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« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles…
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! — »
Arthur Rimbaud, Voyelles, 1872.
On est arrivé à la lettre O., dans ce bizarre voyage à rebours de la mer à la montagne, de l’estuaire à la source primordiale de mon alphabet renversé. Après tout ce qui s’est passé avec le P., ou le S., cette voyelle colorée de bleu par le génie enivré d’Arthur Rimbaud voudrait tout de suite me rassurer : dans la quête Obsessionnelle de l’Occident, dans cette poursuite acharnée des derniers rayons de soleil et dans cet espoir d’arrêter le jour juste au couchant… l’O. serait une Oasis dans le désert ou aussi un Océan tranquille ondoyant dans un verre d’eau…
Comme un pneu peint en rose, jeté sur le poil de l’eau en guise de bouée de sauvetage, l’O. se révèle, en définitive, une véritable lettre de gomme, rebondissant à l’infini sans jamais se faire mal.
Pourtant, c’est justement cette insouciance rebelle de l’O. qui m’inquiète, avec son attitude à l’Objection et à la provocation, venant de loin, de la profondeur ancestrale de chaque langue et de toutes les langues.
M.C. Escher (1898-1972), Het Palais, La Haye, Hollande
N’y a-t-il pas dans les célèbres « sanglots longs des violons de l’automne » de Paul Verlaine une lutte souterraine et sans répit entre la langue orale, fondée davantage sur les sons, et la langue écrite, de plus en plus soumise à des lois et des règles inflexibles ?
Dans ces vers la présence sonore de l’O. marque la cadence et l’esprit mélancolique du poète, tout en plongeant le lecteur dans un état d’âme presque héroïque et réconforté…
Pourtant, ce n’est pas rassurant du tout, que de découvrir combien de fois l’O. résonne dans une infinité de mots qui en contiennent le son !
Un verre d’O. ? Suis-je autorisé à le dire ?
Ai-je la permission de profaner la science de la parole en disant que l’O. s’écarte nettement des autres voyelles — et de la plupart des consonnes — à cause de sa silhouette ressemblant au visage de la Lune, pour sa forme d’auréole ou d’anneau, de tête sans corps et aussi de zéro ?
Puis-je m’exclamer que cet O. merveilleux suscite en moi des réactions d’enthousiasme presque amoureux lorsqu’il se marie bizarrement et de façon inattendue à d’autres voyelles ?
N’est-ce pas le même pour vous ? Ne voyez-vous pas, vous aussi, que l’O. est l’essence même de la liberté expressive lorsqu’il se marie à la U. et à l’E. juste pour Ouvrir un Œil ?
Ne tombez-vous pas à terre, en proie au délire, lorsque vous entendez les mots Lisboa, Pessoa, Socoa, tout comme les sons Bilbao ou Certao ?
M.C. Escher (1898-1972), Het Palais, La Haye, Hollande
La voyelle O. est tellement nécessaire, tellement habile, portée à fusionner, comme un jongleur, avec les autres voyelles avec des effets tout à fait différents dans les différentes langues, qu’on aurait du mal à imaginer une vie ou seulement une page sans elle.
D’ailleurs, comme dans le cas du verre d’O., cette voyelle ne fait qu’un avec le nom où il s’installe. Il suffit de penser à Charlot et à Totò : la sonorité retentissante de l’O. dans ces deux noms n’est pas étrangère à leurs succès éternels, comme d’ailleurs les O. qui sursautent dans les deux noms de Stan Laurel et Oliver Hardy réunis à jamais dans un gag infini…
Charlot, Totò, Stanlio et Ollio, tout comme les « sanglots longs » ! Toujours cet O. au centre, capable d’animer une scène ou des vers immortels avant de disparaître dans l’éternel oubli.
Cela va me rendre fou, car tôt ou tard ce dangereux exercice m’emmènera à ressusciter aussi un à un les sons longuement cachés de ma langue maternelle jusqu’au point de dire : « chez nous… »
Chez nous, en Italie, l’Occhio (l’Œil) ou l’Oblò (le hublot), l’Orto (le potager), l’Osso (l’Os) et l’Olmo (l’Orme) sont tellement comblés par cette lettre qu’on dirait qu’ils aspirent à se fondre avec elle…
M.C. Escher (1898-1972), Atrani (Côte Amalfitaine). Het Palais, La Haye, Hollande
Combien de mots deviendraient moches et insupportables si on leur enlevait un O. ! Je me souviens d’une fête qui devait se dérouler, au temps de mon enfance, chez Octave, un camarade de mon frère. Après de grands préparatifs, habillés avec les pantalons du dimanche, nous allâmes au rendez-vous. Mais Octave, le fils du concierge, était tombé malade et la fête avait été complètement oubliée. Sur le cagibi en face à son appartement au rez-de-chaussée il y avait une enseigne amputée : C NCIERGE… Dès lors, Octave était devenu le fils du concierge sans l’O.
