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Petite exploitation du thème de l’infini : La cloison et l’infini 3/4 (pit n.21, 2011)
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21 h 42.
Après quelques minutes de silence absolu, au moment précis où le ciel devient noir, Antonia saisit la poignée de la porte, bruyamment.
— Je ne te laisse pas sortir.
— Jérôme, ne fais pas de bêtises…
On entend le bruit d’une lutte rageuse, silencieuse. Ils n’ont même pas le courage de se battre !
— Arrête, Jérôme ! Qui es-tu ? Un inconnu. Oui, tu avais raison, tu es un voyou, un lâche…
Mon Dieu, qu’est-ce qui arrive ? Du vacarme partout, sans règles, constellé de hurlements, de claquement de portes — celles de l’appartement et du cagibi —, de bruits d’objets tombant à terre. Tout le monde peut l’entendre, du palier jusqu’à l’immeuble d’en face. Quelle heure est-il ? Celle de l’effondrement dans l’abîme. J’entends Antonia gémir. Et je commence à trembler. La dissymétrie de ma poitrine s’aggrave.

22 h.
— Mais que faites-vous là ? Savez-vous quelle heure il est ? Voulez-vous que j’appelle la police ?
La gardienne, d’en bas, a lancé un avertissement. J’ai regretté pendant un instant l’absence de téléphone. Mais cela n’ajouterait que de la confusion à mon état déjà critique. Maintenant, je suis sans force, glacé de sueur. Je gagne péniblement le bord du lit, côté fenêtre, puis laisse glisser mon bras vers la moquette. Pourtant, je fais l’effort d’enfoncer ma main dans ce fatras d’objets sans personnalité qui s’entassent au-dessous du lit. La malle, avec son unique trésor, est-elle encore là ? Oui, elle est là, j’ai réussi à l’effleurer de la pointe des doigts. D’ailleurs, jusqu’au moment où je ne serai plus là, personne n’aura envie de l’enlever ou de la jeter à la poubelle.

22 h 15.
Une voix inconnue transperce cette cloison comme le couteau le beurre. Est-ce que je le connais, celui-ci ? Ah, c’est lui !
— Silvia, te souviens-tu encore
Du temps de ta vie mortelle
Quand la beauté luisait
Au fond de tes yeux riants et fugitifs,
Et toi, gaie et pensive, franchissais
le seuil de ta jeunesse ?
— Tu ne sais rien de cet immense poète, lui dit Antonia, agacée.
— Mais je retiendrai toujours ici, dans mon cœur…  tes yeux ridenti et fuggitivi.
— Cependant, de nous deux, ce n’est pas moi la fugitive !
J’entends le grincement du lit — Jérôme doit s’être levé — et, tout de suite après, le bruit particulier de la demie fenêtre, suivi de l’éclat des bruits de la cour. Cette musique ? C’est la petite fille de la gardienne, qui s’exerce sur un piano désaccordé. Même la nuit. Et c’est pour protéger son travail que madame Martins a menacé d’appeler la police ? Jérôme essaye de faire le plus de bruit possible, pour dissimuler son embarras et remonter la pente, tandis qu’Antonia se tait. Je l’imagine en retrait, recroquevillée dans un coin reculé du lit, en train d’examiner ses bleus comme autant de soldats blessés après la bataille.
— J’ai toujours aimé cette balustrade, c’est la seule chose belle, ici. C’est comme la haie de l’infini de Leopardi.
— Mais tu as raté le bon moment. Nous plongeons désormais dans la nuit.
— Tu resteras toujours italienne et moi… parisien ?
— Bien que tes racines soient à Montpellier, tu pourras devenir parisien, un jour. Moi je suis « marchigiana » et telle, peut-être je resterai. D’ailleurs « marchigiana » c’est un mot que tu ne réussiras jamais à prononcer.
— Alors l’infini de Leopardi ce n’est pas le même infini que celui de Baudelaire ?
— « L’imagination est positivement apparentée avec l’infini. » Que je suis studieuse !
C’est une de leurs conversations habituelles qui prend le dessus. Ils se sont connus comme ça, dans une école de langue… C’est banal !
Trepaoli a un sanglot soudain. Les pâtes que Marina lui a préparées lui remontent à la bouche. Il tousse, d’abord en sourdine, ensuite bruyamment.

