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Inutile de vous dire que mon séjour à Rome, pour lequel j’avais prévu une halte rajeunissante de trois jours et trois nuits, a été une déception totale. D’abord le retour dans le quartier « umbertino » de piazza Fiume, avec ce pèlerinage dépourvu de sens dans un endroit que ma mémoire avait fourni d’un piédestal peut-être disproportionné…
Mais je vous raconte ce qui s’est passé par le menu.
Quand je suis arrivé à cet hôtel trônant dans la rue Calabria, le concierge m’a très bien accueilli. C’était un jeune homme sur la trentaine, désormais habitué au train-train de cette petite auberge qui se remplit et se vide en continuité de pullmans de touristes japonais, allemands, anglais, russes… Il aurait pu bien me dire, comme le personnage incarné par Gino Paoli :
Ils vont de bas en haut,
des couples toujours pareils
je ne les vois plus
même pas avec
mes lunettes…
Mais, celui-ci n’avait même pas cette ironie, ce sens du drame de la vie. Dès le premier regard réciproque, j’ai compris que ce n’était pas la peine ni d’entamer une discussion sur les gens qui vont et viennent ni de lui expliquer ou de lui demander quoi que ce soit. D’ailleurs, il ne me disait rien et ne me voyait même pas lorsqu’il me donnait la clé de la deuxième chambre à gauche, au deuxième étage.
Rentrant dans la chambre, je fis le compte : j’habitais dans ces mêmes murs avec ma famille il y a soixante ans ! Tout me semblait différent : le couloir plus petit, la chambre plus grande. La fenêtre… En écartant le rideau occultant tout rayon de soleil, je dus constater que la fenêtre à double vitrage avait un poignet tout à fait différent… j’ouvris. L’ancien encadrement en pierre de taille avec le tout simple garde-corps abîmé n’avait pas changé, ainsi que les volets. J’eus un bref élan suicidaire : suis-je venu ici juste pour une fenêtre ?
Le soir, petit à petit, le courage est revenu. Je me suis glissé dans la rue au moment où les magasins et les boutiques fermaient. Angoissé par cette animation dépourvue de joie, je me faufilai dans la rue Sicilia, sur la gauche. Une rue tranquille et austère qui mène jusqu’à via Veneto comme une épée. J’avais faim, et la vue, sur la droite, du lycée où ma mère avait étudié ne me donna aucune émotion… Je m’arrêtai juste un instant à regarder la sortie secondaire de cette prestigieuse école. De là, chaque fois avec une expression différente, sortait Ambra. C’était il y a cinquante ans…
Une légère inquiétude s’empara de moi, avant de s’évanouir au fur et à mesure que l’idée d’une pause alimentaire prenait le dessus. Je traversais via Veneto ; ensuite, je passai à côté de l’Harry’s-bar ; enfin, j’embouchai la descente vers le centre et, quelques mètres après, je me décidai à entrer dans un petit restaurant sur la gauche.
Quand je sortis, je fis une petite promenade jusqu’à la fontaine de piazza Esedra, puis, en revenant vers l’hôtel, je m’arrêtai devant l’ambassade américaine. D’un coup, je me souvins des manifestations pour le Vietnam et des
Yankees, go home !
…ou des nombreuses multiples occasions qui m’ont catapulté ici ou là dans ce quartier en fin de compte anonyme, triste, étranger. Un quartier qui n’a jamais eu la chaleur de Trastevere ou l’authenticité de Campo de’ Fiori. Ou peut-être, c’est justement ce manque de personnalité qui lui a donné la possibilité de s’adapter aux changements. En rentrant dans l’hôtel, je m’étais complètement rassuré. Il n’y avait rien à faire, je n’avais aucune tâche à exploiter. Ce quartier, de plus en plus rempli d’hôtels et de restaurants, aurait bien pu se transformer en un seul grand village ne se consacrant qu’aux gens de passage. Rien ne pouvait se coller à ces murs…
Je pensai pendant un instant à Paris et me demandai pourquoi là-bas, même dans les beaux quartiers, très aristocrates, bâtis à cheval des siècles XIX et XX, on ressent une identité qui nous parle ? Où est-il le secret d’une société ainsi vivante ? Ici, on dirait une Varsovie bombardée tout en laissant les palais debout, où tout le monde est parti. La petite euphorie collective dont je me souvenais s’est totalement volatilisée.
