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Très chers lecteurs,
Je croyais que l’histoire racontée par Alfredo Nitrodi dans son journal avait été scellée par le mot FIN, comme il arrive dans la plupart des fictions humaines. Cependant, je viens de découvrir, sous le siège de sa Fiat500, la copie d’une lettre adressée à son ami de Naples, Gianni Solchiaro. Apparemment, cette missive a été envoyée, un an depuis le douloureux départ de l’île, la veille de son extrême tentative de rattraper l’amour perdu par un pénible pèlerinage jusqu’à Pouzzoles où ses espoirs seraient définitivement frustrés.
Je vous propose donc la lecture de cette lettre « clairvoyante et sage » d’Alfredo, du moins dans ses intentions : elle va logiquement constituer un post-scriptum ou alors un épilogue du récit précédent. (1)
G.M.

« Tu me manques ! »

Samedi 29 août 1964
Très cher Gianni,

Ta carte postale m’a fait vraiment plaisir. Depuis tout ce temps ! Certes, je n’aurais jamais imaginé qu’à côté de ta signature il y avait celle d’Agata, précédée par une phrase encore plus surprenante : « Tu me manques ! »
Agata, c’est deux mois que je ne la vois pas, tandis que pour nous deux une année s’est écoulée… un laps de temps énorme, à notre âge : tout pourrait avoir changé. Mais, je connais tellement bien ton amitié loyale que je n’ai aucun doute. Donc, il me reste juste à comprendre si ton salut est un reproche ou alors une invitation à nous rassembler tous ensemble, à Procida, pour une rapatriée. Par contre, Agata pourrait bien t’avoir demandé de m’envoyer cette carte pour y glisser impunément ses sentiments…
Je rentrais de la France avec mes parents, Dodo et Enzina… J’étais tellement touché par les émotions du voyage — et par les discussions provoquées par la nouvelle, apprise à Parme, de la disparition de Palmiro Togliatti — qu’elle m’est apparue irréelle, hors du temps, cette image de la Marina plongée dans sa lumière scandaleuse.

Tu peux bien me comprendre : entre les participants aux funérailles du secrétaire du Parti il y avait ton père aussi, comme j’ai pu apprendre dans les journaux. En lisant ton nom de famille, Solchiaro, je me suis souvenu de nos débats dans les rues de Naples, et je demeure contrarié du fait que nous avons laissé s’écouler quatre longues saisons sans nous rencontrer, malgré nos meilleures intentions.

