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Quand on arrive à la lettre Q, on s’aperçoit tout de suite de son inquiétante présence quantitative et qualitative dans nos querelles et quiproquos quotidiens : « en quête de quoi les gens du quartier ondoient-ils tous les jours entre le quai du canal et le quai de la gare ? »
En Angleterre, en Italie aussi, une question semblable serait considérée comme un véritable quiz, auquel presque personne ne saurait répondre. En France, il y a bien sûr le Quatrain quotidien d’Élisabeth Chamontin — et bien sûr la voix immortelle de Raymond Queneau — pouvant lui donner des réponses quand même adéquates, sinon quasiment parfaites.
Quant à moi, je suis incapable de trouver dans le dictionnaire d’autres mots ainsi qualificatifs que les précédents de l’importance majeure de la lettre Q. J’essaierai alors d’en extraire la Quintessence, résidant peut-être dans le mot Quadrivium, ancêtre directe du carrefour et du croisement, c’est-à-dire le point unique où toutes les voies se rencontrent ou, si l’on veut, le lieu de départ de toutes les routes s’en éloignant pour atteindre les quatre bouts du monde.
Je ne crois pas qu’à Rome puisse se rencontrer l’Aleph de Borges, bien sûr… Mais, je veux me risquer en allant à la rencontre de ce « Qui-va-là » qui a frappé mes oreilles lorsque je suis arrivé, à cheval de ma dernière chimère galopante, près d’un lieu qu’on appelle Quo vadis, choisi par le prix Nobel de Littérature 1905, Henryck Sienkiewicz, pour y situer son roman historique homonyme,. Un lieu d’ailleurs très agréable, simple et dépouillé de toute présomption…
Oui, ce « Qui-va-là ! » me fait peur… Une peur que pourtant je suis obligé de mettre de côté, car je dois d’abord résoudre une question qui m’affole : « est-ce qu’il y avait le point d’interrogation dans la plaque installée près de cette bifurcation historique et mythique entre deux rues romaines ? »
Je suis très reconnaissant à Maria Teresa Lanza, géniale écrivaine et essayiste de Rome (habitant Milan) que j’ai eu la chance, il y a longtemps, de fréquenter avec ma famille.
Elle soutient, dans un de ses bouquins très fouillés et rares, que les Italiens, — dont je fais évidemment partie pour le meilleur et pour le pire —, seraient héritiers de deux personnages aux tempéraments opposés, mais, de quelques façons, complémentaires : en premier don Quichotte de Miguel de Cervantes ; deuxièmement don Abbondio d’Alessandro Manzoni.
En fait, le personnage de don Abbondio, peu connu en France, est la Quintessence du lâche intelligent, non dépourvu d’humanité, dont nous avons eu beaucoup de représentations efficaces par le biais d’acteurs incontournables comme Totò, Alberto Sordi, Vittorio Gassmann, Ugo Tognazzi et Nino Manfredi.
D’ailleurs, don Abbondio correspond aussi à la figure de Sancho Panza, le paysan sage et rêveur, sans pourtant en assumer le penchant pour les illusions…
Tandis que je me rends vers le Quo vadis (auquel j’enlève par prudence le point d’interrogation), j’entends encore résonner ce « Qui-va-là ! » dans mon crâne. Mais d’où vient-il ? De la rue Appia ou de la rue Ardeatina ? Du sentier montant du parc mitoyen ou bien de la porte ouverte de la petite chapelle votive (hébergeant un buste assez discret d’Henryck Sienkiewicz) qui prête son ombre baroque au carrefour ?
En m’approchant du Quadrivium tout comme Œdipe — étourdi moi aussi par un gros caillou qui venait juste de tomber de travers sur mon front —, j’essayai inutilement de fredonner Que sera sera.
Je n’avais pas d’haleine dans ma gorge. Mon sentiment d’égarement dépassait même celui qu’on prouve lorsqu’on s’aventure dans l’esplanade des Quinconces à Bordeaux. Je dus me sauver alors dans la sombre fraîcheur de la petite église.
Ce fut là-dedans que la Quintessence de l’emportement convulsif se matérialisa dans mon esprit et dans mes veines. Mon portable, depuis longtemps oublié à trois centimètres du cœur, c’est-à-dire dans la poche intérieure de mon veston indien, explosa dans un cri désespéré et menaçant.
— Où vas-tu ? me demandait une voix jamais entendue avant au téléphone.
— Tu es… Quirina ! Euh… je suis juste dans le lieu où, selon la légende…
— Quoi ?
— As-tu jamais entendu parler de Quo vadis ? Tu devrais connaître bien cet endroit. N’es-tu pas archéologue ?
— Tu nous laisses dans la bagarre et dans le désordre et te sauves dans ton île heureuse, me dit Quirina.
