques mots. Richard Soudée lit une poésie triste et confiante à la fois, dont j’aurais aimé avoir une copie…
Sur la voie du retour, il nous partagea la petite joie qu’il pouvait s’accorder de temps en temps, en se rendant à Barbizon, où déjà son père louait un appartement, dont il avait « hérité » le loyer et l’autorisation à profiter d’une partie du jardin, ce que Richard faisait volontiers, se chargeant de l’entretien de quelques plantes. « Je connais Barbizon ! » avais-je observé, enthousiaste : j’avais beaucoup aimé le petit musée avec les œuvres des peintres de l’école de Barbizon avant de m’aventurer de quelques pas dans l’incontournable forêt de Fontainebleau. Moi aussi, j’aurais aimé habiter à l’orée d’un bois comme ça !

En nous rapprochant de Paris, nous parlâmes longuement de « L’infini » de Giacomo Leopardi, le plus grand poète italien du XIX siècle. Je venais de voir un film qui avait méchamment maltraité en lui l’un des pères de notre patrie souffrante, alors comme aujourd’hui, sous le prétexte de ses handicaps physiques et m’étais plaint aussi pour la désinvolture par laquelle l’écrivain René de Ceccatty, dans un livre sur Leopardi, s’était autorisé à développer avec insistance le thème de l’homosexualité présumée du poète. On se quitta avec ma promesse de lui envoyer ma traduction en français de l’infini, ce que je fis, je crois, le jour même…

Robin, Sara et Mirella Summa avec Richard Soudée à Pommeuse

Quatre mois depuis, le 2 septembre 2016, Richard m’invita au « 6b », cet immeuble à Saint-Denis qu’on avait sauvé de la démolition pour le consacrer à l’expression artistique. J’eus là l’occasion de le rencontrer et l’embrasser à nouveau, avec sa femme Mimi et son fils Michel, peintre et dessinateur dont j’admirai beaucoup le travail. Je fus aussi touché par une grande toile, signée par Émilie, la compagne de Michel, qui trônait avec des sentiments joyeux au milieu d’une exposition collective pour la plupart « problématique ».
Mon commentaire d’alors fut l’occasion, pour Richard, de découvrir « le portrait inconscient », qu’il apprécia vivement. Cependant, nous n’avons pas approfondi, malgré nos intentions réciproques, le côté convivial de notre estime et amitié réciproque. C’est un manque que je regretterai toujours, dont je ne suis pourtant pas en mesure de me donner une explication, au-delà de la lourdeur de la vie et des engagements s’alternant aux inquiétudes de la famille et de l’âge…

Richard Soudée à Pommeuse

Le 9 mars 2017, avec sa femme Mimi, Richard a assisté au spectacle « Tellement belle est la vie » où ma fille Gabriella, accompagnée par un jeune guitariste, chantait de belles chansons italiennes et françaises qu’accompagnait un texte de moi sur le thème de l’installation d’une jeune fille à Paris. Richard n’hésita pas, en cette occasion, à relever les quelques petits embarras scéniques, qu’avait causés à Gabriella l’alternance des textes et des chansons. Sinon, il était visiblement content d’être là, et je lui fus très reconnaissant.
Plus tard, le 18 mai 2017, je rencontrai Émilie Sévère à la galerie 1618, rue Richer, ayant ainsi l’occasion de voir une belle série de ses tableaux aux tailles variées qui entouraient la grande œuvre que je connaissais déjà, et j’en parlai dans ce blog avec admiration sincère.
Je me souviens bien de cette journée où je me rendais à la rue Richer, les jambes lourdes, la tête légère et le souffle coupé. Je venais, je crois, d’une période de surmenage dans l’écriture, ainsi que de manque de promenades et d’exercices quelconques. Et je me rappelle bien le plaisir de cette rencontre entre la jeune peintre pleine d’énergie et de confiance — tempérée par une sévérité de fond avec elle-même (lui dérivant peut-être de l’austère nom de famille) — et le vieux peintre ayant eu une carrière de rencontres heureuses et de trains ratés : il fallait que j’accepte l’âge de mon image et que je laisse aux nouvelles générations la faculté de prendre acte ou pas de ma contribution acharnée d’artiste sincère…

Voilà donc le temps passé. Dans les mois suivants, je n’ai plus revu Richard ni Mirella non plus. Au marché de la Poésie de Saint-Sulpice, j’ai rencontré juste Robin, le fils cadet de Pierangelo, qui maintenant lui ressemble comme une goutte d’eau… Ensuite, quelques problèmes ont gêné et même obscurci l’horizon de ma vie, avec la sensation d’un changement important. Cela a fait brusquement jaillir la nécessité, face au temps qui se réduit et va bientôt disparaître, d’assumer jusqu’au bout ma nature de poète et d’artiste souvent sacrifiée.

Le 6 octobre 2017, j’ai eu ma plus importante rencontre, tête à tête, avec Richard Soudée. Il m’avait envoyé un message pour demander mon adresse : il voulait m’envoyer son recueil poétique, « Fleurs de la trace » (L’Harmattan 2017, 138 pages), qui venait juste d’être publié. Je répondis que j’aurais aimé profiter de cet événement pour nous rencontrer et échanger un peu. Ce qui arriva dans un bistrot place de la Contrescarpe… Je ne lui cachai pas que j’aimais énormément cet endroit au nom si typiquement parisien. Mais là, j’oubliai de lui dire qu’un jour d’été de 1989, j’avais assisté, avec mes deux enfants aînés, juste à côté de notre bar, à un extraordinaire spectacle de rue : un homme et une femme revêtus à la mode du XVIIIe, avaient joué, devant une quinzaine de passants étonnés, une petite farce au sujet du « ménage à trois »…
D’ailleurs, je crois avoir compris que la rue Mouffetard et la Contrescarpe, pas loin de différents sièges universitaires, ont été des endroits très chers pour Richard Soudée tout au long de sa vie… Une vie quand même assez variée et riche selon le récit qu’il me fit dans ce bar, avec un enthousiasme contagieux. Histoire d’une génération foudroyée par soixante-huit et les espoirs des années soixante-dix, comme pour moi. Histoire dont on trouve quelques « traces » dans ces « Fleurs de la trace » dont il me parlait tel un fleuve. Je suis porté à donner davantage importance à certaines nuances et inflexions de la voix qu’à la reconstruction complète et exhaustive d’un parcours de A à Z… Donc, en l’écoutant, je ne retenais que des mots-images : le « disque » de Léo Ferré inspiré par les vers de Louis Aragon ; le « printemps des poètes » dont Richard s’était chargé au temps du Théâtre de Liberté ; la rencontre avec « Mehmet » Ulusoy, l’acteur et metteur en scène turc exilé en France après une collaboration avec Giorgio Strehler à Milan ; la fructueuse collaboration avec Mehmet jusqu’à la découverte d’un monde qui depuis toujours l’attendait. En fait, la « Martinique » d’Aimé Césaire marqua en 1975 le tournant décisif de sa vie, avec la rencontre de sa Mimi : « avant, je courais d’une aventure à l’autre, sans vraiment m’engager. C’est avec Mimi que j’ai découvert en profondeur le sentiment de l’amour et le désir de me créer une famille… »
Avec la joie de quelqu’un qui atteint finalement un but primordial, Richard me raconta la « facilité » qui avait accompagné la « mise en scène » de « Fleurs de la trace », une véritable pièce théâtrale en vers et prose poétique qui est en fin de compte le roman de sa vie : on y découvre d’abord un long préambule scandé douze fois par la fabuleuse expression « J’ai grandi » ; ensuite, on est transporté par les multiples éruptions poétiques qui ont accompagné son adolescence et sa première maturité sous le ciel de Paris, avec des anticipations concernant par exemple sa rencontre cruciale et charismatique avec Aimée Césaire et ses « lucioles » ; on plonge enfin dans la scène finale, se déroulant dans le « carbet » du « colibri ».
Au bout de cette rencontre à la Contrescarpe, après nous être congédiés au beau milieu de la rue Mouffetard, j’ai réalisé tout de suite que Richard Soudée avait montré beaucoup de confiance en moi et me jugeait à la hauteur d’un commentaire fidèle de son livre. Cependant, il ne pouvait pas savoir qu’il m’était difficile d’assumer jusqu’au bout ma facilité pour le reportage, au détriment de ma nature d’artiste et de poète. Il ne pouvait savoir non plus que cela n’avait rien à voir avec mon intérêt spontané pour tout ce qu’il m’avait raconté de lui, donc une grande curiosité pour ce texte poétique. Voilà pourquoi je n’ai su prendre immédiatement le recul ou, si l’on veut, la juste distance au personnage de Richard Soudée pour lui consacrer, comme je l’avais fait pour bien d’autres, un commentaire digne et équilibré.

Richard Soudée debout, à l’Harmattan, le 9.12.2017

Je m’accrochai à toute une série de matériaux qui m’étaient devenus indispensables, et même après la présentation du livre à l’Harmattan, qui s’y déroula le 9 décembre 2017 — il y a presque un an — ne trouvant pas chez le disquaire de rue des Écoles le disque de Léo Ferré, je finis par mettre ce projet de côté.
Plus tard, ma vie s’est davantage compliquée avec le défi de consacrer l’année 2018 de façon prioritaire à la peinture, qui m’a énormément absorbé, avec une sérieuse réduction de mon activité sur le blog.
Je n’avais plus de nouvelles de Richard et je menais en général une vie en retrait quand j’ai décidé de m’accorder de très courtes vacances en Normandie. Au petit matin du 17 août, je me suis levé dans un hôtel du Tréport encore endormi, après des rêves sans doute inquiétants dont je n’ai pas de souvenir… quand j’ai cogné très fort de la tête un écran télé saillant du mur juste au passage. Plus tard, j’ai perdu mon iPad où toutes les photos et les vidéos de la rencontre à l’Harmattan étaient gardées. En ce moment-là, Richard était encore vivant. Il est mort le lendemain, le 18 août, à l’hôpital des Peupliers. Il a été inhumé dans le cimetière de Barbizon.

Richard Soudée à l’Harmattan le 9.12.2017

Encore dans un état de bouleversement profond pour la nouvelle de cette mort doublement insupportable – une véritable défaite pour nous tous, après sa lutte si intelligente et courageuse -, que j’ai apprise mardi dernier par la grâce d’une lettre de son fils Michel, je voudrais vous inviter, sans autre commentaire, à la lecture de quelques extraits de « Fleurs de la trace » (L’Harmattan 2017, 138 pages) tout en savourant les images et les vidéos que j’ai eu la chance ensuite de récupérer.
Mais avant, je vais vous partager mon hypothèse personnelle au sujet du but primordial qu’avait ce livre pour son auteur. Frappé par une maladie inexorable, Richard Soudée a dû voir instant après instant s’écouler devant ses yeux la terrible relativité et vanité des choses de la vie. Une vie qu’il avait jusque là consacrée aux autres, suivant son caractère enthousiaste et humble à la fois. Il avait découvert la poésie, comme il dit, parce que, selon les attentes de Mehmet Ululoy, il fallait faire du théâtre avec la poésie. Ou alors il avait découvert la poésie à la suite de ce geste de rupture et de survie de s’acheter le disque de Ferré-Aragon sans même posséder un tourne-disque. Ou bien il avait écrit, de ses seize ans déjà, une poésie que quelqu’un d’autre plus tard lui redira, l’ayant apprise par cœur…

Puisque personne ne le faisait pour lui, cet homme toujours en retrait, disponible et généreux s’est décidé un jour à se raconter, moins pour le plaisir de goûter sa propre « madeleine de Proust » que pour le devoir de dévoiler le personnage ou, plus encore, la personne merveilleuse qu’il a été. Une vie de détresse et brûlante d’amour n’engendre pas en elle seule un poète. Parce qu’il y a un moment, un passage, une épreuve qu’il faut exploiter pour passer du fait d’écrire des poésies à celui d’être un véritable poète. Mais cet homme durement menacé, cet être aux heures comptées a finalement ramassé le gant du défi épouvantable que depuis toujours il s’était lui-même lancé et s’est forcé à raconter comment naît, grandit, s’épanouit et meurt un poète.
Spontanément et à son insu – car il aurait pu et dû être le premier pas d’un nouveau chemin de découverte et de gloire -, « Fleurs de la trace » devient ainsi le chant du cygne de Richard Soudée et en même temps la « fleur » la plus épurée de son « œuvre complète » : cette immense, prodigieuse production poétique et artistique, fixée sur le papier ou immatérielle, qu’il a généreusement donnée aux autres pendant les cinquante années de son engagement artistique et culturel ininterrompu.
Grand animateur de récitals poétiques et de spectacles, il avait longuement exploité son penchant pour la poésie dite se rebellant à la poésie écrite, donc pour la chanson où tout se harmonise et se synthétise. Un petit grand trésor dans ce domaine où la passion politique et le sentiment du partage humanitaire ne sont pas étrangers, c’est la collection des 41 morceaux de « Musaïca chansons d’enfance des émigrés » (de tous les continents).  

