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Digression sur l’infini/3 — La beauté fragile

« A EGREGIE COSE IL FORTE ANIMO ACCENDONO L’URNE DEI FORTI… »
« Pour de hauts faits l’âme du fort s’enflamme
Devant l’urne des forts, ô Pindemont ; et belle
Et sacrée elle fait au pérégrin la terre
Qui les recueille… »
Ugo Foscolo « Les Tombeaux » (1807)
Traduction de Gérard_Genot)

Tu vois, Catherine, les coïncidences. À la veille d’élections cruciales en Italie on est juste sortis, et timidement, toi de ta grippe, moi de ma paresse… Il a suffi de s’occuper de l’infini, de chercher une pause pour ne pas se faire submerger par un récit risquant la nostalgie et le perfectionnisme excessifs, pour découvrir, en passant et même à la volée le personnage d’Ugo Foscolo…
Ugo_Foscolo
002_rodo_montagna x foscolo_740_defOn n’a même pas eu le temps de le connaître, d’en savourer quelques vers immortels… Foscolo a tout de suite glissé sous nos yeux d’un air timide, sortant de l’Italie « à l’anglaise » pour s’exiler, tout comme d’autres malchanceux enfants de la patrie italienne. Avait-il d’autres possibilités ? Bien sûr, l’exil n’est pas une solution idéale. En s’exilant, il s’est sauvé, peut-être, mais il a dû souffrir énormément, pendant le reste de sa vie, de cette rupture. Comme d’ailleurs souffrent aujourd’hui les Italiens qui pour d’infinies raisons se sont définitivement installés à l’étranger, vis-à-vis de cette tragique incapacité des Italiens d’Italie – malheureusement confirmée, juste hier, par un résultat électoral assez inquiétant – de s’en sortir tandis qu’une crise de la démocratie et même de l’identité de ce pays, essentiel pour l’Europe, dure désormais depuis trop de temps.
Quoi faire devant les infinies raisons de l’exil ? Comment considérer les solutions adoptées par chacun – entraînant des destins personnels et en même temps reflétant les destins d’entières collectivités – vis-à-vis des infinis paysages qui évoquent, en général, l’impact de l’homme avec le mystère de l’infini ? Est-ce que ces derniers ne deviennent pas, à la lumière de l’actualité, des tableaux statiques et tristement inefficaces ? Je ne crois pas. D’ailleurs, même dans les moments les plus dramatiques, il faut toujours trouver le temps de réfléchir.

Je reprends alors mon chemin : le paysage décrit par Jacopo Ortis dans sa lettre du 13 mai 1798, prémonitoire de ce que Foscolo devait vivre en première personne en 1816, m’a rappelé plusieurs passages successifs de Leopradi, dont L’infini, me faisant comprendre surtout la force morale et symbolique du message foscolien… Mais le texte du poète m’a évoqué aussi des images que moi-même j’ai vu ou pour mieux dire ressenti dans la plupart des paysages de Romagne, où la fragilité ne fait qu’un avec une beauté extraordinaire (et vice versa). Voilà la raison de la publication, dans l’article du 24 février dernier, de photos du paysage typique de l’Apennin entre Marches et Romagne qu’a su choisir et interpréter très efficacement Italo Insolera — architecte et urbaniste récemment disparu, auteur de l’incontournable « Rome moderne », long essai qui décrit magistralement la « transformation » urbaine et sociale de cette ville au lendemain de l’achèvement de l’Unité nationale avec le déplacement là de la Capitale, texte assez célébré jusqu’aux années 80, ensuite mis de côté sinon trahi.
Italo_Insolera
Roma_moderna

Comment concilier le thème de l’infini, celui de la « beauté fragile » de l’Italie – avec tous ses trésors mal gérés et protégés – et le troisième thème, celui des « hauts faits » ? Comment parler de toutes ces choses nécessaires et vitales comme l’air qu’on respire, sans perdre le fil ? Comment concilier le panthéon de Santa Croce de Florence avec la force suggestive de l’infini romantique, du spleen poétique et mystique devant un paysage que baigne une lumière tout à fait spéciale, capable, en elle même de raconter, dans les passages subtils de l’aube au matin, du matin au plein jour, du plein soleil (ou plein noir de nuages immobiles et redoutables) aux infinies nuances du couchant ?
Santa_Croce_de_Florence

003_paysage 740 antiqueJe dirais une chose seulement, Catherine, un seul mot, « harmonie ». Une « harmonie » qui ressuscite à chaque fois comme si de rien n’était dans les fresques d’un Piero de la Francesca ou dans les vers de Leopardi. Cependant, cette harmonie, ce formidable et unique équilibre — entre les pulsions romantiques (ou aussi gothiques) et le perpétuel retour à la culture classique, dont les Italiens sont imprégnés comme Obélix de la potion magique de Panoramix — n’arrive jamais sans que les passions se déclenchent et que les hommes se sacrifient. Une harmonie qui cache à peine des fleuves de sang. Je découvre l’eau chaude, Catherine ? Oui, peut-être.

