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Pasolini, un poète civil révolté

16 lundi Juin 2025

Posted by biscarrosse2012 in commentaires et débats, les portraits

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Alberto Moravia, Elsa Morante, Enzo Siciliano, Laura Betti, Pier Paolo Pasolini, Portraits de Poètes, Totò, Tullio Pericoli

Pier Paolo Pasolini (5 mars 1922 – 2 novembre 1975) Desssin de Claudia Patuzzi

Je relance aujourd’hui un article sur Pier Paolo Pasolini que j’avais publié sur « La faute à Diderot » en novembre 2021.

Pasolini, un poète civil révolté

«…Je suis comme un chat brûlé vif

Écrasé par le pneu d’un camion

Pendu par des gamins à un figuier

Mais avec encore au moins six

De ses sept vies…

Comme un serpent devenu boule de sang


Une anguille mangée par moitié

Les joues creuses sous les yeux tirés vers le bas,


Les cheveux horriblement clairsemés sur le crâne


Les bras maigris comme ceux d’un enfant

Un chat qui ne crève pas…

La mort ne consiste pas à ne pas pouvoir communiquer

Mais à ne plus pouvoir être compris »

Pier Paolo Pasolini, Vitalité désespérée, 1962

Lorsqu’on songe à Pasolini, on ne peut pas se passer de sa mort, plus cruelle que la mort la plus horrible d’un film américain de mauvais goût. Une mort au demeurant impunie parce que détournée par une mise en scène “cinématographique” échafaudée par des criminels d’État qui n’ont rien négligé et ce, jusqu’au moindre escamotage, même le plus pervers, visant en réalité à dépister la vérité tout en la cachant. “On ne tue pas un poète !” a hurlé Elsa Morante lors du triste après-midi du 5 novembre 1975, Campo de’ fiori, la même place romaine où, 375 ans auparavant, Giordano Bruno, accusé d’hérésie fut mis à mort par le bûcher. Devant les yeux de tout le monde, parmi les larmes de consternation et de colère, s’écoulait la scène présumée, extrêmement convaincante, d’une mort “cherchée” qui ne l’était sans doute pas, avec cette image réitérée d’un pauvre corps qu’on achevait sauvagement, dans le paysage désolé de l’Idroscalo d’Ostia, contexte typiquement pasolinien qu’on avait peut-être emprunté à l’un de ses films : le premier, Accattone ou le dernier, Salò ou les 120 jours de Sodome.

« Pasolini fut un communiste hérétique, inscrivant en permanence des réalités apparemment “non politiques” : différence, inconscient, violences, vie privée et pratique de l’écriture, dans ce qu’on appelle traditionnellement politique (État ou partis). Contradiction au demeurant intolérable, qui fait éclater la politique, certaines formes de militantisme, et subvertit les normes qui la régissent. Elle ne peut susciter que violences, procès, condamnations, silences complices ou embarrassés. Pasolini en est mort. » Christine Buci-Glucksmann, Pasolini, Gramsci, lecture d’une marginalité in Pasolini, Séminaire dirigé par Maria Antonietta Macciocchi (Paris, 10, 11 et 12 mai 1979), Grasset 1979.

Pier Paolo Pasolini.

Si je me rendais aujourd’hui, lors d’un jour de marché, en ce même Campo de’ Fiori, et que je m’aventurais parmi les rectangles de soleil, avant de m’abriter à l’ombre solennelle de la statue pensive de Giordano Bruno, je trouverais sans doute la clé d’une pensée, au sujet de Pasolini, que je porte sur moi depuis longtemps: celle de l’inéluctable alternance de la lumière et du sombre, du beau temps et de la pluie, des larmes et des rires, des cours et recours historiques, des rotations et révolutions des corps célestes. L’historique vicissitude de notre péninsule c’est une alternance de hauts et de bas, d’inexorable navette entre chance et malchance, entre oubli et sagesse. Non, décidément, l’Italie de tous les oxymores et de toutes les possibles nuances ne sera jamais le pays de l’aurea mediocritas, en dépit de sa millénaire civilisation fondée sur une idée pacifique et équilibrée des rapports humains et sociaux. Si nous pouvions assister à une séquence cinématographique au ralenti du destin inconstant de notre malheureux pays, nous y trouverions inscrites, avec leur frénétique intermittence de lumière et d’ombre, l’œuvre et la vie de Pasolini. Et nous comprendrions alors que sa mort aussi s’inscrit dans la phase sombre de notre existence commune ; qu’elle n’est que l’anticipation emblématique des tragédies successives, qui furent plus graves même. Voilà pourquoi, au lendemain de la mort du poète, on n’a pas voulu écouter ni surtout comprendre les signaux de danger que Pasolini avait lancés dans un crescendo aussi spasmodique que courageux. Il ne s’adressait pas aux pouvoirs, évidents ou cachés — d’ailleurs réfractaires à l’écoute — qui étaient en train d’imposer la ruine au pays, ni aux “mouches cochères de la révolution”, prêtes à chercher dans ses mots faisant autorité un encouragement à leurs aventures dangereuses ; il s’adressait à tous les Italiens ayant à cœur la démocratie républicaine et l’unité antifasciste pour qu’ils réagissent promptement. Ensuite, pendant ces 46 années qui se sont écoulées entre célébrations et découvertes pasoliniennes, presque rien n’a été fait pour réparer aux dégâts de sa mémoire trompée. Pasolini, tout comme Gramsci, parlait souvent du “génocide de la langue” opéré par la mortification et mise à l’écart des dialectes, ressource spécifique et très originale dont devait profiter notre culture vaste et articulée : il était parfaitement conscient du fait que sa voix même serait réduite au silence. Il s’agissait de l’une de rarissimes voix qui avait osé se lever au-dessus de notre très italienne habitude (qui convient si bien aux puissants) de nous “parler dessus” les uns les autres ; le génocide de cette voix et, avec elle, de l’importance primordiale de la vérité fut perpétré et ne cesse de l’être dans l’allégresse générale…

Revenant Campo de’ fiori, cette place populaire à l’allure vénitienne qui ne cessera jamais de commémorer ces deux hérétiques insoumis, Giordano Bruno et Pier Paolo Pasolini, elle me vient à l’esprit la première condamnation politique que Pasolini subit en 1949 avec l’expulsion du parti communiste pour indignité morale : « Nous saisissons l’occasion des faits ayant déterminé une grave mesure disciplinaire à charge du poète Pasolini de Casarsa — écrit le 26 octobre La fédération du PCI de Pordenone — pour dénoncer encore une fois les délétères influences de certains courants idéologiques et philosophique de personnages tels Gide, Sartre et de poètes et hommes de lettres également décadents, qui se prétendent progressistes tout en rassemblant en vérité les plus délétères aspects de la dégénérescence bourgeoise. »

Pasolini avec Laura Betti et Moravia.

