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Embrasser sur la bouche des ombres gracieuses – Une mère française/9 (Journal de débord n. 23)

04 samedi Fév 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Journal de débord, Une mère française

001_le-peintre-de-lebel Albert Marquet sur son balcon au 1 rue Dauphine à Paris 1945,
photo Marc Vaux, empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Embrasser sur la bouche des ombres gracieuses

Hier soir, il y a eu une espèce d’apocalypse météorologique, ce que mon père appelle “tropea”. Chaque tonnerre explosait à brûle-pourpoint au milieu des ombrelles des pins gris comme un coup de canon de guerres révolues et d’autant plus redoutables. C’était la première fois de sa vie, pour ce que j’en peux savoir, que Maman Gréco donnait des signes de déséquilibre. Elle courait par-ci par-là dans la maison, éteignant les lumières, baissant les rideaux des fenêtres et décrochant, terrorisée, les prises du frigidaire et de la télévision. Enfin, tel un chien à l’ouïe ultrasensible, elle a fiché sa tête sous son lit. Pendant un instant, dans l’obscurité mystérieuse, j’ai eu l’impression que son derrière noir à pois blancs remuait la queue.
J’ai attendu que la tempête se termine et les pigeons débarrassent leurs ailes de la pluie avant d’entamer quelques timides réjouissances et je me suis rendu auprès de ma mère. Elle était assise dans son fauteuil, pliée sur le côté, à la recherche de la distance et de la position la plus adaptée à la lecture. Elle protestait à peine pour ses féroces maux de tête que d’ailleurs elle a toujours eus. Avec ces stratagèmes, elle espérait sans doute de se dérober à mes questions pressantes. Ses yeux étaient pourtant voilés d’une insondable tristesse. Cela ma fait souvenirs de ce qu’elle m’avait dit à propos du « regret » : « Est-ce que tu comprends ce que veut dire arriver en un bond et sans rétro-pensées là où quelqu’un nous attend ? » Dans un élan et sans préambules, je lui ai dit :

— Moi aussi, quand je courais à la rencontre d’Agata, je me sentais léger comme une plume !

— Vous étiez une chose très jolie à voir ! a-t-elle dit

— Pourquoi est-elle finie mon histoire, alors ?
— Je te l’ai déjà dit, Agata est trop petite.

— Toi, maman, tu la jalousais.

— Oui, peut-être, mais juste un peu, comme la plupart des mères. Sinon je la trouve intelligente et pleine d’humour. Deux choses très importantes…

— Pourquoi ne cesses-tu pas de la critiquer, alors ?
— Parce qu’elle n’a rien fait pour t’éviter de souffrir. Finalement, je m’étais résignée te voyant si entêté… j’ai espéré alors que tu triomphais d’elle.
— En attrapant son cœur ? En réussissant à la convaincre pour qu’on fasse l’amour ?
— C’est la même chose !
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Nous venions de frôler cette thématique assez scabreuse quand Cécile Gréco s’est épanchée avec moi, son fils aîné — étant le deuxième de deux jumeaux à sortir d’elle, donc le premier à avoir été conçu — au sujet de son dernier voyage à Paris, avec mon père, l’année dernière. Ils étaient hébergés rue Keller, à côté de la rue de la Roquette, à cinq minutes de la Bastille, chez ma tante Catherine. Pendant ces quatre jours, elle n’avait pas eu l’occasion de flâner toute seule ni de s’acheter un rouge à lèvres aux Galeries La Fayette…
— Nino insistait pour qu’on aille manger chez l’indien de rue Mouffetard, il voulait voir la Vénus de Milo au Louvre, les tableaux de Renoir au Jeu de Paume… Et Catherine nous accompagnait toujours, enthousiaste de voir Paris avec nos yeux !
Un soir, nous étions seuls, sans Catherine, au milieu d’une foule immense. Nino s’était éloigné, pour donner des renseignements à des Italiens de Udine. « Ne bouge pas ! » m’avait-il dit. Cependant, derrière le kiosque il y avait des peintres, tant bien que mal protégés contre le froid, qui faisaient le portrait aux passants. Le temps d’un instant, j’avais cru voir quelqu’un que je connaissais… Je m’étais rapprochée, mais autour de moi il n’y avait que des artistes très jeunes. Bouleversée, je ne sais pas pourquoi, j’essayais de revenir au kiosque où ton père m’avait « garée », mais je ne réussissais pas à retrouver la route… Le kiosque avait disparu et je ne voyais aucun objet, banc public ou réverbère auxquels m’accrocher pour saisir une piste quelconque. J’ai eu alors la terrible sensation, bien sûr irrationnelle, de l’avoir perdu. Cet état a duré dix minutes, un quart d’heure. Au-dessus des têtes éclairées et réchauffées par la lumière jaune, verte et bleue de projecteurs qui ressemblaient aux phares des camions, la silhouette maigre et biaise d’Édith Piaf s’imposait. Elle se pliait, se levait, se jetait en arrière, suait jusqu’à se mouiller les cheveux, de plus en plus tendue vers « l’accordéoniste » disparu.

Elle écoute la java
Mais elle ne danse pas
Elle ne regarde même pas la piste
Et ses yeux amoureux
Suivent le jeu nerveux
Et les doigts secs et longs de l’artiste…

Cécile Gréco, émue, se tordait les mains.

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— Continue, maman !

— J’avais la sensation d’être à l’unisson avec cette femme prodigieuse, où l’âme se passait du corps, tandis que son cœur, prêt à se rompre, ondoyait devant sa bouche… J’étais attristée et déçue de n’avoir pas rencontré cette personne qui avait été si importante pour moi, contrariée de n’avoir pas échangé avec quelqu’un de ses amis. J’essayais de me souvenir du nom de ce bistrot derrière Saint-Sulpice où les gens les plus disparates se rencontraient tous les jours… Qui sait, s’il existe encore ? Je m’apercevais pourtant que le long cordon qui nous liait, malgré la distance et le temps, avait été tranché net, comme la tige d’un tournesol. Privé de cette tige, mon cou était devenu rigide et je ne pouvais plus regarder vers nord-ouest suivant cette improbable « ligne d’air » entre Rome et Paris. Je ne pouvais pas regarder en arrière non plus… Car notre cordon, tombant à terre bruyamment, m’avait fait rire ! Voilà que la parabole de l’accordéoniste m’avait enfin aidée à comprendre l’importance de la vie au jour le jour, la valeur des sentiments sincères… au moment même où Nino, mon mari, mon enfant, mon père, mon tout, l’unique homme au monde qui m’était indispensable, disparaissait qui sait où… Ce fut là, quand je commençais vraiment à paniquer, que j’ai eu l’impression de m’envoler… derrière moi, quelqu’un me serrait la taille et me faisait danser une java pour ceux qui ne sont plus jeunes, mais ne sont pas encore vieux non plus ! Il y avait tellement d’énergie et de joie de vivre dans ce geste simple de ton père, que j’avais l’impression de l’entendre protester : « Ne laisse pas que je m’en aille ! Garde-moi auprès de toi, même si je ne suis pas un joueur d’accordéon ! »

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— Moi aussi, je croyais avoir atteint une entente pareille avec Agata.
Maman Gréco hochait la tête.
— Mais, si on avait fait l’amour jusqu’au bout, cela aurait changé, n’est-ce pas ?
— Juste ciel ! Ton beau-père t’aurait massacré.
— C’était Mena, la grand-mère d’Agata, qui coupait l’herbe sous nos pieds, dis-je.
Toto, son père, malgré sa mine revêche, était très doux avec moi.
À Procida, il m’invitait à de magnifiques petits déjeuners à base de milk-shake et tartines, et en général, avec lui j’étais toujours à l’aise, jusqu’à le préférer, parfois, à mon père effectif, en lui réservant une place sur le podium des recordmans absolus.
— Cet été, tout le monde conspirait pour notre malheur.
— C’est le temps où tout cela arrive. Et tu es très jeune, n’ayant que dix-huit ans.
— Et demi ! Mais, si je réussissais… si on faisait l’amour ?
— Qui sait ? Mais pourquoi n’as-tu pas attendu un peu avant de tomber amoureux ? N’était- ce pas mieux la conquérir, avant ?
Maman Gréco a raison, mais c’est trop tard désormais. Il fallait que cet effrayant cauchemar me surprenne dans le sommeil bien avant que je parte à Pouzzoles, ou, encore mieux, avant qu’elle prenne corps, cette idée trompeuse des vacances à Procida. Pourquoi ne l’ai-je pas conquise avant de me laisser emporter par des sentiments absolus et intimes ?
Bien évidemment, je n’en savais rien et je croyais que l’amour sincère, tôt ou tard, triomphe, tandis qu’entre Agata et moi il n’y a jamais eu ce « cordon » dont ma mère m’a fait comprendre le poids et l’importance…
Entre nous, il y avait bien d’obstacles à surmonter même avant que l’un de nous deux puisse offrir la récompense de soi-même à l’autre… Je ne suis pas Abélard et elle n’est pas Héloïse ! Ces deux-là ont vécu deux vies ensemble avant et après la monstrueuse mutilation qu’ils ont subie. Leur « cordon » n’a pas eu le temps de se consommer dans l’ennui du temps, il a été tranché net, les obligeant à réinventer une nouvelle façon de tenir debout leur union unique…
Dans notre modestie, je revendique pourtant la valeur de ce que nous avons été, de ce que nous avons su faire ! Car nous avons laissé passer de l’un à l’autre, réciproquement, quelque chose d’extrêmement important qui nous accompagnera peut-être tout au long de notre vie. D’ailleurs, j’en suis sûr et certain, notre histoire n’est pas qu’une constellation d’échecs. Il faut que je fasse justice !

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J’essayerai dorénavant de me souvenir par le menu de ce qui nous est arrivé, à Agata et à moi, pendant treize mois, entre une fin d’été et l’autre… j’ai déjà essayé de raconter la pénible rencontre de Pouzzoles ainsi que le cauchemar de l’accident de Maman Gréco qui ont creusé en moi un gouffre d’où ne jaillissent que des miasmes infernaux, tout en ajoutant un sentiment d’égarement et de peine à ce moment déjà difficile pour moi. Au chagrin d’amour, il n’y a pas de remède. Seul le temps pourra dissoudre ce grumeau d’angoisse et de nausée, en conviant à ma table, qui sait, l’envie de recommencer à croire, espérer, embrasser sur la bouche des ombres gracieuses.