Dans « Fleurs de la trace », son naturel de jongleur et de troubadour, se mariant à la maîtrise de la scène théâtrale, l’amène à regrouper les événements de sa vie, constellée de contrariétés, d’illuminations et de joies profondes, autour de trois primordiaux piliers.
Le premier pilier c’est l’enfance, avec cette obligation de « grandir » dans un monde où les découvertes ne s’associent pas toujours au bonheur. Ce garçon très sensible, spontanément porté à aimer, aura de la peine à s’aventurer dans le monde adulte. Ce seront pourtant les souffrances endurées qui lui octroieront, avec la poésie, une force et une résistance incroyables devant les averses de l’existence.

C’est depuis le deuxième pilier de la vie menacée par la maladie qu’il peut considérer tout cela jusqu’au bout, avec un œil désenchanté et passionné à la fois : il observe son existence depuis un balcon tout à fait dépouillé et, tout en se sentant éloigné et perdu, il savoure l’essence de ce qu’il a éprouvé quand il était un homme jeune et résistant, tout en laissant filtrer de son for intérieur les angoisses et les peines que la maladie physique lui emmène.

…La mort qui rode dans mes veines
ressemble à trois chiens trop battus
qui fidèlement se souviennent
des soirs qui n’en finissent plus…

Richard Soudée, extrait de Remuements (page 62)

Le troisième pilier c’est la découverte de l’ailleurs de la Martinique, ne faisant qu’un avec la rencontre avec l’amour, le vrai et total amour pour sa femme et sa culture.
Protégé par le carbet qui lui assure la parfaite coïncidence de l’amour et de la liberté, le poète s’oublie et adhère finalement à la joie pure de la poésie.
Avec tout cela, la poésie de Richard Soudée nous apprend à vivre avec le chagrin et la joie, à nous rendre courageusement, au jour le jour, à l’encontre de la nostalgie et de la peur !

Richard Soudée lit Fleurs de la trace à l’Harmattan le 9.12.2017

J’ai grandi sous un cerisier...
C’est là… que j’ai connu… le sentiment étrange de pouvoir dévorer sans m’apaiser.

J’ai grandi au cœur de la pluie…
…Cette eau remonte aujourd’hui en moi. Elle débonde et noie mon regard. Elle barytonne. Et je pleure à gros sanglots.

J’ai grandi au pied d’une machine à coudre…
…J’ai depuis lors conservé une secrète addiction au bruit des ciseaux bien affûtés, au froissement des taffetas, des crêpes et des dentelles, ainsi qu’au déchirement des draps. Quant à la fouille dans une boîte en fer pleine de boutons de nacre et de bois, de verre et de cuir, de porcelaine et d’os, de corne et de jais, de velours et d’ivoire, d’ebonite et de plastique, elle me rend fou.

J’ai grandi non loin d’un poulailler…
…Mon grand-père et moi récoltions les cuisses et autres parties nobles de la bête et ma grand-mère s’adjugeait sans sourciller l’ensemble des bas morceaux. Sous mon regard effaré, elle dégustait ainsi avec délices : la tête ornée de son bec et de sa crête encore tremblante, les grosses pattes écailleuses, munies de leurs ongles impeccablement taillées, et le croupion, fondamentalement mis à nu. Elle grignotait tout cela en prenant son temps, l’œil mi-clos.

J’ai grandi au bord de la mer
C’est là… les pieds nus dans le sable, que l’Ivresse de la liberté sans frontières m’a saisi. C’est là que j’ai couru loin des regards mêler mon rire à celui des mouettes, là que j’ai brisé le miroir des flaques à en perdre le souffle, là que j’ai embrassé la marée montante en buvant la tasse jusqu’à retourner mon estomac dans sa bouche salée…

J’ai grandi aux portes d’un buffet…
C’est devant ce buffet tabou que le dimanche matin, ma grand-mère nous mettait dans un tub, ma cousine et moi, nus comme des vers, et qu’elle nous frottait au milieu d’un nuage de vapeur pour extirper de notre peau la polissonnerie…

J’ai grandi avec la bourre d’un ours…
…Après la mort de ma grand-mère, l’ours trôna encore à la tête du lit — fièrement campé sur son derrière — jusqu’au jour où mon grand-père le trouva en charpie. Nul témoin, mais le soupçon se portait sur le chien de la voisine. Les morceaux jonchaient le lit et le sol. Éviscération, énucléation et déchiquetage indiquaient la jalousie rageuse de l’agresseur. La nouvelle me laissa transi.
Je vis alors en rêve les restes épars de l’ours et quand, avec effort, mes pas me rapprochaient de sa tête, c’est ma propre figure que je vis étendue.

J’ai grandi sur les planches
…Muette comme Baptiste et dans le même costume, je devins pour conclure une Colombine courtisée par un Arlequin jacassier… Puis, les poils m’étant poussés, !’ai soudain bondi sur scène pour déclamer « Ma femme à la chevelure de feu de bois » devant un parterre de lycéennes.
L’ivresse des planches s’est alors emparée de moi. Humant profondément l’ombre des salles, saisissant la lueur des étendues d’yeux et de dents, j’ai osé m’avancer sans masque, jusqu’au bout, jusqu’au bord, face au grand miroir noir qui rit, pleure, tousse et se mouche.

J’ai grandi dans un grand lit
Je ne distinguai de loin que le pied du lit. Il se dressait comme un arbre immense et je dus suivre un chemin étroit et sinueux avant d’entrevoir ma grand-mère. Elle me fit alors signe de venir me coucher près d’elle et je tirai le drap très fort pour la rejoindre.
Sa chevelure brune brillait sur l’oreiller. Dans la pénombre, ses yeux, ses mains et son sourire étaient énormes. Son chien dormait à ses pieds. Elle me prit alors contre elle dans ses grands bras et me conta l’histoire du Petit Chaperon rouge.

J’ai grandi au for de mon rêve
Loin du cerisier, loin du poulailler, loin du buffet, loin de l’ours, loin de la machine à coudre de mes aïeux, je suis entré en exil chez mon père et ma mère.
C’est là que l’on confisqua mes métaux pour que je ne m’évade pas de mes devoirs. On m’ôta le métal de mes voitures, le métal du Meccano, celui de mes avions et de mes chevaliers, jusqu’au bronze des figurines coulées spécialement pour moi par le compagnon poilu de ma grand-mère aux yeux bruns.
C’est là que sous le fouet j’entrai en résistance, par la grâce du papier de mes cahiers, par la grâce des murs de ma chambre, par la grâce des draps de mon lit. Mes rêves indomptables s’engouffrèrent dans ces cadres. Je fondis dans les draps frais comme neige brûlante dans la main. Je courus au plafond, tel un chat dans la cime des arbres. Je creusai sur le papier des sillons noirs où faire pousser mes graines.
Je trouvai sur la page le geste magique de mon grand-père, traçant ses espoirs avec une baguette sur un coin de terre battue. Mes vers et mes rimes furent ma sente tribale, ma secrète fratrie. Les empreintes du cuir sur ma peau — furtives scarifications — n’entamèrent pas ma sauvagerie.

J’ai grandi sur un tas de sable
Avec ma mère dans le rôle de l’aviateur, je jouais au Petit Prince : « S’il te plaît, dessine moi une fleur, un âne, ‘… » Et ma mère peuplait pour moi le désert. Nous avons ensuite brodé ensemble des marguerites colorées…
Avec mon père, je jouais sur une dune vierge. Nous construisions un monde avec des aiguilles de pin. Peut-être le plan d’un jardin ? En ces temps-là, le père partageait volontiers avec le fils un paradis qui ne lui appartenait pas.

J’ai grandi devant l’origine du monde…
…Tant d’années ont passé depuis la préhistoire des années cinquante ; mais, étrangement… le mystère de la Vénus me trouble encore. Depuis lors, patiemment, comme un saumon cherchant la source, je brise les écrans et —souriant aux crachats sur mon visage blême —je remonte les fleuves jonchés de corps pour embrasse le Sud la tête à l’endroit.

Richard Soudée, extrait de Toutes rouges, pages 11-27

Assise au bord du lit, les pieds dans l’eau, tu couvres de ta voix l’étendue de la mer. Et tes bras portent le néant d’un trône transparent. Un silence est né. Tu brises dans ta course tout le cristal de ville. Tu danses au pôle vert de l’hirondelle. Tes jambes montent dans le soir. Tu troubles les lueurs. Dans tes cheveux passent mes doigts et tu cours. Tes jambes glissent dans l’air nocturne. J’entends distinctement le bruit de feuilles sèches écrasées.
Tu es pâle. Mes empreintes digitales restent sur ton corps, couleur géranium. J’ai dans les mains un collier d’or. Qui appelles-tu ? Le cristal que tu brises, c’est mon miroir à double tranchant. Le sang qui coule de tes doigts ruisselle sur mon visage.
Une chanson très douce est née. Le jour de ma mort, tu portais une robe noire ornée de fleurs vertes. Dans tes mains, la tête d’un amant pesait tout l’or du monde. Ses lèvres sentaient les roses éventrées. Le froid te possédait paupière refermées. Mon miroir à double tranchant est mort. Le ciel est ouvert comme un champ de glaïeuls.

Richerd Soudée, extrait de Mort d’un puceau (page 53)

Comme un voleur d’enfants
Comme un mourant de faim
Le long des murs gris-blancs
Se confond et s’éteint
Seul j’ai papillonné
Vers le feu des boutiques

Contre un billet mendié
Quand j’ai tendu la main
On y a déposé
La fleur de la musique

Un petit disque noir
Sillonné par le vent
Et de rouge brillant
Je l’ai serré sur moi
Dans le confus du soir
Aux lignes épaissies

Sur le pavé assis
J’ai bouillonné de sons
J’ai songé il est temps
De sortir de prison.

Richard Soudée, Le disque (à Léo), page 38

…Les bêtes à feu d’Aimé (Césaire) réveillent les vers luisants de mon enfance. Ceux qui brillaient le soir, constellant le talus du bocage , lors des promenades à la fraîche. Je me souviens qu’on m’aida en chuchotant à prendre une de ces bêtes dans ma petite main. Dans la nuit, nous étions alors tout proches, mes parents, mes aïeuls et moi. Nous nous parlions et nous contions des histoires échappant aux rigueurs du jour. Nous étions tous des enfants et nous disions oui à l’Espoir. Césaire a collecté sur ses carnets le vaste peuple des insectes, mais c’est à l’écart des multitudes qu’il a dit la vertu des lucioles fugaces et tenaces. Les mots-lucioles du poète nous appellent à ne pas désespérer, à guetter pour ne pas sombrer. Avec ces mots, nous avançons à tâtons en quête d’essentiel.

Richard Soudée, extrait de Lucioles, pages 109-110

Trois ans ont passé

d’une poutre
un bout de ficelle pend
là où le colibri fait son nid

l’oiseau parti
quel nouveau nom donner ?
le carbet des abolis ?
le carbet des grenouilles ?

un rat surgit d’une bâche
mais il court trop vite pour nommer le lieu

soudain au ras du sol
la tête dans les épaules
passe un petit héron blanc et rouge
il ne fuit pas à notre vue
repassant et tendant le cou
il nous observe
tout en inspectant la grève
est-ce lui qui cette année
renommera le carbet ?

les feuilles mortes sont entassées
mais sont en place toit et plancher
les piliers du carbet sont droits

nous accrochons notre hamac
nous y grimpons
et rendons grâce au temps suspendu

Richard Soudée, extrait de Carbet du colibri (pages 137-138)

…Ami voyageur
Toutes les chambres
Même celles dont tu es propriétaire
Dans la maison de tes rêves
Ressemblent à une chambre d’hôtel
Tu y manges y parles y dors y fais l’amour
Puis tu règles l’addition
Passager
Homme inquiet
Ta route est un couloir.