Bien sûr, au-delà des conséquences de cette mesure disciplinaire, extrêmement dure pour Pasolini, obligé du jour au lendemain à s’exiler du Frioul à Rome avec sa mère, il faut encadrer un acte semblable dans la mentalité assez stricte de l’époque, fort conditionnée, chez les communistes aussi, par l’Église catholique de Pius XII, un pape notoirement réactionnaire : « …l’expérience personnelle et politique d’une différence irréductible produit un lien explosif où l’homosexualité touche à la politique et la fait exploser dans son inconscient. Une sorte d’ambivalence initiale et violente. À l’époque, jeune dirigeant de la section communiste de Casarsa, en lutte entre les paysans du Frioul, Pasolini en fut exclu pour “indignité morale” au terme d’un double procès : celui du tribunal d’État et celui de son parti. En cette période de guerre froide marquée par un stalinisme moralisateur faisant feu sur la “décadence”, la différence était, comme l’écrira l’Unità, “une déviation idéologique”… D’autant que l’enracinement nécessaire du PCI comme “parti de masse” dans la société civile et la culture ne le prédisposait guère à être “deux pas en avant” des masses et des mœurs de la majorité. » Christine Buci-Glucksmann, Pasolini, Gramsci, lecture d’une marginalité in Pasolini, Séminaire dirigé par Maria Antonietta Macciocchi (Paris, 10, 11 et 12 mai 1979), Grasset 1979.

Pasolini avec Moravia au café Rosati, piazza del Popolo, Rome.

Et pourtant, après cette condamnation abrupte, que la sensibilité d’aujourd’hui jugerait cynique et honteuse, cet homme moins tourmenté qu’orgueilleux de sa diversité ne cessa jamais de se considérer communiste et ce fut justement en force de sa formation marxiste et de sa foi dans le parti de Togliatti et Gramsci qu’il en fut un critique toujours constructif ainsi qu’un important allié. Bien plus pénible et meurtrissant a été le combat de résistance de Pasolini contre la persécution aveugle de l’État, et notamment de l’administration judiciaire : tout un cycle de procès et d’attaques sur la presse qui a duré jusqu’à son assassinat. Là aussi son combat, lucide et courageux, a toujours abouti à des actes publics où l’homme Pasolini s’effaçait pour s’exprimer pleinement en poète civil : « …dès l’origine, puis toujours, Pasolini a été ce que l’on appelait jadis un poète civil. Poète parce que poète et civil justement par sa volonté constante d’intervenir et de modifier les choses, ce en quoi il faut sans doute voir un fait lié à son état marginal initial, originel, de naissance, à savoir le besoin qu’il éprouvait d’être au milieu des autres, d’être aimé. Mais, naturellement, son impulsion fondamentale était d’influer sur les autres, de les orienter dans une certaine direction, de les éclairer et de les instruire. De les instruire aussi, certes, car il ne faut pas oublier que Pasolini avait été professeur et, chez lui, le côté didactique est très important. […] La grande originalité de Pasolini a été justement d’être un poète civil de gauche qui se référait non pas à la rhétorique de l’humanisme mais à la poésie moderne décadente européenne…. Il y avait en lui la révolte de l’homme en marge… et la sensibilité du monde moderne. » Alberto Moravia, “Pasolini poète civil, en Pasolini, Séminaire dirigé par Maria Antonietta Macciocchi (Paris, 10, 11 et 12 mai 1979), Grasset 1979.

Paolini footballeur.

De cet homme gentil et bon l’on dira pendant beaucoup de temps encore qu’il était  “étrange” et que son homosexualité assumée, endurée telle une maladie ou alors comme un manque impossible à combler, se traduisait “forcément” en une vision personnelle de la réalité, pour ainsi dire tordue et scandaleuse qu’il imposait aux autres. En vérité, par le biais de cette “autre réalité”, venant du monde parfois atrocement “réel” de la banlieue romaine, qu’il a au fur et à mesure transfiguré par son prodigieux et irrépressible élan poétique, Pasolini nous a offert une clé pour regarder en face notre propre réalité et nous interroger sur le sens ultime et profond de notre existence. « Pasolini aimait beaucoup Rimbaud et, ensuite, …il a vu en Rimbaud le poète civil, mais de gauche, qui pouvait lui ressembler…Rimbaud… en plus du poète qu’il fut, a été le poète de la Commune de Paris… un poète révolté dans la tradition nettement presque criminelle de Villon. Et c’est justement de cette étrange symbiose d’un Frioulan et d’un Français du Nord, tous deux garçons, qu’est née la poésie civile de Pasolini, si originale et tellement actuelle, mais qui toutefois, il faut le dire, se rattache d’étrange façon à notre plus grand poète du XIXe siècle, à Leopardi… » Alberto Moravia, “Pasolini poète civil” en Pasolini, Séminaire dirigé par Maria Antonietta Macciocchi (Paris, 10, 11 et 12 mai 1979), Grasset 1979.

