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« Non, tu ne trouveras pas de meilleure photo, j’avais cherché aussi. La photo en question est mauvaise, avec un reflet, parce que c’est moi qui l’ai prise, d’un vase qui se trouvait dans des galeries un peu à l’écart, avec des œuvres de seconde zone au MET à NY. Il n’était pas indiqué qu’il s’agissait de Scylla, mais je l’ai reconnue et j’ai voulu la garder. »
Au commencement de notre échange Danielle Carlès et moi, dans l’esprit des vases communicants  (*), nous avions envisagé d’exploiter justement le thème des « vases physiques » (anciens ou antiques, nouveaux ou modernes), qu’après, pour des raisons multiples, nous avons abandonné.
Elle m’avait pourtant envoyé ces deux photos, que j’avais d’abord observées de façon distraite. D’emblée, j’avais marqué surtout deux choses : la présence d’une lumière presque aveuglante dans un antre sombre et mystérieux ; le contraste entre le vase rond et lisse (ou plutôt une jarre)  et la sculpture superposée. En y revenant aujourd’hui, aidé par les mots de Danielle, je me rends compte de l’émotion qu’elle a éprouvé en faisant cette découverte.
Dans la mythologie méditerranéenne qui est à la base de notre culture, Scylla et Charybde sont placés, entre Calabre et Sicile, au centre géographique et psychologique d’un monde immense peuplé des premiers poètes, philosophes, artistes et dramaturges. Peuplé aussi de nymphes, monstres et divinités ambigües en lutte continue. Quant à Scylla, ce monstre à plusieurs têtes garde, dans ses différentes iconographies, une beauté inexplicable. Pourtant, on a du mal à imaginer qu’il ait pu jaillir d’une figure féminine convoitée par le dieu Glaucos et la magicienne Circé. Et ce vase — condamné peut-être à attendre pendant quelques siècles encore dans une grotte obscure — souligne cette destinée contrariée par le décalage, tout à fait conscient, entre la surface lisse de la terre cuite (gardant encore des traces de l’ancienne peinture en bleu) et cette excroissance animée en forme de serpent ou de sirène multiple.
Tout en me souvenant des nombreuses suggestions venant, depuis toujours, de ce lieu et « topos » unique (appelé dans ma langue « Scilla-e-Cariddi »), j’ai imaginé d’assister encore une fois à Così è (se vi pare)  de Pirandello, le grand dramaturge sicilien qui a su exprimer mieux que beaucoup d’autres la contrariété et même la scission intérieure qui se cache dans l’esprit et dans l’âme des peuples méditerranéens. Il suffit de rentrer dans l’esprit de cette pièce pour s’apercevoir combien l’ambigüité de la métamorphose qui touche Scylla (et Charybde) rentre parfaitement dans notre ADN personnel et collectif, aussi dans la beauté que dans la laideur de nos actions quotidiennes.

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Des traductions communicantes
entrevue avec Danielle Carlès

Danielle Carlès s’occupe depuis toujours de littérature latine et de la traduction de ce monde immense et encore tout à fait vivant dans les langues latines d’aujourd’hui. Niçoise, elle a des racines familiales importantes en Italie. Cela est probablement une raison en plus pour se consacrer à la grande civilisation latine, dont l’Italie et la France sont les deux héritiers et continuateurs les plus importants.
Danielle Carlès est donc en train de fouiller dans un puits sans fond pour en faire ressusciter les perles, bien sûr à partir de ses auteurs préférés, Horace et Virgile en premiers.
Voilà, à partir de ces premiers traits, je voudrais atteindre le résultat d’un portrait fidèle. Pour obtenir cela, je vais lui poser des questions.

GM : Tu es née dans la ville natale de Giuseppe Garibaldi, héros national en Italie et personnage vraiment unique. Donc, dans mon imaginaire, à côté de la fameuse « promenade des Anglais », il y a l’idée d’un mélange très fort, à Nice, même aujourd’hui, entre Français et Italiens. Est-ce vrai ?

DC : Aujourd’hui il y a toujours beaucoup d’Italiens à Nice, c’est normal, puisque nous sommes voisins. Toutefois, il n’y a pas si longtemps que ça, les échanges n’étaient pas entre deux nations, la France et l’Italie, mais la frontière séparait  et rapprochait le Comté de Nice des terres du Royaume de Piémont-Sardaigne. À Nice nous ne sommes français que depuis 1860. Quasiment tous les Niçois comptent des Piémontais dans leur famille. C’est le cas chez moi. J’ai toujours eu l’idée que j’avais un pied de chaque côté des Alpes, d’autant que ma grand-mère piémontaise vivait chez nous, que j’ai appris la cuisine avec elle et la plupart des choses importantes de la vie. Le niçois était censuré à Nice, on s’appliquait même à gommer notre accent. Mes grands-parents niçois, sur la mise en garde des instituteurs, n’avaient pas transmis leur langue à mon père et mon oncle. Ils évitaient de parler niçois devant nous. Mais à la maison ma mère et ma grand-mère passaient librement du français au piémontais entre elles. Je l’ai gardé dans l’oreille, sans savoir rien dire à part quelques expressions. Avec les cousins transalpins l’habitude était qu’ils s’exprimaient en italien ou piémontais, selon qu’ils vivaient en ville ou à la campagne, et que nous répondions en français, et l’on se comprenait bien comme ça.