22 h 40.
De l’autre côté, Jérôme et Antonia se regardent un instant :
— On entend tout ce qui se passe chez Trepaoli, même le bourdonnement d’une mouche. C’est un mur de papier ! dit Jérôme, étonné.
— Donc, il a tout entendu, répond sérieusement Antonia.
— Qui sait, s’il s’est amusé avec cette dispute sur l’infini ?
— L’infini ce n’est rien, il a tout entendu, avant…
— On dirait qu’il se sent mal, à présent. Il n’arrête pas de tousser.
— Et alors, que veux-tu faire ?
Avec effort Trepaoli s’assied sur le lit, se lève et atteint le fauteuil en velours. Avant de s’y enfoncer, il allume le vieux tourne-disques. C’est la seule chose, avec son édition ancienne des œuvres de Leopardi, qu’il a gardé avec lui au moment de se séparer d’Hélène.
Dans la pièce jumelle, lorsque la chanson « Ne me quitte pas, ne me quitte pas » éclate à plein volume, Antonia s’est complètement revêtue. Elle est prête à sortir pour avertir la gardienne. Elle hésite un moment, puis cache ses bleus derrière d’anachroniques lunettes de soleil années 50 qu’elle garde dans son sac.
— Enlève tes lunettes, la nuit avance et tu ne verras rien. Tu entends ? Il a mis Brel pour nous rassurer. Tu peux rester.

23 h.
La musique ne cesse pas. On pourra constater que je suis encore en vie, car je change régulièrement les disques.
— Donc, tu ne regrettes rien ?
— Oui, je regrette, je regretterai toujours, mais je peux survivre, car je n’attends plus rien.
— Tu me fais peur.
— Cependant, Trepaoli nous lance des signaux. C’est la troisième fois qu’il met la même chanson

23 h 10.
—… Il avoue qu’il nous espionne. En tout cas, il ne le cache pas !
En fin de compte, ils savent depuis longtemps que je suis là, que je les écoute. Et ils ont toujours parlé, même à voix haute.
— Il nous aime…
— C’est lui qui ne veut pas être quitté… Mais qu’est-ce qu’il t’arrive, Antonia ? Tu es tellement pâle… Tu penses que Trepaoli va mourir ?
— Je me demande s’il existe quelqu’un qui l’aime vraiment.
— Je ne sais presque rien de lui. Je crois qu’il a des amis, peut-être parmi les gens du bar. Mais je crois qu’il est devenu méfiant, ces derniers temps…
— Quand j’étais là, dans le bar tristounet de la rue Poissonnière, j’ai entendu parler d’une Dame blanche. Peut-être, une religieuse lui rend visite la nuit, quand le métro s’arrête…
—Pourquoi cache-t-il si soigneusement sa vie privée ?
— C’est un homme discret.

