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La promenade (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, pag. 9 et suivantes)

Une foule effervescente ondoyait entre l’ancienne Barrière douanière et le Dôme prenant d’assaut les bouquinistes et les vendeurs de banalités venus exprès de Cesenatico. Des hommes et des femmes, à pied ou en vélo, erraient incertains sur le corso, au milieu des rectangles de lumière et d’ombre projetés par les nuages et les toits sur le pavé gris du Savio.
C’était la veille des élections administratives. Suite à l’accord entre les républicains et les communistes à Cesena aussi on s’attendait à la victoire du centre gauche. Place du Popolo, il y avait eu le discours de Giancarlo Pajetta. Les gens discutaient. Quelques-uns clignaient de l’œil avec enthousiasme : « On y est, désormais ! ». D’autres haussaient les épaules : « On verra ce qu’on verra ».
Plus avant, près de l’ancienne Barrière, en face des Funambules il y avait beaucoup plus de monde qu’à la manifestation du premier mai. À gauche, sur le fond décoloré des remparts, deux clowns multicolores s’enroulaient sur eux-mêmes, singeant les cabrioles des sujets et des puissants, des électeurs et des élus. Au centre, il y avait un mime blanc, se consacrant à la fixité et à la souplesse.
— Vas-y, Libero ! hurla un gamin à la voix aigüe.
Libero Alessandri montait sur les planches avec une légèreté irrésistible. Il avait deux belles mains de pantin, capables de s’affaisser, de se raidir ou de bondir comme un ressort. Il avait les yeux sombres, le front élevé, les lèvres minces et charnues, les épaules minces et le corps allongé. Sa silhouette indéfinissable avait la capacité prodigieuse de produire sur le spectateur un étrange égarement lorsqu’un sourire s’affichait au milieu des nombreux plis de son masque douloureux.
Sa femme Guerrina, dans la rue, distribuait les tracts du spectacle imminent, tandis que dans un coin reculé leurs enfants, maigres et silencieux, s’amusaient à dessiner des monstres. Sous le tréteau il était désormais difficile d’atteindre un espace vide.
D’en haut, Libero observait une à une les coiffures et les grimaces, s’amusant à deviner les comédies familiales, les rivalités commerciales, les passions politiques, les fanatismes sportifs. Soudain, dans un recoin où deux notaires pansus discutaient des courses à l’hippodrome, il perçut une petite tête rousse. Il fut immédiatement frappé par ce profil régulier et cette bouche nerveuse. Mais, où l’avait-il déjà vue ?
La femme se retourna et le fixa longuement. Il plongea dans le vert émeraude de ce regard dense et égaré, puis il se mit à sursauter : le spectacle commençait.
Il était muet, pourtant il écrivait des mots dans l’air :
— D’abord, je vais expliquer à vous tous, et à vous, madame en noir et gris, l’importance de la douceur.
Il fit un geste ample, ressemblant à une roue de bicyclette : — Pour vous signifier qu’il est tout à fait inutile de chercher la douceur dans les esprits ingrats et superficiels.
Il fit un autre geste, comme une caresse sur le dos des vagues de la mer : — Pour te confier à toi, oui à toi seulement, que la douceur jaillit de la souffrance.
Libero s’arrêta, foudroyé. Les yeux de la femme avaient cessé de se noyer dans leur mélancolie de marais. De l’intimité de ces portes limpides un ordre péremptoire avait bondi au dehors : — descends, et promenons-nous parmi les gens normaux !
D’un coup, Libero avait tout oublié : les tergiversations, l’ennui, le profond malheur d’une vie sans amour, sans un véritable amour :
— Je n’hésiterai pas à me libérer de ces poudres, dirent ses mains fuselées et exsangues, tout en indiquant le soleil parmi les arbres. Tu t’appelles Solidea, n’est-ce pas ?
Qui sait en quel recoin des archives municipales Libero avait trouvé ce prénom, Solidea. Un prénom lumineux et rebelle, choisi par son babbo Vladimiro et approuvé à contrecœur par sa tante abbesse du couvent de Sogliano.
C’est la lutte finale
Groupons nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain.
Combien de fois dans sa grande maison près des remparts on lui avait fredonné cette ritournelle et tous ces chants révolutionnaires, grinçants et rudimentaires qu’elle entendait maintenant rebondir dans la rue…
Siffle le vent, hurle la tempête
Souliers cassés et pourtant il faut continuer
Pour conquérir le printemps rouge
Où se lève le soleil de l’avenir.