Sinon, pendant l’année qui s’est écoulée, entre nous il y a toujours eu Agata. Même si elle ne m’a rien prohibé à ce sujet, le seul fait qu’elle existait a fait déclencher en moi le syndrome du fruit interdit : Naples ou Procida, ou alors les deux choses ensemble, sont devenues, un certain jour, deux tabous que je n’osais pas prononcer.
En début d’octobre de l’année passée, deux mois depuis mon départ de Procida et donc de notre séparation, Agata est venue me chercher pour me dire tout simplement que cela n’avait aucun sens de nous quitter, parce que nous avions encore besoin l’un de l’autre. Dans son propos il n’y avait pas de défi. Elle m’invitait pourtant, sans le savoir elle-même, à reconquérir son amour… mais toutes mes tentatives ont échoué, tandis que le fil rouge qui nous unissait n’a pas cessé de s’effilocher, arrivant enfin à se rompre… ou presque.
Combien de fois, en ces dix mois — tout en demeurant étranger aux événements et changements de toutes sortes qui ont bouleversé la planète entre la mort de Kennedy et celle de Togliatti — me suis-je interrogé sur la durée de ce fil ! Et, en dehors de ce fil, les seules choses qui comptaient pour moi c’étaient Naples, la ville irrésistible et  Procida, l’île mystérieuse, dont je croyais qu’elle seule possédait les clés.
Plus avant, je te raconterai tout par le menu et tu pourras alors trancher si j’ai changé ou alors si je demeure le même. Mais avant je veux essayer de te décrire la grande manifestation de mardi dernier où j’étais avec ma tante. Depuis l’époque où, encore très jeune, elle était une partisane en vélo, la tante Licia partage son existence avec mon oncle Mario, donc elle sait tout du Parti communiste…
Sous un ciel de plomb ne promettant rien de bon, nous étions en plusieurs à nous pencher depuis la balustrade de San Pietro in Vincoli. D’en haut de cette terrasse, tout comme d’un hélicoptère, j’ai pu contempler un million de drapeaux rouges ainsi qu’un million d’hommes et de femmes — parmi lesquelles j’ai reconnu, avec l’oncle Mario, Nilde Jotti, Luigi Longo, Giancarlo Pajetta, Giorgio Amendola, Pietro Ingrao, Leonid Breznev — en train de défiler en cortège via Cavour, derrière le fourgon noir avec le cercueil, en direction de San Giovanni. Tout se passait dans un incroyable silence plein d’émotion et de respect, avec les frissons qui s’ajoutaient, provoqués par la baisse soudaine de la température. Ma tante chuchotait dans mon oreille, attirant mon attention sur les uns et les autres, en me racontant une anecdote ou alors se bornant à prononcer un nom. Je saisissais au vol s’il s’agissait de quelqu’un qu’elle estimait et chérissait ou, au contraire, si l’être défilant était pour elle plus insignifiant qu’une mouche. Dans un état de vive participation, mais aussi d’embarras, j’assistais au passage de l’Histoire juste au-dessous de mes pieds, quand ta carte postale, avec ces trois mots d’Agata — « Tu me manques » — m’est revenue à l’esprit. Et n’en est plus sortie depuis…
Plus tard, le cortège a commencé à se raréfier et on est revenu sur la rue pour récupérer la voiture… Dans ces derniers temps, j’ai eu le permis de conduire et je profite « en coopérative » du Fiat500 de ma mère… Au moment de partir, ma tante Licia a cédé aux larmes tout en me confiant qu’avec la mort de Togliatti une époque heureuse de sa vie se terminait brusquement. Puis ses yeux bleus ont lui d’une étrange lumière : « On dit que le nouveau Secrétaire sera Enrico Berlinguer… Il est très jeune, mais il s’agit d’une personne exceptionnelle ! » Ces derniers mots, avec leur investissement d’orgueil et d’espoir, ont provoqué en moi une joie soudaine, effaçant ce je-ne-sais-quoi de lugubre qu’on avait enduré tout à l’heure. À mon avis le Parti communiste italien est l’une des rares choses sérieuses qui existent dans notre pays, pas seulement parce qu’il garantit une opposition, en prenant la défense des faibles et des marginaux, mais aussi parce qu’il veille, bien plus que les autres, sur les institutions publiques et sur notre splendide Constitution. Je me souviens que tu considérais notre parti de révolutionnaires mordus de la démocratie parlementaire comme un paradoxe rempli de contractions… Je me suis convaincu, au contraire, que ce sont toujours les hommes qui font la différence ! Le socialisme ou le communisme, en eux-mêmes, ne donnent pas forcément lieu à une société saine et juste si leurs leaders et chefs ne le sont pas. Nous commençons à en avoir les preuves, en Union Soviétique, depuis que Nikita Khrouchtchev, qui n’est pas moins un dictateur, a commencé à dévoiler les horreurs de Staline. Et c’est une preuve à charge aussi cette idée totalitaire du Pays guide et des Pays satellites dont a écrit courageusement Togliatti dans son mémorial.
