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Paolo_Merloni – Premier jour d’école, acrylique sur toile 50 x 40 cm, 2007

Chère Catherine,

Je voudrais sortir de cette impasse douloureuse de la mémoire avec quelques choses en quoi espérer. Sortir aussi, par exemple, du vieil adagio des jeunes qui resteraient sourds à ces fouilles dans le passé. Ils seraient méfiants, ou alors incrédules, ou… Il est sûr qu’ils ne savent pas bien les choses, parce que nous n’avons pas trouvé la juste façon de leur en parler.

La faute de ce gouffre qui sépare les générations ne promettant rien de bon, n’est pas celle des jeunes.

Où est-ce alors le nœud à éclaircir ?

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Je me suis formé la conviction que toute rupture (amoureuse, sociale, entre les générations) s’installe « après » l’abandon, c’est-à-dire « trop tard », quand celui qui pouvait intervenir ne l’a pas fait, désormais.

Mais, qui est vraiment en condition d’intervenir, de sauver un rapport, une société grande ou petite, une personne en difficulté ?

Celui qui voit, celui qui a assez vécu pour savoir ce qu’il faut faire ou essayer de faire, d’abord pour sauver une situation, ensuite pour l’inverser.

Il ne faut pas être Jésus Christ ou Gandhi ou Karl Marx ou alors Sigmund Freud. Et je ne pense pas, loin de moi, à des chefs aussi valeureux que redoutables, comme César ou Napoléon.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Tout simplement des accompagnateurs.

J’ai eu plusieurs vice-pères et vice-mères qui m’ont  » accompagné  » dans des passages risqués ou aussi tout simplement quand je devais choisir entre deux voies. Je pourrais en faire une liste, mais ce serait un liste longue et jamais exhaustive. J’en tirerai peut-être un jour quelques portraits, à commencer par mon oncle maternel et mon cousin Paolo P….

Celui-ci avait la caractéristique de dire les choses de façon indirecte, en présence d’autres personnes, et, en même temps, d’adresser à chacun des présents un message unique. Je ne vais pas te raconter ici, ma chère Catherine, les conseils éclairés qu’il m’a donnés en deux ou trois circonstances, m’aidant à me dérober à de fausses idoles ou à me sauver tout court. Il y a surtout une phrase, une vérité philosophique venant de l’expérience et de l’intelligence, qu’il dit un jour dans un séminaire de psychanalyse : « la rêverie de la mère déclenche la volonté de l’enfant ».

J’ai dès lors pensé aux enfants qui n’ont pas eu de mère ou qui n’ont pas eu une mère capable de transmettre au jour le jour, avec légèreté et insouciance, son « ressenti de la vie » sous forme de rêve, à travers une fable, un récit riche d’humanité ou bien par le biais d’une seule phrase, d’un seul mot.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Je m’arrête sur ce point aussi, mon amie. Les phrases et les mots que j’ai respiré tout au long de mon enfance je les ai enregistrés dans une liste, longue elle aussi, que je pourrais récupérer comme les arbres de mon bois primordial ou les éléments d’un « lexique familial » à moi (toi aussi as lu, je le sais, ce livre incontournable de Natalia_Ginzburg). Mais, cela nous amènerait qui sait où.

Parce qu’en fait je crois que même la rêverie d’une mère généreuse ne suffit pas. Et la volonté aussi, même si elle est fusionnée avec de l’intelligence et du talent, ne suffit pas toujours à surmonter les adversités qu’on rencontre tôt ou tard dans la vie.