GM : Tu as donc, toi-même, des racines italiennes. Est-ce que cela a un rôle dans ton amour pour la langue latine ?

DC : Mon intérêt pour les langues, il y a une chance que ça vienne d’une question très profonde sur quelle est vraiment ma langue (français ? italien ? niçois ? piémontais ?) et que je n’avais pas vraiment droit à toutes. Mais le latin j’y suis venu  par un chemin détourné. Je n’ai pas fait d’études classiques, j’étais plutôt « scientifique » au lycée et dans une filière « moderne », ni latin, ni grec, et peu de langues vivantes. Sauf que j’aimais la littérature. Et c’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas choisi Lettres en entrant à la fac. J’ai commencé par faire des études de philosophie. Puis, à cause de la philosophie il y a eu un besoin urgent d’apprendre le grec, et par curiosité, en même temps que le grec, le latin. Plus tard j’ai finalement choisi le latin plutôt que le grec, d’abord parce que j’avais plus de chance d’obtenir un poste en latin à l’université, ensuite parce que j’ai fait une thèse en linguistique ancienne et que l’étude du latin, délaissée par rapport au grec, offrait des opportunités de recherche vraiment passionnantes. Peut-être qu’un de ces jours je me mettrai à traduire du grec, des poètes.

GM : Dans l’histoire de notre civilisation commune le personnage-clé, à mon avis, a été Julius Caesar. D’ailleurs, il était entouré par des figures de poètes et d’écrivains de la hauteur de Lucrèce, Catulle, Salluste, Cicéron. Le même Caesar était un grand écrivain. Tu aimes, toi aussi, cette période dialectique et de grand bouleversement politique et culturel ?

DC : Je peux dire que j’aime Lucrèce (passionnément) et Catulle et beaucoup Cicéron. Salluste j’avoue l’avoir très peu fréquenté, je n’ai rien à en dire. Quant à Jules César, il est redoutable, d’une intelligence hors du commun, et il  a imposé pour des siècles une certaine figure du pouvoir… que je refuse. Je souffre de savoir qu’on a exposé la tête et les mains tranchées de Cicéron plus que je n’admire les victoires de César. Le fait est que cette période est décisive, que nous vivons toujours dans l’orbite de ce moment de l’histoire, et qu’il est indispensable pour le comprendre de l’étudier.
J’ai aussi envie de dire qu’au départ je suis plutôt une spécialiste du latin archaïque et même de la période pré-documentaire, dans une perspective de reconstruction linguistique à partir des matériaux attestés, selon la méthode de ce qu’on appelle l’indo-européen. J’ai donc une vive conscience de la durée dynamique dans laquelle s’est inscrit le bouleversement de l’époque « classique » dont tu parles.

GM : Je suis convaincu que les véritables héritiers de la civilisation romaine, c’est-à-dire ceux qui en gardent aujourd’hui l’âme constructrice, l’esprit d’organisation et de diffusion de la culture, ce sont les Français aussi que les Italiens de certaines régions du centre-nord. Qu’en penses-tu ?

DC : J’ai beau chercher comment répondre, en fait je ne sais pas, tout simplement, je n’ai pas d’arguments.

GM : J’aime beaucoup Virgile. Pas seulement parce qu’il nous a donné l’Eneide, mais aussi pour Titire, son personnage autobiographique. En fait soit Virgile soit Horace, ils ont dû trouver leur voie de fuite, la moins douloureuse que possible, à l’intérieur de la « politique culturelle » d’Auguste. C’est la « nature bucolique » pour Virgile et le carpe diem pour Horace. Raconte-moi de « ton » voyage dans Virgile…

