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Éloge de l’infaisabilité

Cher Giorgio,
Une fois rentré à Paris, j’ai tout de suite cherché des informations sur l’ancien parcours des deux lignes de tramway (la Circulaire rouge, périphérique, la Circulaire noire, intra-muros) pour étudier, autour de ces mémoires historiques, une hypothèse « révolutionnaire » prévoyant des lignes de tramway à l’intérieur de l’enceinte des remparts de Marc Aurèle à Rome.
Je me suis immédiatement aperçu des difficultés infinies qu’on devrait surmonter.

En premier, il y a la méfiance, sinon l’hostilité, qu’il faut s’attendre non seulement de la part de ceux qui président au « secteur du tramway » à Rome, mais aussi de ceux qui ont sauvegardé avec orgueil, « de père en fils », la glorieuse idéologie du « soin du fer ».
Par charité, comment ne pas être d’accord avec eux ?

La deuxième difficulté, strictement liée à la première, vient de l’existence, sur le sol de Rome, de « morceaux » de lignes de tramway qui pourraient objectivement représenter une base d’où démarrer pour « accomplir », comme je le souhaiterais vivement, un réseau de tramways complet et efficace.
Malheureusement, cette « prémisse » favorable se configure — voilà pourquoi je parle de difficulté — comme une donnée rigide de la réalité romaine, qui n’est pas disponible a priori pour dialoguer autour d’éventuelles propositions aussi organiques que décisives.
Comme il arrive souvent, ceux qui aiment le « fer » des rails aiment aussi, de façon viscérale, leur propre « rôle indiscutable » de défenseurs irremplaçables (et infaillibles aussi). Peut-être craignent-ils de perdre ce peu (de lignes ou de morceaux de lignes) qu’ils ont péniblement conquis ? Peut-être sont-ils prisonniers d’une « mentalité d’entreprise » à l’intérieur d’un contexte politico-administratif qui est prisonnier à son tour d’une « mentalité d’affairistes », avec une certaine propension pour la délégation totale et fataliste à l’argent ? N’y a-t-il donc que l’argent pour résoudre les questions nouvelles ? Imaginent-ils peut-être qu’il en faut toujours davantage, même plus d’argent que nécessaire ?

Tout de suite après ces difficultés « intérieures » j’en pourrais énumérer beaucoup d’autres, « extérieures » à l’idée d’un transport urbain fluide qui transforme Rome en ville moderne.
L’ensemble des obstacles — explicites ou sous-entendus ; déclarés ou tus — pourrait se condenser en trois phrases :
— LES ROMAINS N’AIMENT PAS ROME ;
— LES ROMAINS NE COMPRENNENT PAS QUE ROME EST UNE CAPITALE MONDIALE, APPARTENANT DONC AU MONDE ENTIER ;
— PAR LEUR FATALISME INDIVIDUALISTE, LES ROMAINS RENONCENT, SANS COMBATTRE, À SE RÉJOUIR D’UNE VILLE CONFORTABLE, TANDIS QUE LES VISITEURS DE TOUTES LES PARTIES DU MONDE NE PEUVENT PAS PROFITER PLEINEMENT, À LEUR TOUR, DES TRÉSORS IMMENSES QUE ROME CONTIENT.

Cher Giorgio,
tu sais que j’ai été foudroyé sur la route de Damas en voyant, au cours de quatre ou cinq années, la ville de Bordeaux transformée, ou, pour mieux dire, « miraculée » par un réseau de tramways structuré comme celui d’un véritable métro.
Un réseau qui a amené le réaménagement des chaussées et des décors urbains.
Un réseau qui n’a pas besoin de fils suspendus dans le ciel.
Mais pourquoi parlé-je de Bordeaux ?

Parce que Bordeaux, tout comme notre Ferrare, est une ville « appuyée sur l’eau ». Creuser pour y réaliser un métro traditionnel ce serait très cher sinon impossible. Comme à Rome.

Parce que Rome — à la suite d’une absurde politique de concentration des bureaux publics dans la zone centrale, accompagnée par un rejet coupable de la plupart de la population d’origine — est devenue maintenant un immense « musée inconscient » où de gigantesques trésors sont mal utilisés ou abandonnés tandis que les activités touristiques et culturelles languissent ou disparaissent.

Certes, les Romains auront toujours besoin de « traverser Rome » lors de leurs quotidiens voyages pendulaires.
Mais les Romains mêmes, comme aussi tous les non-Romains qui le désirent, ont besoin d’entrer à Rome, « ayant la chance de la parcourir librement en long et en large ».

Si l’on accomplit un réseau de sept ou huit lignes de tramway métropolitain, capable, en lui-même, de garantir tous les parcours possibles entre les portes encore nettement identifiables au long du périmètre des remparts de Marc-Aurèle, Rome connaîtrait un nouvel essor.
Hôtels, bars, restaurants, boutiques, musées, atelier artisans, tout reprendrait sa vie en peu de temps.

Le problème, mon cher Giorgio… Un projet comme celui-ci devrait être soutenu et administré, de A à Z, par des gens experts, sous le contrôle des gouvernements de toute l’Europe… Laisse-moi rêver, imaginant de confier cette entreprise à la RATP, la société qui s’occupe depuis un temps immémorial du métro de Paris…

Ce serait un projet tout à fait faisable, beaucoup plus économique que celui de la seule ligne C du métro. Une initiative stratégique, d’ailleurs, qui donnerait du travail aux jeunes (et moins jeunes).
Je me rends compte que justement cette « faisabilité » déconcertante représentera toujours un défaut qu’on ne pourra pas accepter.
Donc pardonne-moi, cher Giorgio, pour t’avoir « écrit » mon rêve avec autant d’enthousiasme imprudent.
Je t’embrasse

Amicalement

Giovanni Merloni