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Chère Catherine,
Nous sommes à l’époque des « mots de passe » et des « mots-clés », appelés dans le sombre et métallo-pratique langage américain « password » et « tag ». (Entre parenthèses, si je pense qu’en Italie on n’a pas cherché dans notre propre langue des mots pour rendre acceptables de tels phénomènes inquiétants de notre quotidien, je me réjouis de m’être réfugié ici, où…) Je serais curieux de savoir s’il y a enfin une véritable différence entre le « mot de passe » — expression qui me fait tout de suite rêver à un échange de prisonniers sur un pont bourré de fils barbelés, ou bien à cet « ouvre-toi Sésame » du conte de l’enfance —, et le « mot-clé, » qui ressemble beaucoup au « lien » (« link » en anglais), qui me suggère au contraire des visions agréables et rassurantes. Dans mon esprit, le mot de passe n’a qu’une fonction, celle d’ouvrir une porte pour « entrer » (dans un cœur, ou dans un coffre-fort plein de médailles d’or), tandis que le mot-clé ouvre une porte pour sortir et arriver, à la vitesse d’un seul souffle, dans d’autres mondes (villes, campagnes, collines, personnes, histoires). Le mot de passe est donc un robinet, tandis que le mot-clé est une catapulte.
Mais, écoute Catherine, je dois tout de suite m’interrompre et faire attention, évitant de glisser dans une série d’arguments en chaîne qui apporteraient une redoutable digression dans mes propos.
Oui, c’est vrai, on est toujours obligé de rattraper quelque chose qui nous échappe. L’exposition de Raphaël au Louvre, par exemple ; le spectacle de Jean-Gabriel Vidal, cette Médée d’Anouilh qui doit être très intéressante et bien jouée ; la rencontre à la librairie Gallimard avec Michel Butor… Et ce bistrot dont nous a parlé Jean-François Marsat-Subrini, à Montmartre où, tous les premiers jeudis du mois, se rassemblent des poètes pour se lire réciproquement leurs vers ! Je le sais, Catherine, nous ne sommes que des spectateurs, indispensables pour remplir la salle Pleyel ou le bar Miroglio, mais rien que des échos insignifiants vis-à-vis de ce qui se passe devant nous…

Que ferions-nous, d’ailleurs, si on revenait en arrière, au temps des charrettes et des bandits tapis derrière les buissons, prêts à nous empêcher le passage ou la vie ? Je préfère cette anxiété du rattrapage infini… même si je ne sais plus quoi nous devons rattraper. Et j’accepte aussi, stoïquement, ce sentiment de culpabilité qui accompagne toujours les rares moments de béatitude…
Donc, faisons un pacte. On met de côté tous les aspects gênants de la modernité, on décide d’en emprunter que la positivité. Une modernité en rose, voilà. Après, une fois refermé ce chapitre sous une stèle de travertin envahie de fleurs — évitant de se donner une raison précise pour le choix du travertin au lieu de la pierre de Bourgogne —, nous trouverons bien sûr le temps de rattraper l’équilibre perdu…
Revenons alors aux mots clés et aux mots de passe qui peuvent nous aider à entrer et sortir avec un seul déclic de ce monde mort et pourtant vivant, dont on parle depuis quelques jours désormais, qui sont là, dans cette photo et derrière elle…

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Même si personne ne m’oblige de le faire, je veux bien parler de mon grand-père Zvanì, ce monsieur sur le côté droit de la photo dont je connais tout et je ne sais rien, mais aussi de ces gens bien vivants qui l’entourent et de ce monde disparu qu’évoquent ces pauvres meubles et cette lumière à mi-chemin entre le rouge terne et le jaune foncé…
Non, Catherine, je ne veux pas recommencer « da capo », comme aurait fait Louis Buñuel dans « LAnge exterminateur », où tout s’arrête. Là, les gens ne réussissaient plus à sortir, d’abord d’un grand appartement bourgeois, ensuite d’une église. Ici, ces dix personnages pris au vol dans le flux inconscient de leur rencontre risqueraient de ne plus sortir de cette photo instantanée. Pire que le tombeau. Pire que l’affiche de Che Guevara ou l’icône votive que j’empoche hâtivement lorsque je traverse le parvis de Saint-Laurent. D’ailleurs, je ressentis cette photo comme un tableau vivant et même impatient de dialoguer… Ce n’est donc pas la peine de répéter une sorte de scénario figé dans le temps comme aurait fait Luchino Visconti dans « Le guépard » où même Fellini dans « Amarcord »…
Voilà, j’y suis. J’ai pour toi le premier « mot-clé » qui est aussi un « mot dordre ». C’est la « Romagne solatìa », la Romagne ensoleillée.
Cela nous évoque tout de suite, encore une fois, le mot redoutable « tag » (trop ressemblant, hélas, à « goulag ») qui toutefois ouvre aussi la porte au « lien », à la musique d’une image consolatrice :

…Romagne ensoleillée, tendre pays
Où Guidi et Malatesta dominaient
Saisie aussi par le Passeur hardi
Roi de la route, roi de la forêt