Richard Soudée, extrait (page 64)

Richard Soudée

Il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche.. (rencontre des Poètes sans frontières avec Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod)

24 lundi Sep 2018

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Claire Dutrey, Poètes sans frontières, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s, Vital Heurtebize

Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

Il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche.. (rencontre avec Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod)

Le dernier vendredi 21 septembre, avec grand émoi, j’ai participé à une extraordinaire réunion des Poètes sans frontières, association culturelle et humanitaire à la fois, se déroulant dans un accueillant local auprès du bassin de la Villette dans le 19e arrondissement.
C’était la première fois que Vital Heurtebize animait une rencontre de poètes à Paris après sa démission de l’association des Poètes français dont il a été l’incontournable Président pendant plus que vingt années.
À l’ordre du jour de cette « assemblée d’amis », il y avait la présentation du dernier recueil de poèmes de Jean-Noël Cuénod, chroniqueur judiciaire et grand reporter à la « Tribune de Genève » ainsi qu’écrivain et poète reconnu : « En État d’urgence », sorti en 2017 chez les Éditions de La Nouvelle Pléiade, Grand Prix de poésie des Jeux floraux du Béarn 2017, est un profond et lucide reportage poétique de ce qui s’est passé à Paris — et notamment dans la place de la République qui venait juste d’être transformée et livrée à son rôle de pôle citoyen majeur — dans l’un des moments les plus tragiques de notre histoire récente, marqués chronologiquement par le massacre du Bataclan du 13 novembre 2015 et le début de la Nuit début, quatre mois plus tard, le 31 mars 2016. Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

La présence, à côté de Vital Heurtebize, de Jean-Noël Cuénod, avec son livre juste et dense d’interrogations passionnantes, constituait déjà, en elle-même, la preuve de l’existence d’une profonde affinité, liant ces deux hommes hors du commun, qui allait même au-delà de l’œuvre extraordinaire de chacun d’eux : le même impératif moral et la même conscience face à nos collectivités menacées de régression dans la barbarie :
« La destinée collective et le destin individuel, affirme Jean-Noël Cuénod, se bousculent, se pénètrent… Agir sur ce qui doit être balayé pour faire advenir un monde où l’humain cessera enfin d’être écrasé par le Système cupide ».
« Le poète, dit Vital Heurtebize dans son commentaire au recueil de Cuénod, ne cessera jamais de croire en l’Homme, mais au prix de combien de désillusions ! Une vague d’amour passera toujours et repassera sur nos désespérances, et s’il n’en reste rien “qu’un peu de sel à nos âmes”, remercions-en le poète : il nous a montré la voie de l’honneur. » Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

En fait, la rentrée d’automne des Poètes sans frontières a marqué un tournant. Qu’est-il est arrivé, avant ? Qu’est-ce qu’on s’attend pour le futur ?
On a entendu Vital Heurtebize poser des questions essentielles, voire existentielles, à Jean-Noël Cuénod. On a entendu le poète « invité » exprimer son ressenti sur les événements qui ont bouleversé Paris et la France et demeurent lourdement présents dans notre quotidien de plus en plus hanté d’inquiétudes. On a entendu ce journaliste sensible et honnête développer des analyses, notamment sur la question épineuse de l’état d’urgence et de la Babel des propos contradictoires que nous ont livrés les Nuits debout place de la République…
Ensuite, on a entendu la voix sublime de Claire Dutrey, absorbée et nette, lire un extrait qu’on ne pouvait plus efficace et poétique à la fois :

« … Nuit Debout s’est couchée sans attendre son Grand Soir. Le flot de paroles n’a rien irrigué. Nous sommes toujours aussi secs. Et la place de la République a été nettoyée de tous les signes de la tristesse collective. Peluches, poèmes, fleurs, drapeaux, bougies qui faisaient luire des larmes les visages ne sont plus que détritus emportés par la voirie. Les derniers attentats ont recouvert les premiers d’une épaisse couche de salive et d’images.
L’état d’urgence, lui, reste permanent. Mais c’est d’un autre état et d’une autre urgence qu’il s’agit désormais. L’état d’urgence saisit tout être qui est traversé comme un éclair par la certitude de sa mort à plus ou moins brève échéance. Oh, certes, il se savait mortel, mais ce n’était qu’une idée chassée d’un revers de main comme une mouche inopportune. Et puis, l’éclair est tombé… tout est devenu urgence
…
La place de la République s’est vidée comme une piscine. Il ne reste que des pigeons sautillants et le reflet des nuages qui fait bouger les flaques. En haut, que se passe-t-il ? »

Jean-Noël Cuénod

Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

Où est-elle la lumière ?
Et les poètes, que sont-ils devenus ?
Est-ce qu’un poète est toujours inspiré par la lumière, voire par l’honnêteté de l’esprit et l’intransigeance de l’âme ?
Dans l’une de ses réponses aux questions de Vital Heurtebize, Jean-Noël Cuénod avait dit aimer les poètes où l’on découvre la lumière. Et voilà que la lumière, synthèse des innombrables couleurs de l’existence, jaillit dans son texte « au ventre » de la vie :

« … Et les fumées du matin
Cachent encore des mystères

Nous respirons la poussière
Comme l’univers aspire
Ses planètes ses soleils
Pour en faire des trous noirs

Au ventre la lumière !
Des astres courent en nous… »

Jean-Noël Cuénod

 Vital Heurtebize et Claire Dutrey vendredi 21 septembre, à Paris

Tous les présents à cette réunion connaissaient les événements traumatiques qui avaient amené Vital Heurtebize à se séparer de sa créature la plus chérie. Oui, bien sûr, la Société des Poètes français existe depuis plus qu’un siècle, désormais. Mais c’est Vital Heurtebize qui l’a remise debout après une période de crise profonde. Cet homme généreux et combatif n’a fait que donner aux autres, se chargeant de toutes les besognes, de façon que l’association vive librement en multipliant ses initiatives en France et ailleurs. Il a d’ailleurs le grand mérite d’avoir cueilli au vol l’occasion d’un don à l’association pour qu’elle s’achète un siège, et c’est donc grâce à lui que depuis des années les Poètes français disposent, dans le quartier de l’Odéon, de cet Espace Mompezat dont des cohues de poètes et d’artistes ont pu profiter pour se rencontrer et se faire connaître.
Vital Heurtebize, voyant s’approcher un âge plus avancé, avait décidé un beau jour de passer le relais de la Présidence de l’association, sans pour autant se dérober à son rôle de guide, à son devoir de présence charismatique…
Tout en faisant partie moi aussi de cette association, je m’en étais éloigné les derniers temps pour une série de raisons personnelles, donc je ne connais pas les circonstances qui ont occasionné, comme on dit, la « conventio ad excludendum » qui a privé la Société des Poètes français de son homme meilleur.
Cependant, la déchirure a été sans doute violente et injuste, si Vital Heurtebize, dans son dernier recueil poétique, « Sur le Parvis du Temple », Éditions de La Nouvelle Pléiade, 2018, a finalement rendu public son effroi :

 .                          Claire Dutrey vendredi 21 septembre, à Paris

« Que sont “mes amis” devenus ?

Tous ces poètes que naguère j’ai connus,
des bruns, des blonds, plus ou moins grands, des gros, des maigres,
qui sont partis et jamais ne sont revenus ?…
Partis sur des propos envers moi plutôt aigres :

Me jetant à la face, un… mot, et s’en allant,
après m’avoir longtemps vénéré comme un maître,
avec mépris, ils m’ont privé de leur talent
que je n’avais pas su, selon eux, reconnaître… »

Vital Heurtebize

Oui, les poètes sont des hommes comme les autres. Et s’ils prêchent plus que les autres les bons sentiments, dont évidemment la fraternité, la solidarité, le respect, ils peuvent être plus que tant d’autres lâches et mesquins. Surtout quand ils sont en troupeau, comme les chiens et les loups, ils peuvent bien arriver à se passer du devoir de reconnaissance envers leurs pères et leurs mères !
Il m’est difficile de croire que des personnes que j’ai connues à l’espace des poètes français ont pu oublier ce que Vital Heurtebize a fait pour tout un chacun ainsi que pour la poésie française. Mais cela est arrivé, et il faut bien en prendre acte…

 .                        Vital Heurtebize vendredi 21 septembre, à Paris

L’avenir

Quand il faut s’arrêter, c’est bien simple, on s’arrête !
On lâche les brancards sans honte ni remords,
car on a su tirer assez loin la charrette
comme le cheval blanc que nous chante Paul Fort.

Sur le bord de la route on pose sa besace,
un maigre baluchon, mais devenu trop lourd,
il se trouvera bien quelqu’un qui le ramasse :
déjà, de toute part, on se presse, on accourt…

Tu verras ton labour dénigré tout de suite,
toi-même relégué parmi les vieux croûtons :
c’est qu’il faut du tableau gommer ta réussite…
N’avais-tu pas écrit naguère, « les gloutons » ?

Ils sont tous là ! prêts à griffer et prêts à mordre :
assoiffés de paraître, affamés de pouvoir,
ils vont sur ton passé répandre leur désordre…
« Le passé ! Circulez ! il n’y a rien à voir ! »

Va ! ne nous montre plus ces sourires moroses :
à quoi bon refuser qu’on te mette au placard ?
Dénigrer, condamner, c’est dans l’ordre des choses :
Les Fleurs de Baudelaire ont toujours leur Pinard.

Détourne ton regard de ce monde putride
pense à ton avenir et ne pense qu’à lui !
Sous ses lauriers ton front n’a pas pris une ride,
l’avenir n’attend pas : pour toi, c’est aujourd’hui.

Vital Heurtebize

Vendredi dernier, l’avenir est arrivé. Vital Heurtebize a retrouvé ses amis poètes les plus fidèles. D’autres reviendront, avec ce même enthousiasme de retrouver en cet homme bon et même trop démocratique leur repère et leur vie même.
Au bout de la rencontre, Claire Dutrey nous a fait cadeau de l’une de ses interprétations les plus spontanées, en nous livrant l’essence magique d’un poème particulièrement « vital » et touchant de Vital Heurtebize, où une « lumière blanche » nous amène l’écho solennel d’un amour extrême, très proche du divin :

La lumière blanche

Au balcon de la nuit, chaque soir, je me penche
et, chaque soir, je suis saisi du même émoi :
Je retrouve aussitôt cette lumière blanche,
et vive, et qui m’attend, et n’est là que pour moi !

Car elle est là, fidèle, à ma vie attachée
comme autour de mon corps une écharpe sans fin
qui me relie à mon existence passée
et m’entraîne vers l’autre inscrite à mon destin.

Et je suis là comme tulipe sur sa tige
que balancent des vents venus de nulle part.
Le vide sidéral me donne le vertige
et le froid perce sur mes haillons de vieillard…

Cette lumière est-elle blanche ? Je l’ignore !
je parle à l’infini ma langue de nabot.
Est-elle vive ? Elle est je crois bien plus encore !
Mais pour le dire, hélas, je n’ai pas d’autre mot.

Mais je sais qu’elle est là, pour moi, sans aucun doute
elle franchit d’un trait les mondes inouïs,
elle trace pour moi, dans l’univers, ma route
vers l’Ultime qui s’ouvre à mes yeux éblouis…

C’est ainsi chaque soir, cette lumière, blanche
et vive, me saisit et m’attache à ses pas :
il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche…
Un soir je partirai mais ne reviendrai pas.

Vital Heurtebize

Claire Dutrey lit Vital Heurtebize (vidéo)

Giovanni Merloni

Une chemise laissée libre de voltiger au vent (Entre-temps n. 3)

15 jeudi Sep 2016

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Portraits d'ami.e.s disparu.e.s

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Image empruntée à un Tweet de Laurence L (@f_lebel)

Une chemise laissée libre de voltiger au vent

Entre-temps, cette fleur solitaire m’a fait penser à la beauté de la vie et de la mort…
J’espère que vous me pardonnerez d’avoir eu la hardiesse de juxtaposer ces deux beautés ô combien différentes ! D’ailleurs, très rarement la beauté reflète le bonheur. Si cela arrive, il s’agit la plupart des fois d’un bonheur passager.
Évidemment, la fleur, symbole irremplaçable du caractère éphémère de la beauté, n’était là pour rien…

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Image empruntée à un Tweet de Laurence L (@f_lebel)

D’abord, cette fleur évoque en moi une belle chemise de soie blanche ayant une épingle d’or sur le cœur, qu’une jeune femme, modèle d’un très célèbre peintre a laissé libre de voltiger au vent au milieu d’un pré avant de participer au fameux « déjeuner sur l’herbe ».
Ensuite, je pense à deux peintres.
Celui qui se laisse aller à la description de la scène inquiétante où la joie de la désacralisation se mêle à la rage, forcément apprivoisée, de la jalousie et de l’envie de tout un chacun.
Celui qui observe longuement la chemise voltigeant sur une canne… avant de se décider — de ses mains égarées et de but en blanc imprécises — à la « remettre » sur le buste inoubliable de cette femme éclipsée qu’il aime et regrette furieusement…
Ou alors il ne s’agit que d’un seul peintre, qui préférerait abandonner ses pinceaux et détourner son regard de sa composition blasphème et redoutable pour fixer à même l’herbe ces pétales lisses et luisants.
Par cette fleur solitaire, le peintre est amené à traduire la beauté de la réalité éphémère pour la transférer sur la réalité éternelle (ou presque) du tableau. Tandis qu’il traduit, le peintre trahit, inévitablement, car il est obligé de trouver un langage adapté à fixer une fois pour toutes une beauté qu’on ne pourrait plus fuyante…
Obligeant sa femme à participer, nue, au « déjeuner sur l’herbe », il a trahi lui-même, même s’il l’a fait au nom d’une beauté universelle, destinée à flotter en dehors de l’espace et du temps.