— J’ai tout organisé pour le séminaire de demain, lui dis-je. Maintenant, je suis tellement agité…
— Chacun a ses problèmes, dit-elle. Tu as de très bonnes qualités, mais tôt ou tard tu te laisses attirer par le gouffre.
— Il n’y a aucun gouffre, ici. Je dois prendre une décision, c’est tout.
— C’est moi qui ai besoin d’aide ! C’est moi qui dois prendre des décisions ! protesta Quirina.
— Ici il n’y a qu’une fourche, essayai-je de lui expliquer. Sur la droite on poursuit pour le parc de l’ancienne Appia. Sur la gauche on arrive aux Fosses Ardéatines. Des morts partout.
— Il faut penser aux vivants !
— Tu veux venir ici ?
— Étrange proposition, la tienne.
— Écoute, Quirina, si tu veux parler avec moi, on peut bien le faire ici, pourquoi pas ? Je traîne en long et en large, pour le moment je ne suis capable de faire mieux. De temps en temps je vais m’étendre dans un coin de pré qu’il me semble confortable…
— Tu m’inquiètes…
— C’est toi, au contraire, qui as besoin d’une voix amicale. Est-ce que la mienne peut te suffire ?
— Oui, j’ai besoin de parler à quelqu’un. Je te rejoins dans un quart d’heure. J’ai la moto, une Vespa !
Tandis que j’attendais, la queue de voitures venant de Porte Saint-Sebastien augmentait. Essoufflés, les gens descendaient, prêts à s’engueuler l’un l’autre au moindre prétexte. Heureusement, personne ne s’occupait de moi. Je considérai les avantages de la moto en cette circonstance-là. Cette stagiaire de l’Université, que mon drôle de poste m’avait fait rencontrer et maintenant travaillait coude à coude avec moi pour préparer une contribution au séminaire sur « Rome et… », était plus jeune que moi d’au moins quinze ans. Jusque là on n’avait pas eu occasion de toucher un argument personnel quelconque. Maintenant, elle allait faire le slalom autour de ces carcasses pour toucher finalement ce rivage incandescent que j’avais choisi dans le hasard le plus total. Rien que pour couper le fil brouillé de ses pensées fixes, peut-être.
— Quo vadis ? me demanda un garçon de 12-13 ans. Enfant de chœur dans la petite église, il devait assister le curé dans une messe funèbre.
— Je ne suis pas Jésus, dis-je timidement, tu n’es pas Saint-Pierre non plus. Pourquoi tu me dis ça ?
— Ce soir on fera un film sur les catacombes…
Je m’appuyai contre la grille du parc. Il avait suffit le temps du colloque téléphonique avec Quirina pour que ce lieu ne fût plus tranquille. Je me réfugiai dans la vision de cette amazone-centaure en train de se plonger avec son casque plein de cheveux au milieu des fumées et des flèches de chaleur violente : elle avançait déjà telle un sous-marin glissant sur le fond accidenté d’une mer sombre, percée par des fils de lumière verte.
J’avais désormais perdu le compte des motos défilant sous mon nez qui faisaient vibrer mes oreilles. Je commençai à m’interroger sur la nature du rapport entre cette experte d’anciennes pierres et les deux roues, au lieu de récapituler les questions que j’avais depuis longtemps envisagé de lui demander, en confidence. Devais-je résister dans mon poste, réagir aux vexations qu’on me faisait ? Ou alors, de quelle façon pourrais-je m’en sortir la tête levée… Mais, le vacarme des klaxons et les rigides préparatifs des funérailles envahissaient tellement l’espace du Quadrivium que je ne réussissais pas à me concentrer..
Dans mon imagination en panne, la moto de Quirina dessinait des gribouillis sur la page blanche et grise de ma ville mentale, gravée sur du papier recyclé. Ou parfois elle semblait vouloir m’indiquer de précises voies de fuite que je pouvais interpréter comme autant de voies d’accès, de nouvelles routes à battre. Des pistes merveilleuses jaillissant par enchantement même dans les lieux les plus inaccessibles.
Tandis que moi, j’avais cessé de regarder dans la direction d’où Quirina aurait du arriver, elle, la femme-motocyclette, s’était vite changée en tailleuse ou plutôt en machine à coudre, engagée dans un élégant mouvement sautillant. Je croyais d’être glissé de but en blanc dans une véritable hypnose ensoleillée, où cette femme de la fortune se déplaçait en souplesse tout en traînant un invisible fil d’Aryane, suffisamment costaud et adapté à renouer de nouveaux espoirs, lorsque Quirina arriva.