Giovanni Merloni

L’importance de la rupture et de la transgression – Une mère française/8 (Journal de débord n. 22)

01 mercredi Fév 2017

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Journal de débord, Une mère française

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L’importance de la rupture et de la transgression

Heureusement, maman Gréco a survécu aux contrecoups de cette explosion lointaine dans l’espace et dans le temps et son « regret » est mental, voire senti-mental sans être, à vrai dire, passionnel. Et pourtant, même si elle a prononcé ce mot « plus », elle n’a pas dit « plus jamais ». Cela veut dire que bien qu’heureuse et pleinement réalisé avec mon père et à côté de lui, elle a quand même « regretté » quelque chose de son passé heureux, quelque chose qui n’appartient qu’à elle et qui nous exclut, quelque chose qui de temps en temps lui a « manqué ». Est-ce qu’elle a toujours vécu ce manque en silence, se bornant à ses seuls souvenirs ? Combien de mots a-t-elle envoyés à cet inconnu, combien d’images et d’idées a- t-elle échangées avec lui par la seule force de la pensée ? Et moi ? Que ferai-je sans Agata ? Résisterai-je sans la chercher ? Comment m’en sortirai-je si elle me dira, par sa voix taquine de verre contre verre, qu’elle ne veut plus me rencontrer ? Plus jamais ?

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Paul Cézanne, L’après-midi à Naples, image
empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Heureusement, bien avant de connaître Agata, j’ai eu, une fois dans ma vie, une protectrice ! Elle m’a ouvert les yeux, en déposant sur le fond sablonneux de ma rétine ultrasensible l’image retentissante d’une France qui ne ressemble pas vraiment à la France que m’a fait connaître ma mère, pendant nos épuisants voyages instructifs. C’était ma professeure de Français pendant deux années, à l’époque où ma voix haute devint de but en blanc grave, et que, curieusement, les deux voix cohabitaient dans la même gorge.
Hortense Lamy, avec ses cheveux blancs et son blouson de laine noire qui descendait jusqu’en dessous du genou, était bien charismatique et prête à encourager les jeunes timides et enthousiastes comme moi. Il y avait bien sûr Maurizio Ficcadenti, le « monstre de toute bravoure », qui aurait sans doute voulu m’écraser. Mais en français, grâce à la confiance de Mme Lamy, je l’égalais…
Ce fut elle qui me fit connaître l’importance de la rupture et de la transgression à travers la lecture de Voltaire, de Rousseau, de La Fontaine, de Camus et de Jacques Prévert. C’est par cette liberté offerte à tout un chacun — de trouver enfin sa propre clé, sa propre façon d’interpréter la vie et s’y conformer selon sa nature et ses sentiments les plus sincères — que j’ai aimé la France :
« Cet amour/ Si violent/ Si fragile/ Si tendre/ Si désespéré/ …/ Cet amour guetté/ Parce que nous le guettions/ Traqué blessé piétiné achevé nié oublié/ Parce que nous l’avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié/ …/ Nous pouvons oublier/ Et puis nous rendormir/ Nous réveiller souffrir vieillir/ Nous endormir encore/ Rêver à la mort,/ Nous éveiller sourire et rire/ Et rajeunir/ Notre amour reste là/ Têtu comme une bourrique/ Vivant comme le désir/ Cruel comme la mémoire/ Bête comme les regrets/ Tendre comme le souvenir/ Froid comme le marbre/ Beau comme le jour… » (1)
Mais, comment conjuguer cette hypothèse de transgression libératrice que moi-même devrais mettre en pratique, m’affranchissant des lierres et des branches m’immobilisant comme autant de chemises de force journalières — l’amour excessif d’une mère, l’amour contradictoire d’une femme idolâtrée — avec mon tempérament rebelle et obéissant à la fois ?
Comment conjuguer tout cela avec cette caboche tourbillonnante qui n’évolue que par successives déchirures et abandons ainsi que par vagues de solitude s’alternant à des vagues de confusion ?

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Paul Cézanne, étude pour « L’après-midi à Naples »

Giovanni Merloni

« N’aie pas peur d’avoir une mère comme ça ! » Une mère française/7 (Journal de débord n. 21)

30 lundi Jan 2017

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Journal de débord, Une mère française

Version 2

« N’aie pas peur d’avoir une mère comme ça ! »

La nuit suivante j’ai reçu Agata dans un rêve : nous avions grimpé au sommet de son immeuble, sur une grande terrasse plongée dans le soleil et le ciel… Là-haut, il y avait une chambrette, presque une maison… Sa grand-mère, Mena, était montée pour étendre le linge et, comme d’habitude, elle nous marquait de près, avant de partir avec mille recommandations. Le soleil tombait déjà sur la pinède Sacchetti et sur l’omniprésente coupole de Saint-Pierre…
— Là-bas, il y a la Villa Doria Pamphylie ! disait Agata

— Est-ce qu’on se voit, d’ici, Garibaldi à cheval ?

Ensuite, j’avais proposé de construire, dans le grenier, notre nid. Agata avait protesté. J’avais alors appuyé mon index sur ses lèvres et j’avais commencé à déplacer les sommiers empilés, quand la scène avait brusquement changé.
Je me trouvais dans un local très vaste, remplie de fauteuils et canapés où ma mère m’attendait, inquiète. Je croyais avoir perdu Agata quelque part, mais elle était là, ratatinée à côté de ma mère :

— Madame, est-ce que je peux vous avouer une chose ? susurrait-elle.

Ma mère regardait ailleurs, comme si elle n’avait pas envie d’écouter cette voix étrangement aiguë.
— Alfredo a été mon plus grand amour, continuait Agata, mais Bruno Filomarino a su trouver la façon de m’attraper…
Pour ne pas céder à la folie, je suis sorti rageusement du rêve, me suis levé et j’au couru, affolé, chez ma mère en chair et os. Elle m’avait regardé d’un air stupéfait, puis elle s’était allongée sur son fauteuil. Cela voulait dire qu’elle était prête à m’écouter.

— L’incursion d’Agata dans mon dernier rêve… m’a fait réfléchir.

— Quoi ? Je ne comprends rien de tes propos farfelus ! dit-elle, essayant d’en rire.
— Est-ce qu’on peut aimer une personne, ai-je dit, même si l’on en regrette une autre ?
Je ne m’attendais pas au silence de ma mère. Cependant, j’ai relancé :
— Je dis cela, parce que, quand elle sera à nouveau à Rome, Agata regrettera, j’en suis sûr, ses rencontres frauduleuses de Procida !
— Je ne sais pas quoi te répondre, me dit-elle. À la rigueur, on ne devrait jamais regretter quelqu’un d’autre en dehors de l’objet aimé !
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— Et toi ? Sois sincère, maman ! Est-ce que tu en as ?
Maman Gréco a rougi, avant d’être saisie par une violente secousse. J’ai eu peur d’avoir provoqué les ires de Perséphone (1), mais elle s’est, au contraire, figée dans une de ses expressions statuaires connues, le visage tourné vers la fenêtre, de façon que je ne voie que son profil :
— Oui, j’ai des regrets, mais c’est très loin…
Un peu étourdi, j’attendais la suite, quand un bruit soudain nous a interrompus. Ma soeur cadette, Enzina, s’était précipitée pour répondre au téléphone et, dans la hâte, avait laissé tomber à terre le « porron » espagnol.

— Finalement, on s’est libérés de cet instrument de torture ! avait tranché Dodo depuis la cuisine.
Personne, à la maison, n’avait réussi à se servir de cet instrument de torture. D’autant plus que chez nous on ne buvait pas de la sangria ni du champagne à chaque repas ! Il aurait fallu apprendre à avaler, sans se salir partout, ce jet subtil et irrégulier, inclinant la tête en arrière, comme l’on fait à Barcelone et à Madrid… Il faut dire que notre « porron », d’un verre très subtil, arborait de superbes feuilles aux couleurs transparentes…
En des circonstances pareilles, notre mère aurait jeté feu et flammes. Maintenant, effondrée dans le fauteuil provençal, le buste immobile et le regard concentré par delà le placard, elle s’adonnait à des considérations auxquelles je ne me serai jamais attendu :
— Enzina, dit que papa est mon « benjamin » et qu’il est plus petit qu’elle. Elle exagère, certes, mais c’est vrai qu’avec le temps, au fur et à mesure qu’il se plaisait dans ce rôle d’enfant, il m’a transformée : d’abord, il a fait de moi une mère incestueuse, puis une mère chaste. Mais il s’est rendu tellement dépendant de moi… qu’un beau jour, entre nous, un gouffre s’est installé. Ça ne change rien dans ma vie, désormais ! Toi, Alfredo, oublie ce que je viens de te dire… Tu sais que parfois l’on se laisse emporter par un tout petit manque, une contrariété insignifiante, jusqu’à ce que cela devienne une montagne…
— Moi aussi, je considère Agata comme une mère, peut-être ! m’exclamai-je. C’était trop tard pour endiguer une telle crue de chagrin et d’embarras.
Devant mes yeux, des étincelles jaillirent depuis la bague carrée d’aigue-marine qui faisait l’orgueil de ma mère :

— Nino paraît indifférent à cette espèce de momification de notre rapport… et j’éprouve parfois un irrépressible désir de disparaître…
J’essayai de la distraire :
— Il t’a contaminée, quand même, hurlai-je, au point que tu es devenue une véritable mère poule napolitaine ! Je lui touchai le bras et, sous la lumière chaude de la lampe, je vis distinctement le bleu en forme de cœur qu’elle avait attrapé avec l’incident. Ce gros bleu m’avait ramené un souvenir odieux :

— Si tu savais les histoires que l’on m’a racontées au sujet du père d’Agata, à Procida !