003_img_9196Romano Reggiani (1942-2016)

Mais cette fleur solitaire évoque aussi, en moi, un pitoyable linceul blanc déposé, telle une dernière chemise, sur le corps sans vie d’un de mes amis les plus chers.
Celui-ci était à la plage, en Toscane, le 8 août dernier, en train de nager contre des vagues à peine crispées, pas loin de la rive, à quelques mètres de sa femme et de ses deux enfants déjà grands. À l’improviste, sans qu’il y eût un signal quelconque de malaise ou de difficulté, on a vu arriver sur la plage un corps qui flottait, étendu sur le fil de l’eau comme quelqu’un qui dort.
« Il n’a pas souffert ! Il ne s’est aperçu de rien ! » On dit toujours comme ça, et cette scène effrayante jouit aussi, paradoxalement, d’une souveraine beauté.
Romano Reggiani était un homme grand, costaud, ayant largement donné aux autres de ses mains de « sculpteur d’idées ». Il n’avait pas été épargné par les invisibles crispations que le temps laisse avec indifférence sur son chemin. Mais son enthousiasme, ne faisant qu’un avec une fantaisie irrépressible, ne semblait pas s’en apercevoir. Voilà ce qu’on m’a raconté, pour m’aider à accepter cette disparition violente et inattendue. Pour recomposer un peu mieux l’histoire de cet homme qui, entre-temps, n’a pas changé par rapport à ce que je me souviens de lui.
Il me semble un peu étrange, sincèrement, de parler de Romano en cette langue française qu’il ne fréquentait que très rarement, même s’il s’agit d’une langue assez proche à son dialecte bolonais, l’un des infinis dialectes de la vallée du Pô formant dans l’ensemble, selon Dario Fo, ce « grammelot » qu’un Français pourrait comprendre avec juste un petit effort. Il me semble aussi anachronique et peut-être déplacé, de ma part, d’écrire de lui, de le faire connaître en deux mots. Mais je m’autorise à le faire, suivant une idée à moi, dont je suis sûr et certain : pendant la vie et après la vie, certains liens restent comme autant de phares dans notre esprit comme dans notre âme. Combien de fois me suis-je souvenu de Romano, de ses conversations avec Francesco Curtarello auxquelles j’assistais ? Je reviens aussi, très souvent, à certains mots ou phrases, échangés directement entre nous, qui s’installent dans les passages, difficiles ou heureux de nos vies parallèles comme autant de pierres milliaires. Si je me suis périodiquement arrêté à remémorer sa grande maison au beau milieu de la campagne à San Giorgio di Piano, à écouter sa voix de fumeur, à reconstruire dans l’esprit son visage rougissant de soleil et de force, si je ne peux pas oublier ses certitudes inébranlables, sa bienveillance et sa chaleur envers moi, il est bien probable que de temps en temps se soit souvenu lui aussi de moi.

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Tout disparaît, et mon service pour rendre aux vivants l’image de cet homme disparu sera forcément inadéquat, beaucoup moins efficace qu’une seule photo, tandis que ma lacuneuse description ouvrira la voie, comme pour le peintre, à une nouvelle trahison. Une double trahison même. Parce que je ne vais pas trahir que la langue d’origine de cet homme et de nos rencontres remontant aux années bolonaises, je vais trahir aussi l’image que mes amis de Bologne se sont forgée de moi.
« Partir c’est mourir un peu », dit la chanson. Donc, partant à l’étranger, en me « perdant » dans les méandres de ce Paris convoité, dans ma condition de « réfugié gâté » j’ai sans doute disparu dans une espèce de brouillard que personne n’a envie de pénétrer. « Que nous veut-il, ce « parisien » ? » se demanderaient sans doute mes amis s’ils savaient que je parle de Romano en français. Ce serait trop compliqué de leur expliquer qu’à présent je m’exprime mieux en mon français incomplet plutôt qu’en mon italien maternel. Voilà alors que je ne dis rien à personne et ne renonce pas à dire ces quatre mots quand même… que cela reste entre nous !
Romano Reggiani, que ses amis de jeunesse appelaient « Yuma » était un orgueilleux et très positif rejeton de cette grande et glorieuse famille du parti communiste en Emilia-Romagna, tandis que mes origines romaines faisaient de moi un « parvenu » de ce même monde-école de vie. Cela n’empêchait que je fusse admis à participer à la même expérience de bonne administration de l’urbanisme et du territoire à laquelle Romano travaillait. Nous avons partagé les mêmes idéaux et, forcément, les mêmes illusions, mais aussi la joie indélébile de voir réalisés beaucoup de projets qui sont restés des rêves en d’autres contextes.
Nous avons eu, je crois, deux vies parallèles. Nous avons partagé les mêmes soucis de la profession et du rapport à un monde qui change réduisant de plus en plus les marges pour le faire bien. La dernière fois que je l’avais vu, c’était en 2003, lors d’une visite à Bologne, suivie par une escapade dans cette même plage toscane… Peu de temps depuis, le premier mai 2006, j’ai arrêté, tandis que Romano a continué opiniâtrement jusqu’à cette mort qu’il n’attendait pas.
« Il est mort sans lâcher prise ! » m’a dit mon ami Francesco.

Voilà pourquoi sa mort peut être chantée comme une belle mort.

Par un hasard qui ne peut pas être ignoré, il est mort justement le 8 août, une journée, celle du 8 août 1848 qui nous rappelle l’extraordinaire héroïsme des Bolonais vis-à-vis de l’armée autrichienne. S’il le savait, il en serait consolé. Parmi les nombreuses personnes dont j’ai toujours admiré l’esprit et la cohérence idéale, Romano Reggiani a été sans doute l’un de représentants les plus sincères et courageux d’un peuple qui ne cède jamais au conformisme ni à l’indifférence. Mais on doit aussi lui reconnaître une grande ironie, s’il a écrit, tout récemment, « Et fiat porcus« , un hommage raffiné et intelligent à la culture du porc, au centre de la tradition alimentaire spécifique de l’Emilia-Romagna.

« Quand on nous enlève les camarades de notre jeunesse et de notre vie nous nous apercevons que tout le temps à notre disposition nous le brûlons dans l’habitude, dans l’exploitation, jour après jour, des devoirs liés au quotidien », m’a écrit une très chère amie de Bologne. « Nous ne nous occupons qu’à ranger, à respecter les engagements et les contraintes de la bureaucratie, des impôts, des fournisseurs de services. Un ennuie et une gêne mortels. »

Version 3

Giovanni Merloni

TEXTE DE L’ARTICLE EN ITALIEN

« La paix trouvée d’un silence d’amoureux »

01 vendredi Avr 2016

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Poètes et Artistes Français, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s

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« La paix trouvée d’un silence d’amoureux » 

Derrière les géométries non-euclidiennes les parallèles se croisent : un exemple c’est l’espace courbe près des soleils, planètes et autres objets massifs, d’une même oscillation dans l’espace incliné l’étendue qu’on traverse (…)
Francis Royo, 20 mars 2015 – Lire  En marge / La nuit claire 

Depuis quelque temps, je garde cette image, empruntée au blog d’un ami italien, Giorgio Muratore, en attendant le juste moment pour dire ce qu’elle me suggère.
Inconsciemment, j’attendais aussi qu’il y ait des personnes avec lesquelles en parler, quelques-uns qui partageaient ma prédilection.
Il s’agit d’un tableau futuriste de Uberto Bonetti (1909-1993),   génial représentant de l’aéropeinture. Un tableau que celui-ci avait peint dans l’esprit de la vitesse et de l’explosion ayant, en même temps, le but de représenter, raconter ou tout simplement évoquer un petit pays de la plaine du Pô, en province de Ferrare : Tresigallo.
Je crois que Francis Royo (1947-2016) aurait aimé ce tableau « cinématographique » avançant, tel un équilibriste, sur un fil redoutable et subtil. Un petit monde prêt à tomber, prêt à se pulvériser en mille tessons de verres colorés.
Sans doute, cet homme généreux et sensible aurait retrouvé en ce tableau une subtile et profonde affinité avec sa propre façon de voir la vie à travers la poésie. En fait, le dynamisme de cette oeuvre picturale bâtit, à travers les fragments poétiques de sa narration, asymétrique et biaise, un monde entier où nous nous invitons avec un enthousiasme et une joie de vivre sans borne. C’est la même sensation que la poésie de Francis Royo me transmet chaque fois que je m’en approche.
Je crois que Claudine Sales aussi aimera ce tableau peu connu, d’où jaillit, il me semble, une musique élégante et populaire à la fois, une danse légère, avec les échos d’une fête aussi bruyante que mélancolique… Parmi les échos du vin, de l’amour, de la joie de la rencontre, du respect pour le rythme engourdi des personnes âgés… des voix nobles s’imposent pour nous inviter au silence : le silence des rues désertes de Tresigallo ou de Mons ; le silence d’un tableau inachevé projeté vers le futur, la voix murmurante et rassurante de Francis Royo qui nous confie son secret : «la paix retrouvée d’un silence d’amour »…
Giovanni Merloni

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« L’arrache-coeur     la paix trouvée »

la paix trouvée d’un silence d’amour
je reviendrai

voyageur infatigable
vers la source douloureuse toujours

indivisible

de ton sourire

Francis Royo, L’arrache-cœur, samedi 30 janvier 2016
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Pierangelo Summa : son génie généreux et clairvoyant marche avec nous

06 samedi Fév 2016

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Portraits d'ami.e.s disparu.e.s, Théâtre et cinéma

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Il m’arrive souvent de constater que les gens de génie, au bout de leur existence, sont punis par une maladie qui les touche, inexorablement, dans le point le plus vivant et essentiel de leur expression artistique.
Parfois, la nature se trompe, en privant par exemple Edward Hopper de l’ouïe au lieu de la vue ou de l’usage des mains, en lui donnant, pour ainsi dire, en échange, la possibilité de raconter à la postérité son étrange univers ouaté, sa vision « égarée » des rapports humains en deçà et au-delà d’un gouffre.
Même Homère, complètement aveugle, a pu tout de même développer sa dramaturgie poétique, apprenant et débitant par coeur ses édifiantes batailles, tandis que Tirésias, pour mieux regarder dans le futur, pouvait renoncer sans trop de tragédies à sa vue d’homme ou de femme.
Mais je ne pourrais jamais amoindrir le poids de la souffrance de Ludwig van Beethoven, frappé dans l’organe le plus important pour un musicien… ou de ce grand coureur des cent mètres qui finit sur un fauteuil roulant… ou d’Auguste Renoir, qui tomba de bicyclette, compromettant son épine dorsale tout en perdant progressivement l’usage de la main.
Certes, Renoir peignit jusqu’à la mort, tandis que Beethoven réussit à voir dans le noir de sa surdité les notes de sa neuvième symphonie, sans en perdre une mesure ni la moindre nuance.
Par contre, combien devait-il souffrir ce grand peintre italien du XXe, Carlo Levi, quand, devenu désormais aveugle, il essayait tout de même de laisser une trace de son travail interrompu, peignant à l’intérieur d’un filet suspendu au-dessus de la toile qu’il appelait « cahier en forme de grille » ?
D’autres grands hommes, comme Michelangelo Antonioni, ont dû passer les dernières années de leur vie dans un état de confusion ou d’absence, ayant perdu par le seul déclic d’une maladie invisible la force aiguë et inépuisable de leur raisonnement, de leur faculté d’inventer, de scandaliser, de renverser les paramètres donnés et finalement de transmettre une forme nouvelle d’art et de culture.

