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Ma mère le disait toujours : « Avant de mourir je veux partir en Amérique ». Elle nous disait d’ailleurs, quand on était enfants, pour nous rassurer : « Je ne pars pas en Amérique ! »
Combien de choses voudrait-on faire, avant de mourir !
Celle qui me tourmente le plus c’est écrire un livre. Écrire un livre avant de mourir.
Mais, de quel livre s’agit-il ? N’en ai-je pas écrit de livres, déjà ?
Il s’agit d’un livre que j’aurais voulu ou plutôt dû écrire.
Ou alors du livre que j’ai écrit inconsciemment au cours d’une vie qui n’a pas été longue, mais qui n’a pas été brève non plus.
Ou peut-être, il s’agit d’un tableau que je n’ai jamais pu faire. Une grande fresque…

001_agata disegno colorato Iphoto 180Heureusement, je trouve partout de strapontins auxquels m’accrocher, quand je n’ai pas carrément la possibilité de m’y asseoir. En fait près d’une fenêtre de l’appartement où j’habitais avec mes parents, dans le nouveau quartier de Monte Mario, il y avait une sorte de toboggan qui me donnait la chance de me rendre en un déclic dans l’appartement de mon grand-père maternel. J’entrais directement par la fenêtre et parfois, à cause de l’élan excessif, je cognais contre le « secrétaire », cette espèce de coffre-fort en chêne dont Alfredo était très fier. Pendant des années ce meuble plein de tiroirs blancs (verrouillés par des trucs impénétrables) ne fut pas accessible. Après la mort du chef de la famille, ma tante Augusta, qui s’était transférée, jeune veuve (1), dans cet appartement sombre et sans charme, refusa toujours toute complicité avec notre passion pour les fouilles rétrospectives, s’acharnant dans une protection aussi irréductible qu’impénétrable de la mémoire.
En fait, j’avais entendu ma mère raconter de la fabuleuse existence de lettres d’amour que mes deux grands-parents s’étaient assidûment envoyées, surtout à la veille de leur mariage en 1911.
Napolitaine, Agata vivait provisoirement à Macerata, dans les Marches, où son père, professeur de Droit, avait été nommé Recteur de cette Université. Alfredo, moins jeune qu’elle, appartenant à une famille aussi modeste que nombreuse, vivait à Naples, tout en alternant de brillants exploits dans les milieux universitaires comme professeur de Maths avec ses préparatifs des noces. Peut-être, il ne savait pas du tout, à ce temps-là, que depuis rien que trois ans il se serait installé  définitivement à Rome.
J’ai beaucoup aimé mon grand-père, mais, à travers les récits fascinants de ma mère, j’ai appris à aimer et préférer ma grand-mère, même si je n’avais d’elle que le souvenir de ses cheveux blancs sur l’oreiller, de sa caresse chaude, de ses yeux célestes, presque transparents.