— Je le sais, à Procida les hommes portent les caleçons courts et restent sur la plage jusqu’au soir. Ils ne renoncent pas au rite de pêcher, tous ensemble, les « cefali » avec la « sciabica », dit maman Gréco.
— Tandis que les femmes s’habillent comme des madones abritées sous une cloche de verre ! ai-je ajouté.
— C’est ton père qui aime toutes ces choses ! Moi, je suis née à Besançon, je suis athée et mon père était communiste.
— Depuis combien de temps ne fais-tu pas une escapade à Naples ? Vous pourriez vous en aller, bras dessus bras dessous jusqu’à Pausilippe, là où l’on avait enseveli Leopardi…
— Je sais. Même Venise, ou Saint-Malo ne sont pas à « la hauteur de Naples ». Aucun endroit, quoiqu’il soit extraordinaire, ne pourra lui redonner cet air unique…
— Agata aussi ne supporte pas Venise… Elle dit que ça pue, Venise !
— La nuit, depuis la Corricella, Procida ressemble à Venise ! a dit ma mère. La mer qui bouge paresseusement parmi les taches de lumière jaune des « lampare » ressemble à une lagune…
003_venezia-1969-2Cela dit, maman a fouillé frénétiquement dans son sac. Protégée par une fermeture éclair, il y avait une photo : contre le ciel gris, devant la lagune noire, se détachait nettement le parapet d’un pont embelli par une file de petites colonnes.

— Ne vois-tu pas ?
Ce n’était que la photo d’un pont à Venise… Sans doute, ce n’était pas ce que ma mère cherchait. Je me demandais alors si elle regrettait quelqu’un ayant partagé avec elle une escapade à Venise…
De même, je voulus m’évader dans cette photo réussie, où le parapet blanc divisait le monde en deux…
Combien de fois déjà, dans ma brève vie, j’ai respiré à fond le parfum de la nuit, la vertigineuse suggestion du vide au sommet d’une montagne ou devant le miroir à peine branlant d’un miroir d’eau ! L’infini de Pascal, auquel Jacopo Ortis s’est inspiré ; l’infini où Giacomo Leopardi va s’effondrer dans son chant extrême… c’est pour moi, depuis toujours, un lieu de contemplation et de passion. Là-bas, la tension idéale, poussée hors de ses limites, se jette — suicidaire et inconsciente comme Roland furieux ou Narcisse —, dans une mare où flottent des yeux, des cheveux, des mains, mais où je ne peux pas trouver ce corps, cette bouche ! Seule une divinité bandée pourrait les apporter, ce corps et cette bouche, à un rendez-vous secret avec moi !

J’examine mieux cette instantanée que j’avais moi-même empruntée au hasard lors de l’un de mes nombreux voyages avec mes parents. Même s’ils nous faisaient cadeau de suggestions qui ne pourraient pas rentrer dans un kaléidoscope grand comme l’Observatoire de Mont Marius, ces voyages nous ont enlevé, tous les étés, la possibilité de tergiverser un peu avec les personnes de notre même âge. Dans la photo, je reconnais en bas, à même la lagune, sur la terrasse-embarcadère de l’Antico Pignolo à Venise, la jeune fille blonde ayant le chignon aux cheveux et les fesses abondantes, qui n’aurait pas fait pâle figure dans une peinture flamande… Remuant brusquement son tablier et son balai, elle fredonnait une chanson de Rita Pavone :

« Mon cœur, tu souffres vraiment

Qu’est ce que je peux faire pour toi ? (2)

Je la regarde depuis le pont et elle sourit intérieurement, puis tourne sa belle tête vers moi en clignant de l’œil… avant de reprendre à bosser…

— C’est moi qui ai fait cette photo ! lui dis-je avec orgueil.

— Tu es toujours en compétition avec ton père. Si tu savais combien vous vous ressemblez !
J’ai observé ma mère. Une femme petite, ayant les flancs d’une jeune fille et la taille encore subtile. Sa poitrine est son meilleur morceau, avec ses mains fuselées qui disparaissent quand elle fredonne :

« J’ai la mémoire qui flanche
Je ne m’en souviens pas très bien… » (3)

Habillée en noir comme Jeanne Moreau, elle est debout, maintenant, auprès de la lampe sur pied, qui semble un projecteur ou une colonne…
Elle m’a pris la main et l’a caressée.
— N’aie pas peur d’avoir une mère comme ça ! me dit-elle. Cela pourra te servir !
Je me suis armé alors de courage et lui ai demandé :
— En quoi consiste, maman, ce que tu appelles « regret » ?
— Sais-tu ce que signifie courir, éprouver une grande euphorie dans les jambes tandis que la tête demeure légère ? Tu penses que tout le monde doit se courber à ton passage, comme un champ de blé, pour que tu arrives au rendez-vous le plus tôt que possible ! Est-ce que tu comprends ce que veut dire arriver en un bond et sans rétro-pensées là où quelqu’un nous attend ? N’avoir d’autre désir que celui de se revoir l’un l’autre ?

Giovanni Merloni

(1) La fille de Zeus et de Déméter
(2) Mio cuore, tu stai soffrendo/ Cosa posso fare per te ? (Rita Pavone)
(3) Célèbre chanson lancée par Jeanne Moreau.

« Comment pourrai-je être aimé si je ne suis pas encore né ? » – Une mère française/6 (Journal de débord n. 20)

28 samedi Jan 2017

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Journal de débord, Une mère française

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Giovanni Merloni, Une femme de 2017

« Comment pourrai-je être aimé si je ne suis pas encore né ? »

Avec ma mère, tout s’est éclairci, finalement. Elle est restée bien sûr interloquée et même vexée quand je lui ai parlé avec ardeur et ressentiment de ce drôle type répondant au nom de Raymond Izambard… Cet homme, qu’il soit peintre ou fossoyeur ou employé des impôts, il n’existe plus ! D’ailleurs, quand maman a connu mon père à Paris, cette situation sentimentale était déjà « dans un cul-de sac » selon ce qu’elle-même m’a dit pour me faire bien comprendre qu’elle ne l’aimait plus. D’ailleurs, avec mon père, ils ne se sont pas aimés tout de suite. Elle a dû peiner à l’attirer dans son filet… Parce que ce fut elle la première à noter cet homme sensible et taciturne, mais prêt à révéler avec une embarrassante sincérité tous ses talents et toutes ses passions. Elle dut tomber de bicyclette et se casser la tête, lors d’une escapade collective à Saint-Germain-en-Laye !
Mais, enfin, ils se sont aimés et réciproquement choisis, d’un amour plein et dévoué. Tout est bien ce qui bien se termine et je dois donc remercier ce rocambolesque carambolage qui a finalement révélé l’innocence de ses sentiments et son enorme attachement à mon père et à la famille.
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Rome, 1965

Pourtant, l’hypothèse d’une longue histoire cachée, bien sûr démentie et ridiculisée, m’avait profondément bouleversé : de but en blanc, dans la silhouette de ma mère, jaillissant naïve et insouciante de ses souvenirs lointains, j’ai vu Agata ! Et dans l’image un peu conventionnelle de ce peintre figé dans l’obsession de l’amour perdu j’ai vu… moi-même ! Si je devais faire une équation assez simple je dirais que Procida représente pour Agata ce qu’est Paris pour ma mère : une île que l’amour d’un fou a transformé en un piédestal doré. Dans cette même équation je ressemble de façon épouvantable à Raymond Izambard : « N’ai-je pas écrit moi-même d’interminables lettres à une femme qui ne m’aimait pas ? » Cela ne me rassurait pas de savoir que ma mère n’avait « plus » aimé cet homme depuis qu’elle avait rencontré mon père, parce qu’alors Agata aussi… « ne m’aime plus » ! Et, chez les femmes, « n’aimer plus » c’est le même que dire « n’aimer pas » ou aussi « n’avoir jamais aimé ». Par cet effacement, ou alors à travers le transfert de l’amour d’une personne à l’autre, on ne souffre presque pas…
Mais si je devais faire la même chose, je ne perdrais pas que mon âme sœur, je verrais ma propre identité menacée depuis ses fondements : — comment pourrai-je être aimé si je ne suis pas encore né ? J’ai dit à ma mère abruptement.
— Écoute, plutôt que vivre comme un reclus dans une cage mentale sans queue ni tête, comme l’a fait cet ami peintre, c’est beaucoup mieux que tu reparte à zéro ! m’a dit ma mère. Moi, par exemple, j’étais convaincue que Raymond Izambard aurait tôt ou tard rencontré la compagne de sa vie, et cela ne m’attendrit pas du tout l’idée qu’il puisse être resté fidèle à une personne qui n’existait pas !
— Tu deviens cynique, maintenant ! ai-je répliqué. Heureusement, tu n’as pas les cheveux blonds et lisses, et je ne risque pas de te confondre… Mais, il me semblait d’entendre Agata au lendemain de ma mort !
Ma mère a essayé de me consoler. Elle dit des choses très raisonnables, comme mon père d’ailleurs. Mais, paradoxalement, ses longs discours contredisent les quelques petites phrases, assez rares, qu’elle dit dans des moments de sincérité irréfléchie, qui marquent, elles seules, mon destin, avec celles de mon père, encore plus rares, mais paradigmatiques. Parce que je suis moins rebelle qu’obéissant… et Dieu seul sait avec quels sentiments de contrariété j’ai suivi leurs interdictions comme des ordres ! Si seulement l’on me laissait libre de m’exprimer à ma façon !

Giovanni Merloni

« Chez les personnes, on aime plus les défauts que les qualités » – Une mère française/5 (Journal de débord n. 19)

26 jeudi Jan 2017

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Journal de débord, Une mère française

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« Chez les personnes, on aime plus les défauts que les qualités »

« Raymond Izambard ! » Où ai-je entendu débiter le nom de ce personnage, identifié par ma mère comme le responsable direct ou indirect de son incident ? Il devait forcément faire partie d’une époque révolue et d’un endroit tout à fait refoulé…

— Vivait-il à Paris, n’est-ce pas ? ai-je demandé.
Puis, mon cerveau a plongé dans une étrange frénésie : les tableaux de Raymond Izambard — six, sept, dix ? — je les avais vus sur les parois de notre appartement ; ils ne restaient pas longtemps accrochés au même clou, occupant parfois la place d’honneur, ou alors finissant dans le couloir ou dans la chambre d’Enzina…
J’étais sur le point de continuer mon interrogatoire, quand je me suis aperçu que ma mère, à dix centimètres de moi, s’effondrait en sanglots. Embarrassé, je ne savais pas quoi faire, tandis qu’au-delà du couloir une chanson de Giorgio Gaber avait créé autour d’elle un silence dévot :

Je pense à nos soirées stupides et vides… (1)

Grâce à cette chanson, que mon père jugeait « un peu trop pessimiste », ma mère avait cessé de pleurer. Mais je n’ai pas eu le courage de la regarder dans les yeux. J’attendais qu’il arrive quelque chose, quand, tout d’un coup, j’ai eu une fulguration :

— Depuis combien de temps, maman, ne rencontres-tu plus Raymond ? Est-il venu, par hasard, à Rome ?
— Depuis mon départ de Paris… avec ton père, je ne l’ai plus vu !