« La lutte finale, le soleil de l’avenir, le printemps rouge, pensa la belle Solidea, en tâtonnant ses cheveux roux comme si son prénom s’y fût empêtré. Je n’y avais jamais fait attention ! »
003_quarto lato_740Elle s’aperçut de deux nouveaux soupirants venant du comice, qui la pressaient. Ils ne levaient ni les drapeaux rouges ni les journaux chiffonnés, et affichaient cependant l’aspect typique des fanatiques civilisés, prêts à critiquer à la moindre occasion, sans mépriser pourtant les faiblesses humaines et les spectacles de rue.
Le premier était Stelio Camporesi, un juvénile architecte de Forlì. Grand et maigre, il avait une chevelure frisée et ébouriffée. Lorsqu’il avait affaire avec les hommes, Stelio était abrupt, instinctif : une toile d’araignée de rides s’affichait alors sur son crâne basané par une redoutable évidence. Quand il s’adressait aux femmes, il était au contraire aimable, gentil. Et sa peau se détendait comme celle d’une pêche.
Le deuxième était Otello Comandini, le peintre sans âge. De stature moyenne, doté de cheveux touffus il se distinguait nettement par ses gestes agités, ses lunettes lourdes et ses expressions légères, mais aussi, à bien y réfléchir, par son évident syndrome de présentéisme futile, que démentaient quelques rares exploits de générosité.
— Camarade, ici ce n’est pas ta place, dit Otello, en tordant ses mains calleuses et son écharpe rouge.
Dans une autre occasion, amusée par un tel personnage, Solidea aurait cueilli bien sûr la provocation, en répondant : — pourquoi serais-je déplacée ?
Cela aurait déclenché probablement une conversation sans queue ni tête et ensuite, peut-être, une connaissance sans trop d’engagements et de responsabilités.
« L’autre aussi a l’air sympathique… », avait-elle considéré. Ces deux camarades auraient pu satisfaire ses curiosités autour des élections et des intrigues dont on vociférait, peut-être en lui brouillant les idées. Si elle les avait rencontrés avant, en face du tir à la cible ou au jeu du bouchon, plutôt qu’au-dessous de ces tréteaux bénis…
004_quarto lato 740Autour d’eux le silence s’était installé. Toute la ville s’était arrêtée à regarder. Otello et Stelio aussi s’étaient résignés à l’écoute… En fait il s’agissait d’entendre plus que de voir, essayant de traduire en de simples mots le langage chiffré de cet être hors norme, apparemment porté à se rebeller à toutes les lois, même les lois de la Nature.
Les mouvements de Libero étaient lents, très lents, rudimentaires tout comme les gestes d’un homme primitif qui se recroqueville dans sa peau d’ours, jusqu’au moment où il atteigne l’immobilité. Une immobilité volumineuse et terrible. Quelqu’un crut à un malaise ou à un vide de la mémoire. Il gisait au milieu de la poussière blanche, plié en deux. Sa tête semblait un objet lourd et assez fragile, détaché du reste du corps. De ses yeux mi-clos sortaient des phrases incohérentes, adressées à Solidea :
— Ne vois-tu pas ce que je deviens ? Je dois me feindre mort pour pouvoir te parler.
— Mais, pourquoi moi, au juste ? Tu ne me connais même pas, objecta Solidea.
— La vie est pleine de prodiges. Le jour du désespoir extrême, il suffit qu’une voix te parle avec indulgence… et l’envie revient de commencer… une nouvelle vie.
— C’est à moi, cette voix ?
— C’est toi, ce n’est que toi.
Solidea se pencha vers l’enchanteur entrouvrant les lèvres d’où s’enfuit un gémissement de passion qu’elle et lui seulement pouvaient entendre.
Maintenant, Libero, debout d’un bond, conversait avec animation. Tous ceux qui l’avaient suivi avec passion et appréhension comprirent.
— Messieurs-dames, la douceur n’est que mort apparente. D’une mort pareille on ressuscite ou alors on meurt pour de bon, définitivement. La douceur est le pont entre des mondes incommunicables et les destinées inextricables qui nous lient l’un à l’autre. Soudain, une force désespérée nous pousse à nous dépasser, à nous rendre au-delà d’une barrière invisible, là où nous ne sommes jamais allés. Depuis ce moment qui n’arrive qu’une fois dans la vie…, tous les ponts se ressemblent : le pont en dos d’âne sur le Savio, le pont de barques sur le Po… et le pont que nous avons coupé derrière nous !