Lorsque ma tante Augusta mourut, en 1997, puisqu’elle était la dernière survivante de toute sa génération, du moins parmi les parents les plus proches, un véritable vide s’empara de moi aussi que de ma sœur et de mon frère. D’un côté, la « zia Augusta » avait participé à tous les passages de notre vie, nous protégeant avec son humour et sa maladroite sagesse ; de l’autre nous partagions vivement avec elle un sentiment qu’elle faisait semblant de nier et même ridiculiser. La conviction intime que le passé ne meurt pas.
Donc, justement en raison de notre rapport profond avec elle, où toute rhétorique avait été toujours absente, au lendemain de la mort de la tante Augusta je descendis dans sa cave avec mon frère, armés de tournevis et de couteaux, à la recherche du secrétaire d’Alfredo.
La cave était étroite et bien humide. Le vieux meuble, submergé de valises moisies et de matelas défoncés, n’avait plus un des quatre pieds. On prit alors, sans réfléchir, la décision que ce n’était pas la peine de le sortir dans le couloir des caves, plein de toiles d’araignée, ni d’essayer de le vendre. Nous attaquions donc sans attention ce gardien abandonné qui nous accueillait pourtant de façon bienveillante, avec son typique parfum du fameux acide borique, qu’Alfredo considérait comme un véritable élixir de longue vie. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, l’ouverture fut facile. En fait, les tiroirs étaient vides, à part une hécatombe de cafards raides morts.
Est-ce qu’ils ont tout mangé ? Est-ce que quelqu’un, sous les ordres de la tante Augusta à tout jeté ?
En fait, elle avait toujours nié l’existence des lettres d’amour. Nous ne trouvâmes que de vieilles cartes postales.
Rentrés à la maison de ma tante, désormais presque vide, nous nous assîmes sur le lit catafalque qu’elle avait laissé un jour sans savoir qu’elle serait tombée… et quelque temps après disparue dans une chambre d’hôpital très inconfortable.
Nous avions désormais oublié les lettres lorsque ma sœur s’aperçut d’une chose grise pointant en dehors de la couverture indienne. Elle se lança pour la prendre. Mais, la pantoufle résistait. Émerveillés et redevenus d’un coup enfants, nous eûmes peur, avant de retrouver l’esprit et jeter un œil au-dessous du lit.
Parmi d’autres cafards, pas tous morts, il y avait un sachet noir des poubelles, encastré entre la pantoufle et le dessous du lit.
Bref, la tante Angusta, bibliothécaire pendant toute sa vie, conservatrice paresseuse d’objets inutiles jusqu’à la poussière la plus pourrie, avait gardé, avec sa proverbiale lucidité, le même esprit que les archéologues. Conserver, conserver, conserver.
Beaucoup moins respectueux et pas du tout philologues, mes frères et moi, nous n’attendions même pas un instant.
En ouvrant cette petite boîte revêtue de papier fleur, nous découvrîmes un petit trésor, dont je me suis vite emparé, au nom de ma proverbiale inconscience.
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Mes grands-parents à la plage, avec ma tante Maria et ma mère