— De quel départ parles-tu ? Si je ne me trompe pas vous avez fait une escapade à Paris il y a deux ans…
— Personne ne me comprend ! a dit ma mère, se prenant la tête entre les mains.

— Ne dis pas ça ! Ne te comporte pas comme une Napolitaine si tu ne l’es pas ! Veux-tu me dire ce qui s’est passé, s’il te plaît ?

— Mon ami peintre, Raymond Izambard, est mort ! Il y a deux jours, quand tu étais en voyage, j’ai été surprise par un appel téléphonique tout à fait inattendu. C’est Martine, sa sœur, qui m’a donné la nouvelle… Elle m’a dit aussi que son frère m’a laissé des choses : trois tableaux et une boîte scellée que personne ne peut ouvrir en dehors de moi… Ce sont des choses que je ne peux pas apporter dans cette maison, évidemment !

— Maman ! ai-je hurlé. Quand est-elle finie, ton « histoire » avec cette personne ?

— Quand on m’a dit que j’étais enceinte, vers la fin de la guerre, à Paris, je ne savais pas que j’aurais eu deux jumeaux, mais le choc avait été énorme, et j’ai dû prendre une décision !
« Moi aussi je devrais prendre une décision, hélas ! »

002_eluard_chagall « Je t’aime pour toutes les femmes/ Que je n’ai pas connues/ Je t’aime pour tout le temps/ Pù je n’ai pas vécu ». Texte de Paul Eduard et tableau de Chagall empruntés à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Il s’ensuivit un moment d’égarement. Au drame de l’incident s’ajoutait un étrange décalage psychologique et mental…
Tandis qu’ici à Rome notre famille naissait et grandissait au jour le jour, qui sait combien de questions de Cécile Gréco ont inutilement cherché les réponses de Raymond Izambard ! Mais je n’avais aucune envie d’examiner, un jour, une à une, les questions de Cécile et les réponses de Raymond, bien rangées selon l’ordre chronologique : « Espérons bien que cette collègue jette tout à la poubelle ou, alors que quelques âmes pitoyables allument une incendie ! »

— Je confessai tout à ton père, a repris « la Française ». Nino fut compréhensif, il dit même qu’il pouvait bien arriver qu’une femme aime deux hommes en même temps, certes en deux façons différentes… Il me laissa libre de choisir !

— N’aimais-tu pas « ce » Raymond ? ai-je dit, à contrecœur.

— Oui. Il y avait pourtant quelque chose qui ne me persuadait pas, en lui… je ne sais pas comment t’expliquer… Quand il devenait jaloux…

— Était-il violent ? Il te tapait ?

— Ce n’est pas important…

— Il te tapait, ou non ?

— Chez les personnes, on aime plus les défauts que les qualités…

— Celui-ci me rappelle Toto, le père d’Agata, protestai-je, attristé.
Je ne savais pas ce qui pouvait me faire plus mal en ce moment-là… Me souvenir des bleus d’Agata, ou de son père, ce grand bon homme, qui l’avait tapée en proie d’une rage disproportionnée ? Ou alors penser que peu de temps avant que notre famille se formait, autour de sentiments que j’avais toujours crus sincères, ma mère eût éperdument aimé un peintre bohémien impulsif et violent ? Conclure que dans un climat de tension et confusion indicibles, Dodo et moi nous avons été conçus ? Qui était, alors, notre vrai père ?
Dans la chambre aux lumières éteintes, nos voix retentissaient sourdes et dévastatrices comme des explosions atomiques. Étions-nous en guerre ? Où étions-nous ? Et le monde, où était-il ?

Les autres membres de la famille auraient bien pu nous entendre, puisque nous parlions à voix haute et de temps en temps nous hurlions. Mais mon père, perdu derrière son combiné Grundig (2) où les notes hautes et déchirantes de « La vie en rose » avaient repris le dessus, avait plongé, à présent, dans un état de béate auto-exclusion. Tandis que le reste de ma famille, ayant retrouvé la sérénité, rêvait donc de chevaucher ses chimères ancestrales, il n’y avait que moi qui pouvais m’assumer les inquiétudes de l’âme de celle qui avait frôlé la mort.
Je réfléchis alors… La Française avait échappé à un incident très grave avec la souplesse d’une doublure du cinéma… Mais la « cinquecento » ne pouvait pas avoir touché les fils dans le ciel avant de s’écraser violemment à terre pour le seul effet de la distraction, ou alors à la suite de la nouvelle d’une perte, même la plus douloureuse…

— Pourquoi voulais-tu mourir, maman ? lui demandai-je, la voix brisée.

— Je ne voulais pas mourir, j’étais embarrassée et avilie… Je voyais en ce paquet une menace pour notre tranquillité !
— Rien que cela ?
— J’écrivais à cet ami peintre, d’abord presque tous les mois, ensuite beaucoup moins… enfin il ne s’agissait que de cartes de souhaits pour son anniversaire… Il me répondait chaque fois sans attendre, mais respectait mes dispositions. Je ne voulais pas qu’il m’écrive. Il m’a obéi à moitié, cachant au fur et à mesure ses lettres dans un tiroir… Maintenant, le fait de savoir qu’il était comme obsédé par un fantôme m’angoisse, tu comprends ? Martine, sa sœur, ne connaît pas la patience ni le sens de l’opportunité. Elle ne devait pas m’envoyer cette boîte métallique ni ces trois portraits… de moi !
Tandis que ma mère parlait, j’essayais de me distraire, de n’écouter pas tout de ce qu’elle me disait. Combien aurais-je préféré que ressemble à un immense vide de mémoire, ce temps schizophrène où cet homme vraiment « antipathique » s’était acharnée à poursuivre une femme qui n’était plus la même qu’il avait connue !

— Si j’ai gardé un fil d’amitié avec cet homme pendant quelques temps après le mariage, cela ne signifie pas que c’était important pour moi de lui écrire. C’était une espèce d’habitude, un tic… a ajouté ma mère en me prenant la main.
— Pourtant, ce type-là t’aimait, n’est-ce pas ?
— Oui, peut-être, mais quelle importance y a-t-il en ça, si vous deux, Dodo et Alfredo, vous êtes les fils de votre père ? Si vous êtes deux irrémédiables Napolitains ?
J’avais été bien sûr rassuré par cette dernière phrase de ma mère, cependant, cet étrange renfermement avec elle me sembla tout d’un coup scandaleux : je ne pouvais pas accepter de devenir son complice, même dans l’hypothèse, désormais confirmée, qu’il n’y avait rien de morbide ni de grave dans l’embarras qui avait amené maman Gréco à frôler le néant. Le rebondissement de cet « intrus » ne me convenait pas du tout, soit dans mon étrange veste de « paladin de l’honneur de la famille » soit pour ce qui concerne mon amour sincère envers la France qui se voyait trahi : « J’aime la France jusqu’à ce qu’elle reste chez elle… Non, je ne veux pas de Français clandestins, descendus par la cheminée, qui pourraient sortir de but en blanc d’en dessous la jupe de ma mère ! »

003_colette « Si je me fais sauvage et muette quand je ne suis as heureuse, c’est que
je trouve mes ressources dans le silence et l’insociabilité », Colette.
Texte et image empruntés à un tweet de Laurence (@f_label)

Giovanni Merloni

(1) Io penso alle nostre serate Stupide e vuote… (Giorgio Gaber)
(2) Radio et phonographe à « haute fidélité »

« Mais toi, tu étais contente d’aller au rendez-vous ? » – Une mère française/4 (Journal de débord n. 18)

24 mardi Jan 2017

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Journal de débord, Une mère française

001_cavallerizza-01-180« Mais toi, tu étais contente d’aller au rendez-vous ? »

À la fin de l’été, Rome est déserte et les gens, en voiture, courent comme des fous, traversent les carrefours sans se soucier du feu rouge, dépassent sur la droite, ne respectent pas le stop… En plus, cette voiture qui n’était neuve que pour nous n’était pas née sous une bonne étoile.
Je croyais savoir déjà beaucoup et presque tout de la vie. En revenant de mon escapade insensée et furibonde jusqu’au bord du gouffre, je n’étais pas sûr d’avoir vraiment rencontré la même personne ayant tout partagé de moi, jusqu’à mes pensées les plus intimes. Et, sans doute, l’évidence de mon échec m’avait plongé dans une étrange prostration, où les premiers symptômes d’une soudaine vieillesse se mêlaient aux pulsions ressuscitées de mon enfance scabreuse.
Deux jours après ma rentrée du vain pèlerinage à Pouzzoles, je somnolais encore, espérant ne pas me réveiller, pour ne pas tomber dans l’obligation de penser à Agata « croix et délice », à sa voix sévère et indignée s’ajoutant au chœur des « Justes au doigt levé »… quand maman Gréco a risqué mourir dans un incident juste en bas de ma fenêtre.
Combien de temps ai-je dormi, rêvé, rêvé et dormi, avant de me faufiler, sans transition, dans le cauchemar ? Parfois, incrédule, je me pince les bras jusqu’à me faire mal. À présent ma mère se porte bien : sur son corps, du moins sur ce qu’elle laisse voir de son corps, je ne vois presqu’aucun signe de cet accident violent et de toutes les révélations qu’il a entraînées. Mais je suis tellement calé dans le trou noir où je l’ai accompagnée, que dans les frustrations que j’ai cumulées à cause d’Agata je ne vois maintenant qu’un mal mineur, rien que le passage d’un rideau d’ombres devant mes yeux..