Je dois revenir à ma liste, où j’offre une chaise ou aussi un fauteuil confortable à des gens que je n’ai connus qu’à travers leurs œuvres ou leurs actions belles, positives, parfois résolutives. Comment aurais-je pu vivre, d’ailleurs, sans l’Arioste et son Roland furieux, sans Mozart et Da Ponte ? Comment aurais-je pu réussir à vivre calé dans la routine d’engagements de travail, nécessaires mais affreusement répétitifs, sans renoncer à moi-même, sans Pierre Bezukov et Anna Karenina, sans ce merveilleux idiot de Dostoevski ? Heureusement, j’ai eu Pavese, et Carlo Levi et Dino Buzzati et Stendhal et Saint-Exupéry…

Voilà Catherine, je saute à un de mes derniers « accompagnateurs », José Saramago.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Je me rappelle fort bien du jour de la mort de Massimo P., le frère aîné de Paolo, le plus âgé d’ailleurs des dix petits-fils de Zvanì, mon grand-père dont tout le monde connait déjà plusieurs choses.

J’étais là, dans son petit appartement de Monte Sacro à Rome, et Stelio Martini, le mari de Daisy P. (la sœur plus jeune de Massimo et Paolo) me raconta, de façon poétique et efficace à la fois, des anecdotes de vie solitaire, rien que deux ou trois amis les derniers temps… Il m’indiqua la bibliothèque en considérant que Massimo faisait de choix de lectures toujours originales et inattendues : « Il lisait Saramago, par exemple… »

Tu vois, Catherine, comment on se fait suggestionner par un nom qui nous tombe dessus au juste moment ! Saramago… C’est vrai que c’est un nom qui est déjà une rêverie en lui-même…

Après des années, ayant presque tout lu de Saramago, je voudrais qu’on donne à cet homme intelligent et généreux, dommage si ce serait post mortem, un deuxième prix Nobel.

En fait toute l’œuvre de Saramago tourne autour de cette idée que les humains ne peuvent pas être toujours forts et lucides, ou plutôt qu’ils ne sont vraiment autonomes que par intervalles. C’est pour cela qu’il y a toujours quelqu’un qui en profite, en empirant la situation et c’est pour cette raison aussi que Saramago est très prudent. Car dans les moments de difficulté et de faiblesse il faut faire vraiment attention.

Dans toute son œuvre, Saramago revient donc à l’enjeu de la confiance et de la tromperie, arguments qu’il traite d’ailleurs d’un point de vue tout à fait libre de préjugés d’ordre religieux. Il utilise même le paradoxe et l’irrévérence vis-à-vis des tabous et des superstitions pour entraîner le lecteur dans une découverte libre de la valeur de la vie.

La vie a des règles très simples. La brebis désemparée n’est pas seulement un prototype venant des évangiles. Tous les hommes et les femmes du monde sont des brebis égarés et ils peuvent rarement recouvrir le rôle de berger.

Cependant, dans le fond de chacun de nous il y a la notion de la nécessité de s’entraider et, au moment donné, de donner confiance, même pour un trait seulement de notre parcours, à quelqu’un qui nous serve de guide.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

C’est dans L’aveuglement que Saramago touche le centre du problème. Dans cette histoire aussi paradoxale que possible, comme beaucoup de lecteurs savent, une épidémie sans précédents traîne une nation entière dans la cécité. Saramago traite cette cécité de façon très précise. S’il y a là une métaphore sur la cécité collective, très probable, le récit se tient quand même assez rigoureusement à ce qui arrive tout au long de la diffusion de la maladie. La seule personne qui garde la vue est la femme d’un ophtalmologue. Une personne tout à fait normale et réaliste, autour de laquelle se forme petit à petit un groupe de six personnes, dont son mari, devenues aveugles, donc en grave difficulté de survie, vu l’absence d’une société de voyants qui puisse s’en occuper. Cette femme, qui est dorénavant, pour moi, le prototype de l’accompagnatrice, unit en soi quatre qualités essentielles : la faculté de voir et de saisir au vol la situation où elle se trouve ; l’intelligence et aussi un certain talent pour se débrouiller dans les passages les plus difficiles ; une humanité fondamentale et une capacité d’affection sincère qui ne se sépare jamais du respect pour les autres ; le réalisme.