Pasolini et Totò sur le set de « Uccellacci et uccellini »

Personne ne peut oublier ses films ainsi que la force évocatrice de sa façon de rêver les yeux ouverts, le regard d’uccellaccio et d’uccellino à la fois permettant à Pasolini de saisir la vie des choses et l’arracher à la mort. Personne n’oubliera son cri de garçon irrévérencieux mais, si l’on regarde bien, affectueux vis-à-vis de tous ceux qui se barricadaient dans un silence embarrassé plutôt qu’admettre ses raisons, plutôt qu’admettre que Pasolini avait raison. Tenu à l’écart, en dehors de toutes ces portes, Pasolini n’est pourtant pas demeuré seul : d’un côté, en reniant ses origines bourgeoises, il se forma une véritable “famille” dans le contexte des “borgate” romane où il trouva aussi sa primordiale source d’inspiration (notamment avec Sergio Citti [1933-2005], Franco Citti [1935-2016] et Ninetto Davoli [1948]) ; de l’autre, il entretenait des liens réguliers, souvent très amicaux, avec des écrivains, des poètes, des réalisateurs, des acteurs, des journalistes et des critiques littéraires  (tels Alberto Moravia [1907-1990], Attilio Bertolucci [1911-2000], Elsa Morante [1912-1985], Gianfranco Contini [1912-1990], Maria Antonietta Macciocchi [1922-2007], Francesco Rosi [1922-2015], Maria Callas [1923-1977], Paolo Volponi [1924-1994], Anna Magnani [1908-1973], Laura Betti [1927-2004], Enzo Siciliano [1934-2006], Dacia Maraini [1936], etc.). Tout ce volume de jeu se traduisit pour Pasolini en une “double vie” constellée de tiraillements et de déchirures : « Je sais bien […] comment se déroule la vie d’un intellectuel. Je le sais parce qu’en partie il s’agit de ma vie aussi. Lectures, solitudes au laboratoire, cercles en genre de peu d’amis et beaucoup de connaissances, tous des intellectuels et des bourgeois. Une vie de travail et dans la substance bien. Mais moi, comme le docteur Hyde, j’ai une autre vie. En vivant cette vie, je suis forcé à rompre les barrières naturelles (et innocentes) de classe. Défoncer les cloisons de l’Italietta, et me projeter donc dans un autre monde : le monde rural, le monde sous-prolétaire et le monde ouvrier. » Pier Paolo Pasolini, Scritti corsari, Saggi sulla politica e la società, Mondadori, Milano 1999, p. 320.

Pier Paolo Pasolini, Autoportrait.

De sa fréquentation des mondes pauvres voire misérables et marginalisés d’abord de la campagne du Frioul de l’immédiat après-guerre, ensuite des “borgate” sous-prolétaires romaines, Pasolini a tiré sa vision primordiale, créative et libératrice, d’un monde épuré où l’on pouvait atteindre la véritable “essence” des choses, tandis que le milieu intellectuel et bourgeois — où s’invite aussi la bataille politique où le PCI est alternativement le moteur positif ou la cible des sorties publiques pasoliniennes — lui offrait surtout un espace de réflexion et de rationalité. Cependant, les deux vies étaient toutes deux indispensables pour alimenter en Pasolini cette force compulsive où la recherche du juste s’entrecroisait continûment avec celle du beau avant d’atteindre cette « beauté de la vérité » (ou alors cette « vérité de la beauté ») que seul le génie est en mesure de produire. Comme on peut l’apprécier en cette réflexion d’Antonino Sorci au sujet de la double vie de Pasolini et de Nietzsche : « De Socrate à Walter Benjamin en passant par Rosa Luxemburg, plusieurs penseurs ont payé de leur vie le choix de ne pas renoncer à leur liberté d’expression, face à un système qui imposait une vision du monde unilatérale et totalisante. Mais si on voulait chercher parmi ces martyres, ceux qui ont sacrifié non seulement une, mais plutôt deux vies à la cause de la connaissance, on ne pourrait pas éviter de mentionner les noms de Friedrich Nietzsche et de Pier Paolo Pasolini. Ces deux auteurs ont conçu, plus que d’autres, la contradiction comme une arme pour faire scandale, pour renverser les lieux communs, afin de retrouver une authenticité dans leur propre façon de vivre. Le sacrifice de ces deux penseurs possède une valeur particulière, car il est l’expression la plus efficace d’une volonté de puissance qui retrouve dans sa propre négation la manifestation de sa liberté. » Antonino Sorci, “Postures du penseur inactuel à la recherche de l’authenticité : l’exemple de la double vie de Pasolini et de Nietzsche”, Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3

Pasolini et Laura Betti.

Toujours est-il qu’à son secours, bien avant les “ragazzi di vita” et les nombreuses amitiés intellectuelles, Pasolini vit arriver Arthur Rimbaud et Antonio Gramsci, deux génies “révoltés” qui n’auraient jamais pu accepter, de leur vivant, une telle surdité, une telle myopie, un tel manque de flair, de goût et de tact rencontré par Pasolini auprès des Palais en train de s’écrouler tout seuls devant son dédain émerveillé. Un dédain sans doute provocateur, qu’on ne pourrait pourtant pas réduire à une boutade ou alors à un simple geste anticonformiste ou décadent. Je consacrerai l’un de prochains articles au rapport idéal, très fécond et rapproché, entre Pasolini et la figure du grand chef communiste et penseur qui fut Antonio Gramsci. Quant à Rimbaud — dont la rêverie agit telle une mèche explosive sur le jeune Pasolini, faisant déclencher en lui la détermination irréductible de devenir “poète divin” — ce qu’écrit Albert Camus dans L’Homme révolté est très intéressant : « Rimbaud n’a été le poète de la révolte que dans son œuvre », tandis que, ajoutons-nous, Pasolini a eu le courage de dépasser le cap sans s’arrêter : « La grandeur de Rimbaud… éclate à l’instant où, donnant à la révolte le langage le plus étrangement juste qu’elle n’ait jamais reçu, il dit à la fois son triomphe et son angoisse, la vie absente au monde et le monde inévitable, le cri vers l’impossible et la vie rugueuse à étreindre, le refus de la morale et la nostalgie irrésistible du devoir. En ce moment où, portant en lui-même l’illumination et l’enfer, insultant et saluant la beauté, il fait d’une contradiction irréductible un chant double et alterné, il est le poète de la révolte, et le plus grand. (…) Mais il n’est pas l’homme-dieu, l’exemple farouche, le moine de la poésie qu’on a voulu nous présenter… (…) Sa vie, loin de légitimer le mythe qu’elle a suscité, illustre seulement… un consentement au pire nihilisme qui soit. Rimbaud a été déifié pour avoir renoncé au génie qui était le sien, comme si ce renoncement supposait une vertu surhumaine. Bien que cela disqualifie les alibis de nos contemporains, il faut dire au contraire que le génie seul suppose une vertu, non le renoncement au génie. » Albert Camus, Surréalisme et Révolution, dans L’Homme révolté, Quarto Gallimard 2013.