Ce sentiment de manque et d’abandon ne me quitte pas. L’O. est tellement Obéissant qu’il m’Oblige en me transformant en Otage. D’ailleurs, à cause de ses rondeurs, l’O. fait souvent l’objet d’histoires Osées (se révélant toujours des histoires de manque)…
Comme l’Histoire d’O., bien sûr. Mais aussi, si l’On examine les coïncidences avec attention, cela arrive dans la plupart des intrigues, que la forme tout à fait charnelle de l’O. joyeusement favorise. Dans les Affinités électives de Goethe, par exemple, Otto, l’enfant d’Édouard et Charlotte, ressemble comme une goutte d’O. à Odile (Ottilia), qui ne peut absolument pas en être la mère. Le paradoxe de cette circonstance est souligné par la ressemblance des deux noms commençant tous les deux avec la lettre O. Cela ajoute d’ailleurs une énième touche dramatique au jeu littéraire qui avait déjà préfiguré l’inéluctabilité du bouleversement des destinées amoureuses de deux couples, quand ils sont Obligés de vivre au-dessous du même toit.
Île de Procida (Naples), photo de Giovanni Merloni
Tout change lorsque l’O. rencontre des consonnes schizophrènes comme le z. Au contraire de l’Histoire d’O., proposant le revers de la médaille de l’hypocrisie et du manque de sentiments positifs dans la vie réelle, dans Le Magicien d’Oz on assiste à une évasion qui aidera Dorothy, la jeune protagoniste, à devenir adulte. Elle aimera ce qu’elle avait déjà : un abri confortable, deux bons parents et trois amis chaleureux.
Une fois enlevés les zigzags et les foudres du z, l’O. s’affiche finalement comme une Oasis de paix, ou aussi comme une bouée en forme d’O. qui vous attend, clignotant de l’Œil, au milieu de l’Océan pour vous sauver ou vous enliser dans une paresse Oisive.
Il est à la fois le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault et le lit de mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix. En équilibre parfait sur ces planches extrêmes, vous pourriez trouver les corps allongés l’un sur l’autre d’Othello et d’Ophélia ou seulement un petit livret d’Opéra.
Quel est le secret de l’O. ?
Est-il, en même temps, la lune et le puits qui la contient ?
Est-il le reste de l’Orgueil des civilisations Opprimées par la violence Obtuse des Oppresseurs ?
Est-il l’Oloé d’Anne Savelli : ou lire ou écrire ?
Ô qu’elle est jolie cette voyelle en forme d’Œuf ou de visage Ovale ou de miroir ou d’ancienne photo de famille !
J’y vois une jolie fille aux cheveux longs, aux yeux de lune. J’y vois aussi un hublot d’où ce serait facile d’entamer la montée à l’Olympe…
Amsterd-tram, photo de Gabriella Merloni
Pourtant, mon cher lecteur, je me permets, en passant, de vous faire une confidence. Avec l’O. j’ai eu envie d’arrêter brusquement et définitivement mon voyage insensé dans l’alphabet. Eh, oui ! Même dans ce chemin renversé, cela va prendre des proportions inattendues.
D’abord à cause d’une certaine inévitable prolifération des alphabets, des saisons, des signes zodiacaux et des jours de la semaine dans notre petit monde de lecteurs-écrivains, avec la conséquence d’un surplus de choses à lire et à voir… comme dans une sorte de festival d’Avignon permanent où alors une passerelle infinie d’artistes à jeun entrant et sortant du métro parisien avec leurs histoires douloureuses et répétitives. Quel est le sens de tout ça ? Était-ce exactement cela ce que je voulais dire en m’adonnant à ce chapelet de noms et de coïncidences ? Tôt ou tard, un sentiment de vague inutilité se déclenche partout, en chacun de nous, lorsque l’Obstination devient l’unique essence pour notre voiture épuisée…
Cette dernière réflexion s’est affichée soudaine pendant une pause de mon tour (de force) dans les Pays-Bas, deux jours avant la mi-août. J’étais péniblement appuyé au parapet d’un des innombrables canaux Saint-Martin d’Amsterdam, lorsque j’ai vu un tramway blanc s’arrêter sur le pont. Pour profiter à tour de rôle de l’unique rail au centre de la longue rue remontant du Rijksmuseum jusqu’à la gare Centrale, c’était prévu qu’à chaque pont les deux tramways, qui font le service dans les deux directions, se rencontrent.
En voyant cela, j’ai pensé à Brigitte C. et à son blog. « À quelle lettre sera-t-elle arrivée avec sa ligne alphabétique régulière descendant de A à Z lorsque je serai, dans ma marche contraire, à l’O. ? Aurons-nous le temps, une fois sur le sommet du pont, de nous échanger quelques mots ? »
Giovanni Merloni
Gabriella Merloni, Banks of Ohio
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 25 août 2013
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Brigitte espère sincèrement ne pas avoir contribué à cette envie de mettre fin à ce qui est unique, différent, goûteux !
N’a rien à voir avec aucun des abécédaires cette glorification joyeuse des lettres !
En attendant, zut, o c’est demain… j’étais ravie d’avoir peu de mots et voilà que malgré mes efforts je viens d’en cueillir deux pleins d’autorité
En fait, comme tu sais bien, l’engagement de A à Z (et vice versa) est très lourd à respecter toujours avec le même esprit. Les vacances aussi avaient contribué à couper un peu le souffle. Mais finalement, avec cet O. « de gomme » je crois que dorénavant je suivrai un parcours moins improvisé au jour le jour. J’espère non moins sincère. Merci, aussi pour le partage de cette expérience commune.
Dans « Giovanni Merloni », je distingue deux « o » indispensables si l’on ne veut pas découvrir ailleurs l’incertain Givanni Merlni…