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Libero et Solidea I (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, Chap. II, pages 19 et suivantes)
S’acheminait l’été. Les journées étaient très chaudes, étouffantes, insupportables. Les cesenates, enfermés chez eux, somnolaient devant la télévision, ou alors commentaient le comice entendu sur la place, en se réfugiant sous l’abri rassurant d’idéologies préconçues. Mais, quelqu’un d’eux, plus curieux, avait vaincu la paresse pour aller voir.
Dans l’austère salle du Réduit, où les voûtes en pierre et les grandes fenêtres en noyer semblaient pourtant prêtes à accorder une chance aux bonnes intentions, l’assemblée s’inaugura avec un air d’incompétence et de mystère.
C’était quoi le quatrième côté ? D’où sortaient ces jeunes architectes exubérants et déplacés qui présidaient la table des orateurs ? Étaient-ils des enfants, ou petits-enfants de quelqu’un de connu à Cesena ? Qui était ce Pio Foschi ?
— Mais oui ! Pio Foschi, le poète, celui qui ne vivait que pour cette fille… Elvira Rossetti ! dit le monsieur aux moustaches. Il avait perdu la tête, ne voulait plus de ses livres, errait la nuit dans les rues de Cesena, maigre comme un clou…
— Et l’autre, Stelio Camporesi ? demandait la grosse dame.
Entre-temps, Pio Foschi avait entamé son soliloque :
— À la fin du siècle dernier, avec le prétexte de bonifier le quartier malsain, en fait pour accueillir à Cesena le Roi d’Italie sans trop de risques pour son intégrité, on démolit le borgo qui bouclait le quatrième côté de la place du Popolo.
— Demain matin, ajouta-t-il, nous présenterons à la Mairie notre proposition de construire, à sa place, un nouveau bâtiment auquel devrait s’integrer une promenade abritée entre la place et la Rocca Malatestienne.
Pio était un jeune agitateur avec barbe et lunettes. Derrière ces vitres toujours embuées deux yeux gris toujours rougis s’éveillaient. Prisonnier d’une sauvagerie enfantine, il se déplaçait avec une allure typique, courbe et maladroite. Ses manières gentilles étaient parfois contredites par des tempêtes plaintives qui pouvaient provoquer quelques perplexités. Cet après-midi-là, il était en proie à un rhume colossal, qu’il affrontait avec une réserve de mouchoirs multicolores.
— C’est lui, insistait le monsieur aux moustaches.
— Lui qui ? demandait la grosse dame.
— Celui qui vagabondait sous les arcades du corso en disant Elvira, Elvira.
— Mais non ! Vous vous trompez ! C’était un personnage tragique. Rien à voir…
— C’est lui ! C’est lui!
— Il s’agit d’un projet sans but lucratif, hurla Pio, se prenant pour un Roland provincial abandonné à Roncevaux. Mais la Mairie, tout comme un mur de caoutchouc, ne veut pas accorder la permission ; même pas pour un faux rideau adapté à la projection des ombres chinoises.
À côté de Pio il y avait, sérieux jusqu’à la limite de la maussaderie, l’architecte Stelio Camporesi, celui qui avait projeté ce machin moderne qu’on voulait coûte que coûte encastrer dans la tranquillité pleine de toiles d’araignée de cette place pavée. Camporesi avait hâte de prendre la parole.
Quant à lui, Pio, il n’était pas la quintessence de la démocratie. On n’entendit parler que lui, pendant une heure et demie. Il y avait pourtant en lui une telle charge de jeunesse que les vingt-six grosses dames et les quarante-trois messieurs aux moustaches qui étaient là allaient petit à petit se convaincre qu’en sortant de la réunion, ils auraient découvert bel et bien redressé ce côté oublié et inutile de la place.
Quelqu’un, tout de suite traité de réactionnaire, protesta qu’il ne le voulait pas ce quatrième côte, en signifiant sa contrariété par des gestes évidents des mains et des sourcils.
D’un coup, Pio, profitant du rhume qui le dispensait de la fente finale, se laissa aller éreinté sur sa chaise, avant de fixer son regard dans le vide. Survint en lui l’état d’âme du promeneur solitaire qui, après une longue et fatigante grimpée sur le dos d’une montagne, une fois atteint le chalet entouré de prés verdoyants, renonce à son but primordial, c’est-à-dire au refuge hardi, accroché là-haut, parmi les nuages noirs et les corbeaux.