Pasolini avec Franco Citti et Anna Magnani

Les mots de Camus à propos du courage qu’on doit s’attendre d’un génie, en ce cas le génie de Rimbaud, peuvent efficacement représenter, opportunément renversés, la conception de la poésie et de l’art de Pasolini se traduisant pour lui, toujours, en consécration totale à la lutte politique et culturelle. Cependant, tout en ayant manifesté, dans son engagement civil et politique, la cohérence et le courage que son “camarade” Rimbaud n’eut pas jusqu’au bout, Pasolini, en parfaite syntonie avec Gramsci, n’avait pas envie de devenir un leader ni un chef. Voilà pourquoi il décida de s’exprimer artistiquement, poétiquement sur le thème difficile et douloureux de notre malchanceuse et parfois merveilleuse réalité italienne. Cet homme, qui aurait pu s’évader de lui-même en se dérobant carrément aux règles, a tenacement cherché ces règles mêmes et n’a pas hésité à entrer publiquement en collision avec elles. Francesco Rosi a dit que Pasolini était un “homme contre”. Furio Colombo a dit que Pasolini avait vécu en protagoniste. Alberto Moravia, en citant Rimbaud, a dit que Pasolini était un poète civil de gauche. Quant à Camus, il aurait ajouté — s’il n’avait pas disparu lui aussi prématurément — que Pasolini était un “homme révolté” dont la cohérence dans l’engagement politique et culturel s’était montrée beaucoup plus solide et fiable que celui du plus grand des poètes maudits. « C’est un fait qu’il vivait l’homosexualité comme une maladie qui le séparait du monde. Mais c’est un fait aussi qu’il réussit à transformer ce sentiment de la séparation et de la différence en une force non seulement morale, mais aussi de connaissance. […] Le fait d’être ou plutôt de se sentir séparé alimenta dans son imagination des stratégies objectivantes, fit se décanter des corrélatifs métaphoriques et intellectuels, pour se libérer d’obsessions subjectives ; mais cette libération chez lui fut dialectique. Pasolini ne nia jamais la racine individuelle de son écriture, mais il la reprit toujours à l’intérieur d’un cadre historique, à l’intérieur d’un jugement complexe et articulé sur les vicissitudes politiques et culturelles de la société italienne. » Enzo Siciliano, Pasolini non réconcilié in Pasolini, Séminaire dirigé par Maria Antonietta Macciocchi (Paris, 10, 11 et 12 mai 1979), Grasset 1979.

Pier Paolo Pasolini.

Dans quelques mois, le 5 mars 2022, lors du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini se dérouleront, partout en Europe, des initiatives politico-culturelles où son œuvre sera sans doute réexaminée à la lumière de 47 années qui se sont écoulées depuis sa mort, au lendemain donc d’un changement profond et inimaginable de la société et des hommes à l’heure de la globalisation que personne, sauf Pasolini, ne pouvait jusqu’au bout imaginer à la veille de son abrupte disparition. Pour tout le monde la contradiction sera évidente, par exemple, entre la banalité répétitive de la plupart des films qu’on produit aujourd’hui (en dépit de moyens parfois très coûteux et d’énergies disproportionnées) et la force expressive et morale des films de Pasolini, jaillissant de la modestie des moyens techniques que la poésie et l’ingéniosité compensaient : Pasolini vivait dans le regret d’un “paradis perdu” où, dans les rares joies de l’enfance et de l’adolescence, il avait saisi la “beauté tangible” de la vie. Maintenant, nous tous regrettons le paradis perdu que Pasolini était. « La confession. Si l’on devait reconstituer les significations complexes que l’acte de se confesser a rendues explicites dans la tradition catholique, on devrait évoquer et imaginer les plus atroces souffrances du moi. Dans la confession, c’est le moi couvert de plaies, divisé, agenouillé, c’est-à-dire ramassé sur lui-même le plus près possible de la terre (de la mère) qui tente, par l’exploit atroce de la verbalisation, de vaincre toute schizophrénie et de rassembler ses membres épars. Il y a volonté de guérison : car le péché est une maladie – une maladie très particulière que l’on soigne en l’énonçant. Eh bien, pourquoi ne pas supposer dans l’anxiété d’autodévoilement qui marque toute la production pasolinienne, dans cette confession réitérée, une urgence authentique, nullement ambiguë, de « santé », de guérison, de libération de la maladie ? » Enzo Siciliano, Pasolini non réconcilié in Pasolini, Séminaire dirigé parMaria Antonietta Macciocchi (Paris, 10, 11 et 12 mai 1979), Grasset 1979.