002_cappellacci-part-copie

La « cinquecento » (1) blanche remontait le grand boulevard bordé de pins, constellé d’immeubles récents de quatre ou cinq étages et de villas plus anciennes, confortablement ombragées… « Qui sait si ma mère, en montant, y a vu elle aussi, comme moi, une ressemblance avec certaines localités de villégiature de la petite bourgeoisie romaine comme Grottaferrata et Santa Marinella ? »
Le samedi, la minorité silencieuse des habitants de ce quartier de Rome — ceux qui sont déjà rentrés et ceux qui ne sont jamais partis en vacances — se réjouit de l’absence de la majorité bruyante, jugée la seule responsable du mauvais fonctionnement de notre vie en commun, à partir du trafic, bien sûr. En ce moment-là, un groupe de retraités ayant le mégot sur la bouche, avait juste entamé une partie de « tressette » (2) sur le capot d’un taxi.
Le coup a été terrible. Le fourgon en piteux état qui venait en contresens de la place adjacente ne s’était même pas arrêté. La petite voiture, frappée sur le côté de la conductrice, s’était envolée, avant de retomber lourdement sur son flanc, roulant comme un gobelet et glissant quelques mètres, avant de s’arrêter, finalement, à trois ou quatre centimètres du kiosque des journaux.
Ma mère, évanouie, a été allongée sur l’asphalte par le plus jeune des joueurs de cartes. Les gens tout autour essayaient de faire quelque chose pour qu’elle sorte de son état d’inconscience. Elle a entendu des voix :
— Essayez de lever la jambe, disait, d’un ton calme, le plus jeune des quatre joueurs.
— Elle a ouvert la bouche ! disait une femme qui venait d’accourir.

— Elle essaie de parler !

— La pauvre…
Une quinzaine de minutes depuis elle a été hissée sur une ambulance qui l’a emmenée à l’hôpital « Gemelli ». Maman Gréco tremblait de la tête aux pieds et ne réussissait pas à proférer un mot. Puis, avec la perfusion, elle s’est calmée.

— Vous avez là-haut un Ange qui vous protège, a dit le médecin du pavillon traumatologique.
Puis, ma mère a appelé à la maison. C’est moi qui lui ai répondu. Mon père, voyant le lit vide, emporté par son habituelle appréhension ou alors par un pressentiment, est parti à la recherche de sa femme et, qui sait pourquoi, a échoué sur le marché des puces de Porte Portese. Il croyait que Cécile s’était levée tôt pour s’y rendre dans l’hypothèse d’y trouver des disques avec les chansons d’Yves Montand et d’Édit Piaf ! Quant à mes frères et moi, nous n’avions pas entendu la sirène de l’ambulance ni le vacarme des gens. Personne n’a frappé à la porte ni téléphoné pour nous prévenir.

003_bataille « Ma rage d’aimer donne sur la mort comme une fenêtre sur la cour » (Georges Bataille) texte et image du tableau de Balthus empruntés à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Le soir, ma mère est revenue de l’hôpital, et ma famille s’est réunie autour de la survivante : malgré le mauvais coup à l’épaule, l’œil noirci et le collier de plâtre pour tenir debout ses vertèbres cervicales, elle affichait une beauté éclatante :

— Tu me sembles une momie, a dit mon père, en riant.
Les yeux verts d’elle, mélancoliques, retenaient une seule larme : depuis la radio arrivait la nouvelle de la mort d’Édith Piaf, à l’âge de quarante-huit ans seulement…

— La « môme », disait le speaker…
Par un effort qui lui a causé une grimace de douleur, Maman a fait un geste énergique : le mot « môme », désignant une enfant, n’avait rien affaire au mot « momie ».

— …La « môme » demeure la plus grande chanteuse française de tous les temps ! Dans le tourne-disque aux trois haut-parleurs, Enzina a fait démarrer l’album 33 tours d’un récital à Paris, où la Piaf avait présenté au public de l’Olympia son dernier compagnon, Théo Sarapo. — Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre en avril de l’année dernière, a dit Enzina, la mieux renseignée.
— Il a une voix d’enfant grandi, a dit Dodo.
— Je voudrais savoir si Théo est resté auprès d’Édith Piaf jusqu’au jour de sa mort, a demandé Enzina.

Maman Gréco avait mal à la tête et peinait à parler. Pourtant, dans notre appartement régnait une espèce d’euphorie, comme si c’était un jour de fête. Un carrossier recommandé par le mécanicien auquel mon père faisait confiance avait promis de réparer la « cinquecento » (1) avec peu de sous, empruntant les pièces à remplacer à une voiture presque identique qu’il avait trouvée chez le casseur, avec le moteur foutu et la carrosserie presque neuve. Pour fêter le « danger conjuré » et la réparation miraculeuse, mon père et Enzina sont sortis et tout de suite après revenus avec des gâteaux.
— Les meringues à la crème fraîche ! a annoncé Dodo, d’un ton solennel.

004_ballo

Maintenant, le tourne-disque diffusait dans l’air une chanson d’Yves Montand, « Le galérien », un véritable pilier de la légende familiale en raison des larmes plus ou moins copieuses qu’elle faisait déclencher immanquablement dans les yeux clairs et pensifs de maman Gréco :

J’ai pas tué, j’ai pas volé
Mais j’ai pas cru ma mère…

— Ne pleures-tu pas, maman ? s’est écrié Dodo depuis le salon. À présent, depuis le coin sombre où elle s’est terrée, les yeux de ma mère renvoyaient des lueurs de tempête, des secousses électriques et des présages ruineux.

— Mais où allais-tu, maman ? demandai-je.
— Un rendez-vous…
Ce fut alors que ma mère, une fois assurée que nous étions seuls, m’a pris la main dans les siennes. D’instinct, je l’ai retirée : je voulais me dérober à la gigantesque responsabilité que j’entendais voltiger bruyamment au-dessus de ma tête.
— Tu es plus mûr que ton frère. Tu es un homme, désormais.
— Depuis quand ? demandai-je, les yeux égrenés, en me souvenant de toutes les fois où, au contraire, mon manque de maturité avait été souligné.
— Depuis peu… Devine !

— Depuis que je conduis la voiture ? 
Dodo, plus casanier, a reporté déjà deux fois l’examen, quitte à conduire avec la « feuille rose » si quelqu’un avec le permis l’accompagnait…
La « Française » n’a pas répondu, mais elle a fait un geste éloquent : c’est à moi de résoudre l’énigme !

— Voilà, je le sais, j’ai compris ! Depuis que j’ai fait de façon que Agata me laisse !


005_munchEdward Munch, Woman on the Verandah, 1924,
image empruntée à un tweet de Hermitage II (@hermitage200)

J’avais éclairci le mystère, mais cette cruelle vérité me replongeait dans l’incertitude et le chagrin. J’ai regardé maman dans les yeux. Elle a levé les sourcils, pour accompagner le tour panoramique de son regard, absorbé par l’observation, une à une, des toiles d’araignée du plafond… ou de son cœur.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je.
Elle tremblait, imperceptiblement. Alors, je ne sais pas comment, empruntant qui sait où une sagesse que je ne me connaissais pas, j’ai ajouté :
— Parle, n’aie pas peur, fais-moi confiance !

C’est ainsi que, par de tragicomiques expressions muettes, elle a fini par m’avouer beaucoup plus de choses que si elle avait dû expliquer ou raconter tout cela par des mots.

— Maman, tu ne me dois aucune explication. La vie est à toi !
Puis, sans m’apercevoir que j’allais dire une chose tout à fait insolite, j’ai ajouté :

— Mais toi, tu étais contente d’aller au rendez-vous ?

— Je devais retirer un paquet à la Stazione Termini, mais cela me contrariait. Je ne savais pas quoi faire. J’avais peur qu’il s’agissait d’un objet encombrant, et je ne trouvais pas, avec ma tête… la place où j’aurais pu le cacher !

— Mais d’où venait-il ce paquet ? ai-je demandé, étourdi.
Cécile Gréco indiquait la vitre poussiéreuse où des ombres sveltes se croisaient, claires ou sombres, dilatant ou rétrécissant la lumière venant de la rue. Si je n’étais sûr qu’on était chez nous, dans la chambre de ma mère, j’aurais cru que ces ombres étaient les silhouettes d’infirmières empressées…
— Où est-il ce paquet, maintenant ?

— Je l’ai confié à une personne que tu ne connais pas, une de mes collègues.
Je ne voulais pas parler davantage de ce paquet, de la peur que ma mère en eût des conséquences, dans son pénible état. Mais elle me serra le bras et susurra : — je ne veux surtout pas faire souffrir ton père pour une question lointaine qui n’a plus aucune importance pour moi…

Giovanni Merloni

(1) Fiat500
(2) Jeu de cartes italien ressemblant à « bridge » et « whist »

« Les mots de ma mère sont toujours la vérité » – Une mère française/3 (Journal de débord n. 17)

21 samedi Jan 2017

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Journal de débord, Une mère française

001_part-tableau « Les mots de ma mère sont toujours la vérité » (1)

Tous les quarts d’heure arrivaient les bateaux de Procida et, dans les intervalles, des chalands de fruits et de poisson. On déchargea sur le quai quatre dauphins : on aurait dit de jeunes filles de douze ans, étendues au soleil, complètement nues. L’opération qu’on faisait devant moi ne paraissait pas violente : ce n’était qu’un joli canif le gros couteau qui creusait dans l’épaisseur de ces ventres, faisant sortir de cohues d’autres poissons plus petits, encore à demi vivants. Ce n’était pas macabre, le jeu que faisaient les gamins du port, avec le gros cœur intact et le foie gonfle et luisant qu’ils laissaient glisser des mains.
Une heure depuis, Agata a été la dernière à descendre la passerelle. Elle avait le front plissé, tandis que moi, j’avais essayé d’assumer une gueule confiante et gaie. Quelques minutes après, sans rien dire, je la laissai s’asseoir sur le siège brûlant, j’ouvris la petite capote rectangulaire, en m’acheminant déjà en direction de la côte d’Amalfi. J’avais hâte de m’éloigner, le plus tôt possible, de ce port sans âme avec le sentiment d’y avoir laissé à jamais des années de ma vie.
La Fiat500 semblait bien intentionnée à m’aider, appelant le paysage, à chaque tournant de cette magnifique route à zigzag, à devenir complice de ma séduction. Cachée derrière les lunettes de soleil et le bronzage qui mettaient encore plus en valeur la lumière des cheveux presque albinos, Agata s’amusait à ressusciter des personnages presque oubliés, que je ne voyais pas depuis deux semaines : son père Toto était toujours souriant avec les autres, mais prêt, avec elle, à s’emporter pour un petit rien ; sa cousine Rosamaria, depuis que j’avais quitté l’île, prenait mes défenses de façon de plus en plus acharnée, tandis que Gianni Solchiaro et Bruno Filomarino allaient et venaient de Naples. Enfin Jean-Marie, le Français…
Au fur et à mesure que les suggestions panoramiques augmentaient, je devenais de plus en plus enclin à céder au charme irrésistible de celle qui de temps en temps — mis de côté ses manières de gouape — se regardait, minaudière, dans le « miroir de courtoisie ». Mais pourquoi n’ai-je pas garé ma voiture quelque part, avant de poursuivre le chemin à pied, m’aventurant dans quelques jardins ou alors dans une plage munie de parasols et transats ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé la façon d’arrêter le temps ?
J’ai voté, en mai, pour la première fois, aux élections politiques. J’ai voté, ayant les convictions d’un homme mûr, pourtant je ne suis pas capable d’entrer, seul, dans un restaurant, de m’asseoir et commander un plat de spaghetti aux « vongole ». Rien qu’à observer mon père au volant, j’ai appris tout de suite à conduire. Mais cela n’était pas la norme, pour moi. Parce qu’en général — à moins que Dodo, mon frère jumeau, ne vienne à mon secours –, je ne suis pas capable de me débrouiller devant les contrariétés de la vie de tous les jours, même les plus petites et banales.
002_1962-amalfi-180