(Giovanni Pascoli, Romagna, Myricæ 1891)

Dans le quatrain ci-dessus, à côté de la Romagne « solatìa/ensoleillée », « dolce/tendre », je trouve aussi une autre expression, un peu usée désormais, qui a eu pourtant, pendant plus qu’un siècle, une forte attraction symbolique : c’est le Passator « cortese/courtois » — que j’ai traduit pour exigence de rime « hardi » —, un personnage qui faisait peur dans une période très difficile pour la Romagne, à mi-chemin entre le Sparafucile de Verdi, brigand de route tout à fait isolé et le chef d’une organisation de malfaiteurs à plus vaste rayon. En ajoutant cet adjectif « cortese/courtois/hardi », Pascoli exorcisait les menaces dont le Passatore était porteur, en le peignant comme une espèce de Robin Hood et aussi un masque du folklore local de Romagne.

Cela correspondait aussi à la culture populaire, au « bon sens » paysan, à la « bonhomie » du peuple de cette région toujours destinée à subir des « passages » et des « passeurs ». La boutade, le sobriquet et aussi la cooptation dans la société, au lieu de l’exclusion, ce sont évidemment des formes intelligentes pour récupérer le plus que possible ceux qui traînent dans des situations « borderline » entre le bien et le mal.

De là aussi la grande fortune de Pascoli (comme de Verdi ou Puccini) pour la force symbolique de certaines expressions, devenues d’emblée mots d’ordre aidant à mobiliser une entière société vers un but, un sentiment, une idée partagée.

Peut-être, dans ce pays énormément piégé par la censure, l’obscurantisme et les profondes divisions culturelles et sociales, où jusqu’à la Seconde Guerre les taux d’analphabétisme étaient encore très élevés, la poésie — comme la chanson ou les « arie » de la comédie musicale à l’italienne — avait beaucoup plus de chances que le roman que d’être entendue et propagée à travers des bouches à oreilles tout à fait « unitaires ».

J’approfondirai dans un prochain billet ce thème de l’importance de la poésie dans l’Italie du XIXe et du début de XXe siècle, soit pour comprendre, en ce contexte, la valeur de Pascoli — encore à découvrir et fouiller davantage —, soit pour situer mieux sa poésie dans le panorama européen, en essayant surtout de comprendre les différences et les affinités vis-à-vis de la France.

D’ailleurs, ma chère Catherine, cette Romagne « solatìa/ensoleillée » de Pascoli est le berceau naturel de la « dolce vita » — deuxième mot-clé, qu’on pourrait traduire provisoirement en « tendre vie, fragile et sans souci » — que bien sûr Fellini a fait éclater dans la paresse ministérielle de Rome, mais qui est pourtant une descendante directe de la force évocatrice et symbolique de la plume de ce grand poète :

…si j’étais là-haut garçon
en terre d’autrui, d’un pauvre patron ;
et pourtant je jouissais, au Soleil, à la Lune
de la « tendre vie », dont chacun n’en a qu’une…

(Giovanni Pascoli, Poèmes conviviaux, Les Memnonides, VII, 1904-1905)

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Le troisième mot-clé est « babbo », que dans mon imaginaire je ne pourrai jamais séparer du mot « chapeau », au point que les deux mots, pour moi, partagent le même abri, celui de « babbo au chapeau ».

Je sais que c’est immédiat pour toi, Catherine, de saisir le sens de ces mots. Toi, tu connais l’Italie en profondeur et ne te fais pas embobiner par les infinis clichés qu’on accroche à ce malheureux pays ; des clichés crées par les Italiens en premiers, alimentés aussi avec de trucs et de machins licites ou illicites.

Donc, tu es d’accord, « dolce vita » ne peut pas se traduire « douce vie ». Ce n’est pas exactement le même que « douce France » ! Peut-être, devrait-on essayer avec « moelleuse vie » ou « douillette vie ». Mais, un traducteur honnête en sera toujours insatisfait. Ainsi pour « babbo col cappello », car le mot « babbo » ne ressemble pas trop au mot « papa ». D’ailleurs, même en Italie, une ligne invisible d’incompréhension réciproque sépare ceux qui disent « babbo » (en Émilie-Romagne et en Toscane) de ceux qui disent « papà ».

Je crois qu’en France on a moins de familiarité avec le mot italien « babbo » qu’avec le mot russe « babuska », qui signifie « foulard », mais aussi « vieille paysanne » voire « vieille mère avec le foulard ». Avec tout ce que je viens de dire, cela peut d’ailleurs m’offrir un escamotage : en disant dorénavant « babbo » je pourrai bien évoquer un « papa au chapeau » ainsi qu’en disant tout simplement « Romagne » j’évoquerai une « Romagne toujours ensoleillée ». Quant à la « dolce vita », je garderai dorénavant cette expression, d’ailleurs presque intraduisible, dans sa forme connue et déjà évocatrice de merveilles pour un nombre très élevé de personnes…

Mais, je garde aussi le souffle pour la prochaine lettre !

À très bientôt, mon amie !

Giovanni Merloni