Elle décide alors de s’occuper de ce petit groupe qui l’entoure, qui se révèle en fin de compte assez nombreux par rapport à ses forces. Et la conclusion de ce roman magnifique nous montre qu’elle avait eu raison de s’engager et aussi de limiter le poids de son engagement.

C’est ce que devrait faire toute personne qui accepte de s’occuper d’une autre personne désemparée ou d’un groupe égaré ou aussi d’une collectivité entière, empêchée par l’ordre naturel des choses de tout savoir, de tout contrôler.

C’est pour cela que je n’accepterai jamais un jugement grossier et trop facile qui donne au peuple italien la faute de ses disgrâces qui malheureusement se répètent, avec une régularité de plus en plus insupportable.

Car, si j’applique à mes parents, par exemple, ce que Saramago m’a si bien fait saisir, je découvre qu’ils n’ont rien fait que s’accompagner réciproquement et accompagner leurs enfants et toutes les personnes qui rentraient dans un cercle d’affection réciproque.

Affection sincère, amitié, protection et encouragement réciproques, ce sont des sentiments de base pour qu’une société se sauve.

Je crois qu’en Italie, comme en beaucoup d’autres pays européens sortis de la Seconde Guerre, dans des conditions terribles, avec ce double cauchemar de la Shoah et de l’escalade des armes destructrices de masse, beaucoup d’hommes et de femmes, de pères et de mères comme les miens, ont retrouvé une surprenante  faculté de voir. De voir d’abord l’essentiel et donc la centralité de l’amour et de l’échange solidaire comme antidote contre la peur et la détresse. De voir ensuite l’utilité et la nécessité de s’unir, de s’entraider, de lutter pour une société de moins en moins égoïste (car, si vraiment on veut vivre dans un monde en paix, il faut s’engager pour le fabriquer). De voir enfin la nécessité de défendre à tout prix les conquêtes acquises…

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C’est comme le métro parisien : un travail sans arrêt, un « service » qu’on se garantit réciproquement et qu’on ne peut jamais abandonner. Surtout il ne faut pas se distraire.

Voilà, Catherine, les Pères de la Patrie, ceux qui voyaient solidement selon cette perspective irremplaçable, sont morts.

Il en reste quelques-uns, comme notre Président Giorgio Napolitano qui heureusement, pendant quelques temps encore, peuvent aider à sauver quelques choses de ce qu’on avait construit. Mais c’est impressionnant le vide qu’on voit s’installer autour de lui !

Napolitano semble être  aujourd’hui, parmi les personnes qui ont une vision douloureusement claire de ce qu’il  faudrait faire, le seul qui puisse agir en dehors de cette cécité généralisée qui semble avoir envahi le pays.

Cependant, en dehors de ce cet homme noble et courageux, de ce dernier Père de la Patrie, nous en avons vu aussi d’autres, appartenants aux générations de l’après Seconde Guerre, eux aussi capables et honnêtes comme la femme du médecin de Saramago, qu’on a pourtant, d’une façon ou d’une autre, empêché d’agir pour le bien de notre pays.

En des années qu’on peut considérer encore comme récentes, l’Italie a été bien accompagnée dans son parcours accidenté par le Président Ciampi et aussi par Romano Prodi. Celui-ci aurait bien pu continuer son travail. Il ne fallait que le soutenir, l’aider, formant petit à petit autour de lui un groupe de personnes honnêtes, capables d’accompagner cette société aveugle ou sourde (très dérangée par le bombardement d’une télévision mêlant toujours la pseudo-facilité de gagner et de s’enrichir à la violence brute, autochtone ou d’importation).

Mais, au-dela de Romano Prodi et, récemment, de Mario Monti, qui se sont sacrifiés sans même en être remerciés, il y en a eu d’autres, beaucoup d’autres hommes de valeur, qui auraient pu contribuer, avec leur intelligence et « esprit d’accompagnement » à faire sortir l’Italie de ses pièges. Je pense, par exemple, à Sergio Cofferati. Un homme qui voyait, qui savait très bien contrer les actions destructrices et agressives de Berlusconi, qu’on a pourtant coincé dans un rôle d’administrateur local qui n’était pas vraiment le sien.