En Italie, au contraire, nous pouvons faire confiance à des hommes honnêtes et volontaires en grand nombre qui se sont formés à l’école de Gramsci et Togliatti, montrant au fur et à mesure qu’ils ont une vitesse en plus….
Mais, il y a une autre chose que je me dois de te dire. Quand on était à Paris, lors d’un jour de pluie qui ne laissait pas d’échappatoire, ma mère nous a traînés dans un cinéma rue des Écoles, « Le Champo » (2), pour y voir et écouter un film dans sa langue maternelle. Elle aime, va savoir pourquoi, les histoires un peu osées. C’est sans doute pour ça qu’elle a subi le charme irrésistible du titre de la nouvelle éponyme de Tchekhov: « La Dame au petit chien » (3). Quel titre ! Elle était vraiment belle, cette chronique d’un amour passionné et partagé aussi ! De ce film en noir et blanc, si poétique, situé auprès de la mer Noire, en Crimée, j’ai finalement appris qu’il existe deux catégories de personnes : d’un côté ceux qui considèrent leur vie comme une forteresse à défendre à tout prix, ne voyant aucun inconvenant dans l’acceptation quotidienne du compromis ; de l’autre côté, ceux qui ont besoin, pour vivre, de se porter honnêtement et demeurer purs, peu importe s’ils devront subir à jamais une existence dure et difficile. L’histoire d’amour explosant à Yalta entre Dmitrij et Anna est la énième démonstration que tout « grand amour » est irréalisable parce qu’il s’agit d’un sentiment absolu, inapte à se concilier avec les complications de la réalité, échouant par conséquent dans la pérenne indécision, les hauts et les bas et l’incompréhension réciproque. Toujours est-il que ce film a été pour moi, en dépit de son primordial pessimisme, une bouchée d’air pur, une merveilleuse goutte d’espérance !
Comment pouvais-je savoir, cher Gianni, qu’une fois dans la voiture, mardi dernier, ma tante Licia m’aurait-elle si longuement renseigné au sujet d’Yalta ? Il est bien vrai que dans la vie il y a souvent des coïncidences qui font trembler les veines des pouls. Lors de ce jour de pluie, en sortant du Champo, j’avais découvert déjà un lien entre Yalta et Sébastopol, le nom presque exotique d’un boulevard de Paris. Et j’avais enregistré aussi la présence là-bas de la Crimée, donnant son nom à une station du métro (4). Yalta ! L’endroit historique où se sont rencontrés les gagnants de la Seconde Guerre — Stalin, Churchill et Roosevelt — pour créer ensemble un monde adapté à la Guerre froide ! Et cet Y, évoquant sans doute une fronde, est aussi le symbole de la fourche, du carrefour, c’est-à-dire du moment où la vie nous appelle à un choix. Tandis que ma tante Licia me parlait du « mémorial » que Togliatti a gravé peu de jours avant de mourir — dont on peut lire à présent des extraits sur tous les journaux —, mon esprit a couru à cette promenade magnifique tout au long de la mer Noire, peut-être identique à celle que tu observes tous les jours de ta fenêtre… à cette Dame insaisissable que l’amour avait emportée, à ce petit chien indispensable, en dehors duquel il n’y aurait pas eu la poésie de ce personnage, ni la mer Noire ni la Crimée non plus !
Dans son « mémorial », Togliatti fait l’hypothèse d’une « voie italienne » vers le socialisme — peut-être, la même voie du « socialisme au visage humain » prêché par Gramsci — jugeant implicitement possible le dégagement futur de notre parti de l’Union Soviétique. Cette stratégie politique m’impressionne, mais cela serait sans doute la chose meilleure, qui nous sortirait tous d’un absurde et pénible compromis. Qui sait si Longo, Berlinguer et l’oncle Mario en seront capables ! J’ai peur qu’ils fassent le même que Dmitrij, qui n’était jamais en mesure de se soustraire à l’étreinte mortelle d’une femme bourgeoise pour fuir avec Anna. Mais pourquoi, pour s’aimer, faut-il fuir ?
Mon premier devoir de « camarade » serait celui d’affronter avec fermeté mon destin avec Agata… Mais peut-être n’en suis-je pas capable. Sans compter que le mot « fermeté » demeure totalement étranger à mon esprit : figure-toi qu’il a suffi de quatre syllabes prononcées par Agata — tu-me-man-ques — pour que je tombe en déroute. Au contraire, l’idée de te rencontrer sur l’île, si je me décidais à venir, aurait le pouvoir de me rassurer !
Quand j’ai quitté Procida, tu as pu constater de tes yeux jusqu’à quel point mon lien avec Agata s’était usé. Elle-même t’en aura sans doute parlé, et tu connais peut-être mieux que moi ses sentiments… Voilà pourquoi, Gianni, je m’adresse à toi avec pleine confiance pour te dire qu’en septembre je quitterai Agata, de façon que cet absurde équivoque ait une fin : le sentiment qui nous liait n’a jamais été celui d’un amour partagé, du moment que ma dévotion tombait dans le vide ! Opiniâtrement, j’ai voulu voir en elle la Dame de Tchekhov, et en moi même son petit chien chéri, tandis qu’intérieurement j’espérais que nos rôles se seraient inversés, un jour. Mais l’on est désormais à l’heure « h », ou, plus exactement, à l’heure « y » !