004_paysage 740 x blogEn tout cas, l’infini s’est imposé tout seul. J’avais besoin de parler de l’infini moins connu qu’on peut regarder depuis la balustrade en fer forgé de Sogliano, qui est peut-être un calque de l’infini de Recanati. Je n’osais espérer m’accouder à la grande muraille chinoise pour scruter au loin l’arrivée des Tartares de Buzzati, ni même regarder Gênes depuis les premières collines, comme fait Paolo Conte dans sa plus célèbre chanson « Genova per noi ». Le monde est plein d’infinis, plus ou moins spectaculaires. Dans mon sentiment personnel — à la fois romantique et anxieux d’harmonie — je ne peux pas concevoir l’infini sans les hommes qui travaillent, les trains qui parcourent une ligne à peine visible au loin, sans l’histoire qui s’affiche à travers de petites traces. Donc il y a une cohérence entre le spectacle vivant du mystère tragique de la vie que Monet essayait et réussissait presque à bloquer sur ses toiles en série consacrées à la cathédrale de Rouen et l’infini travailleur et subtilement douloureux que décrivent Foscolo et Leopardi, mais aussi Carducci et Pascoli, que décrira aussi Pavese et bien d’autres protagonistes et témoins du dernier siècle. C’est, au fond, le même infini qui bouge comme une fourmilière au-delà du parapet du Rouge et Noir de Stendhal, le même infini que les parapets d’Europe de Rimbaud font rebondir sur son bateau ivre. Rien à voir avec un infini où la Nature et les hommes assument, même de façon inconsciente, un rôle sombre, menaçant, belliqueux. Je partage, ma chère Catherine, cette vision confiante de l’infini. Même si la vie nous amène de plus en plus au pessimisme — qui peut-on trouver de plus pessimistes sur le destin humain qu’un Rousseau, un Foscolo ou Pasolini, mes maîtres de vie ? — je crois qu’il faut toujours croire à la substantielle bonté de l’homme, à son amour pour la nature qui, en soi, incarne une substantielle positivité.

foscolo 1 Ugo Foscolo (Île de Zante, 1778 – Londres,1827)

Donc les infinis de Leopardi et de Stendhal, protégés par les « parapets d’Europe » merveilleusement évoqués par Rimbaud sont tout à fait compatibles avec les « panthéons » des grands hommes dont Santa Croce à Florence, protagoniste du célèbre poème des « Sepolcri », est le prototype et le repère moral.