Comme dans un manège ne s’arrêtant jamais, secondé par les courbes en coude, creusées dans le rocher à pic — d’où pointaient des touffes de genêts ainsi que des rochers à la silhouette redoutable — je ne cessais de tourner mon volant, sans jamais atteindre un véritable but voire un endroit manifestement complice et accueillant. La côte d’Amalfi oblige les véhicules de toutes sortes, qui s’y aventurent, à des caravanes insidieuses, que rendaient par à-coups sereines les vues soudaines de la mer au milieu des maisons, au-delà des coupoles de mosaïque et d’or. Cela n’avait rien à voir avec la paix de la rue qui traverse Procida du port jusqu’à la Chiaiolella — une rue troublée, certes, par les pirouettes des charrettes à trois roues — cet endroit où s’était épuisé mon désir fusionnel explosif et brutal. Ce matin, dans cette route hostile aux amoureux, la tension entre Agata et moi semblait, parfois, s’estomper dans un sentiment plus doux. Alors, je m’arrêtais à la première halte que je trouvais et là, collé à la rambarde de fer pour faciliter la manœuvre des gros fourgons qui glissent, experts, à l’instar de flèches, je lui demandais un baiser. Comme si j’avais besoin d’être encouragé à la veille du départ pour la guerre ou alors comme si je m’attendais d’elle un prix de consolation.

Donne-le-moi et prends-le
un baiser tout petit
comme cette petite bouche
qui ressemble à une petite rose
un peu, juste un peu fanée (2)

me chantait maman Gréco, embellissant la langue napolitaine avec son ‘r’ français.
— Donne-moi un baiser !
— Non ! Pas ici…
Alors je repartais, certes meurtri, mais insoumis et de plus en plus engagé dans ce tourniquet plein d’obstacles : « qu’est-ce qu’il y aura au-delà du tournant, la Mort ou la Vie ? Sera-t- elle satisfaite la promesse d’un lieu ombragé ? Découvrirai-je le jardin aux allées de graviers, la promenade à l’abri des feuilles de laurier, le banc public, la cabane avec les outils ? Profiterons-nous, enfin, d’un grabat imprégné d’huile de voiture, et d’un pneumatique en guise d’oreiller ?
— Je suis un voleur, n’est-ce pas ? lui dis-je.
— Nous n’avons pas le temps. À quatre heures je dois partir.
003_0121962-amalfi-180

Ce fut à cet instant-ci que ma pauvre voiture, blessée à mort, se mit à tousser, à sursauter, à tempêter de sa voix la plus gutturale, jusqu’à souligner, par un sinistre tonnerre, ce fil de fumée noire que nous vîmes voltiger contre les deux bleus de la mer et du ciel. Heureusement, nous étions à un demi-kilomètre de la ville d’Amalfi. Abandonnant d’un air calme et résolu la voiture auprès d’un tournant, je partis à la recherche d’un garage. Plus tard, nous étions assis, Agata et moi, sur le siège postérieur d’une Fiat600 ayant une grosse corne rouge accrochée au rétroviseur. Le mécanicien — indiffèrent à tous les dangers possibles et bien imaginables — n’avait pas peur de la vitesse. Avec des airs assurés et même ennuyés, il se bornait à frapper fort sur le klaxon, avant de se jeter à contresens dans l’inconnu qui nous attendait au-delà du tournant. Je ne sais pas dire combien de temps cette course folle a duré… en tout cas, pendant ce temps, nous étions tous les deux confiants, Agata et moi, avant de dire Dieu merci en retrouvant ma voiture à sa place :
— Elle s’est noyée, a dit le mécanicien. Vous avez beaucoup foncé sur l’accélérateur, n’est- ce pas ?
Tout au long de cette émergence, pendant qu’on réparait tant bien que mal cette « glorieuse charrette », elle me serrait la main et m’embrassait à maintes reprises sur l’épaule. Puis, à nouveau seuls, nous venions juste de reprendre la voie du retour quand le gel s’installa entre nous.
Quand Agata me dit adieu, silencieusement, par une grimace amère, je vis retirer la passerelle juste un instant après qu’elle se sauve au-delà du parapet blanc.

Elle avait eu raison, les paquebots partent toujours à l’heure. Et pourtant, me disais-je, il ne s’agissait pas de la dernière course de Pouzzoles à l’île...

004_1962-amalfi-180

Emporté par une colère soudaine, je me vis piétiner le sol mouillé et donner un inutile coup de pied à des cordes enroulées. Seul avec le malaise de cette brusque séparation, la caboche incapable d’ériger des remparts solides contre la vague écrasante qu’Agata avait laissé se déchaîner derrière elle, je crus entendre la voix embarrassée de ma mère, avec ses typiques hochements de tête. Pourtant, sa désapprobation n’était pas définitive ou absolue : elle aurait voulu sans doute admettre qu’elle s’était trompée : « tu n’aurais pas dû insister par ce repêchage, tu as fait une bêtise et c’es tout. Oublie cette journée ! » Voilà les mots qu’elle aurait dit si je l’avais appelée au téléphone. Mais je n’avais pas suffisamment d’argent pour cet appel. Plus tard, les yeux courbés vers la place vide de ma voiture — sortie héroïquement de sa première défaillance —, je chantais :
Les mots de ma mère sont toujours la vérité (1)
Ensuite, pour m’aérer la tête, j’essayai de trouver les équivalents français de quelques mots
napolitains qui me venaient à l’esprit :

bisciù – bijoux
cuccà – coucher
arrèto – arriere
ànema – âme
assaje — assez

Mais j’étais désespéré et à demi mort quand je m’éloignais à nouveau d’Agata et de son île, ce couple soudé de rochers et de ronces qui m’avait gentiment refusé. Combien de terre allais-je ajouter à l’immensité de la mer, à la force du vent, à la sévérité du ciel ! Dieu seul le sait si je désirais, au contraire, de me rapprocher d’Agata, pour contempler l’île… ou alors de me rapprocher physiquement de l’île pour étreindre dans mes bras celle que j’aimais !
Ce ne fut pas une mince affaire revenir en arrière : d’abord, suivant les itinéraires insensés des mots que l’embarras et le hasard avaient fait jaillir de nos bouches ; ensuite, quand le crépuscule a glissé dans l’habitacle sa caresse froide et lugubre, l’accélérateur s’est brisé sous mon pied… Avec cela, la réalité de ma solitude, à plus de cent kilomètres de chez moi, a pris son ampleur. Je n’avais que très peu d’argent dans la poche et cela aurait été vraiment une punition exagérée que rester là, prisonnier de la nuit. Heureusement, bien qu’à demi cassé, l’accélérateur existait encore, tel un coussin entre le pied et les engrenages d’où dépendait ma sérénité. La voiture, rigoureusement coincée sur la droite à même le fossé côtoyant la route, avançait très lente dans les légères montées, avant de reprendre haleine quand la voie redevenait plate. Tandis que je me rapprochais de mes conjoints, meurtri par un sentiment d’impuissance et de culpabilité pour cette escapade que j’aurais bien pu éviter, je fredonnais tristement :
Les mots de ma mère sont toujours la vérité (1)
sans me cacher que j’aurais voulu m’incliner à toute autre vérité, à toute autre jupe…

Giovanni Merloni

005_paxos-1990-28-180

(1) Le parole della mamma sono sempre la verità…
(2) Dammillo e pigliatillo/ ‘nu vaso piccerillo/ comm’a chesta vucchella/ che pare ‘na rusella/ ‘nu poco pocorillo/ appassiulatella…

« Mamma mia, dammi cento lire » – Une mère française/2 (Journal de débord n. 16)

19 jeudi Jan 2017

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Journal de débord, Une mère française

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« Mamma mia, dammi cento lire »

Fin août, nous n’étions plus ensemble, Agata et moi. J’avais quitté l’île en proie d’une confusion sentimentale sans précédent : était-elle sortie avec Bruno Filomarino lors de sa venue à Rome ? Oui. En dépit du mensonge que j’avais voulu croire, les deux billets du cinéma « Lux », que Bruno avait exhibés avant de les occulter de façon maladroite, prouvaient qu’elle, dans le meilleur des cas, avait voulu m’embêter. Que s’attendait-elle de moi ?
Le voyage de retour de Procida avait été une libération. J’avais eu la preuve dont j’avais besoin pour pouvoir dire à moi-même que j’avais touché le fond et donc… Mais, l’on sait bien comment se déroulent ces choses-là. Il y eut un petit mot, susurré dans le téléphone interurbain… et mes espoirs reprirent de la vigueur. Je lui envoyai un « espresso », où je lui racontais que ma mère avait acheté une Fiat500 blanche, d’occasion.
— C’est un tas de ferraille ! Ce n’est pas grave… puisque nous ne l’utiliserons que pour faire du tourisme dans Rome !
Le permis de conduire je l’avais gagné en juillet, lorsque Agata était déjà partie en vacances et maintenant, à dix-huit ans et demi, malgré les peurs de ma mère, je me préparais à affronter la dernière classe du lycée imaginant qu’au volant de ce merveilleux tas de ferraille j’aurais plongé dans la « dolce vita ».
— Nous avons baptisé notre bagnole 1313, comme la voiture de Donald Duck. Elle est beaucoup mieux que les « trois roues » de Procida. C’est une bombe, tu verras !

