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Giovanni Merloni, 1991
La traduction (2012)
Le comble, pour quelqu’un qui se débrouille à peine
dans sa langue maternelle,
est qu’il se croit capable
de se passer des multiples défauts
qu’au cours d’études épuisantes il avait bien appris
et surtout d’oublier
qu’au calvaire de la montée
s’ajoutera hélas le calvaire de la descente.
Il n’y a peut-être de comble
pour un homme exagéré
qui se lance sans filet
dans ce douteux itinéraire
dans cet abc
qui devrait l’emmener à s’exprimer
dans une nouvelle langue
mais lui, il ne voit même pas l’interdit
caché dans les pièges
de ce nouveau manège
roue de la fortune, roulette criarde
bavarde ou illusoire
de cette langue flatteuse amoureuse
limoneuse argentine lointaine voisine
jaillissant de l’estomac ou de la poitrine.
Une langue qu’il connaissait déjà un peu, vous direz.
Une langue qu’il a toujours aimée, bien sûr.
Plus que la sienne, même.
Ne pourrait-il pas continuer à écrire dans sa langue et petit à petit commencer à s’exprimer par petites phrases ?
Il pourrait bien le faire, écrivant encore des bouquins en son syrien polonais portugais colombien irlandais indien japonais italien grec hébreu suédois allemand russe
arabe chinois
anglais.
En même temps, il peut bien apprendre par cœur les noms des stations du métro :
VAVIN
JUSSIEU
TUILERIES
BONSERGENT
CHAUSSÉE D’ANTIN
INVALIDES, SAINT-PLACIDE
ROME, PARMENTIER, LA COURNEUVE
CONCORDE, PALAIS ROYAL-MUSÉE DU LOUVRE
PLAISANCE, PASSY, MAIRIE D’IVRY, GENTILLY, PORTE DE NEULLY
BASTILLE
BELLEVILLE
DUROC
PYRAMIDES
MONGE
CADET
CITÉ
QUAI DE LA RAPÉE
Giovanni Merloni, 1983
Il doit encore s’installer, donc il doit apprendre tout :
le pass navigo, l’éclair au chocolat, la carte vitale, le « be-ache-vé »,
l’ordinateur
le répondeur
le baladeur
le merle moqueur
les sapeurs-pompiers
les arts et métiers.
Il s’interroge : « Je suis dans le gué, mais à quel point ? »
« À quel niveau ? »
« À quel niveau de l’apprentissage de la langue, des usages, des tics, des habitudes ? »
« Ou, en revanche, qu’elle est ma chance de ne pas perdre mes biens, mes liens,
mes trésors anciens
si longuement assimilés au cours de la vie
dont la langue héritée, exploitée, généreusement réinventée
ces appas de l’essence de mon existence
même trop rapidement méprisés
et mis de côté. »
Cependant,
pour tout dire
s’il a creusé son tunnel
au dessous de la montagne et de l’arc-en-ciel
s’il s’est accroché au radeau des bancs de l’école
gravés des visages des personnages qui ont inventé la liberté
égalité fraternité, s’il a coupé les ponts avec le passé, s’il est monté
sur le train qui se faufilait dans le bleu du tunnel, sur le navire coupant l’eau
c’est pourquoi
voilà
pour lui
sa langue à lui,
cette langue ruisselante
débordante rassurante gratifiante
maternelle élémentaire moyenne lycéenne
cette langue de l’Arioste et Leopardi, de Pavese
et Bassani, de Buzzati et Soldati, de Carlo Levi et Calvino
cette langue
qui danse
qui valse
qui tangue
ce prodige de possibilités
de virtuosités nuances et tournures
cette langue de vacances, éclatante, corrosive
parfois tranchante et vulgaire
extraordinaire
formidable
cette langue pourtant vulnérable
qui prête le flanc
de but en blanc
— par sa merveilleuse insouciance —
s’est trouvé coincée
prisonnière d’elle même
de son défi fanfaron
de maîtriser sans façon
à la garibaldienne
la Babel italienne.
On ne peut pas donner à la langue italienne toute la responsabilité de ce qui s’est passé dans mon pays, de façon de plus en plus éclatante à partir des années quatre-vingt du siècle dernier. Cela est évident. Cette langue a été la cible d’une action destructive et simplificatrice consciente, à travers le monopole des médias, d’un groupe restreint de politiciens et hommes d’affaires experts de communication dont tous les Italiens ont été complices, pour la plupart inconscients, pour le seul fait de parler, de s’exprimer, en partageant la lutte quotidienne d’un mot contre l’autre. Cela, dans la confiance intime de la force indomptable de la langue même de s’en sortir. Cependant, ma langue a subi des attaques violentes et parfois inexorables. La télévision et tous ceux qui la regardaient faisaient le lieu idéal où cette guerre intérieure s’est déroulée. Un lieu substituant tous les villages, toutes les places, tous les lieux de rencontres, tous les foyers. Un réseau unique et totalitaire. D’abord, en totale absence de scrupules, on a laissé toutes les expressions et tous les dialectes libres de se mélanger dans l’esprit pragmatique et grossier d’aller à la rencontre du « populaire ». On faisait tout pour plaisir. Mais, c’est évident que cela était exactement ce que « leur » plaisait, ce qui « leur » servait le plus. Une certaine langue orale, la langue de la télévision (qui se reflétait et se confirmait dans ladite « langue de l’homme de la rue »), corrompue et assez vulgaire — basée sur un mélange tout à fait hasardeux des dialectes et sur des superpositions qui n’ont rien à voir avec ce que Dante appelait « langue vulgaire » — s’est imposée à tel point qu’une partie de la langue écrite, surtout dans les journaux, a essayé de s’y modeler. La langue des écrivains en a eu des contre coups évidents (dont on parlera avec plus de profondeur à la première occasion).
Giovanni Merloni
P.-S.
Bien sûr, j’ai été toujours un homme très naïf. Je croyais aux ânes volants, aux films de Frank Capra et aux prodiges du progrès. Je croyais bien sûr à la bonté primordiale de l’homme, étant donné que les délinquants et les assassins sont une minorité dont une société évoluée peut bien se charger, en soignant leurs maladies, surtout. Je protestais contre les cercles vicieux parce que je croyais dans les cercles vertueux.
J’ai grandi dans un pays
touché par la Fortune
léché par le Soleil
caressé par le parfum des pinèdes et de la mer
J’avais autour de moi une grande famille maternelle
une grande famille paternelle
j’avais des frères, des cousins, des oncles, des tantes
des nourrices, des bonnes, des vice-mères
des grandes réunions
des grandes bouffes
et promenades
et plongeons
et chansons
et petites joies
et petites découvertes…
(on avait le temps de s’ennuyer)
(et les lecteurs d’en avoir marre, justement…)
Giovanni Merloni
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