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— Pourquoi ?
— Parce que le livre du « pourquoi »… Mon grand-père commençait à répondre. Tout de suite après, il appelait au secours sa fille aînée, toujours près de lui : de quoi disait-il le dicton ?
— Parce que le livre du pourquoi partit au large et se noya ! concluait ma tante Maria, toujours d’un ton de fausse solennité.
001_dalla finestra 180Depuis son antre merveilleux, que j’imagine constellé d’émeraudes et de perles rares ainsi que d’immenses trésors que peut receler un océan se réfugiant dans une grotte bleue, une amie que j’estime énormément pour son jugement indépendant et la légèreté de sa voix écrite, m’a dit : « Il me semble que tu as échappé, à la fin… »
Peut-être submergée par l’avalanche de mes dessins, souvent enchevêtrés et péniblement accrochés à des bouées aussi invisibles que prêtes à lâcher-prise, elle s’est immédiatement aperçue de la forme étrange des vers initiaux du .
À défaut d’autres contraintes et lois, cette cravate longue et étroite ressemble moins à une voile confiée au mistral qu’au chapelet des bigotes de Jacques Brel.
Cependant, avec son œil exercé et son attitude unique à pénétrer dans l’âme même des choses (et des personnes), mon amie a de but en blanc deviné le lien entre ce long drap blanc, gravé de mots illisibles, et l’évocation continue et souterraine de cette terrible impasse attendant notre personnage au passage.
Une redoutable Fourche Caudine où d’ailleurs tout le monde, au moins une fois dans la vie, risque de rester étranglé sinon carrément anéanti par une mort réelle ou figurée.
Ce fut le passage du Désir ? Ce fut le manque de prudence dans le trottoir étroit, toujours encombré de gens de la rue de la Fidélité ? Ce fut l’excès d’orgueil ou (qui sait ?) le délire d’omnipotence qu’on peut parfois assumer à l’embouchure de la rue de Paradis ?
Non, fausse piste. Ce fut dans une impasse sans nom d’une ville sans nom, dans un « non lieu ». Je ne dis pas, attention, que cela est arrivé dans un tribunal, où l’on accorde le « non-lieu » et qu’on laisse peut-être des criminels libres de nuire. Je ne suis pas un avocat, comme mon père, ni un professeur, comme ma mère. Donc, par « non lieu » j’entends évoquer une « terra di nessuno » où soudainement la réalité se présente sous une apparence tout à fait inattendue, renversée, paradoxale.
D’ailleurs, il n’y a nulle part, peut-être, un endroit dans le monde qu’on puisse appeler définitivement « non lieu », car ce sont surtout les hommes et les circonstances qui font l’essence d’un lieu. Et ce « non lieu » où se sont concentrées contre moi des forces assez négatives, en déclenchant des actions et réactions qui m’ont porté à changer radicalement ma vie, maintenant n’existe plus.
Je suis prêt à tout oublier et je n’ai surtout pas envie de raconter par le menu ce que j’ai vécu, car au fur et à mesure que le temps passe je m’éloigne des mauvais souvenirs pour rentrer bellement dans une espèce d’état de grâce.
En tout cas, je me dois d’une réponse à mon amie à propos de la forme bizarre de ce long ruban de mots à la taille de guêpe que j’avais appelé « brouillon en vers ». Ce ruban, ou drap, ou chapelet ou voile n’est en réalité qu’une corde. Une corde, suffisamment solide pour mon poids heureusement exigu, que mon nouvel ami Alfredo B. m’a aidé à confectionner avant de l’accrocher à la hampe du drapeau hissé sans façon dans la terrasse du douzième étage du Palais qu’une multitude d’employés dérangés appellent désormais avec résignation le « Palais des suicides ». Grâce à cette poésie en prose de la longueur de onze étages, j’ai pu effectivement m’échapper…
Bien sûr, au final, j’ai risqué de me tordre la jambe dans les derniers deux mètres de vide. Mais quelqu’un m’a aidé pour l’atterrissage aussi. Les sept femmes de ma vie se sont chargées d’apporter un beau matelas à deux places et, tout en suivant ma descente maladroite, dangereusement ondoyante, elles ont su intercepter la trajectoire de mon corps qu’elles ne réputaient en fin de compte pas tellement inutile.
002_un nonno 180Avant la fuite hasardeuse de mon corps, j’avais trouvé la façon de m’en sortir psychologiquement en m’intéressant à une histoire tout à fait étrangère à la mienne, qui pourtant lui ressemblait beaucoup. Je m’y suis plongé, même avec passion et acharnement, comme si c’était à nouveau moi la personne concernée.