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Pierangelo Summa : son génie généreux et clairvoyant marche avec nous

Pierangelo Summa a été l’un de ces génies uniques et extraordinaires dont le généreux parcours artistique a été interrompu par un mal sournois qui ne se borne pas à toucher un seul organe ou un seul sens, mais agresse progressivement tout le corps. Il était justement un artiste ayant dans le corps son primordial instrument de communication et d’expression : le corps humain dans ses élasticité et adaptabilité aux différentes actions ou émotions ; les corps en masque des marionnettes ou des pantins, plus ou moins élastiques ou sans moelle, qu’il réalisait de ses mains ou bien qu’il faisait revivre dans les corps d’acteurs vrais ou improvisés. En mettant en valeur la « seconde vie » de chacun de nous, c’est-à-dire la vie du corps, Pierangelo Summa a inventé et fait connaître un théâtre — « à l’envers » ou « à l’improviste » — où l’ancienne tradition de la « commedia dell’arte » italienne fusionne « dialectiquement » et « ironiquement » avec le théâtre engagé, depuis la tragédie grecque jusqu’à Jean Genet.

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Créateur de masques et animateur de spectacles de rue par vocation spontanée, Pierangelo Summa a été sans doute un des chefs de file du mouvement théâtral italien des années 70, exploitant la plupart de ses activités artistiques en Lombardie, où une richissime tradition de chants et spectacles populaires trouvait un repère en des figures charismatiques comme Giorgio Strehler et Dario Fo, entre autres. Si la fameuse mise en scène de « Arlequin serviteur de deux maîtres » ne fut pas indifférente au jeune Summa, en raison de l’importance qu’on y accordait au rôle du masque, le « théâtre du mot » de Dario Fo, avec son formidable travail de récupération du mélange linguistique des dialectes de la vallée du Pô, devint le deuxième pôle de la formation du Summa plus mûr et ouvert au nouveau. Mais, il faut attendre un événement assez important, que j’appellerais crucial pour le développement organique du style le plus typique de la mise en scène théâtrale de Pierangelo Summa: son déplacement à Paris. Peut-être, la pleine conscience de l’importance dialectique et ironique du corps par rapport au masque et au mot n’aurait-elle eu un développement si prodigieux en lui si l’artiste ne s’était pas plongé à fond dans la culture française aussi que dans son vaste et stimulant univers théâtral.

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Pierangelo Summa à Radio Aligre, Paris 2011

Pierangelo Summa et son frère jumeau, Massimo, ont grandi, étudié et travaillé à Como, mais ils font partie d’une famille originaire de Casalvieri, un petit village de la « Ciociaria » (en province de Frosinone) au sud de Rome, situé au beau milieu d’un paysage de montagne paisible et sauvage encore aujourd’hui. Donc, tous les étés, la famille Summa se rendait à Casalvieri pour y passer de longues périodes de vacances en pleine liberté. Vis-à-vis de la « ville » moyenne de Como, léchée de l’un de plus beaux lacs d’Italie, Casalvieri représentait la nature dans son état primitif, ancestral. Avec l’affection chaleureuse d’une belle famille traditionnelle, les frères Summa trouvèrent à Casalvieri leurs premières « fiancées ». De sa plus tendre adolescence, Pierangelo y rencontra Mirella, sa cadette de trois ans. Mirella, née à Paris, où elle vivait pendant le reste de l’année avec sa famille qui s’y était récemment installée, parlait depuis toujours un français parfait, sans accent, tout en étant parfaitement bilingue, sa mère lui ayant transmis l’italien et peut-être quelques phrases du dialecte de Ciociaria aussi. En été, l’appel de Casalvieri valait aussi pour la famille de Mirella qui ne manquait pas d’y accourir toutes les années.

Version 2 Pierangelo Summa avec Patrizia Molteni de Focus In, Parigi 2011

Dès lors, Mirella a été la compagne de la vie de Pierangelo Summa. Pendant à peu près vingt ans, ils ont vécu à Como, où travaillaient tous les deux. Pierangelo, dans les heures libres de son emploi « alimentaire », fabriquait des masques magnifiques et montait des spectacles où le théâtre « improvisé » et le théâtre de rue s’ajoutaient aux exhibitions plus typiques des cirques, peuplées de mangeurs de feu et de funambules avançant sur des échasses. Mirella, la « mathématicienne » de la famille, suivait avec enthousiasme son mari en toutes ses initiatives théâtrales, en participant activement, entre autres, à un travail important et fouillé de récolte de chants traditionnels et de contes populaires en plusieurs réalités locales du Nord de l’Italie. En cette période, Pierangelo Summa fut chargé pour la première fois de la direction de la Fête di Isola Dovarese, qu’il remplira pendant des années. Dans ce village, pendant une semaine se succèdent encore aujourd’hui des spectacles théâtraux et musicaux avec d’autres attractions « improvisées ».

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Le jour où Mirella rentra à Paris pour y travailler à l’université, Pierangelo la suivit avec leurs deux enfants Sara et Robin, en décidant de consacrer tout son temps à la mise en scène de spectacles théâtraux, avec l’intention d’y introduire des masques et des marionnettes empruntés à son riche univers fantastique.
Sans jamais interrompre les liens avec le monde fabuleux de son inspiration originaire, qu’il fit connaître et apprécier aux nouveaux amis français aussi, Pierangelo Summa découvrit à Paris et en France un contexte extrêmement favorable à ses interprétations originales des textes d’auteurs en eux-mêmes originaux. C’est le cas des « Bonnes » de Jean Genet. Une pièce que Summa a rendue encore plus provocatrice et explosive à travers le paradoxe du remplacement du personnage de Madame par un pantin-marionnette de taille humaine, qu’il avait fabriquée de ses mains.

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C’est le cas aussi de Dario Fo… Pour cela, je peux me réjouir d’un souvenir personnel, remontant au dernier trimestre 2011. Sous la direction de Pierangelo Summa, ma fille Gabriella a interprété alors le rôle de Maria dans « Une femme seule » de Dario Fo au théâtre des Déchargeurs à Paris. Avec l’aide artistique et manuel de mon fils Paolo, j’ai participé moi même à cette expérience, réalisant tant bien que mal, selon les indications de Pierangelo, toujours claires et bienveillantes, les très simples décors qu’il avait conçus : deux ou trois encadrements vides, peints en rouge ; une espèce de « carreau suédois » destiné au bout de la scène ; un tabouret ; un téléphone gris avec le fil et finalement un pistolet jouet. Tout cela a été plus que suffisant…
Je ne peux pas oublier la voix de Pierangelo, ni son intense regard bleu céleste (« Piero » était-il un « Angelo » ?) capable d’écouter les autres, dissimulant son courage au-dessous d’une patine d’incessante ironie et auto-ironie.
À cette époque-là, notre metteur en scène combattait déjà avec le Parkinson, cette maladie qui se sert d’un nom presque amusant… et au contraire, hélas, se manifeste comme l’une des plus terribles tortures à endurer pour un être humain.
Pendant le spectacle de Gabriella, couronné au final par le succès et la reconnaissance de la critique, Pierangelo ne manquait jamais au rendez-vous : attentif, exigeant, parfois sévère, il était toujours souriant. Nous étions devenus amis. Il dit une fois, peut-être en raison de notre âge très proche, que j’aurais pu être pour lui comme un frère. Mais son affection allait surtout à Gabriella et à Paolo.
Après le spectacle, à cause de devoirs en grand nombre, et aussi pour des préoccupations et des deuils familiaux, on s’est perdus de vue.

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J’allai avec ma famille au complet rendre visite à Pierangelo et Mirella Summa vers la fin 2014. Nous fûmes tous ravis de nous rencontrer, émus et contrariés en voyant sur le visage serein et indomptable de cet homme généreux les traces évidentes d’une aggravation de son état de santé. Malgré la fatigue et l’émotion, Pierangelo eut un mot affectueux pour chacun de nous. On réussit aussi à nous dire « cin cin » à l’italienne et aussi à « rencontrer » via Skype sa fille Sara, qui était en ce moment-là à Berlin.
Ensuite, Mirella se chargea de parler pour tout le monde, en nous racontant tout ce qui s’était passé et, en même temps, en nous transmettant fidèlement ce que Pierangelo aurait voulu, j’en suis sûr et certain, dire lui même. Mirella fit le récit du calvaire que son mari était en train de subir, mais aussi des extraordinaires activités artistiques qu’il avait su accomplir, avec la complicité de sa fille Sara, qui d’ailleurs avait admirablement joué dans ses dernières pièces tout en l’aidant aussi dans un autre projet plus important, lancé vers le futur… Il ne renonçait pas à transmettre, jusqu’au dernier souffle, son savoir courageux.

2015 a été une année épouvantable pour tous. Mais elle a été particulièrement cruelle avec Pierangelo Summa, que la maladie rendait de plus en plus faible en raison des difficultés croissantes de boire et de manger.
J’ai eu d’ailleurs l’impression qu’il ait été « laissé mourir » par les institutions hospitalières. Jusqu’au dernier instant, ce pauvre corps si difficile à diriger et à maîtriser aurait voulu vivre en paix, tandis que son âme sensible n’aurait désiré que les soins normaux qu’on adopte pour combattre la fièvre, la faim et la soif.

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Pierangelo Summa à Radio Aligre, Paris 2011

Lors d’une des dernières hospitalisations à Paris, le fameux « protocole » qu’on établit pour « éviter des soins excessifs ou inutiles » pouvait se lire dans une phrase sur son dossier médical : « le patient Pierangelo Summa ne parle pas français ». Un faux qui servait de prétexte pour ne pas donner au malade, entre autres soins, une assistance psychologique quelconque.
Une telle attitude correspond peut-être à l’une des nombreuses préventions ancestrales qu’on ne peut pas discuter, comme les traditions orales ou les proverbes. Une idée reçue comme celle de renfermer deux Italiens dans la même chambre avec le préjugé qu’ils seront aussitôt amis et qu’ils s’aideront l’un l’autre. (Tandis que mon amitié réciproque avec Pierangelo, par exemple, est sans doute une exception à la règle qui dit le contraire…).
Pierangelo Summa vivait de façon stable à Paris depuis plus que trente ans, Paris étant une ville qu’il aimait et connaissait très bien même avant sa définitive installation. Donc, quand la psychologue, un peu récalcitrante, traînée par Mirella, se rendit à son lit, en lui disant :
— De quoi avez-vous besoin, monsieur Summa ?
Pierangelo avait immédiatement répondu, en parfait français :
— Je voudrais que quelqu’un m’aide à faire un pacte avec ce cerveau qui voudrait sortir d’ici par lui-même…
Tout le monde peut bien être d’accord au sujet de ce qu’on appelle « acharnement thérapeutique », mais sans renoncer à ce minimum d’humanité qui fait la différence : il suffirait parfois de très peu !

« Pierangelo Summa, sculpteur de masques et de marionnettes et metteur en scène, a fermé les yeux le mercredi 15 juillet 2015, a écrit Sara Summa, sa fille aînée, comédienne et metteuse en scène. Ceux qui l’auront connu savent que, désormais aussi léger que l’air, il reste avec nous pour toujours par tout ce qu’il nous a transmis, et que nous sommes chargés de cette force créatrice qui l’animait à jamais. »

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Pierangelo Summa avec Gabriella Merloni, Paris 2011

Songeant aujourd’hui à cet ami qui a tant souffert, je reste abasourdi au souvenir des marionnettes à taille humaine de Pierangelo Summa que j’ai vues dans « Les Bonnes » de Jean Gênet et ensuite dans « Œdipe Roi » de Sophocle de 2012. Ces masques « mous » ou sans moelle, qu’on n’avait pas créés pour qu’elles demeurent debout comme des statues, mais qu’on traînait avant de les embrasser, malmener, accrocher au clou ou adosser au dossier d’une chaise… ces masques nés pour contester, renverser le sens escompté des choses, ils étaient, sans que leur créateur le sût jusqu’au bout, un présage presque surnaturel de ce qui serait arrivé à son corps. Son corps naguère sain et souple allait devenir de plus en plus taquin et incontrôlable avec la progression de la maladie. Métaphoriquement, il allait se transformer lui-même en l’un de ses « pantins humains ». Tandis que sa pensée, heureusement pour lui et pour tous ceux qui l’aimaient, demeurerait toujours nette, efficace, sereine, attentive jusqu’au dernier instant, toujours désireuse de cueillir chaque passage de cette merveilleuse occasion de découvrir quelque chose de beau qu’on appelle la Vie.
Si donc ce « vrai artiste » a été touché dans l’endroit le plus important pour le développement de son travail d’artisan et de maître — son corps, dont il s’était servi tout au long de sa vie pour « enseigner » aux acteurs en chair et os tout comme aux marionnettes, comment interpréter, « à l’envers », le mystère de la représentation théâtrale — on doit constater que son intelligence, intacte jusqu’au dernier jour, a su d’une certaine façon « se moquer » du corps même, renversant pour une fois la procédure qu’il avait créée pour son époustouflant « contrethéâtre au visage humain ».