La tête bien droite, juste un peu inclinée sur le côté, Solidea présidait un coin reculé de la salle. Elle avait le regard absorbé en direction de l’affiche colorée où l’architecte avait dessiné son projet farfelu, mais son esprit était ailleurs.
Il était désormais cinq heures de l’après-midi. Le silence qui avait succédé à la brusque interruption de la relation de Pio Foschi fut tôt rempli par des voix qui se cherchaient. C’était la petite foule de spectateurs passifs qui se réveillaient de leur engourdissement pour s’intéresser finalement à l’argument proposé ou qui au contraire, trahis par la lumière soudaine dans la salle, ne pouvaient pas cacher leur irréparable indifférence.
Solidea commença à se sentir mal à l’aise. Elle vit que quelques-uns gagnaient furtivement la sortie, tandis que d’autres entraient, attirés par le vacarme général. De ses yeux clairs et changeants il prit alors le réflexe de regarder en direction de la porte du Réduit.
Dans la pénombre envahie par la fumée et les voix, Libero entra, attendu et inattendu, presque méconnaissable maintenant, son masque blanc enlevé.
Il vit Solidea et en fut assommé. Il s’arrêta près d’une colonne et se mit à raisonner : « Comment faire pour m’approcher d’elle, en évitant les regards des présents ? »
Mais, Solidea, après avoir ramassé son Resto del Carlino démantibulé et chiffonné, se plia en deux et, glissant derrière les ombres noires des agités en réunion, sortit par la porte opposée.
Au-dehors, en plein air, la ville s’aventurait en plusieurs directions.
Au centre de la lumineuse place du Popolo la fontaine consacrée à Rossini et à ses joyeuses spirales mondaines s’efforçait par ses éclaboussements d’eau d’atteindre les sérieuses spirales célestes. De là les arcades, multipliées et transfigurées dans son esprit excité, conduisaient vers quatre grandes portes néoclassiques. Au-delà des portes, quatre mondes cardinaux tout à fait inconnus et menaçants attendaient d’être visités.
Libero, dans sa condition de poursuiveur, devait choisir.
Se faufiler dans la basse arcade de magasins de primeurs et de modestes bars et bistrots ? L’arcade élévée, constellée de villas et jardins ? Ou bien l’arcade vétuste, où coule la voie romaine qui se prolonge dans l’incommode promenade où l’on est obligé d’avancer pieds nus, jusqu’à l’église là-haut ? Ou alors, enfin, à l’ouest, cette partie dépouillée d’édifices et de perspectives, l’arcade à moitié bombardée et reconstruite, donc de hauteurs, largeur et profondeur disparates ?
Solidea s’était sauvée avec l’intention de rester seule.
Cela amenait à exclure le parcours plus engageant, parmi la foule gaspilleuse. Cependant, Libero ne croyait à la désolation de la rue sans boutiques, ni à la solitude pénitentielle de la « via crucis » à la lueur des bougies, parmi d’inquiétantes odeurs d’encens indien.
Dans son cœur palpitait une incertitude frôlant le désespoir. Sa tête, vivante et même trop excitée, se détachait affreusement du reste de son corps.
Il s’achemina le long de l’arcade désastreuse, attiré par la confusion de la gare. Dans la pelote brouillée de ces rues abritées, où à cette heure du soir on ne rencontre personne, on entendait des télévisions allumées, des voix de familles en train de préparer le dîner, quelqu’un invité d’un ton impérieux à râper le parmesan, quelqu’un d’autre chargé de monter la table sans oublier de remplir l’huilier.
Au croisement d’une arcade transversale, il se cogna contre ses deux amis et rivaux, qui traînaient devant une pharmacie. Bien sûr, il n’avait pas peur des questions d’Otello. Il n’était pas vexé non plus vis-à-vis de Stelio, pour ce foulard en pleine gueule. En tout cas, au risque d’être emporté par le bus en course, il traversa la rue sans regarder avant de se faufiler dans l’arcade opposée.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26 mars 2013
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