Entre-temps, qu’est-ce que j’ai fait d’utile et de beau ? En ce monde qui ne cesse jamais de bouger et semble incapable de trancher une fois pour toutes en direction d’un progrès à mesure d’homme — se laissant aller, au contraire, de plus en plus souvent, à la destruction la plus insensée —, où est-elle ma contribution positive ? Nulle part. Qu’est-ce que j’ai ajouté, moi, à la recherche indispensable de quelque chose qui nous aide à vivre mieux, tous ensemble ? Rien. Sans doute, je partage la même destinée d’inaptitude et d’impuissance avec des millions de jeunes gens de notre génération et nous ne serons pas capables peut-être de saisir le relais que nos pères et nos oncles nous confieront… J’ai pourtant le sentiment qu’il y a de la beauté et de la force en nous qui vont s’imposer, tôt ou tard !
Quant à moi, je me suis borné à assimiler une à une, telle une éponge, les merveilles qui sont venues à ma rencontre, espérant de les ressusciter dans un théâtre de mon invention… ce seraient pourtant des histoires malheureuses, sans queue ni tête ! Car j’ai toujours pris chaque expérience, chaque amitié au premier degré, de façon intransigeante, me jetant la tête première dans l’amour. Pourtant, en dehors de l’argent, de l’amour et de la peur de mourir, je ne connais rien de la vie et de ce qui fait bouger le monde ! D’ailleurs, personne ne croira à mon talent jusqu’à ce que ma tête demeurera si pleine de trous, comme le dit ma tante Licia. Donc, il n’y a plus d’issue : d’abord je dois réussir à vivre ; ensuite, quand je deviendrai un homme mûr, je pourrai me prendre pour un philosophe.
Je vais m’inscrire à la faculté d’Architecture et j’essaierai de faire quelque chose d’utile pour le monde qui m’entoure. J’apprendrai bien sûr à nager et m’achèterai, dès que possible, un appareil photo japonais… et je n’aurai pas peur de souffrir. D’ailleurs, la souffrance est souvent la conséquence inévitable des choix cohérents et sincères.
Et voilà une autre chose que je veux faire au plus tôt possible : venir à Naples ! Est-ce que tu m’hébergeras ? M’accompagneras-tu à Discesa Sanità 12, là où habitait mon grand-père Alfredo avant d’épouser ma grand-mère Agata ? Je suis certain que oui. Et quand on se verra, on n’aura pas besoin de se raconter quoi que ce soit ! À quoi bon te dirais-je comment les hauts et les bas entre Agata et moi se sont ajoutés plus ou moins synchroniquement aux intermittences de ma dernière année de lycée ? C’est tout à fait inutile aussi que je passe en revue les joies physiques ou les écroulements psychologiques qui ont constellé mon existence et celle de ma famille s’inscrivant inévitablement dans les ondoiements du corps et de l’âme de Rome, une ville petite et immense à la fois, qui nous chérit et nous abandonne à chaque claquement de porte ou de fenêtre.
En vérité, rien ne m’oblige à creuser dans mon passé, ça ne vaut pas la peine ! Qu’est-ce qu’on y retrouverait, là-dedans, de ce que nous y avons perdu ?
Si nous laissons un chapeau ou une écharpe ou un stylo dans un bar et que nous y revenons tout de suite, peut-être retrouverons-nous notre objet disparu. Mais si nous revenons dans le local une semaine depuis il est extrêmement probable qu’à la place de l’écharpe il y ait un parapluie ; à celle du chapeau, un béret ; tandis que le stylo… Ou alors, comme on le dit à Rome, l’on risque d’en trouver deux : deux stylos, deux briquets, deux nouvelles fiancées…
Salutations communistes…
Alfredo

Giovanni Merloni

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Renato Guttuso, Les funérailles de Togliatti

(1) Le journal d’Alfredo, en trois parties (« Une mère française », « À Rome » et « L’île »).
(2) Au croisement entre la rue des Écoles et la rue Champollion.
(3) La Dame au petit chien est un film soviétique de 1960 (présenté à cette époque au Festival de Cannes), tiré de la nouvelle éponyme d’Anton Tchekhov, réalisé par Iossif Kheifitz.
(4) L’appellation de cette station vient de la rue de Crimée, située à proximité, dont le nom rappelle la guerre de Crimée (1855-1856). La Crimée était une péninsule de l’Empire russe sur la mer Noire, qui voit à cette époque la coalition comprenant l’Empire ottoman, le Royaume-Uni, la France et le Piémont-Sardaigne affronter et vaincre l’Empire russe, notamment avec le siège et la prise de Sébastopol. Le conflit se termine par le traité de Paris en 1856 (Wikipedia).