Il me semble de vivre dans la réalité ce que vit James Stewart dans le film « La vie est belle » de Franck Capra. Je me vois traverser avec James le cauchemar de frapper aux portes des gens qui font partie de ma propre vie et de ne rencontrer que des refus… « Je te fais voir ce qu’il arriverait dans ton village si tu n’étais pas né », avait dit ce personnage mystérieux — son Ange-Gardien — descendu sur terre pour le sauver. Et moi, j’ai vu les mêmes choses. À la place de mon ancienne maison, il y a maintenant un hôtel et tout le monde jurerait qu’il y a eu toujours un hôtel… Les rues sont peuplées de gens qui n’ont aucune mémoire de ce dont je me souviens…
À quoi bon demander l’horaire ? Oui, c’était en fin d’après-midi. La bande des Bersaglieri faisait son apparition, en courant, au croisement de la rue Piave avec la rue XX septembre. Y a-t-il quelqu’un qui se souvienne de la joie de vivre ?
Le lendemain, je payai l’addition et quittai l’hôtel. Heureusement, ma valise avait deux roues et la promenade était assez brève pour atteindre la gare. J’attendis des heures dans un bar métallique placé dans le vide au-dessous du grand toit projeté vers l’avenir.
En cette situation, tout à fait pénible, j’appris la mort de José Saramago, l’écrivain auquel je me sentais alors particulièrement attaché. Peut-être, pour sa capacité de se prendre au sérieux sans en avoir l’air…
Le retour anticipé à Paris ce fut long et incommode. Entre Rome et Florence, je dus me contenter d’un strapontin. Entre Florence et Bologne, je dus partager mon compartiment avec une famille japonaise agitée. Entre Bologne et Milan, je dus attendre que les lasagnes que j’avais attaquées avec trop de voracité cessassent de me suffoquer.
Assis finalement dans le train de Paris-Gare de Lyon, je m’endormis.
Un petit garçon en caleçons courts et bretelles s’approcha de moi. Il sautait continûment et n’arrêtait pas de parler. Avec lui, il y avait un autre garçon, plus petit, très maigre ainsi qu’une fille à l’air rêveur.
— Comment t’appelles-tu ?
Je ne pouvais pas répondre. Il me dit son nom, et celui des autres. Mais je ne voulais pas interrompre le rêve pour en prendre note. Je préférai l’oublier.
— Est-ce que tu peux nous accompagner ? Nous sommes seuls, notre mère ne nous donne pas la permission de sortir. Sauf s’il y a quelqu’un comme toi… un grand !
Dubitatif, je donnai mes deux mains au plus petit et à la fille, tandis que le petit Gian Burrasca sautillait devant nous. Avançant sur le trottoir de la rue Piave, ce dernier faisait le cicérone :
— Ici, sur la droite, il y a LA MADRE DI FAMIGLIA, vous avez besoin d’une paire de chaussettes ? En face, plus avant sur l’autre trottoir il y a CACCETTA, un magasin de chaussures… Dans cette traverse, au fond, il y a le barbier. Mon père et moi, avec mon frère, nous y venons assez rarement. Mais, cette enseigne qui roule comme une hélice c’est cool !
