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Rupture. En observant cette nappe jaunie, qui transforme la table de restaurant en catafalque, on pense tout de suite à une rupture. Une sensation d’attente enivre l’air en deçà du parapet orange. Le poteau même de l’illumination urbaine en est concerné, que le peintre pourrait avoir ajouté, dans un souci de modernité, en un remaniement successif à la date de ce « portrait d’une rupture ». On peut aussi imaginer le garçon du bar en train de questionner son patron. Que s’est-il passé ? Pourquoi une seule chaise ? Est-ce qu’il y avait, figée dans l’effort de retenir les larmes, une jolie dame au petit chien ? Maintenant qu’elle a disparu, la mer affiche sa sourde hostilité. À l’en juger du mouvement des petits arbres de l’établissement balnéaire, qui semblent répéter plusieurs fois « non » pour souligner leur irritation, cette rupture touche peut-être des tabous familiaux, des intérêts, des anciennes fêlures qui sont revenues à la surface.

Maintenant que la table est vide, dans l’attente d’un nouveau client, le garçon se demande si c’était le grand poète Giovanni Pascoli l’homme à la silhouette arrondie qui a abandonné brusquement la terrasse.

Nous sommes probablement à Bellaria, une plage proche de San Mauro de Romagna, le pays où Giovanni Pascoli est né en 1855. Le jeune poète, que ses sœurs et les amis de Bologne appellent Zvanì, est en train d’enfoncer ses chaussures noires dans le sable fin tout en essayant d’empêcher le chapeau de s’envoler. Et maintenant, il cause directement avec la mer de Bellaria, qui apparemment, contrariée et nerveuse, ne lui prête pas attention. En même temps, il est occupé par la lecture d’une lettre qu’il vient d’écrire, qu’il livrera ce soir à sa sœur Maria : « Nous sommes tellement lointains ! Et je ne peux donner à mes lettres ni les ailes ni la chaleur de mon affection pour toi, douce sœur. Je ne puis pas attendre non plus, pour celle-ci, laccueil joyeux que tu auras, magnanime, envers des lettres qui ne viendront pas dun frère ; pourquoi (laisse moi la chance de faire transparaître un peu de ma douleur au milieu de ta joie), pourquoi, peux-tu maimer seulement de la façon dont tu aimes une de tes camarades du collège ? Cest une de mes tristes pensées, durant de jours et de nuits, que ni vos baisers, ni vos paroles ou vos lettres nont pas pu détruire en moi ».

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Chère Catherine,

Je suis en train de combattre avec les vers de Giovanni Pascoli, très grand poète italien du XIXe, mort en 1912, justement à la veille du dîner de Sogliano dont je suis en train d’esquisser un portrait qui se révèle moins facile que je ne l’avais pu imaginer au début. Je m’efforce de traduire ce poète dans la langue française, mais cela est très difficile, sinon pratiquement impossible. En fait, je voudrais être capable de traduire pour les Français au moins la vie de cet homme aussi intéressant que compliqué, aimé certes par les spécialistes qui se sont aperçus de son extraordinaire modernité, mais peu connu par le grand public. J’aimerais être capable de promouvoir ce « déménagement » qui pourrait aider aussi à la compréhension d’une époque très peu connue de l’Histoire d’Italie. Pour moi, Pascoli s’est soudain révélé mon unique Virgile possible, mon compagnon de route dans cette descente à l’Enfer de mon arbre généalogique. Et cela pour les multiples suggestions qui me procurent sa vision « universelle » et pas du tout « dialectale » de la Romagne et son incroyable affinité, en termes de sensibilité et de vie, avec mon grand-père.

Cette « histoire de Pascoli » m’intrigue aussi pour une autre raison. Si tu te souviens de la nouvelle « L’avalanche » et de son esprit rebelle, là il y avait un couvent de sœurs catholiques renfermées (suore di clausura en italien). Or, en 1882, Pascoli passa dix jours chez une tante à Sogliano sur le Rubicone où il rencontra, pour la première fois depuis neuf ans, ses deux sœurs Ida et Maria qui, après la mort du père (1867) et la décimation de la famille, avaient passé des années dans le couvent de Sogliano dont une certaine Virginia était l’abbesse.

(Dans le récit de la sœur la plus dévouée de Pascoli, Maria, j’ai trouvé deux passages très intéressants sur leur vie dans le couvent. Le même couvent ou X, un de personnages de l’Avalanche se faufila, une nuit…)

Lorsqu’il arrive à Sogliano, Giovanni Pascoli vient d’achever ses études à l’université de Bologne. Il a vingt-sept ans. Son maître, Giosuè Carducci, poète largement reconnu, l’encourage à continuer… Il continuera, bien sûr.  Cependant, l’obsession du souvenir de la mort de son père e la série de disparitions qui s’étaient suivies dans sa famille l’avaient emmené à une grave décision. D’abord rompre avec la « scapigliatura », l’insouciance et la dérive révolutionnaire qu’allait marquer sa vie de « fugitif célibataire » sous l’influence des amis de Bologne ; ensuite se charger du rôle de père pour ceux qui restaient de la famille émiettée. Cela entraîna évidemment la renonce au mariage avec la « dame au petit chien » et l’éloignement de la « vie des autres ». La famille représenta dorénavant un havre de tranquillité pour son travail et sa gloire, mais aussi le contexte privilégié pour un questionnement continu sur le sens de la vie, condition stable pour une souffrance à fleur de peau que le succès ni la gloire ne pouvaient pas soigner. On ne doit donc s’étonner si cette rupture se traduira en abandon des personnages héroïques du Roland furieux pour se transformer en poésie de petites choses.

Trois ans après, en 1885, il donna suite à cette décision cruciale, en emmenant ses deux sœurs dans sa maison de Massa en Toscane et recréant ainsi « le nid » perdu…

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En faisant mes recherches, pour être sûr des personnages de la photo, j’ai trouvé une lettre datée 1901, envoyée à mon grand-père à la veille de ses noces. La lettre venait de sa cousine aînée, qui était déjà rentrée dans le couvent où elle serait plus tard devenue l’abbesse avec le nom de… Sœur Virginia !

Moi même, dans les années cinquante et début soixante, j’ai visité, plusieurs fois, ledit couvent avec ma famille. Nous étions tous étourdis et même fascinés par ce monde au-delà de la grille de bois et de la roue pour le passage des dons. Un monde qui nous restait quand même assez étranger. Et j’ai un très doux souvenir de cette femme âgée, toute blanche…

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Revenant à la photo, de gauche à droite je crois maintenant qu’il y a : 1) Maria  la cousine cadette de mon grand-père, âgée de 25 ans ; 2) son mari Claudio, notaire, plus âgé qu’elle ; 3) ma grand-mère Filomena, que tout le monde appelait Mimì…

Tu vois, chère Catherine, la raison de mon retard dans la publication… que ce message actuel pourrait rattraper ! Car, enfin, ce que j’ai réussi à faire sortir, grâce à cette communication directe, vainquant enfin la paresse et la peur du passé, pourrait peut-être se révéler suffisant pour introduire le récit du couvent, avant de l’exploiter jusqu’à son achèvement. « Le souvenir est poésie, et la poésie n’est autre que souvenir » comme dit cet incontournable génie de Romagne.

« Mais, quelle souffrance, cette France ! » (Ça, je ne pourrais pas le tweeter ! Les Français, et surtout les Parisiens, se fâcheraient tout de suite !)

Merci de m’avoir « écouté ».

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 11 décembre 2012 Dernière modification 12 décemnbre 2012.

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