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Mirella Summa, Paris 2011

Dans le mois de novembre 2015, Mirella Summa a « emmené à nouveau » Pierangelo, symboliquement, d’abord sur les berges du lac de Côme — où tous les parents et les amis de Lombardie sont accourus, y compris les acteurs et les figurants d’Île Dovarese, pour saluer dans un esprit de fête, par une passerelle en masque, le sourire de cet homme extraordinaire — ensuite sur les montagnes de Casalvieri. Là-bas, tous les amis italiens et français ont fait revivre la voix inoubliable de Pierangelo, avec la représentation d’un extrait des « Géants de la montagne » de Luigi Pirandello, adapté et réalisé pour l’occasion, de façon vive et poignante, par Mirella Summa.

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À présent, émus et égarés pour la perte d’un ami et d’un maître — qui avait le sourire insouciant et le regard perçant d’un guide, inspiré comme le Jésus qui riait de ses miracles de « L’Évangile selon Jésus » de José Saramago —, nous sommes attristés aussi par la conscience que volontiers nous aurions suivi Pierangelo jusqu’au bout du monde avec notre complicité tout à fait innocente, tandis que, hélas !, ce « chemin charmant » a été brusquement interrompu.
Quoi faire, alors ? Il ne nous reste qu’à œuvrer pour que l’immense et délicat travail de création et de réflexion de Pierangelo Summa soit rassemblé, protégé, étudié, reproduit et divulgué à tous les jeunes qui voudront suivre son chemin.

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Giovanni Merloni

TEXTE EN ITALIEN

Vital Heurtebize « au balcon de la nuit » : avant ce « simple passage au-delà de la trame », aurons-nous « Le temps d’aimer… Dieu ? »

22 vendredi Jan 2016

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Poètes sans frontières, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s, Vital Heurtebize

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Couverture illustrée par un tableau de Franco Cossutta

Accompagné par ces magnifiques illustrations « cosmiques » de Franco Cossutta à l’enseigne du bleu, qui est aussi la couleur dominante des vers de son dernier recueil — « Le temps d’aimer… Dieu ? » (Éditions des Poètes français, 2016) — Vital Heurtebize achève un de ses plus importants cycles de réflexions et d’inventions poétiques, qu’il a commencé il y a vingt ans, en 1996, lors de la publication de « Yénenga ou l’heure d’aimer Dieu » (1). Même dans les titres, ces deux textes sont vivement proches. Mais, si dans le premier recueil — inspiré d’une figure protectrice « croisée » dans une phase particulière de sa vie au Burkina Faso — « l’heure d’aimer Dieu » tombe à l’improviste, comme un réveil bienveillant ou une exhortation à découvrir en nous-mêmes les traces d’une présence divine, dans ce dernier livre, la question de Dieu assume pour notre Poète des proportions plus importantes.

Dans la vie intense — engagée et anarchiste à la fois — de Vital Heurtebize, une vie « sans Dieu ni Maître », la seule véritable « conversion » qu’on y pourrait découvrir, c’est une conversion « à l’envers » : venant comme beaucoup de jeunes de son âge d’une éducation catholique sans éclat ni passion, il fréquentait tout de même sa paroisse… lorsqu’il rencontra l’amour. L’amour qui sera tout au long de sa vie son unique religion :

Il en fut ainsi jusqu’au jour
où tu vins me parler d’amour
je ne sais plus ni quand, ni qu’est-ce…
…
Toujours est-il que ce jour-là,
il faut que je le reconnaisse,
ma vie avec toi s’en alla…

Il s’agit bien sûr d’un amour heureux, venant d’une rencontre unique… Un amour qui sut au fur et à mesure se projeter, par le biais de l’humanité franche et poétique de notre ami, sur un univers plus vaste. Professeur dans un lycée et ensuite chargé de hautes responsabilités dans le contexte scolaire, Vital Heurtebize a fait de son amour pour le proche une attitude concrète, soutenue par une cohérence sans borne où l’âme et l’esprit fusionnent : « pour vivre, il faut naître deux fois », affirme-t-il dans la préface d’un de ses recueils. La première vie c’est la vie qu’on reçoit et parfois on subit, la deuxième est la vie consciente que nous essayons d’assujettir au sentiment et à l’intelligence de la vie même que nous avons bâti en nous grâce à la « force dialectique » de l’amour.
Au cours de cette « seconde vie », notre ami généreux ne peut pas se dérober aux constats des mille misères et abîmes de douleur qui constellent, hélas ! notre vie quotidienne, où la mort est toujours aux aguets, de plus en plus difficile à accepter puisqu’il s’agit d’une mort qui souvent frappe lâchement ou sournoisement, sans nous donner le temps de comprendre ses raisons occultes.
Voilà alors que notre Poète, au milieu du chemin de sa seconde vie, en rencontrant Yénenga (2), lui demande de lui indiquer l’heure. Et Yénenga lui répond, « de sa voix la meilleure : c’est le temps d’aimer Dieu… »

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Été 2015, Vital Heurtebize dans son habitation à Orange

« Le temps d’aimer… Dieu ? » ne peut qu’être un livre riche et complexe, où la poésie se doit d’une double mission : celle d’alléger le poids inévitable de la réflexion, celle de briser la flaque terrestre où se reflètent les maux du monde pour y faire flotter librement les nébuleuses célestes.
Dans ce texte, un long, épuisant et généreux dialogue intérieur se décline autour de quatre moments cruciaux : la naissance ; la découverte de l’amour ; la rencontre de Dieu ; le passage…
Tout le monde, tout au cours de la vie se prépare à ce passage, auquel il arrive toujours mal préparé. On est tous de mauvais élèves qui préfèrent s’évader dans l’école buissonnière de la vie, avec ses leurres et ses joies éphémères. Vital Heurtebize nous convie pourtant à regarder dans le puits sombre de notre existence, pour en  démêler le sens le plus intime. Car dans le dialogue déchirant de cette redoutable veille annoncée nous aurons un ami, un allié, un interlocuteur qui n’aura pas peur de nous entendre et de nous répondre : « Va ! » susurre cette voix, qui résume en elle la voix du Fils et celle du Père. « J’irai », répond Vital, avec le courage d’une confiance pleine et sincère.

Au bout d’un parcours poétique où l’amour en toutes ses formes demeurait souverain, avec sa force unique qui rendait l’homme capable de vaincre le mal du monde ainsi que l’idée de la mort… Vital Heurtebize ne veut plus se soustraire à cette question extrême du « passage ». Évidemment, la force indomptable de l’amour pour les autres et pour la femme chérie ainsi que pour la ville de sa jeunesse va progressivement s’estomper dans la perspective de notre disparition. Ce qui compte dans l’amour c’est surtout la possibilité de donner quelque chose de nous aux autres. À l’approche de la mort, cet amour-là ne nous aide pas beaucoup. Nous sommes seuls. Vital Heurtebize, homme généreux et spontanément porté à aimer ses semblables, s’oblige alors à regarder de façon plus réaliste le monde auquel il a tant donné, prenant conscience de la grande faiblesse des « innocents » vis-à-vis de ceux qui détruisent, abîment, tuent, restant souvent impunis. Depuis son balcon, il observe longuement sa ville menacée, avant de lui consacrer son poème « en dernier chant d’adieu » :

Il est temps de brûler tes anciennes icônes :
ceux qui se sont un jour assis sur de faux trônes
n’aborderont jamais la demeure de Dieu.

Plus avant, notre Poète, au bout d’un récit passionnant au sujet de la disparition de son père, après avoir « recueilli… la fervente parole afin de la rendre un jour » à ses enfants, s’en va :

…La vie est une école
faite de beaucoup plus de morts que de vivants.

Accompagné par l’ombre bienveillante de son père, devenu invincible par la force de l’amour, Vital Heurtebize s’interroge sur ce Dieu de la religion qu’il juge trop éloigné de la réalité des hommes et des femmes. Il s’adresse à Jésus, en reconnaissant en lui la force d’un message révolutionnaire. Il est sans doute fasciné par cette idée de Dieu qui devient homme, acceptant d’être le Père et le Fils à la fois… Lisant ses vers élégants et comme stupéfaits de ce qu’ils découvrent dans leur itinéraire rhabdomancien, on a l’impression de voir Jésus en personne. Qui pourrait s’exprimer avec ce « Va ! » que je citais avant sinon Jésus ? Car en fait en répliquant « J’irai », l’homme accepte avec conviction un engagement qui va au-delà d’une seule vie :

Donne-moi ta Parole et je la porterai
à mon peuple égaré, perdu sur la montagne,
Il suffit que ton verbe au combat m’accompagne :
et fort de ta présence, où tu voudras : j’irai !

L’élévation mystique de notre Poète — qui déclare ici et là sans complexes, sinon un véritable athéisme, du moins une vision « libre » de la religion (et de tout ce qui flotte au-dessus et au-delà de notre sensibilité forcément limitée d’hommes communs) — ne peut pas s’arrêter à Jésus. Ou alors il confie à Jésus, tout comme à son propre père, le rôle de guide, comme Dante avait fait avec Virgile. Mais cela ne se déroule pas comme un véritable voyage dans un Enfer de la mémoire ou dans le Paradis d’un rêve. Tout en héritant de Saint-Bonaventure, l’élève de Saint-François-d’Assise, la suggestion de l’itinéraire de l’Esprit vers Dieu (« Itinerarium mentis ad Deum »), Vital Heurtebize, comme Boèce, renie les Muses et assigne à la Philosophie le rôle essentiel de consolatrice et de compagne :

…je reviens de mes peines recluses
et reniant pour toi la légende des muses,
je dis qu’entre tes mains je ne crains plus la mort.

Dans un des poèmes de ce recueil, Vital Heurtebize avoue que jusqu’ici, il n’avait pas voulu ni Dieu ni Maître… Voilà que dans son « itinéraire intime » au sujet du mystère de la mort, il ne se borne pas à choisir un Dieu père et fils à la fois, écrivant avec élégance et force d’arguments un petit évangile apocryphe que José Saramago (l’auteur de « L’évangile selon Jésus ») aurait aimé énormément. Il choisit aussi un Maître de sa taille. Ce maître, lui transmettant le courage de doubler son « je », n’est pas le grand poète Rimbaud, mais le grand écrivain et philosophe Montaigne (3) :

Quand je dis « Je », c’est toi qui parles dans mon cœur.
…
Je ne sais plus si c’est ma voix si c’est la tienne ?
si je parle en ton nom sans artifice aucun,
c’est parce que nous deux nous ne faisons plus qu’un,
qu’au monde il n’est plus rien à moi qui me retienne.

Mais, quand on approche de l’épilogue — où vous retrouverez la mystérieuse Yénenga qui donna l’élan initial à cette rocambolesque aventure philosophique (je dis « rocambolesque » comme un compliment, bien sûr, ayant bien connu ce fabuleux personnage de Rocambole qui s’engage pour le bien jusqu’à renoncer au bonheur d’une vie paisible) —, la poésie prend le dessus. Il s’agit des vers accompagnant le « passage » sans trop de règles ou d’explications à fournir :

Au balcon de la nuit je me penche souvent
car l’espace infini du cosmos me fascine.
Là, je suis du regard le cortège savant
des routes d’or qu’une invisible main dessine…

Ça, c’est tout simplement merveilleux ! J’aime ces vers qui concluent cette énième « ode à la vie respectueuse de la mort » et je m’y reconnais : le balcon, la ville, l’infini. Un infini humain d’où rebondit la vie qui continue comme celui de Leopardi. Un infini cosmique aussi, où la mélancolie du « déjà vu » gonfle de larmes nos yeux se perdant dans le « bleu indigo » du cosmos :

Ainsi, quand je me penche au balcon de la nuit,
je comprends que ma mort ne sera pas un drame,
mais un simple passage au-delà de la trame
où se fondra mon âme au monde de l’Esprit.

Giovanni Merloni

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Tableau de Franco Cossutta

Vital Heurtebize : « Le temps d’aimer… Dieu ? »

Ma ville

Te voici donc ma ville !… Amant de tes attraits,
je sais les mille chants de tes blondes prêtresses,
tes antiques sérails aux murs de forteresses
et l’enchevêtrement de tes jardins secrets.