 J’avais rencontré pour la première fois Alfredo B., mon bienfaiteur, près d’un endroit qui mériterait la première place dans une éventuelle liste de « non lieux ». Le train avait arrêté juste à côté de l’immense décharge de Malagrotta, d’où arrivaient d’effluves pestilentiels mêlés aux hurlements à bout de gorge de grands oiseaux blancs et noirs. Cet homme barbu et nonchalant, mais propre, s’aperçut immédiatement de ma monstrueuse faculté d’écoute et de repartie et en profita sans réserve. « Tu me pardonneras », me dit-il, « donne-moi une cigarette ! J’ai terminé les miennes… » Après le rite de l’allumette, cet homme unique dont je vous reparlerai, par des mots simples et directs, est parti doucement, ne faisant qu’un avec le train qui abandonnait la décharge, avec le récit de sa vie.
Tandis qu’il parlait, au cours d’un voyage interminable de Naples à Venise — lui assis sur son strapontin ; moi jetant la tête en dehors du compartiment de deuxième classe où les occupants alternaient de sentiments de gêne et d’envie pour ce penchant altruiste qui me faisait tordre le cou et ce fil de tabac bleu qui voltigeait en avant et en arrière de l’inconfortable couloir au bizarre chapeau de ma voisine (occupée tout le temps à dormir) — je réfléchissais aux pourquoi de nos deux existences parallèles. Des pourquoi difficiles à trouver quelque part dans le livre du pourquoi de mon grand-père. Combien de pages devrait-il avoir, ce livre, pour donner au lecteur intéressé la chance de deviner de but en blanc quelques choses ?
« Si l’on échappe à la prison et à la mort et qu’on nous laisse vivre sous un toit avec une compagne affectionnée, c’est déjà beaucoup », me dit Alfredo B. lorsqu’on était à la hauteur de la gare de Orte (le train avait dépassé Rome depuis trois quarts d’heure). « D’ailleurs, l’honnêteté et, en général, l’innocence n’ont pas toujours sauvé la vie des gens attaqués à cause de leur intransigeance ou alors de leur incapacité de s’adapter à la règle du jeu ».
Oui, le monde a tourné toujours comme ça, avec ce livre du pourquoi transformé en radeau plein de trous et cette épée de Damoclès (ou guillotine) prête à couper toute fantaisie de liberté.
Mais, est-ce qu’on a le droit d’essayer de répondre à l’autre pourquoi ? Pourquoi se vérifie toujours dans la vie de chacun, partout dans la planète, à toutes les époques, la même situation qu’un de nos acteurs comiques majeurs a su voir si bien, dans l’Italie en transformation de l’après-guerre ? Pourquoi, au milieu d’une masse de gens indifférents, n’y a-t-il pas, comme dit Totò, que « des hommes et des caporaux » ?
Celui-ci considère comme des véritables « hommes » ceux qui essayent à tout prix de vivre honnêtement, sans prétendre de s’imposer de façon abrupte et violente sur les autres, tandis que les caporaux ne se posent même pas le problème de l’honnêteté ou du respect de l’autre et, au contraire, profitent de toutes les occasions possibles et imaginables pour prendre le dessus, les caporaux ?
Enfin, puisque les choses marchent comme ça, de façon plus cachée et reculée, dans les sociétés plus civilisées et équilibrées, de façon plus évidente dans les sociétés moins solidement structurées, pour quelle raison arrive-t-il que quelqu’un ait parfois envie de nier l’évidence et se faire mal tout seul par une vie inévitablement difficile ?
Mais, se demande ma correspondante avec d’autres lecteurs sensibles, qu’est-ce qu’il est arrivé, au juste, dans la vie difficile d’Alfredo B. ?
Quelque chose de grave, bien sûr. Sinon, pourquoi aurait-il dû passer des mois et des mois sur un bout de strapontin à écrire son testament immoral ?
Pourquoi « immoral » ? C’était à cause de son accent napolitain très marqué ?

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Je me refuse d’envisager une action criminelle ni un syndrome de délinquant dans le passé non expliqué d’Alfredo B. Il ne parlerait pas d’un monde cynique et tricheur de cette façon transparente et naïve.
J’imagine bien qu’il a eu du mal, comme dit bien mon amie depuis son antre, à échapper aux pièges d’ennemis visibles ou invisibles. En tout cas, il a réussi à s’en sortir, s’installant finalement à Paris.
Certes, comme dit bien Àlvaro Mutis, il n’y a pas, nulle part, un endroit sûr, où l’on puisse se réputer hors de danger. Pourtant, ici en France, si l’on garde la petite ruse de l’attention, on gagne du moins l’agréable sensation de vivre en équilibre.
Nonobstant les dérives néo-libérales ne cessant de tourmenter l’Europe, à Paris on se sent de plus en plus citoyens du monde, de moins en moins égarés de la planète.
Donc, si nous nous trouvons ici, confortablement installés, cela veut dire qu’au moins un entre nous deux a su bien profiter d’une corde en forme de chapelet pour s’évader d’un Palais bourré de caporaux où se serait perdu même l’Arioste, le plus visionnaire parmi nos poètes.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 12 janvier 2014

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