Macerata 18 juin 1910 – dans l’après-midi
Je t’avais promis, mon cher Alfredo, et je l’avais fait très sérieusement à moi-même de ne plus revenir — pour beaucoup de raisons — sur certains discours. Et je suis énormément désolée puisque ta lettre ne me permet pas de le faire : il y a en fait deux choses — mon amour et ma dignité — qui me sont tellement chères que je ne peux pas laisser ainsi, sans réponse, ce que tu me dis.

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Ma grand-mère Agata en 1910

C’est l’éloignement, certes, qui crée les malentendus, et jamais comme cette fois-ci je n’en avais ressenti. Combien pouvaient-ils en créer mes mots ! Combien de désapprobations aurais-je pu trouver en toi ! Je les entendais, tes désapprobations. Mais, voyons, mon Alfredo, jamais je n’aurais pu croire que ma loyauté même — trop de loyauté, je le reconnais — pouvait susciter de la méfiance. Je le perçois bien, tu sais, qu’en toi la pensée ne fait qu’un avec la parole… Quant à moi,  j’ai transformé ma confiance en toi en une véritable foi… Pourtant, il est déjà un peu de temps qu’il t’arrive de penser et de dire : « Gare à toi, si tu n’étais pas l’Agata dont je rêve ! Gare à toi, si même un peu tu te dérobais à mon idéal de l’amour ! » Et que veux-tu que je te réponde, à ce sujet ? Puis-je me faire moi-même des éloges pour te rassurer, pour te dire que tu n’as rien à craindre ? De quoi pourrais-je te rassurer ? Non, à la méfiance je réponds par ce peu de douleur et de silence, dans l’espoir ardent que la confiance absolue arrive — spontanément et pas par une imposition — lorsque toute ma vie qui déjà t’appartient sera à toi, totalement. Pour le moment, on ne m’accorde pas cette joie — confions à l’avenir et au courage !
Pour ce qui concerne l’autre méfiance, provoquée par quelques-uns de mes éclats d’amour, trop ardents peut-être — que je devrais aussi savoir reconnaître et comprimer —, je peux te le dire, Alfredo. Si c’est vrai qu’on ne peut pas atteindre les 27 ans sans rien comprendre des amertumes de la vie, il est vrai aussi que mon âme de jeune fille a fait tout ce qu’elle pouvait, avec tous les sentiments, pour réagir contre la société, contre les amies, contre tout ce qui voudrait montrer la vie par son côté douloureux. C’est aussi pour la savoir le moins que possible, la vie, que j’ai aimé par autant de passion la maison à moi ; c’est pour le désir infini d’assurer de la sérénité à mon cœur de femme, à ce cœur que l’écho des misères humaines n’a pas pu toucher, pour l’endurcir, cet écho qui pourtant arrivait jusqu’à moi, comme il se vérifie malheureusement pour toutes les jeunes femmes ; c’est pour cela que j’ai tellement aimé les séjours dans la paix absolue d’une campagne reculée où ne pouvaient pas arriver les rumeurs et les mille autres misères du monde. Je vais te dire une chose. Je n’ai lu quasiment plus de livres depuis mes vingt ans… Veux-tu savoir pourquoi ? Les livres habituels (toujours les mêmes), destinés aux « jeunes filles bien élevées », ne me suffisaient plus. D’ailleurs, je ne voulais pas lire non plus d’autres livres où j’aurais pu trouver bien sûr quelques satisfactions pour l’esprit, mais aussi des choses qui m’auraient apporté du mal. Juges-tu cela étrange ? Voyons, mon âme a été toujours réfractaire, de façon naturelle, à se faire empoisonner par les tristesses de la vie, mais aussi de façon volontaire — tu comprends ?
Sais-tu combien de scepticisme de jeunes filles comme nous ont retrouvé dans autant de cœurs féminins qui, n’ayant pas su de véritables joies, ne regardent la vie de l’homme que sous un semblant mauvais et erroné ? Cependant, moi je n’ai pas renoncé pour cela à ma foi inébranlable dans le triomphe de l’amour, de la vertu même dans l’âme masculine, en attendant, confiante, mon amour… toi ! Sans le savoir, et pourtant, j’avais tout l’élan, tout l’enthousiasme idéal de mes quinze ans — avec une seule différence : avec plus d’ardeur dans l’âme ! C’est là ma faute, n’est-ce pas, Alfredo ? C’est pour cela que sans me comprendre l’on peut arriver à me juger mal !
De toute façon, dans le cas présent de notre dernière brouille, tout cela n’a pas trop de place. Car l’enfante la plus enfantine — entendant son amoureux dire : « des larmes féminines ont pu parfois me faire plaisir, mais tu n’admets pas que j’en parle » — elle aurait compris qu’en ce moment-là tu te souvenais d’une autre femme ou de quelques autres femmes qui avaient traversé ta vie. Peut-être l’enfant — une véritable enfant — n’aurait-elle pas montré son chagrin, sa jalousie — mais penses-tu, Alfredo, que ton enfant à toi t’avait déjà supplié trois ou quatre fois —, Dieu sait, par quelle ardeur ! — de ne pas nommer le passé.