Fidèle à tes appels, je viens à ton mystère
et le garde enfoui jusqu’en mes profondeurs.
Je scrute l’horizon de mes blanches hauteurs,
mon pied droit sur la mer, mon gauche sur la terre…

Dors, ma ville !… Je sais que vont venir les temps
où mes mains sur ton front mettront un diadème .
Sur ta lèvre à nouveau fleurira mon poème.
Aujourd’hui, seul, je veille et c’est toi qui m’attends.

Accueille mon poème en dernier chant d’adieu.
Il est temps de brûler tes anciennes icônes :
ceux qui se sont un jour assis sur de faux trônes
n’aborderont jamais la demeure de Dieu.

Le stylo, la feuille blanche

Sur son bureau, l’avait-il vraiment oublié
ou plutôt laissé-là pour que je le recueille,
mon père, son stylo ?… Posé sur une feuille
blanche comme un mouchoir soigneusement plié.

Avant de s’en aller, qu’a-t-il voulu me dire ?…
Ce stylo noir sur ce feuillet de papier blanc !
J’ai pris la feuille et le stylo, j’ai fait semblant
de lire ! et suis parti. L’heure était au délire.

Ça pleurait de partout, les amis accourus,
Les parents oubliés, les voisins, une foule
comme une immense mer emportant sur sa Houle
le frêle esquif, bercé de discours incongrus :

« Il était le meilleur », « on l’aimait bien, cet homme »
« c’était un être bon, modeste et généreux,
le cœur toujours tout grand ouvert aux malheureux »
Bref, si ce n’était pas… Un saint, c’était tout comme !

Quand juste est le portrait, l’éloge ne l’est pas :
A quoi bon ces discours et tous ces ronds de jambe ?…
Je me suis retiré loin de ce dithyrambe,
abasourdi par tous ces propos de judas…

De ma poche, j’ai ressorti la feuille blanche
et là, quel ne fut pas mon désarroi !… j’ai lu
ce qu’avant de partir, mon père avait voulu
me dire, quelques mots de sa main ferme et franche :

« Quand sonneront pour moi les heures ténébreuses,
avant mon dernier souffle, avant le noir linceul,
tu viendras près de moi, mon fils, tu viendras seul,
écartant les « amis », les sots et les pleureuses.

Alors, tu me liras les pages du Phédon
où Socrate a montré que l’âme est éternelle
et comme un vieux cheval heureux qu’on le dételle,
je descendrai dans l’ombre en invoquant Platon »…

Quelques mots de ferveur pour unique héritage !
Mais ils ont dit la longue marche de l’Ancien
qui demeura fidèle en tout temps, à tout âge,
à ce Temple idéal qui fut toujours le sien.

J’ai recueilli pour moi la fervente parole
afin de la rendre un jour à mes enfants
puis je m’en suis allé… La vie est une école
faite de beaucoup plus de morts que de vivants.

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Tableau de Franco Cossutta

J’irai

Donne-moi ta parole et je la porterai :
que ma voix retrouvée à la tienne réponde !
De village en village et jusqu’au bout du monde,
soutenu par ta force et ton verbe, j’irai…

J’irai ! car il est l’heure et je me sens de taille,
depuis que dans mon cœur, ton cœur s’est établi,
à reprendre à l’envers la route de l’oubli
et conduire pour toi cette ultime bataille.

J’irai par tes chemins jusqu’au fond des déserts
faire en ton nom jaillir les oasis nouvelles,
j’irai boire l’absinthe aux rives éternelles
du fleuve qui souillait les pâturages verts.

Et je remercierai le fleuve jusqu’aux sources
où l’onde pure émeut l’épi de blé.
Là, mon peuple à ton nom se tenait assemblé
avant d’aller se perdre au hasard de ses courses.

Donne-moi ta Parole et je la porterai
à mon peuple égaré, perdu sur la montagne,
Il suffit que ton verbe au combat m’accompagne :
et fort de ta présence, où tu voudras : j’irai !

Après six-mille ans

Ce pays de lumière et d’arbres et de fleurs
c’était toi !… Ton soleil baignait la plaine immense…
le sable de ta plage était doux… l’abondance
de mon mil foisonnait sous les flots de chaleurs…

Or, bientôt, par la mer sont venus les voleurs !
Ils ont tué tes fils pour crime d’innocence,
ils ont souillé tes champs de fétide semence,
ne laissant derrière eux que nos cris et nos pleurs…

J’ai vécu six mille ans à nourrir ma tristesse,
à ressasser ce meurtre, à revivre sans cesse
et le temps de la honte et le temps du remords…

Mais voici : je reviens de mes peines recluses
et reniant pour toi la légende des muses,
je dis qu’entre tes mains je ne crains plus la mort.

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Tableau de Franco Cossutta

« Je »

« Je » ! c’est parfois le nom qu’en secret je te donne
et, dès lors, m’autorise à parler en ton nom !
c’est faire preuve, j’en conviens, d’un bel aplomb !
mais je me dis, mine de rien « il me pardonne ! »

Je ne sais pas vraiment d’où me vient cette voix,
qui parle de nous deux ? qui de nous deux l’écoute ?
c’est comme une alchimie intime et je redoute
les accents rigoureux qu’elle accuse parfois.

Car cette voix, la mienne ou celle d’un bon maître,
me dicte en quelques mots ma vie au quotidien :
elle est comme la voix de mon ange gardien
elle me dit tout le mystère de mon être.

Elle me parle avec tendresse, avec rigueur,
elle se fait sévère ou sait se faire tendre
et « Je », tu deviens « tu » pour mieux te faire entendre
Quand je dis « Je », c’est toi qui parles dans mon cœur.

Je ne sais plus si c’est ma voix si c’est la tienne ?
si je parle en ton nom sans artifice aucun,
c’est parce que nous deux nous ne faisons plus qu’un,
qu’au monde il n’est plus rien à moi qui me retienne.

Ainsi, je peux parler en ton nom, en tout lieu,
et le jour, et la nuit, puisque partout tu règnes !
Je ne dis rien de mieux que ce que tu m’enseignes
et je dis que bientôt, demain, je serai Dieu !

Passage

Au balcon de la nuit je me penche souvent
car l’espace infini du cosmos me fascine.
Là, je suis du regard le cortège savant
des routes d’or qu’une invisible main dessine.

Des vastes profondeurs qu’anime un vent léger
montent les chants sacrés m’annonçant le prodige
que mes jours et mes nuits n’ont su se partager
et je me sens soudain saisi par le vertige :

Au fond des champs déserts, l’horizon dévasté
n’est qu’une immensité qui me prend et m’aspire
et qui jette sur moi son obscure clarté
promettant que ma mort à ma mort sera pire !

Ne nous arrêtons pas, mon âme, c’est ailleurs
que finit l’existence et commence la vie,
plus loin sont les vins doux et les fruits les meilleurs.
C’est la route vers Dieu que nous avons suivie.

Je dépasse ma mort et porte mon regard
plus loin : il n’y a plus ni de temps, ni d’espace,
l’air s’y fait plus suave et le ciel moins blafard.
Mon âme, c’est vraiment ma mort que je dépasse !

Nous voici parvenus au-delà du tombeau,
ici, la chute d’eau de ses embruns m’asperge,
là, c’est l’épi de blé près de la chute d’eau,
vois ! mon corps fatigué dans ta lumière émerge !

Du monde je m’abstrais et je parle aux oiseaux,
j’écoute leur concert de musiques célestes.
Plus rien ne leur fait peur, ni ma voix ni mes gestes,
ils viennent sur mes mains comme sur les roseaux !

Si ce n’est pas vraiment l’Eden des prophéties,
je sais qu’il y fait bon dormir, qu’aucun écho
n’en vient troubler le calme et qu’un ciel indigo
recouvre à l’infini le champ des galaxies.

Ainsi, quand je me penche au balcon de la nuit,
je comprends que ma mort ne sera pas un drame
mais un simple passage au-delà de la trame
où se fondra mon âme au monde de l’Esprit.

Vital Heurtebize

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(1) Il suffit de lire les titres de la plupart des recueils dont Vital Heurtebize nous a fait cadeau en ces vingt ans pour y reconnaître un motif inspirateur commun :
Yénenga ou l’heure d’aimer Dieu (1996)
Le temps ultime (1999)
Le temps sublime (2001)
Le temps de vivre (2005)
Le temps d’aimer (2010)
Le temps des Hommes (2014)
Le temps de la Sérénité (2014)
Le temps d’aimer… Dieu ? » (2016)

(2) Avec « Yénenga ou l’heure d’aimer Dieu » notre Auteur avait publié un texte où les thèmes du religieux et du passage du monde de l’homme au monde le l’Esprit commencent à être exploités.

(3) « Dans l’amitié dont je parle, les âmes s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. (…) Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant: Parce que c’était lui, parce que c’était moi.» (Montaigne)

G.M.

La liberté en auto-stop (Portraits d’ami(e)s disparu(e)s n. 3)

11 dimanche Jan 2015

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Portraits d'ami.e.s disparu.e.s

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Je connaissais Maria Napoli depuis quelques années. Elle était une dame très sympathique, gentille, généreuse, ouverte. Il ne me semple pas possible qu’elle ne soit pas là. Je la considérais comme une membre de ma famille, même si malheureuse-ment nos rencontres ont été rares. Je n’oublierai jamais sa voix et son sourire. Adieu Maria !

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Giovanni Merloni, La liberté en auto-stop, janvier 2015

La liberté en auto-stop : Maria Napoli

Merci je dois dire à la bureaucratie,

Aux difficultés de compréhension, d’une langue à l’autre, des documents nécessaires. Dans le hall du consulat, près d’une colonne, sur un bout de papier je fis mon choix : traductrice habilitée, onzième arrondissement,

Rue des Boulets (une latérale). L’entente fut immédiate, entre deux

Italiens sensibles et quelque peu souffrants de l’excès de bureaucratie, et pourtant réactifs.

Avait-elle de réserves ou de doutes ? Pas du tout, elle aimait déguiser son âme généreuse derrière de petites questions : « pourquoi vous vous consacrez tellement à vos enfants ? Pourquoi ne pensez-vous pas à vous-même ? »

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Giovanni Merloni, La liberté en auto-stop, janvier 2015 part.

Noyée dans les tampons et les photocopies, elle me racontait  des épisodes imaginaires de familles contrariées, de frères et de sœurs qu’elle avait vus se pousser les uns les autres au bord d’un gouffre…

Avant de venir en France, en auto-stop, rêveuse de liberté. Dans cette France bien aimée devenue joliment sa patrie, celle de ses enfants. Avant d’accepter, il y a trois ans, mon invitation au spectacle…

Premier rang de la salle, je la vois toujours là, apparition bénie, assister avec ardeur au monologue touchant d’une « femme seule » débordée des souffrances d’un amour disgracieux. Je n’oublierai jamais ses yeux rêveurs dans le plateau, son attention irréductible, le charme de sa solidarité.

Ou alors elle attendait la sortie de l’actrice qui redevenait personne pour plaisanter avec elle, élégamment, tout en flottant dans son ironie douloureuse.

L‘Italie restait quelque part, dans les coulisses de sa grande figure. Un amour refoulé, peut-être, ou alors un endroit chéri pour de merveilleux épisodes

Imaginaires, dont personne ne pourra pas se passer. Le souvenir de l’Italie ne faisant qu’un avec le respect de la mort annoncée, une mort trop soudaine et radicale pour cette plante légère, une mort dont elle a peut-être essayé, souriant, de se passer.

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Giovanni Merloni, La liberté en auto-stop, janvier 2015 part.

À présent je m’interroge au sujet de ce verbe ambigu, « disparaître ». Un verbe qui raconte si bien l’affreuse déchirure qui enlève à jamais une personne, une rue, une porte, une réponse, un geste unique, une affinité élective…

À présent je ne peux pas me pardonner de n’être pas allé la chercher, avant qu’elle passe de l’autre côté. Mais je sais qu’elle n’a cessé de sourire même devant cette énième, colossale absurdité de la mort. Un sourire de défi résigné, pour ne pas dire vraiment adieu à la vie.

Giovanni Merloni

P.-S.
Depuis Facebook, j’extrais ci-dessous quelques traces de la nouvelle de la disparition de Maria Napoli (juin 2014) et des réactions de quelques amis à elle. Même si Facebook est public et tout le monde peut lire tout cela, j’ai préféré omettre les noms des personnes concernées.