Mais venons, chère amie, aux coïncidences d’aujourd’hui. La première, la plus choquante pour moi, vient de deux dates : 13 mai 1798, 14 mai 1898, auxquelles j’ajouterais, timidement et un peu pour jeu, un troisième date, 30 mai 1998… Comme tu as lu hier, la première date se situe à l’intérieur d’un journal de bord tumultueux et dramatique où Jacopo Ortis, incarnant Ugo Foscolo et son destin de sacrifice et d’exil, avoue ses passions intimes, exaltant en même temps ses fautes et se lançant en analyses aussi radicales que justes. Albert Camus aurait peut-être appelé Jacopo Ortis un « juste ». Cependant, il n’avait certainement pas les caractéristiques d’un vrai révolutionnaire comme Giuseppe Mazzini (1805-1872), qui justement théorisait la fusion de « pensée et action ». Il n’était pas non plus un redoutable brigadiste, quelqu’un qui dans le meilleur des cas se dupe de changer le monde par une guérilla décidée en théorie. Foscolo, comme Pasolini, Rousseau et Victor Hugo, est un homme intransigeant qui réfléchit beaucoup avant d’exprimer librement ses idées. D’ailleurs, comme la plupart des artistes, grâce à son énorme sensibilité et à l’inévitable souffrance qui va avec, il « voit » les contradictions là où elles se créent. Il voit le mal et, puisqu’il est libre en dehors de tous les enjeux, il le dit. Pas tous les génies incommodes ont eu la chance de publier les Misérables ou Châtiments comme Victor Hugo, ayant ainsi la possibilité d’aider la « bonne cause » de l’extérieur. J’aime profondément Victor Hugo et je ne peux que me réjouir du fait qu’un personnage comme ça — prophète en patrie et aussi prophète en dehors de sa patrie — ait pu vivre sous les caresses de ses lecteurs, et survivre encore, sous les yeux caressants de la postérité, dont je fais part. Mais pour un Victor Hugo il y a mille, dix mille cent mille poètes que la poésie a obligé à la cohérence, à l’intransigeance, à l’exil et plus souvent à la mort. Donc cette date 13 mai 1798, même inscrite dans une histoire romanesque  aussi douloureuse que flâneuse, où l’esprit de l’oubli assume un rôle central, aussi important que celui de la sagesse, n’est pas seulement la date consacrée au paysage infini d’une Italie entre colline et montagne que notre héros se plaint de devoir abandonner à jamais. C’est une date historique aussi. La date de la déception de plusieurs patriotes, anticipateurs de l’idée unificatrice du Risorgimento, la déception amère et insupportable d’esprits imprégnés des idéaux de la Révolution Française qui avaient cru en Napoléon. D’ailleurs, on ne peut pas oublier que le drapeau tricolore italien (blanc, rouge et vert),  est né avec la République Cisalpine que Bonaparte avait si fortement soutenu. Or, Foscolo, né dans une île grecque liée historiquement à l’Italie par le biais de Venise, avait grandi à Venise qui était devenue sa patrie. Il n’y a aucun doute que Venise, ville unique au monde et patrimoine de l’humanité, est une ville qui ne pourrait être plus italienne. Un symbole aussi de cette unité nationale dont les patriotes comme Foscolo (et son frère Giovanni, très actif à Forlì dans la première République Cispadane et promoteur entre autres de l’adoption du tricolore d’inspiration jacobine) ne pouvaient pas se passer. La cession pragmatique que Napoléon accepta, de Venise à l’Autriche, déclencha en Foscolo (et en général en tous les patriotes songeant à une Italie unie et souveraine sur son territoire) un procès graduel qui terminera en 1816 avec l’exil en Angleterre.

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Revenant à ce moment tout à fait particulier de la République Cisalpine de 1797-1799, qu’alors on appelait le « république sœur », je ne peux pas me passer de voir en cette « promesse » qui aboutit dans l’échec (échec d’ailleurs anticipateur, au niveau local, de l’échec général de Napoléon en Europe), une anticipation d’une autre « promesse », la République romaine du 1849, née dans la vague des mouvement de 1848 et de la deuxième République en France, elle aussi « république sœur ». Il est vrai que l’Histoire n’est faite que très rarement par les peuples…

Pour finir, chère Catherine, je voudrais te dire une dernière chose. Venise, même se  détachant en plusieurs aspects de la physionomie des autres villes italiennes (comme Bologne, ou Gênes, Florence ou Rome), tout comme Naples, ne pourrait être plus italienne. Impossible de séparer les vénitiens et les napolitains, comme les toscans d’ailleurs, d’une image unique de cet étrange mais évident peuple italien. Que ferait la culture italienne sans Arlequin, Pulcinella et Pinocchio ? Bientôt je te parlerai de ces trois masques et personnages qu’on peut rencontrer partout en Italie, comme en Espagne on rencontrerait Don Quichotte ou en France Pierrot et Jacques Tati… Et je te parlerai aussi de Don Abbondio, le triste mais très intéressant personnage qu’Alessandro Manzoni a inventé et qui est devenu avec le temps un modèle plutôt négatif, presque un alibi pour le manque de courage et l’opportunisme qui serait « typiquement italien ». Un personnage qui a trouvé en Alberto Sordi un magistral interprète, aussi performant que cynique, hélas. Bon, Catherine, excuse-moi de mes divagations qui feraient bien sûr retourner Foscolo et Zvanì – mais aussi Goldoni et Garibaldi — dans leurs tombeaux silencieux et égarés.

Après ce 13 mai 1798, je m’engage à developper les deux autres dates cruciales dans une des prochaines lettres…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni Première publication et Dernière modification 26 février 2013.

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