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Ma grand-mère Agata en 1910

Tu vois, mon cher, je n’aurais jamais rien demandé de ton passé, ni je n’en aurais pas voulu parler, moi. Reconnais-moi, toi qui es sévère, mais juste, que je n’ai fait que répondre à toi, à ce propos ! Certes, n’ayant plus 15 ans je n’aurais pas pu me faire des illusions en imaginant qu’un homme de 36 ans venait vers moi n’ayant aimé d’autres femmes que moi, dans sa jeunesse — aucune femme, tu vois, ne pourrait se faire d’illusions jusqu’à ce point ! Néanmoins, même si j’avais tout ignoré, n’aurais-je pas également tout appris, de toi, par toi même ? N’avais-tu pas fait, déjà dans une de tes premières lettres, un aveu dans lequel, sans rien confier, tu faisais tout comprendre ? As-tu oublié cette lettre ? Moi, non ! Je pourrais les répéter, presque par cœur, les mots qui me firent pleurer à chaudes larmes, où tout le bonheur demeurait, avec l’orgueil de recevoir à jamais le don du cœur et de la vie de celui que j’aimais ; et avec la première impression impétueuse d’une jalousie immense devant le constat de l’existence réelle d’un passé, même si désormais mort.
Et toi, m’accusant de comprendre que tu as vécu, tu as voulu plusieurs fois, ici, évoquer un passé sur lequel je te priais toujours de te taire — et, quand tu étais déjà loin, c’est toi qui m’as voulu évoquer une vie plus laide —, tu t’en souviens ?
Ce fut alors que je ne résistai plus, et que je te montrai toute mon âme, et je te suppliai de te taire — et toi, depuis lors, un jour tu m’as parlé d’une épreuve que tu m’avais donnée, une épreuve d’amour que tu ne pouvais pas répéter ; un autre jour d’une rencontre ; et maintenant, la troisième fois, tu me parles de la commotion pour les larmes de cette… voilà, n’est-ce pas toi celui qui me fait voir d’autres femmes dans ta vie, celui qui provoque, avec ma jalousie, mes mots douloureux ? Je ne dis pas cela pour t’accuser, attention, je le dis seulement afin que tu me comprennes, si c’est possible, que c’est juste en te voyant attiré par ton souvenir que j’ai souffert à l’idée que les souvenirs du passé demeurent dans la vie d’un homme, même si elle est tout occupée par l’amour.
C’est justement cela que j’ai voulu te signifier quand je disais que ton âme devait avoir forcément beaucoup de souvenirs. Et je pensais alors cela pour la première fois, parce qu’il s’agissait de mon amour à moi, parce qu’il s’agissait de toi que j’aime tellement… N’en parlons pas de cela ! C’est mieux ! N’avais-je jamais pensé à cela, avant ? Ne m’étais-je jamais occupée de ce qu’un homme pouvait ressentir ? Si tu savais, mon cher, comment voudrais savoir m’expliquer ! Et je m’aperçois que je ne sais pas, que je ne sais pas !

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Ma grand-mère Agata en 1910

Et je t’ai obéi, sache-le, en chantant aujourd’hui de pleines gorges au ciel bleu printanier ce matin, chargé de nuages ce soir — heureuse, malgré tout, parce que je t’aime assez, même trop ! Et je t’ai refait certains discours, juste à cause de ta lettre qui me les demandait. Mais, regarde bien, ils se réfèrent à un épisode mort, bien mort ! Parce que je t’ai promis hier que je ne veux plus penser à ce dont j’ai triomphé, quitte à essayer, avec le temps, d’être généreuse, piteuse envers… Je te l’ai promis et je ne me dérobe pas, moi, même si ta lettre me fouette — me pardonnes-tu ce verbe ? — un petit peu…
Et je suis ici, pour toi seul, prête à me faire observer par toi, autant que tu le voudras. Je peux très bien te regarder en face, tu sais, et te laisser libre de lire dans mes yeux, le front levé, moi, qui n’ai péché que de sincérité envers toi, d’une sincérité absolue et dévouée. Comme si tu n’étais pas que mon amour, mais mon Dieu même… Est-il trop grand, est-il irrévérencieux ce mot ? Peu importe — c’est ainsi que je t’aime — et viens donc m’étudier, mon amour : ce n’est pas moi, certes, qui rentre dans le nombre des femmes qui se dérobent, qui cachent et font semblant !
ton Agata à toi, pour la vie

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« (Celui) qui a donné
a donné
a donné…
(Celui) qui a eu
a eu
a eu…
Oublions le passé ! »

« Chi ha dato
ha dato
ha dato…
Chi ha avuto
ha avuto
ha avuto…
Scordiamoci il passato »

Simmo ‘e Napule, paisà ! Chanson de Fausto Cigliano

Giovanni Merloni

(1) après la mort précoce de son mari, l’incontournable « zio Tito »

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 13 janvier 2014

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