Tullio Pericoli, Portrait-caricature de Pier Paolo Pasolini

Avec d’autres similitudes et coïncidences en grand nombre, ce côté de la “confession” apparente Pasolini à un autre penseur solitaire, Jean-Jacques Rousseau, tandis que pour d’autres aspects — tels l’indépendance du jugement et le besoin absolu de vérité, nonobstant le vif attachement idéal et morale au destin de la gauche en général et du parti communiste en particulier — Pasolini affiche d’impressionnantes affinités avec Albert Camus. Une confrontation entre ces trois “génies révoltés” fera sans doute l’objet d’un autre de mes prochains articles. Pour l’instant, je parlerai moi-aussi, à ma façon, de Pasolini. Non pour le célébrer mais pour le comprendre. Sachant que pour parler de Pasolini il faut d’abord savoir l’écouter, en évitant de trop s’écarter de sa façon (métaphorique, paradoxale, exotérique et solennelle) d’introduire ses thèmes et ses théorèmes. Ce que Pasolini nous raconte ce ne sont pas jusqu’au bout des histoires : les lieux et les personnages interprètent presque toujours des rôles qui ne paraissent pas les leurs, et cela provoque chez le spectateur une série de réactions immédiates qui ne trouveront de composition et d’explication qu’à la fin du film, du livre ou de la poésie, ou même des heures et des jours depuis. Cela arrive aussi pour les écrits politiques de Pasolini, qu’ils soient “corsaires” ou “luthériens” : en dépit de la force perturbatrice et parfois explosive de chaque passage, ce n’est qu’à la fin, en fermant les yeux, que nous commençons à comprendre et retenir le sens de son message. Aujourd’hui, les choses ont changé de manière impressionnante. Cependant, ce qui compte et peut nous sauver c’est l’essence archaïque et même préhistorique de l’homme : voilà pourquoi Pasolini, comme tous les grands ayant su regarder “au-delà”, est encore présent parmi nous : plutôt qu’un être mythique ou un père charismatique, il nous paraît un frère étrange qui tout en ayant toujours raison ne te laisse pas croire que tu es une nullité. Pasolini est un repère très important pour notre génération, pour nous communistes alors jeunes et désormais adultes ayant vécu de l’intérieur les dynamiques de la grande transformation de Togliatti à Berlinguer, suivie par la lente et inexorable involution aboutissant à l’implosion finale : par la provocation de sa voix unique et la force de ses images, Pasolini a été toujours beaucoup plus proche de nous, même dans la critique la plus féroce et impitoyable, que tous ces camarades qui militaient dans les groupes “révolutionnaires” plus ou moins extrêmes. Dans l’Italietta “américaine” et malheureuse qui ne respecte personne ni n’accepte l’idée d’une œuvre complexe et polyphonique, continûment mise en discussion (comme l’aurait voulu Trotski dans sa “révolution permanente”) par l’enrichissement des contributions et des inventions, Pasolini a su s’imposer en protagoniste, s’adressant singulièrement et personnellement à chacun de ses lecteurs ou spectateurs, un peu comme Garibaldi. Ce que nous transmet Pasolini, notamment au sujet de la vérité historique autour de ce qui se passait au temps où il vivait – qui est aussi un temps très important et crucial pour la vie, parallèle, de ma génération – capture toujours mon attention avec une violence qui, bien que désarmée, m’oblige à bien réfléchir avant de proposer mon ressenti et mes quelques expériences des faits qui ont amené Pasolini à en chercher la “véritable” cause. Car en fait dans mon analyse des “vérités” de Pasolini, je ne me bornerais pas à relater ce que je connais ou ce que j’ai vécu personnellement de son/notre temps, mais je me sentirais obligé à remémorer ce qui s’est passé successivement, en Italie et en Europe, jusqu’à nos jours. Les vérités de Pasolini sont encore actuelles et dramatiquement instructives, non seulement pour nous, les jeunes communistes désemparés d’alors, ayant survécu au ’68, à l’euphorie des Régions rouges ainsi qu’à la tragédie des massacres et des années de plomb. Toujours est-il qu’analyser les nœuds, même les plus connus, de la pensée politique de Pasolini n’est pas du tout facile, en relation moins à l’immensité et richesse de son œuvre multiforme qu’à la densité et à la force de chacune de ses images, de chacun de ses vers, capables de catapulter au fur et à mesure sur la scène ou dans la mêlée une nouvelle lumière, une nouvelle voix, une nouvelle vérité.

Je vais essayer de le faire, de la façon la plus synthétique possible, fouillant parmi les écrits politiques de Pasolini et parcourant les séquences de quelques-uns de ses films emblématiques, tout en sachant que dans ses messages assez rarement l’on trouvera des attitudes dogmatiques pouvant être interprétées comme des mots d’ordre. Ce sera néanmoins très difficile sinon impossible de “répondre” à Pasolini ou de dialoguer avec lui sur un plan d’égalité. Je chercherai alors de l’aide dans la complexité de son langage constellé de coupures ainsi que dans cette indispensable “distanciation” que recommande par des arguments irréfutables le philosophe Jacques Derrida (1930-2004) : « …la meilleure façon d’être fidèle à un héritage, c’est de lui être infidèle. Nul ne doit répéter comme un perroquet l’enseignement d’un maître. Il faut toujours déconstruire ce dont on hérite afin de réinventer une pensée qui prend en compte le passé pour mieux comprendre l’avenir. » Élisabeth Roudinesco, “La déconstruction contre la tyrannie du dogme” sur “Le Monde” 19 mai 2021.

Giovanni Merloni

Traduction EN ITALIEN

Mon sacré « peu »

18 mercredi Mai 2016

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Pier Paolo Pasolini

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La phrase et la photo de Pasolini ont été empruntées sur Facebook 

Mon sacré « peu »

Je pense qu’il faut éduquer les nouvelles générations à la valeur de la défaite.
À sa gestion.
À l’humanité qui en jaillit.
À construire une identité capable de saisir le partage d’une destinée, où l’on peut échouer et recommencer sans que la valeur et la dignité en soient attaquées.
À ne pas devenir quelqu’un qui joue des coudes pour avancer dans la société, à ne pas passer sur les corps des autres pour arriver le premier.
En ce monde de gagnants vulgaires et malhonnêtes, de prévaricateurs faux et opportunistes, de gens qui comptent, qui occupent le pouvoir, qui s’arrachent le présent, figurez-vous le futur ; à tous ceux qui ont la névrose du succès, de paraître, de devenir…
À cette anthropologie du gagnant, je préfère de loin celui qui perd.
C’est un exercice qui me réussit bien.
Et me réconcilie avec mon sacré « peu ».

Pier Paolo Pasolini
(traduction Giovanni Merloni)

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Les cendres de Pasolini

04 dimanche Oct 2015

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Écrivains et Poètes de tout le monde, Giorgio Muratore, Pier Paolo Pasolini

001_paso 1 180 Les cendres de Pasolini

Si je fouille dans mes souvenirs des années 1960, j’y trouve déjà, bien avant la date du 1er mars 1968, plusieurs épisodes et circonstances qui ont contribué au déclenchement, dans mon pays, des phénomènes politiques et sociaux tout à fait inédits des années « chaudes » de 1968 et 1969.
Il s’agit parfois d’événements que j’ai observés en première personne, comme l’occupation de l’université La Sapienza de Rome en avril-mai 1966, à la suite de l’homicide de l’étudiant Paolo Rossi devant la faculté de Lettres. Ce fut la énième preuve d’une tension qui montait depuis longtemps : entre les institutions universitaires, sourdes et rigides à toute demande de modernisation, et les étudiants, de plus en plus inquiets pour leur travail futur. Ce fut aussi, pour les étudiants, le tournant de la pleine et définitive prise de conscience : nous étions tous engagés, désormais, dans une confrontation politique majeure dont il fallait se charger.
Cependant, il faut attendre la journée du 1er mars 1968, marquée par les affrontements entre policiers et étudiants en face de la faculté d’architecture de Valle Giulia à Rome, pour assister au changement attendu. Une véritable « bataille » donnant lieu à son tour à l’explosion d’un phénomène qui allait bien au-delà de ce qu’on avait envisagé à la veille. Un phénomène, appelé synthétiquement « le ’68 », qui a touché dans le vif nos existences individuelles ainsi que les évolutions successives de la vie politique en Italie.

