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Caramella,
À présent, j’ai peur de me tromper. Tu m’avais dit : — viens ! Un joli paquet qu’on devrait ouvrir t’attend en haut de l’escalier ! En manque d’autres explications, cette invitation vagabonde dans ma tête agitée comme ces avions de papier qu’on faisait en classe pendant l’heure de religion, que je vois maintenant voltiger sur la mer d’Ostia.
De quel escalier voulais-tu me parler ? Est-ce qu’il s’agit des cent vingt-quatre marches amenant à l’Aracœli ? Là où nous envoya une fois Mme Cellini avec son péremptoire « à reconnaître » ? Est-ce que tu y étais, mêlée à ce troupeau de vandales ? Toutes ces marches en un seul souffle, ce n’est pas évident, mais ça valait le coup. Là-haut, personne entre nous ne s’intéressait au panorama de Rome, personne ne disposait du temps ni surtout de l’envie de briser un peu l’écorce solide de notre ignorance béate jusqu’au point de s’apercevoir de cette monstruosité : une église, cachée derrière une humble façade en briques, qui ressemblait à une belle paysanne prise dans un piège… se trouve encastrée assez brutalement entre les pierres du palais de Michel Ange et les marbres exagérément blancs et faux de l’immense monument au Soldat inconnu. Toi aussi tu appelais « machine à écrire » cet accouchement absurde de l’urbanisme et de l’architecture, et tu riais, la lumière dans les yeux. En cette journée, marquée par l’indécision du soleil ou de la pluie, tu te barricadais dans ton imperméable, comme d’ailleurs les deux ou trois camarades de sexe féminin qui étaient avec toi. Vos rires complices formaient un cercle infranchissable. Et moi, pour le briser, je n’avais même pas l’excuse de la cigarette. Alors, en début mars 1962, debout dans le parvis très exigu de l’église de Sainte-Marie en Aracoeli, vous ne fumiez pas, ça c’est sûr. Sinon, tout comme les mâles, emmitouflées dans vos blouses noires, vous fumiez en cachette dans les w.c. des femmes…
Mais peut-être ce matin-là tu étais absente. Il est d’ailleurs possible que ce soit moi qui veux coûte que coûte t’emprisonner dans un souvenir si net. Il se peut aussi que ce vétuste autel romain hissé au bord du ciel ce fût plutôt un lieu secret de ta jeunesse. Est-ce que tu veux, aujourd’hui, qu’on y aille ensemble ?
Je suis peut-être sur une fausse piste. Mais je me souviens que ton écrivain préféré c’était Elsa Morante et tu as certainement lu son roman « Aracœli », publié vingt ans après notre visite. Je me souviens, pendant une interrogation, tu racontais à M. Vazzana, notre prof d’italien, combien tu avais manifesté ton admiration pour « L’île d’Arturo », le roman situé à Procida, l’île des amours interdites…
Mais je vois bien que tu hoches la tête pour dire « non ». Ni Caramella ni son paquet mystérieux ne m’attendront jamais en face d’une église placée au sommet d’un escalier.
Et pourtant cette attitude de lectrice acharnée m’attire irrésistiblement dans un labyrinthe parallèle… Cela ne m’amènera nulle part, mais je n’y peux rien, je suis là et je te regarde depuis mon quatrième rang… Nous partagions le même couloir entre les bancs et tu es là, assise au troisième rang de la colonne, toute féminine, qui longe le mur où s’ouvre la porte de notre classe….
Tu lisais toujours. Je te voyais bien. Peut-être, comme je le faisais moi aussi, tu te concentrais dans la préparation de la matière de l’heure suivante… ou alors tu regardais tout autour de toi, d’un oeil interrogatif, faisant tourner ton cou de girafe châtaine comme si c’était le périscope d’un sous-marin peint en rose d’Opération jupons, avec Cary Grant et Tony Curtis… J’aimais ton air distrait, cette légère patine de poussière écolière qui protégeait tes éventuelles couleurs ou chaleurs. En cette époque-là, les images de femme nues étaient rares et pourtant j’avais la chance de pouvoir consulter, en cachette, ces deux catalogues que ma mère avait ramenés depuis notre voyage à Paris de 1958 : les nus de Renoir et Degas. Pour moi, Caramella, tu étais une de ces baigneuses de Renoir aux longs cheveux en chignon…