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Maria et Francesca Napoli avec deux autres personnes 

12 juin 2014
Un ami espagnol :
Une très belle famille avec de très jolis souvenirs. Je vous embrasse fort, avec beaucoup de caresses

10 juillet 2014
Une première amie française : Chère Maria, nous nous sommes connues le 5 avril 1980. C’était notre cinquième anniversaire de Mariage. Voilà comment tu es entrée dans notre vie et dans nos cœurs. Tu faisais du stop pour aller à Biarritz (via Bordeaux). Nos amis t’ont proposé de venir déjeuner avec nous. Tu est restée parce que tu es tombée amoureuse de l’un d’entre eux. Tu portais une salopette blanche comme c’était la mode à cette époque. Tu avais une coupe de cheveux à la Angela Davis. Notre amitié a été instantanée et a duré 34 ans sans faillir. J’avais tant d’admiration pour toi.
Tu travaillais la nuit dans un centre d’hébergement d’urgence du Nid. (L’Amicale du Nid considère la prostitution comme une violence et une atteinte à la dignité des personnes ; elle refuse de l’assimiler à une profession. Elle propose aux femmes et aux hommes en danger, ayant connu ou en situation de prostitution, un accompagnement vers des alternatives…)
Pour moi qui avais travaillé très tôt manuellement, tu venais d’une autre planète. Vénus sûrement ! Amoureuse de Saturne qui repartit très vite sur sa lointaine orbite. Francesca est née le 16 janvier… Un amour de petite fille !
Ta passion pour la langue française était stimulante et tes engagements vivifiants. Nous étions nées la même année mais combien ton parcours, si différent du mien, m’a enrichie et soutenue. Ta philosophie me soutient encore mais ta présence, ton art de vivre et ton rire me manquent.

Une deuxième amie française : Une tata avec un cœur aussi grand repose en paix c’est certain !

Une troisième amie française : je suis bouleversée

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Maria Napoli à Pienza avec une amie française

3 août 2014
Troisième amie française : Chère Maria, se perdre de vue pendant 32 ans, se revoir , rire, pleurer ensemble, se regarder dans les yeux en se promettant peut etre de se revoir. tes derniers mots ont été :je t’attends à Paris,et puis d’un coup apprendre que tu es partie cette fois pour toujours. Nous n’avons même pas fait une dernière photo ensemble c’est mieux ainsi, moi et toi a Pienza, notre jeunesse, notre insouciance,nos projets…

Une amie italienne : Elle avait fui…

Troisième amie française : Les deux filles des fleurs se sont rencontrées à nouveau 32 ans depuis. Deux jours magnifiques, beaucoup de souvenirs, Merci Maria ! ! !

2 novembre 2014
Troisième amie française : Aujourd’hui ma pensée va à toi, je pense à ton regard , à ton etreinte quand nous nous sommes quittées, tu savais tout, tu n’as rien dit, tu as voulu me dire adieu comme tu l’as toujours fait, grande Maria — triste.

11 novembre 2014
Une quatrième amie française : Un rire, un sourire, une philosophie de vie, de nombreux bons moments partagés, et le souvenir d’une grande Dame aussi généreuse que pleine de Vies. Encore une t’attend peut-être? Toujours là dans nos coeurs et ta voix dans nos mémoires. Bon anniversaire !

G.M.

La supériorité du sujet (Portraits d’ami(e)s disparu(e)s n. 2)

08 jeudi Jan 2015

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Portraits d'ami.e.s disparu.e.s

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Portraits d’ami(e)s disparu(e)s n. 2

J’ai hésité, avant de me décider à publier aujourd’hui ce deuxième hommage à un ami disparu. Ce qui s’est passé hier, à Paris, dans un quartier qu’on ne pouvait imaginer plus tranquille, cette tuerie absurde et même incroyable m’a tellement bouleversé que je voulais m’arrêter pour pleurer.
Plus tard, dans le métro qui me menait à la station Richard Lenoir où ma fille habite — pas loin de « Charlie Hebdo » —, j’ai été réconforté en écoutant cette voix féminine qui disait, solennellement : « à la demande de la Préfecture de police, la station Richard Lenoir est fermée… »
Ensuite, en revenant, nous avons participé à la manifestation place de la République. Dans cet espace immense, comblé de citoyens bouleversés et profondément attristés, j’ai ressenti jusqu’au bout l’empathie avec ce peuple effrayé qui ne se laisse pas abattre, affichant au contraire sa présence combative et tranquille :

ENSEMBLE, UNIS POUR LA DÉMOCRATIE !

criait quelqu’un depuis le piédestal de la statue de la République.

LIBERTÉ D’INFORMATION !

hurlaient d’autres dans la foule.
Une fois rentré chez moi, j’ai pensé que cet homme unique dont je voulais vous parler, monsieur Gérard D’Hondt, aurait partagé lui aussi jusqu’au bout tous les sentiments que je lisais dans les yeux autour de moi. Tout en songeant aux dix journalistes et aux deux policiers tués hier, j’essayerai donc d’esquisser le portrait d’un homme incroyablement généreux et solidaire ayant en commun avec ces journalistes et artistes merveilleux un profond amour pour la Liberté.

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Gérard D’Hondt, hommage è Joseph Bernard (recto)

« Je crois à la supériorité du sujet dans l’œuvre d’art… et que celle qui ne le possède pas, fut-elle un chef d’œuvre de conscience et d’exécution… est à mon avis froide et sans but. »
Joseph Bernard (1866-1931)

La supériorité du sujet : Gérard D’Hondt

Généreux et hyperactif, venant de terres joviales

Était une présence, ce monsieur souriant en bas de la

Rue Varlin. Malgré la faible trace de ses cheveux blancs,

Avait, celui-ci, la force intacte d’un forgeron qui rame dans une galère. Ancien haltérophile, capable même de soulever deux femmes à la fois,

Rendre service aux gens aimables ainsi que donner l’âme pour eux

Devait le rendre heureux. D’ailleurs, entre les privilèges de la copropriété et les joies de la rue, il choisissait toujours ces dernières.

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Gérard D’Hondt, hommage è Joseph Bernard (verso)

Dessinant et sculptant, jeune élève talentueux de Paul Belmondo (1)

´(apostrophe)

Habillait par d’époustouflants décors les médailles dorées de la Monnaie du Pont Neuf. Dans son nid, par petits croquis, il ne cessait d’étudier les nuances d’expression jaillissant du sourire et des yeux de sa belle Danielle.

Omnivore de tout jeu, même âgé, il se débrouillait bien aux claquettes ainsi que dans la valse musette.

Négligeant délibérément de raconter les horreurs vues en guerre, notre ami gaillard

Défendait, acharnement, les valeurs les plus nobles de la société. Jusqu’au jour

Terne et froid de décembre, où la force de sourire a d’un coup disparu.

À présent, son courage solidaire et son choix d’être ami me reviennent à l’esprit par des foudres piquantes.

À présent, essayant de l’étreindre, dans le vide je ne trouve que chagrin. Je m’efforce pourtant de revivre quelques histoires que j’imagine de lui dans ses plaques dorées, dans ces traces de danses invisibles qui ont gravé le trottoir.

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Gérard D’Hondt est mort le 21 décembre 2013, à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Il était un véritable « ch’ti », installé à Paris depuis longtemps. Un vrai personnage, ayant laissé des traces d’admiration et d’amitié partout à son passage. Il a été parmi les premiers qui m’ont accueilli, de façon chaleureuse et immédiate, lors du début de mon installation en France. Avec Gérard, sa femme Danielle, madame Marie Josè Martins, Guy et Renée Houset, j’ai eu depuis le premier instant une véritable famille à Paris.

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Giovanni Merloni

(1) Paul Belmondo (1898-1982), père de Jean-Paul, était un grand sculpteur français.

Quand je venais vous voir (Portraits d’ami(e)s disparu(e)s n. 1)

06 mardi Jan 2015

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Portraits d'ami.e.s disparu.e.s

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Portraits d’ami(e)s disparu(e)s :
Laura Venturi

Dorénavant… Combien de fois ai-je dit « dorénavant » ? En fonction de quel accord implicite avec mes lecteurs ou interlocuteurs habituels ? Pourquoi promettre ? Je ne sais pas. Il est certainement vrai que je l’ai fait à plusieurs reprises dans ma vie, essayant toujours d’honorer mes engagements. Et j’ai eu aussi envie d’en parler, d’expliquer toujours mes projets et mes états d’avancement.
J’avais par exemple entamé une espèce de voyage à zigzag dans l’espace et dans le temps que j’appelais « le strapontin » et, plus récemment, j’avais solennellement déclaré mon intention de m’accrocher au présent. De réfléchir à l’avenir, ou aussi de rêver au sujet de ce qui se passe « à présent ».
Je me rends compte, aujourd’hui, à cause peut-être de cet état d’âme tout à fait particulier du passage de l’an, que dans les titres que je donnais à mes engagements il y avait une forte dose d’utopie. Cela ne faisait qu’un avec cette expression « dorénavant », dénonçant une attitude volontariste et peut-être enfantine.
D’ailleurs, il existe aussi une façon beaucoup plus réaliste de dire « dorénavant ». Car on peut bien se contenter d’un « désormais » qui restreint la perspective de notre engagement, nous proposant un parcours minimaliste ou, pour mieux dire, une voie de cohérence avec notre nature ainsi qu’avec nos capacités réelles d’exploiter jusqu’au bout les thèmes que nous proposons à nous-mêmes.
D’ailleurs, après réflexion, je comprends finalement l’absurdité d’imposer « a priori » des obligations ou des règles à des propositions artistiques ou littéraires qui nécessitent, au contraire, une certaine liberté ou, pour mieux dire, qui ont besoin d’un espace adéquat pour leur côté transgressif.
Suivant ce critère je vais donc essayer, avec la nouvelle année, de respecter une scansion plus simple pour mes publications :
— sous le titre « à présent » je continuerai à publier mes « nouvelles poésies » et quelques récits sous forme de « journal plus ou moins intime » ou alors de « réflexions sur l’actualité » autour de moi ;
— dans la catégorie des « contes et nouvelles », je continuerai à exploiter les textes que je considère comme les plus adaptés au blog, pour en faire dans le temps des écrits aboutis au point de vue littéraire.
Je continuerai enfin à développer mes « portraits ».

Et voilà ma première nouveauté pour l’année 2015 : les « portraits d’ami(e)s disparu(e)s ». Avec ces portraits, auxquels je songe depuis des années, j’essayerai deux épreuves assez engageantes :
— d’un côté, fixer sur la pellicule invisible de la page virtuelle les traits et les voix d’une cohue de personnages uniques que j’appelle « amis » ou « amies » en raison du sentiment qu’elles m’inspirent depuis toujours, même au-delà d’une effective amitié réciproque ;
— de l’autre côté, donner à ces portraits une taille assez courte, inaugurant ainsi, j’espère, une forme plus expéditive d’écriture et donc de lecture sur ce blog.

001_Unaaaa - copie

Quand je venais vous voir

Lorgnant hors de la fenêtre d’un après-midi de soleil,
Agréablement assis dans le fauteuil blanc
Usé juste un peu par la file, je dessinais, en attendant vos
Remèdes précautionneux, vos propos
Adaptés à l’arrogance de mes faux malaises.

Voltigeant, blouse ouverte, vous exploitiez
Energiquement le contact nécessaire avec mes tripes
Nerveuses. « Arrêtez ! Calmez-vous ! » vous disiez,
Tranchant vos conseils telles de claires sanctions :
Une heure de piscine, pour vos pauvres épaules !
Ritournelle inécoutée. Ô combien vous me manquez,
Interlocutrice inspirée de mes faux surmenages !

À présent, vous flottez dans la mer de mes larmes, invoquant pour vous-même de remèdes bien connus, impossibles pourtant dans mon rêve éloigné.

À présent je me noie avec vous dans l’adieu.

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Giovanni Merloni

Disparue à l’improviste le 23 janvier 2013, Laura Venturi était mon médecin traitant à Rome. Une femme exceptionnelle, unissant la compétence en plusieurs spécialisations à une générosité non commune. Je pouvais lui confier n’importe quel souci ou secret, elle me transmettait toujours une merveilleuse joie de vivre. J’ai appris cette douloureuse nouvelle il y a une semaine, comme il m’arrive souvent, hélas, pour beaucoup de personnes en Italie, avec lesquelles j’avais perdus les contacts après mon départ à Paris et que pourtant j’aimais et ne cesse d’aimer vivement.

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