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Dans ma récente lettre à Giorgio Muratore, j’avais mis en évidence un épisode arrivé pendant une assemblée des étudiants, dans l’amphi de la Faculté, quelques jours après cette bataille. Dans le but de développer, dans les articles successifs, une réflexion sur notre expérience commune — le projet-livre titré « Droit à la ville » que nous partageâmes avec d’autres camarades — par rapport aux engagements que nous avons ensuite assumés, tel le travail d’urbaniste que j’avais entamé auprès de la région Emilia-Romagna à Bologne.
Une phase de ma vie brusquement interrompue, dans un contexte, celui de Bologne, qui a forcément changé avec le temps, qui représente, en tout cas, pour moi, la preuve que des choses très positives ont existé et résisté pendant longtemps. En même temps, je ne peux pas ignorer qu’il y a eu un moment où notre pays a cessé de progresser, une heure « x » à partir de laquelle l’on assiste au gaspillage des énergies et du patrimoine culturel et professionnel de notre génération (et des suivantes) jusqu’à échouer, aujourd’hui, dans un impressionnant « analphabétisme de retour », une véritable rupture dans le cercle vertueux du progrès civil et culturel dont l’Italie a été pendant longtemps un exemple unique.
Cela m’inquiète énormément, d’autant plus que je vois en cette régression le reflet de la série infinie des pas en arrière auxquels on a été confrontés au fur et à mesure que la corruption a pris le dessus en Italie. Cette corruption, ou décadence, ou dégénération, touchant désormais tout le pays, a bien sûr des raisons profondes et lointaines, qui mériteraient d’être fouillées à fond. Je ne saurais pas le faire, même si quelques éléments d’une telle analyse pourraient très bien jaillir de ce que j’ai vu et vécu personnellement au cours des années.
J’ai fait en tout cas, dans mon blog, le choix de me borner surtout aux aspects esthétiques ou spécifiques de l’activité des artistes, des architectes ou des urbanistes qui sont touchés inévitablement par lesdites transformations et régressions.
D’ailleurs, je ne peux pas « sauter » au thème spécifique de l’urbanisme et de ce livre collectif sur « le droit à la ville » sans m’interroger sincèrement, en dehors de toute emphase, autour de la « bataille de Valle Giulia ». Ce que je ferai dans une des prochaines publications du « portrait inconscient ».

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Aujourd’hui, ayant lu et relu plusieurs fois « Le PCI aux jeunes », le poème que Pier Paolo Pasolini adressa aux chefs du mouvement des étudiants au lendemain des affrontements, j’ai décidé de le traduire en français, le proposant ainsi pour une lecture qui se révélera, je crois, aussi intéressante qu’indispensable.
Ce poème de Pasolini contient plusieurs prémonitions. La polémique sur les policiers, dans lesquels il voit surtout de jeunes venant de familles pauvres et marginales, est connue. Cette polémique correspond d’ailleurs à son thème philosophique et poétique primordial. Allant en contre-courant par rapport au monde de la politique ainsi qu’à celui de la culture, Pasolini se revendique « anti-bourgeois », nourrissant ses chefs d’œuvre d’une vision, toujours originale et efficace, où le réalisme s’épouse à une idéologie de la catharsis et de la victoire morale du bien sur le mal et du beau sur le laid, même dans les situations les plus pénibles et douloureuses.
Pasolini a parfaitement raison quand il dit que les policiers ne s’identifient pas à l’institution policière. Il a aussi raison quand il affirme que la police intervenant dans une université… n’est pas la même police qui entre dans une usine occupée.
Et, bien sûr, il a raison lorsqu’il découvre dans ce mouvement des étudiants de 1968 un fond d’anticommunisme, voire de déception ou de méfiance envers ce Parti jusque-là charismatique.
Il s’agissait en tout cas d’un anticommunisme à l’italienne, où « l’ennemi PCI » était, comme le dit Pasolini, un parti « à l’opposition » qui respectait scrupuleusement les règles du système parlementaire dont il était le principal défenseur. Un parti qui avait d’ailleurs essayé, même dans les moments les plus dramatiques, de « ne pas accepter les provocations », évitant soigneusement d’affronter la police…
Donc, au-delà du choc émotif que les mots abrupts et sincères de Pasolini provoquent, on ne peut qu’adhérer au fond de ce que courageusement l’auteur des « cendres de Gramsci » déclare ou, pour mieux dire, proclame.
Et pourtant, en relisant ce texte quarante ans depuis la disparition violente de son Auteur, je dois avouer un sentiment d’angoisse. Pourquoi Pasolini, après avoir conseillé à ces jeunes « désemparés » de s’intégrer activement dans le plus grand parti de la gauche — pouvant se vanter d’une longue tradition de luttes et de conquêtes sociales et culturelles — a-t-il manifesté sa tentation personnelle d’abandonner de but en blanc sa foi irréductible dans la révolution, pour adhérer dorénavant à cette mode de la guerre civile ?
Tout le monde sait que Pasolini a été toujours en dehors de telles logiques, même s’il a mûri dans le temps, intérieurement et dans ses œuvres incontournables, une vision de plus en plus pessimiste des dérives probables que notre pays allait traverser. Sa vision, proche à celle de Gandhi ou Anna Arendht beaucoup plus qu’à celle d’Herbert Marcuse, philosophe à la page chez les étudiants de 1968, se relie d’ailleurs à l’idée de Gramsci d’une interprétation du verbe de Karl Marx cohérente à la réalité italienne, à ses âmes et cultures multiples. En plus, grâce à sa sensibilité à fleur de peau, Pasolini saisissait au vol le « jeu dangereux » qui se cachait dans l’esprit combattant des étudiants qui avaient participé aux événements de Valle Giulia.
Et il avait saisi aussi la faiblesse du pachyderme : ce parti communiste italien qui n’avait pas su ni probablement voulu ouvrir aux jeunes, se renouvelant comme les temps l’exigeaient.
Tragiquement, dans le final désespéré du message publié ci-dessous, la méfiance de Pasolini envers la capacité du PCI d’assumer jusqu’au bout ses responsabilités est plus forte que la haine envers les bourgeois, ses anciens ennemis.
Depuis la bataille de Valle Giulia et les manifestations qui suivirent, l’extrême droite des bombes et des coups d’État ne fut plus seule à menacer de l’extérieur notre république parlementaire et son précaire équilibre. Après une phase d’euphorie imprudente, caractérisée par un gigantesque mélange des genres, de nouveaux sujets se sont présentés sur la scène « à gauche de la gauche ». Avaient-ils l’illusion de « tout résoudre » et de « tout comprendre » comme « Les Justes » de Camus, ou alors, comme le dit Pasolini, voulaient-ils s’emparer du pouvoir tout court, par quelques raccourcis ?