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C’était un matin de mi-septembre, un jeudi — il y a juste deux mois ! — affligé par une chaleur insupportable, quand je saluai, en courant, maman Gréco. J’avais réussi à prendre de contre- pied ses gestes furieux, mais je savais déjà, dans mon for intérieur, que cette fuite de moi-même pour rattraper moi-même n’aboutirait à rien. La route était longue. Comme si nous avions décidé — ma voiture et moi — de cumuler nos inaptitudes, la psychologique et la mécanique, nous avancions d’une lenteur exaspérante. « Avec cette voiture on nous a fait bel et bien une arnaque !» me disais- je, tout en engloutissant, tel un grumeau d’angoisse liquide, le paysage du Circeo et de ses incandescents miroirs d’eau. Ou alors je repensais aux mots de ma mère, retentissant dans ma tête avec la chanson :

Maman, il me faut de cent lires…
En Amérique je veux partir ! (1)

Agata Cellamare était-ce l’Amérique ? Et l’île, rien qu’à deux bras de mer du cap Misène, à la suite de quelle catastrophe s’était-elle éloignée devenant de but en blanc inaccessible ? Bien sûr, traverser la mer, c’est plus facile à dire qu’à faire, mais celle- ci était une mer immense, comme l’océan des émigrants :

De cent lires je t’en fais don
Mais en Amérique non et non ! (2)

Sur la route droite comme une épée de Terracina, tous les gens couraient comme des fous dans leurs tas de ferraille, tandis que moi j’étais le seul qui n’avait pas hâte de cogner contre un arbre ou d’échouer dans le Canal Ligne Pius. D’ailleurs, il était encore très tôt quand j’avais finalement embouché la Flacca, une route voluptueuse qui longe la côte jusqu’à Sperlonga, Gaeta, Formia…
Puis, frappé par un rayon aveuglant sur le pare-brise, j’ai pensé que les cent lires que ma mère me refusait ne m’auraient pas suffi, en tout cas, pour traverser une distance aquatique si vaste, tandis que la porte d’Agata à Procida serait verrouillée, tout à fait sourde aux appels désespérés de mon klaxon… Comment faire à songer d’être heureux si l’on est seul, avec le pressentiment de quelque chose de terrible qui va nous tomber dessus ? Ne sais-je pas qu’au bout de la route, au-delà de ces boîtes métalliques, éblouies elles aussi par la puissance irrésistible du soleil, notre solitude empirera, s’effondrera dans un gouffre, avant de devenir définitive ?
D’un coup, j’ai lu ce panneau — SCAURI — et j’ai eu presque la certitude de voir bondir devant moi la figure ancestrale de Tonino Quercia. « Qui sait s’il est là, maintenant ? Je pourrais aller le chercher, m’accorder un instant sur sa plage distraite, lui emprunter une cigarette… » Cela m’aurait fait vraiment plaisir de rencontrer ce camarade qui partage encore mes journées d’école et parfois mon banc, cet être basané, hirsute et sauvage en chacun de ses recoins, pourtant tellement sensible, profond et bon ! Combien de fois m’avait-il aidé, avec ses mots bien choisis, à me dérober aux brimades de Dario Incocciati ? Ou alors aux taquineries démentielles de Roberto Trentavizi ? J’aurais dû lui donner mon banc tout sillonné par mon stylo, mon gigantesque arbre généalogique défiant les plus compliqués dynasties féodales ! Quand je passai en troisième, mon banc fut demandé par Gianni Nobili, un camarade de Dodo, avec un tel enthousiasme que je n’osai pas m’y opposer. Et pourtant, cet arbre enrichi d’ombres, du vol des moineaux et de branches latérales, généreux et costaud comme un chêne, c’était une « quercia », comme mon ami Tonino.
J’arrêtai la voiture pour scruter cette plage immense, à mi-chemin entre Rome et Naples, une « localité balnéaire » qui n’avait pas l’ambition des fastes de Cesenatico ou Forte des Marmi. Un endroit sans art ni parti, comme moi d’ailleurs… Un lieu où savoir conduire une bicyclette est aussi important que savoir nager… Avec ou sans l’amour, mes vacances auraient été bien différentes si — au lieu des Prétendants de Procida et de leur « ammuina » — j’avais eu affaire au calme ennuyé de Tonino Quercia en cette gare sans trains ?

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Une sculpture de Jacklin Bille

En reprenant la marche, je me demandai d’où venait ce mot « ammuina » qui dansait dans ma tête…
« Amener la ruine ! » Oui, peut-être. Mais il y manquait quelque chose, la traduction était trop facile ! Et puis, qui étaient les vrais responsables d’une telle « ammuina » ? Les Prétendants, qui assiégeaient la belle fiancée ? Ou alors c’était elle, Agata, qui, n’ayant pas la tenue ni la passion tenace d’une Pénélope, avait fabriqué d’elle-même des bombes d’ammuina avant de me les jeter sur les pieds ? Et moi, qu’avais-je d’Ulysse, si je ne savais même pas nager ?
Je saluai mentalement Tonino Quercia, après avoir renoncé à deviner laquelle pouvait être sa petite villa entourée, comme autant d’autres, par une ombre précieuse, à deux pas de la mer. Et, tandis que j’effleurais tristement la place vide à ma droite, j’essayai d’égrener, pour me consoler, une liste de mots français et napolitains qui pouvaient se ressembler :

« I’ te vurria vasà » — « Je voudrais te baiser »
« buatta » — boîte »
« allumare » — « allumer »

« sciantosa » – « chanteuse »
« tirabusciò » – « tire-bouchons »

Tandis que je traversais les mémoires de la bienheureuse campagne napolitaine, je consultais mon guide mental de proverbes et phrases toutes faites, apprises dans mes escapades en Côte d’Azur, en Bretagne ou chez les cousines de ma mère à Besançon…
« C’est beau ce panorama, c’est comme un tableau! »
« C’est beau ce tableau, c’est comme vrai ! »
Qui sait si maman Gréco le sait combien elle est intime, charnelle, la caresse du soleil sur les maisonnettes blanches, enguirlandées par un vert excessif, luxuriant ? Changerait-elle son avis au sujet de cet enfant « raté » ? Et mon père, est-ce qu’il connaît cette chanson presque muette, qui glisse au bord de la route se faufilant parmi les bornes, avant de m’indiquer finalement la mer bleue, restauratrice, tandis que le désir de m’y plonger devient terrible, irrépressible ? Et Dodo ? Et Enzina, ma sœur cadette, ferait-elle la moue avec son drôle de nez ?

Maman, il me faut de cent lires
En Amérique je veux partir ! (1)

je chantais en direction des arbres sombres assez ridicules avec ces chaussettes blanches de footballeurs. Je ne croyais plus que je serais arrivé à ma « salle d’attente » à temps, avant que Agata y descende… Je croyais même de m’être perdu, de voyager à l’envers, vers le nord de l’Italie, m’éloignant du lieu de mon rendez-vous avec mon idole. Et, comme si j’étais déjà là, dans cet univers bien connu, ô combien différent, je fredonnais opiniâtrement cette ritournelle adressée au patron « aux belles culottes blanches » qu’une très jolie camarade, Silvia Preziosi m’avait apprises au cours de cette année « de lutte ».

À Pouzzoles, les paysages des villes et des campagnes de la plaine du Pô, évoqués par ces chansons bien tristes, ne pouvaient pas coller avec ce port noirci et portant caressé par la brise marine. Il n’y avait surtout pas le brouillard serpentant au petit matin au milieu des arcades et dans des cours ouvertes où les chars agricoles étaient prêts à partir. Ici, l’odeur de poisson domine tout, associée à la gêne invincible de l’abandon. Mes considérations à bouche fermée, en manque de vérification, échouent dans l’utopie d’une improbable solidarité européenne : les Italiens et les Français, bras dessus bras dessous, pourraient sans doute redonner de la dignité humaine à ces lieux abandonnés, juste capables de survivre, tout à fait inaptes à se faire entendre, en transformant la révolte en action continue…
D’un coup, une inquiétante odeur de sauce napolitaine sort d’une terrasse à l’étage d’une construction dont je frôle le rez-de-chaussée anonyme… Je me rappelle alors que n’ai pas mangé. Cependant, je ne réussis pas à vaincre ma timidité pour franchir la porte de cette espèce de bazar où, parmi les ballons et les balais, je pourrais demander qu’on me prépare un sandwich…

Giovanni Merloni

(1)
« Mamma mia, dammi cento lire
Che in America voglio andar… »

(2)
« Cento lire io te le dò
Ma in America no e poi no… »

« Alfredo, ne t’inquiète pas ! Nage ! » – Une mère française/1 (Journal de débord n. 15)

17 mardi Jan 2017

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Journal de débord, Une mère française

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À partir d’aujourd’hui, le « Journal de débord » se consacre, pendant les trois mois qui viennent, à la transcription diligente du journal d’Alfredo Nitrodi concernant en particulier son histoire tourmentée et très formative avec Agata Cellamare – dont vous avez déjà eu quelques anticipations – selon l’ordre même de son premier jet :
« Une mère française » (première partie)
« Rome » (deuxième partie)
« L’île » (troisième partie)
Au fur et à mesure que le récit y parviendra, les « épisodes » récemment publiés seront déplacés là où Alfredo les avait confiés à son petit cahier rouge.
J’espère que cette initiative, qui me prendra beaucoup de temps et d’énergies, sera bien accueillie.
Merci et, comme on dit, bonne lecture !
GM

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« Alfredo, ne t’inquiète pas ! Nage ! »