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Photo emprunté de l’article « 2.000 anni… circa… » publié sur le blog de Giorgio Muratore, da Archiwatch

Parfois, en riant, tu laissais jaillir une sagesse tout à fait singulière…
— Sainte-Sabine… c’est à reconnaître ! Mme Cellini avait tranché cela par une gentille autorité. Au jour suivant, espérant d’en profiter pour une escapade, nous nous étions faufilés dans le Jardin des Oranges, ce rectangle de paix absolue que domine le flanc solennel d’une des plus belles églises au monde. — Sainte-Sabine, sur l’Aventin ! répétait la Cellini, en nous montrant la photo sur le grand livre. Ensuite, elle aurait appuyé la main et même le bras sur la didascalie, avant de prétendre qu’on devine immédiatement le nom de tel palais ou de telle église. Cet usage je le retrouvai ensuite dans le sadisme de Bruno Zevi et Paolo Portoghesi aux examens d’histoire de l’architecture.
Mais si j’y réfléchis… nous nous sommes rendus à Sainte-Sabine tous seuls, sur un tapis volant. La rampe facile et verdoyante je l’ai parcourue plus tard, tout seul, après notre triste adieu. Quant à toi, une vieille tante t’attendait dans son appartement à l’EUR…
Ah oui, on nous nia même ce temps minimum qu’il m’aurait suffi pour te clouer contre un arbre ou prendre juste ta main sur un banc public en forme de triclinium. Mes espoirs aguerris échouèrent contre ton adieu impromptu. Mais avant, comment oublier ces pas invisibles sous les arcades sombres, ce long instant ? Tu t’étais assise à côté de moi, sur une de ces petites chaises en paille qu’on utilise de plus en plus souvent dans nos mariages à l’italienne… Oui c’est aussi à cause du fait que Sainte-Sabine est l’une des églises les plus recherchées pour les mariages que toi, dans le silence lumineux de cette nef blanche, tu as entendu peut-être le battement furieux de mon coeur. Car en fait tu as tourné brusquement ton visage pour me fixer dans les yeux.
C’est étrange… Peut-être, tout cela m’arrive du fait d’un père silencieux et gentil et d’une mère conteuse et, par conséquent, charmeuse… Peut-être, tout, en moi, descend du charme de cette voix qui devait arriver sans prévenir, s’accoudant sur mon lit comme une fée céleste.
En fait, ce jour-là, en cette minute et demie dont tu me fis cadeau au milieu des fleurs blanches d’un mariage qui venait juste d’être célébré, je m’étais déjà accoutumé à vivre le présent de façon fataliste et résignée. Prêt à cueillir les instants de distraction d’un mari ou d’un père, pour jouir jusqu’au bout, si possible, du « beau moment ». D’ailleurs, en cet après-midi à jeun, suspendu entre la cloche de l’école et la rentrée à la maison, ce fut toi qui disais : — dommage, je suis nulle comme photographe… mais celui-ci serait vraiment un moment qu’on devrait arrêter !
J’aurai dû te répondre quelque chose d’intelligent, mais, en ce moment-là, ma tête flottait dans le vide comme celle d’un merle égaré, et je te déçus, peut-être, en disant la première bêtise venue : — avec la photo, la prof d’histoire de l’art ne pourrait pas dire que nous ne sommes pas venus visiter Sainte-Sabine !

Entre-temps, je vivais une parenthèse de joie intense, incommensurable. Si jamais nous étions restés renfermés dans l’église jusqu’au lendemain, nous n’aurions eu peur de rien.

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Voilà que je suis idiot ! Maintenant, je comprends ce que tu voulais me dire au beau milieu de mon rêve de gares parisiennes et d’hélicoptères descendant à pic sur la rotonde d’Ostia : je dois m’attendre à un véritable paquet. Ce dernier se trouve, je le devine, en haut de l’escalier, au milieu du palier du deuxième étage de notre lycée !
Je commence à penser que tu veux me faire une surprise. Ou alors tu me laisses demeurer dans mes illusions, en reportant « sine die » l’amère déception, en me faisant croire que là-dedans il y ait nos lettres… Pourtant je le sais, ma chère Caramella, nos lettres se sont définitivement perdues !

Giovanni Merloni

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