Étiquettes

gari_paolo 740

Acrylique_de_Paolo_Merloni

Udine, le 26 août 1866,
Chère Cleta
Je t’écris cette lettre pour te faire savoir que je vais bien quant à la santé, comme je l’espère pour toi… Tu auras déjà appris ma disgrâce. Le jour du 16 juillet, lors de la bataille que nous avons menée, j’ai été fait prisonnier et je suis resté un mois et huit jours dans ces mains perfides. Maintenant, je me trouve heureux d’être libre. Oh ! Quelle douleur j’endurais ne pouvant avoir de tes nouvelles ! Si j’avais su quelques choses de toi, j’aurais été alors plus content, mais suffit. J’espère revenir bientôt à la maison et alors je serai plus heureux en te voyant.
Tout sera fini, nous irons bien et en accord et je te donnerai mon portrait à la garibaldienne. Maintenant que je ne suis pas là, tu peux bien faire ton portrait parce que je ne suis pas à la maison, donc on ne peut pas te soupçonner, ni imaginer que tu me le donneras quand je rentrerai ou que moi je le garderai en secret, comme tes cheveux dans cette bague… ils ont été en prison avec moi et je les adorais tout comme j’aurais adoré ma santé même…

2300KFDPRW=0.00 GW=0.00 BW=0.00 RB=9.99 GB=9.99 BB=9.99Topaz2

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,
Portraits « à la garibaldienne », photo jaunies, agrandissements décevants comme celui ci-dessus (qui pourtant confirme que la vieille dame, de profil, assise à côté de Zvanì, est mon arrière-grand-mère Cleta)… Apparemment, il ne reste qu’à esquisser l’arbre généalogique et interpeller les fantômes dans une séance de spiritisme…
Il y a pourtant des choses assez importantes pour moi, que je dois petit à petit sortir de la boule de neige qui descend vers moi comme une redoutable avalanche.
La dernière fois j’avais utilisé l’expression « cadavre dans le placard » de façon légère, comme si cela ne me concernait pas. Et si, au contraire, je suis de quelque façon impliqué ? Si ce lumineux héritage n’est pas que de roses et de fleurs ?
D’ailleurs, je ne veux pas me faire du mal (comme dirait Nanni Moretti) en me faufilant dans le piège du péché originel. Car évidemment, heureusement, la perfection n’existe pas. Donc si j’ai commis des fautes, pourquoi mon père et ma mère, ou mon grand-père Zvanì ne devraient-ils pas en avoir commises eux aussi ? En plus, c’est vraiment cela que je cherche, ou plutôt le contraire ?
Pour commencer, ma chère et très patiente amie, qu’est-ce qu’il y a dans mon placard ? D’abord je devrais te dire une chose que tu ne sais pas. Lors des travaux dans cet appartement parisien, comportant de petites transformations, on avait un peu sacrifié la vaste entrée pour y créer une plus confortable salle de bain avec w.c. Ce changement nous a donné aussi la possibilité de réaliser un petit placard pour ranger les paletots, les parapluies, et cetera. Puisqu’on avait beaucoup de profondeur, j’en ai profité pour réaliser une étagère aveugle, c’est-à dire une espèce de bibliothèque mystérieuse, très adaptée pour les « cartes de famille ». C’est là que je garde et pendant des années j’oublie, derrière les porte-manteaux surchargés, des montagnes de lettres, de photos de tous mes chers défunts, et aussi les textes inédits et intéressants que mon oncle maternel m’avait légués à la veille de sa mort, il y a plus que vingt ans désormais, en espérant que j’en fasse quelque chose.
Donc, déjà cette présence inquiétante, mettant en relief non seulement ma paresse mais quelque chose de pire, représente en soi le « cadavre ».
Oui, un cadavre, c’est-à-dire une chose « physique », encore susceptible d’une vie propre, dont j’ai la responsabilité, du moins jusqu’à ma mort.
Si tu voyais les lettres de Raffaele à Cleta ! Le papier jauni ou bleuté est devenu transparent comme un voile. Les mots, pliés en deux comme des motocyclettes, pourraient disparaître d’un moment à l’autre. Les albums qu’on avait glorieusement remplis de photos et de commentaires à l’encre de chine sont déjà à jeter, faute au plastique qui se retire et se colle, faute aux consultations pas du tout respectueuses…
Il y a des années, à Rome, j’avais commencé à numériser les photos de mon père et quelques diapositives… mais j’ai dû m’arrêter au milieu du gué. C’était peut-être mieux de ne rien faire…
J’ai toujours remis le cadavre à sa place, bien content qu’il reste caché. C’est peut-être le même réflexe qu’ont les archéologues, bien contents qu’il n’y ait pas assez d’argent pour tout fouiller, cataloguer et analyser.
Cependant, je trouve étonnante cette capacité des systèmes de reproduction actuellement disponibles de restituer une expression et parfois le sens d’une vie.