Giovanni Merloni

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Le PCI aux jeunes ! [1]

Je suis désolé. La polémique contre
le Pci, il fallait la faire dans la première moitié
de la décennie passée. Vous êtes en retard, chers.
Cela n’a aucune importance si alors vous n’étiez pas encore nés:
tant pis pour vous.
Maintenant, les journalistes de tout le monde (y compris
ceux qui travaillent auprès des télévisions)
vous lèchent (comme l’on dit encore dans le langage
universitaire) le cul. Moi non, chers.
Vous avez des gueules de fils à papa.
Je vous haïs, comme je haïs vos papas.
Bonne race ne ment pas.
Vous avez le même œil méchant.
Vous êtes craintifs, incertains, désespérés
(très bien !) mais vous savez aussi comment être tyranniques, des maîtres chanteurs sûrs et effrontés :
là, ce sont des prérogatives petites-bourgeoises, chers.

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Hier, à Valle Giulia, quand vous vous êtes battus
avec les policiers,
moi, je sympathisais pour les policiers.
Car les policiers sont fils de pauvres.
Ils viennent de sub-utopies, paysannes ou urbaines qu’elles soient.
Quant à moi, je connais assez bien
leur façon d’avoir été enfants et garçons,
les précieuses mille lires, le père demeurant garçon lui aussi,
à cause de la misère, qui ne donne pas d’autorité.
La mère invétérée comme un porteur, ou tendre,
pour quelques maladies, comme un petit oiseau ;
les frères nombreux ; le taudis
au milieu des potagers de sauge rouge (dans des terrains
d’autrui, lotis) ; les bassi [2]
au-dessus des égouts ; ou les appartements dans les grands
bâtiments populaires, etc. etc.

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Et puis, regardez-les, comment s’habillent-ils :
comme des clowns,
avec cette étoffe rugueuse sentant la soupe
les intendances et le peuple. La pire des choses, naturellement,
c’est l’état psychologique qu’ils ont atteint
(rien que pour quarante mille lires le mois) :
sans plus de sourire,
sans plus d’amitié avec le monde,
séparés,
coincés (dans un type d’exclusion qui n’à pas d’égal) ;
humiliés par la perte de la qualité d’hommes
pour le fait d’être des policiers (quand on est haïs on haït).
Ils ont vingt ans, votre âge, chers et chères.
Nous sommes évidemment d’accord contre l’institution de la police.
Mais prenez-vous-en à la Magistrature, et vous verrez !
Les garçons policiers
que vous avez frappés
par un sacré banditisme de fils à papa
(attitude que vous héritez d’une noble tradition
du Risorgimento [3]),
ils appartiennent à l’autre classe sociale.

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À Valle Giulia, hier, il y a eu ainsi un fragment
de lutte de classe : et vous, chers (même si de la part
de la raison) vous étiez les riches,
tandis que les policiers (qui étaient de la part
du tort) étaient les pauvres. Belle victoire, donc,
la vôtre ! En ces cas,
aux policiers on donne les fleurs, chers. Stampa et Corriere della Sera [4],
News- week et Le Monde
ils vous lèchent le cul. Vous êtes leurs fils,
leurs espérance, leur futur : s’il vous reprochent
il n’organisent pas, cela c’est sûr, une lutte de classe
contre vous ! Au contraire,
il s’agit plutôt d’une lutte intestine.
Pour celui qui est au-dehors de votre lutte,
qu’il soit intellectuel ou ouvrier,
il trouverait très amusante l’idée
d’un jeune bourgeois qui flanque des coups à un vieux
bourgeois, et qu’un vieux bourgeois renvoie au cachot
un jeune bourgeois. Doucement
le temps d’Hitler revient : la bourgeoisie
aime se punir de ses propres mains.

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Je demande pardon à ces mille ou deux mille jeunes, mes frères
qui s’engagent à Trento ou à Turin,
à Pavia ou à Pisa,
à Florence et un peu à Rome aussi,
mais je dois dire : le mouvement des étudiants (?)
ne fréquente pas les évangiles ne les ayant jamais lus
comme l’affirment ses flatteurs entre deux âges
pour se croire jeunes, en se faisant des virginités
qui font du chantage ;
une seule chose les étudiants connaissent vraiment :
le moralisme du père magistrat ou professionnel,
le banditisme conformiste du frère majeur
(naturellement dirigé sur la même route du père),
la haine pour la culture de leur mère, d’origines
paysannes même si déjà éloignées.
Cela, chers fils, vous le savez.
Et vous appliquez cela à travers deux sentiments
auxquels vous ne pouvez pas déroger :
la conscience de vos droits (on le sait bien,
la démocratie ne considère que vous) et l’aspiration
au pouvoir.

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Oui, vos horribles slogans tournent toujours
autour de la prise du pouvoir.
Je lis dans vos barbes des ambitions impuissantes,
dans vos pâleurs du snobisme désespéré,
dans vos yeux fuyants des dissociations sexuelles,
dans l’excès de santé de l’arrogance, dans le peu de santé du mépris
(juste pour quelques-uns, une minorité d’entre vous, venant de la bourgeoisie
infime, ou de quelques familles ouvrières
ces défauts ont quelque noblesse :
connais toi même [5] et l’école de Barbiana [6] !)
Réformistes !
Faiseurs de choses !
Vous occupez les universités
tout en affirmant que cette même idée devrait venir
à des jeunes ouvriers.