Dans un appartement au troisième étage une famille vient juste de dîner. Les chaises autour de la table ronde ont été écartées et oubliées. Tout comme la table, encore mise, avec des couverts croisés sur les assiettes, ce que ma tradition de famille appelle « la bouchée de la bonne éducation » camouflée dans un coin de la faïence aux grandes feuilles vertes, les verres quasiment vides, les miettes de pain sur la nappe, la couverture du disque laissée de travers, avec cet œil tout seul entouré de taches de rousseur scrutant une tranche de ciel. Les voix se sont dispersées : un petit groupe s’est déplacé sur deux canapés en L, en face de la télévision, un enfant s’est cloîtré dans sa chambre, un autre profite de la dispersion pour téléphoner.
C’est une drôle d’époque que celle-ci ! On nous autorise des heures et des jours paresseux, mélancoliques — scandés juste par le gong du déjeuner ou du dîner —, farcis de longues lectures (mon frère Dodo arrive à lire de lourds romans historiques qui font plus de mille pages) ou alors gonflés d’étranges solitudes. Il arrive parfois que soudain cette maison nous appartienne. Le salon tout à coup silencieux — car on a l’habitude de n’allumer la télévision qu’après le dîner — se transforme en un immense plateau pour une danse effrénée et tribale, pour se lancer à la recherche téméraire de troubles et d’épanchements secrets… des échappées, des éclaboussures et des débordements nécessaires dans une vie saine, protégée et soigneusement éloignée des vexations du monde.
Pourtant on doit sortir, se faire emporter par les tumultes de la rue, par les petites et grandes tâches, qui nous contraignent inévitablement à demander, à répondre avec précision ou gentillesse, ou alors à réagir, à lever les mains ou les baisser… Mais ce n’est rien s’il s’agit de zigzaguer parmi les autres, de prendre des distances vis-à-vis de leurs desseins et manipulations ; ce n’est rien jusqu’à ce qu’on ait la chance de savourer béatement une halte dans la rue sans nom, caressée par le vent léger qui fait frémir les arbres qu’on a plantés depuis peu et que de tristes manches à balai soutiennent péniblement…
L’ennui c’est que, de but en blanc, quelque chose de terrible peut arriver. C’est cela notre aventure quotidienne. Il n’y a plus l’heureuse alternance de guerre et de paix, bataille sanglante et repos du guerrier, lutte et amour, veille et sommeil. Il y a toujours les deux, l’un et l’autre, toujours, jour et nuit. Notre minuscule mappemonde de terre et d’eau est survolée par de pacifiques chiennes et des astronautes cloîtrés dans d’inconfortables sarcophages de laiton, ou alors elle est menacée par des fauteurs de guerre avec l’arme atomique entre les dents… L’homme qui habite cette planète, où heureusement la pluie n’a pas disparu, où on a du vent et parfois on transpire, doit s’habituer à la peur, à la sensation précise de cheminer sur une lame tranchante, suspendu au-dessus de l’enfer.
Parfois, pendant quelques jours, semaines ou mois, le temps s’écoule sournoisement, jusqu’à rassurer même les plus craintif. Puis, tout à coup, quelque chose qui poussait sous une couche épaisse de cendre blanche explose. Une mèche déclenche un fusil en le pointant vers la tête d’un homme tandis qu’il roulait, pensif, dans une voiture à la capote baissée, au milieu d’une foule ennuyée, en attente pourtant de son élégant geste de salut. Tout le monde assiste, en direct à la télé, à cette voiture vieillotte et solennelle cheminant parmi des familles bien habillées et des miséreux insouciants. Nous tous assistons à la détonation, suivie par cette espèce d’attaque, ou de mise en scène. Un film avec des taches de sauce tomate au lieu de sang.
Moi aussi, j’ai été bouleversé par cette violence soudaine, entrée de façon hypocrite, à pas de loup, jusque dans la maisonnette des sept nains où l’on fêtait Blanche Neige. Une nouvelle douleur qui meurtrit, une autre absurdité qui assourdit. Il y a deux jours, à Dallas, on a tiré sur John Fitzgerald Kennedy, le beau Président.
C’est la deuxième fois qu’un grand homme de l’Histoire meurt chez nous. Il y a deux mois, le pape socialiste aux grandes oreilles a atteint le ciel, sur la pointe des pieds. Même mort, il ne cesse de bénir notre village plein d’illuminations, en s’attirant quelques décharges électriques et en donnant des arcs-en-ciel en rechange.
Je suis vraiment désolé. Le monde aura un nouveau contrecoup. Il y a seulement un an qu’on a risqué une guerre atomique avec la crise de Cuba. Peu de temps après, en un clin d’œil, on a vu surgir parmi les toits de Berlin un horrible mur qui a rendu assez invincible et infranchissable une frontière déjà triste et douloureuse. Maintenant, je ressens gravement le poids d’avoir grandi dans l’orgueil de maîtriser deux langues — l’italien de mon père et le français de ma mère — qu’on m’a inculqué en me remontant à la manivelle comme un petit soldat de plomb :

« Allons, enfants de la patrie ! »…

Quelle patrie, s’il y a partout des murs ? Si l’arrogance règne souveraine à l’ombre de la statue de la Liberté ? En voyant cet homme grand, aux cheveux blonds, traîné à la hâte sur un lit d’ambulance ; en écoutant la voix rauque de son successeur — le vice- Président Johnson — en train de prêter serment, juste une heure après dans l’avion militaire ; en respirant le parfum éventé sur la nuque blanche de sa femme Jacqueline, pétrifiée, debout dans le même avion, j’ai l’impression d’être un poupon contraint à sortir du cocon des rites consolateurs avant d’être emporté comme un sac et jeté de force au bas d’une camionnette militaire, avec un ordre affreux et péremptoire.
« Ne t’inquiète pas », me disais-je à moi-même, enfant, en enfonçant la tête dans l’oreiller, à chaque fois qu’il faisait sombre. Mais, il n’y a rien à faire, même pour l’enfant éduqué d’un avocat napolitain et d’une chanteuse française. On ne passe pas, on ne peut pas courir librement, même pas en imagination, vers les quatre coins de la terre.
La raison finit toujours par être écrasée, sacrifiée. Au commencement, on l’exalte, on la courtise en la hissant sur des plateaux et des tribunes avec des rubans, comme une femme magnifique. Comme Marilyn, morte l’année dernière, peut-être au moment où, à la faveur de la nuit, sur la plage de Cesenatico, je donnais mon premier baiser à une fille blonde coiffée comme elle. Mais après… tout le monde boit cette télévision et ne s’aperçoit pas des bourdonnements menaçants dans le ciel. C’est ainsi que d’un moment à l’autre on te tue, on enlève d’horribles murs, hérissés de tours de garde et de fils barbelés, et qu’on te contraint à te débattre de toute tes forces, juste pour flotter au-dessus de l’immense vague de l’Océan. Mais, ce n’est pas fini. Au moment le plus difficile — quand les forces vont s’évanouir et, peut-être, en allongeant le bras au risque de le casser, on pourrait saisir un débris ou une bouée de sauvetage —, la télé nous habitue à jouer de hasard : au-dessus de la vague sautille, en se déployant gracieusement en deux ou sur le côté, une splendide jeune femme, gaiement dépourvue d’intelligence et de défauts physiques. C’est à ce moment-là qu’au lieu de nous sauver, nous cédons aux sirènes d’une bataille perdue d’avance : parmi des myriades de gouttes atlantiques ou pacifiques, cette petite femme en bikini ressemble comme une goutte d’eau à une fille déjà trop connue…
Je me réveille en sursautant et je hurle :
— Agata!

002_venanzio_009

Ma famille aussi, elle sort brusquement de la torpeur de la longue enquête télévisée. Maman Gréco, qu’on appelle chez nous « la Française », se lève pour débarrasser la table. Dodo reprend sa place, son livre à la main. Le soir, derrière les annonceurs, la poudre sur le nez et occupés à mettre des rubans aux mots et à leur signification, les vieux films d’antan s’affichent au milieu des désastres du monde. Mon père s’énerve pour le énième premier plan fatal sur Greta Garbo. Il exulte, au contraire, aux rares apparitions de Doris Day. Tout ce monde en train de me tomber dessus, qu’il soit vieux ou nouveau, me semble absolument vrai. Sur l’écran, un navire de guerre soviétique ramène les fusées que Fidel Castro attendait. Maintenant, Cuba deviendra une île au souffle suspendu sur le fil de l’eau… De là remontent à la surface les petits bras luisants d’Agata. C’est une nageuse expérimentée, une sirène aux longs cheveux, se noyant dans un impénétrable aquarium. Elle est en train de retourner dans son monde tandis que je rentre dans le mien. Sous la vague, écrasé comme un immeuble terrassé par un tremblement de terre, je retrouve mon microcosme de condamné à mort : je suis un rat des villes, incapable de sortir de son labyrinthe de cages colorées. Est-ce qu’Agata est là, dans ce fleuve en crue qui pousse contre le hublot de verre ? Mais, comment ferais-je pour partir à sa rencontre si je ne sais même pas nager ?
Je devrais arrêter la pendule obsessionnelle de la pensée et de mélanger les faits du monde avec mes angoisses solitaires. Mais, le cauchemar télévisé pourrait d’un coup se renverser — hop là — en un agréable rêve : personne n’est véritablement mort, personne n’est vivant non plus, à part Agata, qui saute maintenant avec des skis nautiques, en dessinant des gribouillis sur ma poitrine d’oiseau rapace.
Après la dernière rencontre sur la terre ferme Agata s’est transformée. Maintenant, elle est insaisissable. Je dois m’habituer à la poursuivre à vide, à courir vers elle, en sachant déjà que là où j’irai je ne la rencontrerai jamais. Elle ne sera pas là. Mais, j’aurai fait un voyage ou une partie de campagne, en la gardant avec moi bien cachée au milieu des mouchoirs sales, dans la poche de pantalon. Ainsi je me fatiguerai et, sans m’en apercevoir, je confondrai son corps avec un autre corps, sa voix avec une autre voix… Et je dois donc user la douleur jusqu’à la rendre volatile avant d’envoyer à quelqu’un d’autre les mots et les gestes inventés pour elle. Maintenant que j’ai la voiture, moitié-moitié avec ma mère, je peux m’aventurer dans Rome, me faufiler dans les nouveaux trous providentiels qu’on a creusés le long des remparts et sous les quais du Tevere, atteindre des endroits lointains et inconnus où, un beau jour, je déménagerais pour m’ouvrir de nouveau à l’amour. Entraîné par cette dérive de douleur, mon esprit incertain se sauvera dans une grotte naturelle, où j’attendrai sans émotion des cortèges de mérous et de mulets, des parfums d’algues mortes ou alors des fantômes féminins, venus exprès pour me consoler :
— Alfredo, ne t’inquiète pas ! Nage !

004_1965-venanzio-1

Giovanni Merloni

 

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