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Aujourd’hui, je publie un texte que j’avais écrit pour la Ronde du 15 mai dernier, autour du thème « désir/s », publié ce jour-là sur le blog JFrish de Joseph FRISCH.
G.M.

Giovanni Merloni, Le duo, acrylique sur toile 61×46 cm, 2019

Avant 1968, dans ma langue d’origine, le mot « désir » était presque un tabou, évoquant sans doute, sous l’empire absolu d’une église omniprésente, le « desiderio della mela » (désir de la pomme) dont Ève fut subjuguée, précipitant l’immense peuple des humains dans la faute et, par conséquent, dans les pièges du pouvoir absolu et de la censure.
Certes, dans l’incontournable film en bande dessinée de Walt Disney, Cendrillon chantait de sa voix argentine :

«…Les rêves sont des désirs » .

Et, bien sûr, les personnes cultivées avaient retenu une notion plus ou moins vague de la leçon de Freud, ô combien sage et libératrice !
Les pauvres adolescents comme moi, tiraillés par les devoirs et les urgences brusques d’une nouvelle vie jaillissant sans transition des cendres de l’enfance, recherchaient les réponses dans les livres.
Heureusement, dans notre appartement spartiate — que ma mère avait su quand même rendre élégant —, il y avait une bibliothèque où les livres maudits n’étaient pas cachés !
Mon premier maître d’insoumission ce fut le Boccace, prodigieux connaisseur des langues anciennes et courageux témoin d’une grande vitalité souterraine au sein d’une région — la Toscane au XIIIe siècle — où les préceptes de l’église cognaient contre une société en brusque évolution. Sa magistrale ironie ne se séparait de l’aspiration aux sentiments purs et élevés qu’en face de l’évidence des faits et des comédies que le désir provoque, surtout quand il est contrarié ou empêché.
Par le biais de la dérision des prêtres ou des moines maladroits, de mes ingrats treize ou quatorze ans, j’apprenais l’innocence de cette force animale suscitée par le désir irrépressible d’aller à la rencontre de la différence.
Mon deuxième maître a été Choderlos de Laclos. Ses « Liaisons dangereuses » à la couverture céleste, tout en m’ouvrant ce monde du XVIIIe siècle propice au dialogue épistolaire, révélèrent à mes yeux le véritable enjeu : ce que le désir déjouait c’était la possibilité d’être libre. En attendant la liberté, on s’accordait le plaisir d’être des libertins… Une façon peut-être de lutter pour avoir une orbite dans le firmament hiérarchiquement établi de la cour du Roi.
Avec le temps et les lectures, où les romans occupaient la plus grande place, j’ai appris enfin que le désir ne peut pas être relégué au seul témoignage de notre vie amoureuse ou, pour mieux le dire, sexuelle.

Ensuite, avançant dans le chemin de la vie, on se voit au fur et à mesure démunis, hélas, face à certains genres de désir. Il y a pourtant une sorte de compensation : de nouveaux désirs remplacent les anciens. Ou, tout simplement, ils s’y ajoutent selon une progression directement proportionnelle à l’âge. Si après les 12-13 ans on n’a qu’un désir au monde, après 20 ans on en a deux, trois après les 30 ans et ainsi de suite…

Les sept désirs d’un septuagénaire

J’ai le désir de retrouver le souffle après la chute,
renouant brusquement avec les surprises du jour.

J’ai le désir de changer en sourire de joie
la grimace figée d’un émoi délétère.

J’ai le désir de remonter la montagne
en écartant dignement les cailloux roulants.

J’ai le désir de nous frayer un chemin de liberté
main dans la main avec mes camarades en colère.

J’ai le désir de sortir indemne
de l’abrupt récit de notre histoire trahie,
leurrée par la beauté des lieux où nous avons grandi.

J’ai le désir de partager le projet gigantesque
d’un monde respectueux de lui-même,
de peuples qui cessent de se suicider,
de gens qui arrêtent de s’entretuer.

Et je désire enfin qu’on laisse vivre
les poètes et les bêtes,
les arbres et les Vénus en marbre,
les insectes et les architectes,
nos villes natales avec leurs cathédrales,
les vérités des livres et des humains ivres !

Giovanni Merloni