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Et alors : Corriere della Sera et Stampa [4],
Newsweek et Le Monde
auront-ils autant de sollicitude
jusqu’à essayer de comprendre leurs problèmes ?
La police se bornera-t-elle à subir un peu de coups
à l’intérieur d’une usine occupée ?
Mais, surtout, comment un jeune ouvrier
pourrait-il s’accorder d’occuper une usine
sans mourir de faim dans trois jours ?
allez occuper les universités, chers fils,
mais donnez moitié de vos revenus paternels même si exigus
à des jeunes ouvriers pour qu’ils puissent occuper,
avec vous, leurs usines. Je suis désolé.
C’est une suggestion banale,
une provocation extrême. Ma surtout inutile :
parce que vous êtes bourgeois
et donc anticommunistes. Les ouvriers, quant à eux,
ils sont restés au 1950 et même avant.
Une idée archéologique comme celle de la Résistance
(qu’on aurait dû contester il y a vingt ans,
tant pis pour vous si vous n’étiez pas encore nés)
existe encore dans les poitrines populaires, dans la banlieue.
Il se trouve que les ouvriers ne parlent pas le français ni l’anglais,
et juste quelqu’un, malchanceux, le soir, dans la cellule,
s’est efforcé d’apprendre un peu de russe.
Arrêtez de penser à vos droits,
arrêtez de demander le pouvoir.
Un bourgeois racheté doit renoncer à tous ses droits,
bannissant de son âme, une fois pour toujours,
l’idée du pouvoir.

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Si le Gran Lama sait qu’il est le Gran Lama
cela veut dire que celui-là ce n’est pas le Gran Lama (Artaud):
donc, les Maîtres
– qui saurons toujours qu’ils sont des Maîtres –
ils ne seront jamais des Maîtres : ni Gui [7] ni vous
ne réussirez jamais à devenir des Maîtres.
On est des Maîtres si l’on occupe les Usines
non les universités : vos flatteurs (même Communistes)
ne vous disent pas la banale vérité : vous êtes une nouvelle
espèce d’apolitiques idéalistes : comme vos pères,
comme vos pères, encore, chers ! Voilà,
les Américains, vos adorables contemporains,
avec leurs fleurs ridicules, ils sont en train d’inventer,
eux, un nouveau langage révolutionnaire !
Il s’inventent cela au jour le jour !
Mais vous ne pouvez pas les faire, parce qu’en Europe il y en a déjà un :
pourriez-vous l’ignorer ?
Oui, vous voulez ignorer (avec la grande satisfaction
du Times et du Tempo [8]).
Vous ignorez cela en allant, avec votre moralisme provincial,
“plus à gauche”. Étrange,
abandonnant le langage révolutionnaire
du pauvre, vieux, officiel
Parti Communiste,
inspiré par Togliatti [9]
vous en avez adopté une variante hérétique,
mais sur la base de l’idiome référentiel le plus bas,
celui des sociologues sans idéologie.

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Vous exprimant ainsi,
vous demandez tout par les mots,
tandis qu’en ce qui concerne les faits,
vous ne demandez que des choses auxquelles
vous avez droit (en braves enfants de bourgeois) :
une série de réformes qu’on ne peut plus reporter,
l’application de nouveaux méthodes pédagogiques
et le renouvèlement d’un organisme de l’état.
Bravo ! Quels saints sentiments !
Qu’elle vous assiste, la bonne étoile de la bourgeoisie !
Enivrés par la victoire contre les jeunes hommes
de la police, contraints par la détresse à servir,
ivres pour l’intérêt de l’opinion publique
bourgeoise (que vous traitez comme le feraient des femmes
qui ne sont pas amoureuses, qui ignorent et maltraitent
le soupirant riche)
mettez de côté l’unique outil vraiment dangereux
pour combattre contre vos pères :
c’est-à-dire le communisme.
J’espère que vous l’avez compris :
faire les puritains
c’est une façon pour s’empêcher
l’ennui d’une véritable action révolutionnaire.

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Mais allez, plutôt, fous, assaillir les Fédérations !
Allez envahir les Cellules !
allez occuper les huis
du Comité Central : Allez, allez
vous camper Via des Botteghe Oscure [10] !
Si vous voulez le pouvoir, emparez-vous, du moins, du pouvoir
d’un Parti qui est pourtant à l’opposition
(même si mal fichu, pour la présence de gens
en de modestes vestes croisées, de boulistes, d’amants de la litote,
de bourgeois qui ont le même âge de vos papas dégueulasses)
ayant comme but théorique la destruction du Pouvoir.
Que celui-ci se décide à détruire, entre-temps,
ce qu’il y a de bourgeois en lui,
je doute assez, même avec ce que vous apporteriez,
si, comme je viens de dire, bonne race ne ment pas…
De toute façon : le Pci aux jeunes, ostia [11] !

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Mais, hélas, que vais-je vous suggérer ? Que vais-je vous conseiller ? Où est-ce que je suis en train de vous pousser ?
Je me repens, je me repens !
J’ai perdu la route qui mène au mal mineur,
que Dieu me maudisse. Ne m’écoutez pas.
Aïe ! aïe ! aïe !
victime et maître de chantage,
je soufflais dans les trombes du bon sens.
Heureusement, je me suis arrêté à temps,
en sauvant tous les deux,
le dualisme fanatique et l’ambiguïté…
Cependant, je suis sur le bord de la honte.
Oh Dieu ! que je doive prendre en considération
l’éventualité de faire, à votre flanc, la Guerre Civile
mettant de côté ma vieille idée de Revolution ?

Pier Paolo Pasolini

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TEXTE EN ITALIEN

[1] « Le Parti communiste italien aux jeunes !, publié par La Repubblica le 16 juin 1968, avec cette note : « La poésie de l’auteur des “cendres de Gramsci”, Les vers sur les affrontements de Valle Giulia qui ont déchaîné de dures répliques parmi les étudiants.

[2] habitations pauvres dont l’entrée se trouve à même la rue, caractéristiques de Naples.

[3] le mouvement idéal dans lequel plusieurs forces se sont identifiées tout au cours des guerres d’indipendance qui ont enfin abouti à l’Unité d’Italie.

[4] Deux entre les plus importants quotidiens italien de l’époque (avec La Repubblica)

[5] ce que nous tous héritons de Socrate

[6] glorieuse école populaire crée par don Milani https://it.m.wikipedia.org/wiki/Lorenzo_Milani

[7] ministre de l’instruction publique en 1968

[8] quotidien de Rome (centre-droite)

[9] leader du PCI d’abord entre 1927 et 1934, ensuite depuis 1938 jusqu’à sa mort (1964)

[10] ancien siège du PCI à Rome

[11] exclamation, typique du nord-est de l’Italie, dont Pasolini était originaire (Friuli), ayant la fonction de souligner une affirmation conclusive et importante.

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