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23 h 20.
Du jour au lendemain, j’ai quitté mon appartement du boulevard Voltaire, pour vivre seul ici, rue de la Lune. La première année, j’éprouvai un sentiment d’insouciance, par ce petit élan de confiance qui vient toujours avec l’emménagement dans un immeuble plus ancien, plein de tuyaux cassés et de voix mystérieuses. Hélène et Marina, elles aussi emportées par cette nouveauté, venaient souvent me voir. J’apprenais petit à petit à me préparer des plats. J’avais acheté un congélateur, un four à microondes… Une fois, je les invitai et ce fut très agréable, même si on était tous embarrassés. Les premiers temps, je me promenais beaucoup. Tous les matins, je sortais tôt, sous l’impulsion d’une étrange euphorie, avec un vieux plan de Paris sous le bras. Je dévorais des yeux et des jambes cette ville dont je n’avais pas, jusque-là, soupçonné les trésors. Oui, c’est vrai, dans les années 60 et 70, pour me tenir en forme, je l’avais parcourue en long et en large à vélo. Mais ce n’était pas la même chose. En plus j’avais tout oublié. Je me proposais chaque jour un parcours plus hasardeux, des frontières de plus en plus lointaines. Quand je revenais chez moi, le soir, je m’enfonçais dans mon fauteuil où restais assis pendant des heures, sans manger ni allumer le vieux lustre en laiton verni. Du matin au soir, je n’ouvrais jamais la fenêtre. Dans mon appartement de poupée, je préférais la faible lumière de l’abat-jour décoré de fleurs de lys. Je ne lisais qu’un livre, désormais, et c’étaient les Chants de Leopardi. Ce livre, je ne faisais que le regarder, l’ouvrir et le refermer, comme ferait quelqu’un qui zappe devant sa télévision. Inutile de dire que je n’avais pas voulu de télévision, chez moi. J’étais heureux comme ça. Je me préparais du mieux possible à mourir, à prendre mon envol sans trop de lest à jeter à la dernière minute. Cependant, un jour, quelque chose a changé. En lisant pour la énième fois mon unique texte, ma Bible poétique, j’ai commencé à comprendre… la relativité de l’infini. Je me suis rendu compte du pouvoir immense de la poésie. Elle peut saisir l’infini, rendre acceptable la mort, nous donner les outils pour nous défendre de nous mêmes. Pour la première fois de ma vie, je commençai à fréquenter une bibliothèque. La nuit, je vivais ici, dans cette espèce de retraite… Le jour, mon quartier d’élection était Saint-Médard, une île joyeuse de liberté. Et après, petit à petit…
Il s’arrête pour changer de disque. Dans la faible lumière, il reconnaît infailliblement la couverture des Feuilles Mortes. C’est la voix d’Yves Montand qui remplit le petit espace avant de passer de l’autre côté.
Un hymne à la vie. Qui sait s’ils la passeront ensemble, cette vie qui est toujours le contraire de ce qu’on attend ? Qui sait si encore une fois la mer effacera « sur le sable les pas des amants désunis… » Oui, je l’avoue, j’étais heureux, mais je m’étais comblé d’un bonheur dont j’avais honte. C’est vrai qu’il n’y avait pas de traversée de Paris qui ne m’emmenait rue Daubenton, juste au moment de la pause déjeuner. Mais personne ne pouvait imaginer que, dans mon état, je pouvais aspirer à des joies corporelles. Puisqu’on pouvait me pardonner tout, sauf l’amour. Du reste, n’avais-je pas abandonné mon abri conjugal pour ce douloureux et insupportable manque d’efficacité amoureuse ? Hélène n’y songeait pas. Elle avait respecté, dans un élan de générosité, cet éloignement qui était devenu, avec le temps, une rupture. Elle en avait beaucoup souffert. Mais plus tard, sa tendance à l’oubli, son penchant forcené pour les lectures les plus paresseuses l’avait aidée à tout ensevelir sous la couche arlequin du vieux plaid de nos escapades d’antan. Les premières fois que j’allais dans ce petit bistrot toujours envahi de professeurs et d’étudiants de la faculté de Lettres, j’étais tranquille. Là, je passais des heures, comblé par cette salade maison et ce verre de Bordeaux que je réussissais à faire durer le temps du repas, nourri par l’intérêt tout à fait sincère que Marguerite, la patronne, me consacrait. D’ailleurs, dans mon quartier, personne ne l’avait vue s’approcher du coin de ma rue, sonner à l’interphone ou monter l’escalier. Juste, le garçon du bar avait des soupçons…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 7  février 2013

TEXTE EN ITALIEN : http://wp.me/p343bA-c6

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