005_quarto lato 740Otello était visiblement contrarié par le talent que Libero exploitait de façon tout à fait naturelle pour attirer la femme fatale dans son filet : — Je l’ai toujours su, protesta, il suffit d’avoir des planches sous les pieds pour capturer les troubles d’autrui avant de les entraîner assez loin de tout centre raisonnable.
— Non, non, par pitié, dit Stelio. Ce spectacle décadent et moche ne me fait ni chaud ni froid.
— Moi aussi, je ne me fais pas embobiner par cet étalage de bons sentiments, dit Otello, en fixant les rondeurs de Solidea jusqu’à la mettre en embarras.
Ce fut à ce point-là que Libero se mit à mimer la scène qui se déroulait sous ses yeux. Il ôta son chapeau blanc pour décrire le front haut de Stelio puis, en sautant sur le côté opposé de la scène, saisit un balai qu’il posa sur sa tête : maintenant il était Otello, l’homme dont la chevelure rappelait une perruque. Au milieu il feignit d’être la belle et harmonieuse Solidea. Après cette indispensable préambule, voyant que le public autour était de plus en plus en haleine et la gorge serrée, il prêta son corps et son âme pour un petit acte unique. Entre-temps, il fit tout comprendre à Solidea : il connaissait fort bien ces deux camarades, il y avait d’ailleurs quelque chose qui le liait strictement à eux. Cela ne l’empêchait pas de condamner par des gestes éloquents le manque de honte de Otello et de scrupules de Stelio, avant de se jeter à genoux pour lui susurrer :
— Je t’aime !
Otello, de sa part, ne renonçait pas à jouer ses cartes :
— Laissez tomber, mon amie. Essayons plutôt de goûter cette vie sans trop d’hypocrisie. Enfin, si on doit le faire, on le fait. Sans jamais oublier d’encadrer nos passions secrètes dans les règles éternelles.
— Qui peut dire être heureux ? ajouta Stelio agitant dans l’air un foulard froissé. Celui qui passe tout son temps à sautiller sur un plateau… ou au contraire celui qui traîne au jour le jour ? Où est-elle la véritable vie ? Nulle part et partout !
Solidea ne savait plus où donner de la tête. Où voulaient-ils débarquer, ces deux types ?
— Nous gaspillons notre existence au milieu du gué, esclaves de mille compromis, continua Stelio, mais nous nous drapons toujours dans de grands idéaux, comme si notre tête, séparée du reste du corps, fût visée sur un buste en porcelaine ou suspendu entre les mains d’un redoutable ostéopathe.
— N’est-ce pas comme ça ? ajouta-t-il. Tandis que nous consacrons le meilleur de nous à la maquette en bois de la ville de nos rêves, le pire ondoie à la vue d’un ventre féminin se dandinant au milieu de la foule.
Stelio se tut, à l’improviste. Le foulard avait glissé par terre. Il se trouva d’un coup malheureux, comme si son dessein, jusque-là pur dans son esprit, avait été englouti dans les cavernes interminables de ce ventre désiré.
Faisant une révérence, Libero lui adressa la parole : — D’accord, Stelio, monte sur le plateau. On va inverser les rôles.
— C’est ton tour, je t’en laisse vivre la gloire, lui répondit sec Stelio. Demain, toi aussi tu devras reprendre le train-train.
Otello s’adressa à Solidea :
— Es-tu vraiment fascinée par cet artiste du dimanche ? Les femmes tombent amoureuses de lui, mais il les abandonne.
Stelio contrôla sa montre : — viens avec nous belle dame. Et au chevalier à la Triste Figure nous lançons un gant de défi. Avec ça, il ramassa par terre le foulard et le jeta sur la gueule du mime.
Otello profita de l’agitation évidente de Stelio ainsi que de la surprise de Libero pour saisir la main de Solidea :
— Viens, on t’offre une glace. Demain, tu ne dois pas rater l’assemblée citoyenne. On y parlera de notre projet.
En arrivant, essoufflée, à la Barrière, Solidea n’avait pas vu cette banderole rouge, qu’elle observa maintenant paresseusement. Stelio lut à voix haute :

REDONNER LE QUATRIÈME CÔTÉ À LA PLACE DE CESENA !

— Le quatrième côté ? demanda Solidea. Puis, bras dessus, bras dessous avec ces deux compères, elle s’éloigna légère et rêveuse dans le vacarme et les vapeurs de la fête citoyenne.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 27  mars 2013

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