DC : Pour Virgile c’est la nature bucolique, mais pas seulement, c’est la nature dans toutes ses manifestations. Et la grande découverte, c’est la manière exceptionnelle dont ce poète « bucolique » parle de la mer. Je dis « grande découverte » parce que ce n’est qu’en le traduisant que je me suis rendu compte de ça. À lire les traductions, enfin la traduction universitaire « officielle », je ne comprenais rien à Virgile. La chance, c’est qu’Horace et Virgile étaient successivement au programme les deux années où j’ai préparé l’agrégation. C’est là que j’ai commencé à toucher du doigt ce que traduire voulait dire. Je suis restée ensuite avec mon envie rentrée de traduction : ce genre de travail n’est guère valorisé à l’université. Après « l’accident » qui m’a obligé à quitter l’enseignement j’étais extrêmement fatiguée, je ne pouvais plus randonner ou faire du bateau comme avant. Je me suis embarquée avec Virgile, j’ai relancé ma vie en traduisant le livre I de l’Énéide. Je l’ai traduit trois ou quatre fois à la suite : je cherchais un rythme. Au début en prose, puis en alternant des octosyllabes et des alexandrins, selon les besoins, librement. J’ai tenté le décasyllabe. Je ne voulais pas de rimes. Finalement quand j’ai commencé à le mettre en ligne c’est encore une autre traduction que j’ai faite sur les précédentes, renonçant à compter les syllabes, mais pas de prose non plus. J’ai fait également, mais non publié, une tentative sur un morceau assez long en vers justifiés, avec et sans ponctuaction, mais ça c’était un peu de la folie. Je voudrais dire que je ne m’interdis pas de jeter un coup d’œil sur les traductions existantes, mais pas de manière systématique, je ne travaille pas avec elles, je ne les compare pas, sauf en cas de litige, assez rare. Je trace dans le texte mon propre chemin directement à partir du latin.

GM : J’aime énormément aussi le Virgile qui accompagne Dante jusqu’au sommet du Purgatoire. Sans Virgile, je crois qu’il n’y aurait pas le décalage suprême entre rêverie et réalité dramatique qui fait l’immortalité et la modernité de la « Divina Commedia ». Venant à la langue, sous le profil lexical, la langue italienne semble être la plus proche à la mère latine. J’ai d’ailleurs l’impression que c’est le français, au point de vue de la syntaxe et de la grammaire, la langue la plus proche du latin. Peux-tu éclaircir mes idées sur ce point ?  

DC : En réalité, aussi bien le français (mâtiné de germanique : n’oublions pas les Francs qui nous ont donné leur nom) que l’italien, comme toutes les autres langues dites romanes, sont dérivés du latin au prix d’une forte mutation qui touche essentiellement la syntaxe. Un seul exemple, mais décisif : en français ou en italien, ce n’est pas la même chose de dire : le lapin tue le chasseur / il coniglio uccide il cacciatore ou le chasseur tue le lapin / il cacciatore uccide il coniglio, c’est l’ordre des mots qui décide de qui fait quoi (devant ou derrière le verbe). En latin en revanche on pourra mettre les mots dans un ordre grammaticalement indifférent, en affectant les mots de marques distinctives : lapinUS tue chasseurUM = chasseurUM tue lapinUS = lapinUS chasseurUm tue = le lapin tue le chasseur et si l’on veut dire le chasseur tue le lapin, c’est : lapinUM tue chasseurUS (dans l’ordre qu’on voudra, tout le monde a compris, et relisez donc Molière : « Marquise de vos beaux yeux… »). Autant il est aisé de retrouver la trace du vocabulaire latin dans le vocabulaire italien et, dans une moindre mesure c’est vrai, français, autant la syntaxe latine est complètement « exotique » par rapport à celles de nos deux langues, et sur ce point français et italien sont à égalité.

GM : Je vois que ta traduction des classiques va bien au-delà d’une traduction en tout cas impeccable. Tu y plonges ta sensibilité contemporaine et aussi le talent d’une interprétation nouvelle. Tu rends avec passion l’actualité et même la modernité d’Horace et de Virgile. Mais où est l’essence de cette modernité ?

DC : Je suis un peu fâchée avec le terme de modernité, ne serait-ce qu’en raison du clivage universitaire (français) ruineux pour les uns et les autres entre Lettres Modernes et Lettres Classiques. Alors disons que la modernité des anciens c’est d’avoir été contemporains de leur époque. Et l’on finit, à force, par subir un genre de déformation du temps et vivre dans un présent continu d’eux à nous. Sauf que le reste du monde s’imagine que nous vivons dans le passé, mais c’est faux bien sûr.

GM : Tu crois au juste milieu, à l’aurea mediocritas dont nous parle Horace ? Cela peut être un modèle de société et de culture qu’on a déjà vu et qu’on pourrait continuer ?

DC : Sinon un modèle de société, du moins un modèle de vivre dans la société. L’idée me plaît bien oui. Il m’est difficile de dire plus.

DC : Danielle Carlès

GM : Giovanni Merloni

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(*) Rappelons que le projet de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre et Scriptopolis consiste à écrire, chaque premier vendredi du mois, sur le blog d’un autre, chacun devant s’occuper des échanges et invitations, avec pour seule consigne de « ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre ». La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte Célérier. Dans cet esprit ce blog-ci héberge Danielle Carlès et ses réponses à mes questions, tandis que je suis accueilli dans Fons Bandusiae, le blog de Danielle, que je fréquente et admire vivement.

Giovanni Merloni