Pourquoi on a fait ça, avec lui et tant d’autres, renonçant à des ressource dont on avait besoin ? Quelqu’un a été jaloux, je crois, d’un homme intelligent qui n’aurait jamais su ni voulu entendre les responsabilités suprêmes en termes de pouvoir personnel.

Giovanni Merloni

« Le lendemain, alors qu’ils étaient encore couchés, la femme du médecin dit à son mari, Il reste très peu de nourriture à la maison, il faudra aller faire un tour, aujourd’hui j’ai envie de retourner dans l’entrepôt souterrain du supermarché où je suis allée le premier jour, si personne ne l’a découvert jusqu’à présent nous pourrons nous y ravitailler pour une semaine ou deux, J’irai avec toi, et nous demanderons à un ou deux des autres de nous accompagner, Je préférerais que nous y allions seuls, ça sera plus facile et nous ne courrons pas le risque de nous perdre. Jusqu’à quand réussiras-tu à supporter la charge de six personnes handicapées, Je la supporterai aussi longtemps que je pourrai, mais il est vrai que les forces commencent à me manquer, je me surprends parfois à désirer être aveugle pour être égale aux autres, pour ne pas avoir plus d’obligations qu’eux. Nous avons pris l’habitude de dépendre de toi, si tu ne pouvais plus nous secourir ce serait comme être atteints d’une deuxième cécité, grâce à tes yeux nous avons pu être un peu moins aveugles, Je continuerai aussi longtemps que je pourrai, je ne peux pas promettre plus, Un jour, quand nous nous rendrons compte que nous ne pouvons plus tien faire de bon et d’utile dans le monde, nous devrions avoir le courage de quitter la vie, simplement, comme il a dit, Qui, il L’heureux homme d’hier, Je suis sûre qu’aujourd’hui il ne le dirait plus, rien de tel qu’un solide espoir pour vous faire changer d’avis, Cet espoir il l’a, fasse le ciel qu’il dure, Il y a dans ta voix comme une nuance de contrariété, De contrariété, pourquoi, Comme s’ils avaient pris quelque chose qui t’appartenait, Tu veux parler de ce qui s’est passé avec la jeune fille quand nous étions dans cet endroit horrible. Oui, Rappelle toi que c’est elle qui est venue vers moi, Ta mémoire t’a buse, c’est toi qui es allé vers elle, Tu en es sûre, Je n’étais pas aveugle, eh bien je serais prêt à jurer que, Tu jurerais faussement, C’est drôle comme la mémoire peut induire en erreur, En l’occurrence c’est facile à comprendre, ce qui est venu s’offrir nous appartient davantage que ce qu’il nous a fallu conquérir, Elle n’est plus revenue vers moi après, et moi je ne suis plus allé vers elle, Si vous le voulez, vous vous retrouverez dans le souvenir, c’est à ça que sert la mémoire, Tu es jalouse, Non, je ne suis pas jalouse, je n’ai même pas été jalouse ce jour-là, j’ai éprouvé un sentiment de pitié pour elle et pour toi, et pour moi aussi parce que je ne pouvais vous être d’aucun secours, Et de l’eau, nous en avons, Peu. Après le repas plus que frugal du matin, adouci néanmoins par quelques allusions discrètes et souriantes aux évènements de la nuit passée, leurs paroles dûment censurées à cause de la présence d’un mineur, souci vain si on songe aux scènes scandaleuses dont celui-ci fut le témoin oculaire pendant la quarantaine, la femme du médecin et son mari partirent travailler, accompagnés cette fois par le chien des larmes, qui ne voulait pas rester à la maison ».

José_Saramago, L’aveuglement, Seuil 1997, Points, pages 345-346

La_locomotiva de Francesco Guccini.

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 4  mai 2013

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