Je pourrais avoir confondu comme dans un film d’Alain Resnais mes rêves avec mes souvenirs, ma peur de don Abbondio avec la témérité de don Quichotte, la lumière aveuglante, qui m’avait obligé d’arrêter la course désespérée, avec le sombre de l’église ou de cette gracieuse guinguette…
Une chose est sûre, dès que le casque de Quirina s’était affiché et que la Vespa blanche avait été garée avec une lourde chaîne près d’un poteau électrique, les voitures avaient disparu et le corbillard noir aussi s’était volatilisé.
Maintenant, l’ancienne bifurcation romaine avait repris son aspect de calme millénaire. On rentra dans le local qui se faisait apprécier pour la petite originalité de proposer une cuisine végétarienne.
Là-dedans, Quirina me parla avec enthousiasme de son fils n’ayant pas encore un an, qu’elle avait voulu coûte que coûte, nonobstant le manque…
– Son nom est Quasinodo. Le jour je l’appelle Quasi, la nuit Modo…
Tandis qu’elle me racontait son histoire au milieu de larmes continues et résignées je lui parlais à ma fois des choses absurdes qui m’arrivaient. Mais, comment pouvait-elle me comprendre ? Et moi, comment pouvais-je accueillir de façon humaine et concrète son appel ? Nous étions tous les deux dans des beaux draps !
— Et quand nous aurons tout dit, tout vomi, est-ce qu’on aura trouvé la façon de nous aider l’un l’autre ? ce fut une de mes phrases les plus maladroites.
— Tu as eu peur de vivre un amour partagé jusqu’au bout, dit-elle.
— Oui, l’amour pour une ville… répondis-je. Mais, je vois que tu sais encore très peu de moi.
Une fois sortis, nous fîmes une petite promenade dans l’allée des cyprès. Je regardai cette femme hagarde et pensive avec un étrange état d’esprit. Peut-être tout ce qui m’arrivait dans les derniers temps avait eu affaire avec ma solitude ? Je décidai de réagir, en me disant qu’il fallait d’abord sortir du trou.
— Ou vas-tu, Domina ? demandais-je.
— Je rentre à mon bureau, puis je vais récupérer Quasimodo à la maternelle. Et toi ?
— Je traîne par ici. En fait, je dois encore décider la route à prendre, comme Œdipe. Peut-être que je me trompe, que je prend la route d’où arrive mon père, et que je le tue pour devenir l’amant de ma mère.
— Ta mère est morte. C’est l’unique chose que je sais de toi.
— D’accord, je ne rencontrerai personne. Merci du bon présage ! Donc je continuerai à marcher, jusqu’au tombeau de Cecilia Metella…
— Et moi, qui vais-je rencontrer ? me demanda-t-elle.
— Quelqu’un qui tient vraiment à ton bonheur…
— …Auquel je devrais me sentir liée par un sentiment réciproque, dit-elle brusquement.
— N’as-tu pas compris que je suis la Quintessence de l’italien moyen, un parfait don Quicondio ? Je m’en suis bien aperçu tandis que je t’attendais. Mes pulsions égales et contraires sont une formidable garantie d’immobilité.
Quirina s’était hissée sur la Vespa :
— Il n’y a pas que deux voies, mon ami. Trouve bien la troisième !
— Je n’en vois que deux, mon amie. Regarde ! Sur l’Ardeatina s’affiche de toute évidence mon côté gascon et protecteur, qui m’agace et d’ailleurs ne pourrait pas te plaire. Là, sur l’Appia, c’est l’homme prudent et pourtant maladroit qui s’installe, lâche et plein d’élans inutiles et dangereux. Celui-ci est obligé de reconnaître qu’on risque très facilement de glisser dans les quiproquos.
— Une vie sans quiproquo ne pourrait pas exister ! dit-elle. Et rappelle toi, dans l’amitié comme dans l’amour on aime plutôt les défauts que les mérites. Ceux-ci nous agacent, nous énervent. Ne vois-tu pas où t’ont amené tes mérites à toi ?
Au couchant, je me promenais seul au milieu des ruines de la rue Appia, une marguerite entre les dents. D’un coup, je m’aperçus que Quirina marchait à mon côté.
Elle souriat, me demandant pourquoi j’avais dû attendre si longtemps avant de trouver la bonne route. Je lui répondis qu’elle avait dit, sans s’en apercevoir, un mot, rien qu’un mot vraiment clair et efficace parmi des phrases par milliers, peut-être inutiles.
— Quel mot ?
— Réciproque.
Toute incertitude venant d’un lieu comme Quo vadis avait largement perdu son importance dès que l’amour s’était installé entre nos âmes désemparées.
— C’est dans la réciprocité la Quintessence de la vie ?
— Oui, Quirina.
Mais, dorénavant, ne me quitte pas !
— Que sera sera, fredonna-t-elle, tout en caressant l’inscription Senatus Populus Que Romanus.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 30 juillet 2013
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J’ai aimé beaucoup la chanson final: une vraie surprise, un cadeau !