003_gms naturel007

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Le regard attentif et pourtant blessé du jeune Zvanì exprime et confirme dramatiquement ce que le vieux Zvanì avait écrit avant de mourir :  « Il y eut un manque de compréhension vis-à-vis de cette famille qui se brisait…mentalité de ces temps-là… pénurie de moyens et égoïsme.
.. résignation, absence d’initiatives, la même chose qui se passait pour les maladies.Personne ne se demanda : quelle famille était-elle ? Y avait-t-il des valeurs à cultiver ? »

004_bisnonni senza fronzoli_def_740

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Tu vois, Catherine ? Je n’ai pas su résister aux puissants moyens d’Adobe Photoshop. N’ayant pas de photos de Raffaele et Cleta les deux ensemble, je les ai rapprochés par un petit truc, que je n’ai même pas envie d’occulter, chose d’ailleurs bien possible. Il sont beaux, ensemble, pourtant ils sont figés, mis en bouteille, relégués dans une condition réelle, banale.
Que cela veut-il dire ? Peut-être l’unicité d’une vie, son attirail incontournable, se décide dans un seul instant ? Dans un seul regard, dans un seul geste ? D’ailleurs existe-t-il, a-t-il jamais existé quelqu’un qui garde toujours un halo de lumière autour de son visage ?

005_gms naturel022006_gms naturel011

Deux photos ci-dessus : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Observe maintenant, Catherine, les regards de Raffaele et Cleta. Libérés des appas de la « photo d’art » et de toute contextualisation leurs regards brisent le temps.
Je vois dans les yeux de Raffaele le souvenir de la bataille de Condino, des balades en long et en large dans les cours de Cesena pour rencontrer la femme de sa vie…
Je vois dans les yeux de Cleta une attente responsable, une sagesse qui essaie de maîtriser de terribles pulsions de vie et de mort.

Voilà, Catherine, dans ces deux « amants » devenus époux et depuis parents de quatre enfants il n’y a pas que l’emportement amoureux et les égarements de la jeunesse. Il y a déjà le sentiment d’un destin douloureux, d’une vie future menacée. Je sais très peu de mes arrière-grand parents paternels. Zvanì a raconté la mort soudaine de son père, d’un malaise qu’en famille on appelait occlusion intestinale, ou peut-être péritonite. Ce fut, je crois, en 1881. Il n’avait que trente-sept ans. Donc il était né probablement en 1844, cent ans avant ma sœur aînée. Quant à sa femme Cleta, née en 1845, cent ans avant moi, elle avait perdu, avant le mariage, un frère qui s’était suicidé au temps « des sanglantes luttes locales en Romagne » comme dit Zvanì. De ce suicide, ajoute-t-il, « les petits enfants en entendaient parler en termes vagues et mystérieux ».
Est-ce que Raffaele, comme Pascoli, Zvanì, mon père et moi, avait perdu prématurément son père ? A-t-il donc raison Pascoli, quand il désigne dans cette rupture de la mort du père la cause primordiale d’existences difficiles sinon égarées et perdues ?
Je vais relire ce qu’avait écrit Zvanì : « Après la mort du père, la première victime : la sœur cadette, deux années après le père. Quant à lui, au contraire, il eut une instinctive et miraculeuse impulsion à sortir de la situation où on l’avait jeté. Il demanda d’étudier.Il n’y avait pas de précédents. Il ne se découragea pas.Il s’attacha à sa mère pour obtenir. De typographe à étudiant. Il se concentra entièrement aux études comme un naufragé qui veut se sauver. Tout était facile pour lui. Il vainquit – mais, la famille était brisée. L’autre sœur aussi, avant qu’il puisse la sauver, avait succombé. Les fleurs les plus prometteuses avaient disparu ! »

Giovanni Merloni