Par la sombre et triste rue Piave (moins triste que via Calabria, en vérité), nous débouchâmes enfin sur une rue plus large, lumineuse, juste un peu sinistre pour le sens de vide qu’elle émanait. Je n’avais pas noté la foule de gens désœuvrés accourant et s’accoudant aux rambardes. Je n’avais pas noté les rambardes non plus. Quand les deux trottoirs furent comblés de têtes et de bras en noir et blanc — qui sait pourquoi ? — j’entendis le silence et j’eus peur. Accoudé à ma portion minimale de parapet, les trois enfants serrés à mes jambes, je vis une figure surréelle, très élégante même si habillée de haillons colorés, avancer comme une marionnette, un bâton doré dans la main. À proprement dire, le bâton ne restait jamais dans une de ses mains, droite ou gauche, mais il passait de l’une à l’autre, toujours en suivant, dans l’air, des parcours nouveaux et inattendus.
— Le mazziere ! hurla Gian Burrasca.
— Il dirige la bande, ajouta le frère
— … La bande militaire, précisa la sœur.
Quand la bande arriva, avec ses trombes, ses plats et ses tambours, une émotion violente me transperça, et je me réveillai.
C’étaient les lasagnes, que je n’avais pas digérées. Je regardai hors de la vitre. Je lus OULX. Le train s’approchait de la frontière française. Je pris le blouson en dessus de ma valise et je l’endossai comme une couverture. Essayant de ne pas glisser sur le siège vide à côté comme dans un lit, je m’efforçai de garder une position adaptée à cette digestion précaire. Petit à petit, la tachycardie s’apaisa et je pus m’adonner au souvenir de cette vision, très forte, du tambour-major qui dirige la bande comme un mécanicien guiderait son train. Ou comme Totò. Avec ce petit ondoiement de la tête et du corps…
À nouveau endormi, je crois, je me trouvai dans la même rue XX Septembre. Mais, il n’y avait plus de rambardes. La foule suivait de près le cortège des soldats. Les trois enfants voulaient absolument « rattraper la bande ». Nous courûmes alors pour rejoindre ce vacarme. Le mal à l’estomac disparu, je m’aperçus des larmes jaillissant de mes yeux avant de se lancer partout ! Tout était physique, enivrant, merveilleux, jusqu’au changement de la garde devant le Quirinale, que l’arrivée en course de Bersaglieri ne réussit pas à rendre moins triste.
Fatigué, comme si j’avais supporté une journée de lourd travail, je raccompagnai les enfants chez eux, dans un appartement au deuxième étage, via Calabria 17.
La mère souriante m’accueillit et m’invita à m’asseoir d’une façon péremptoire. Je ne pouvais me dérober. La petite radio allumée, tous les meubles appuyés aux murs pour créer un peu d’espace, je fus spectateur invisible (car personne ne s’occupait de moi) d’une petite fête de carnaval.
– « A carnevale ogni scherzo vale », riait la petite fille à l’air taquin
— « Au carnaval de la marquise, toute moquerie est admise », traduisait pour moi une très jolie vice-mère, s’apprêtant à lire, d’une voix impeccable, une fable aussi belle qu’impressionnante, la petite sirène de Hans Christian Andersen.
— Pizza, ricotta, Oreste… boum ! (*) hurlèrent les douze ou treize enfants, tous ensemble, tandis que la vice-mère, une cousine de Romagne qui s’appelle Luisa, m’expliqua que cette expression est un peu l’équivalent de Girotondo…
Tourne, tourne en rond
tombe le monde
tombe la terre
tout le monde
tombe à terre !
Les trois enfants, timides au commencement, prenaient déjà l’envol. Il y avait de très bons petits paninis avec le beurre et la pâte d’anchois, le chocolat chaud et… la crème avec une petite écorce de citron. En levant la tête, on pouvait se régaler à la vue des serpentins en guirlandes. Pourtant, le vacarme total ne manquait pas de poésie. Une multitude d’enfants entre les cinq et les dix ans se lançaient réciproquement de confettis et de serpentins dont apparemment on avait fait une provision inépuisable.
La fête finie, la jeune fille, calée dans le fond d’un fauteuil, feuilletait un grand livre illustré, tandis que les deux mâles chuchotaient :
— Parmi les invitées, qui était-ce ta préférée ?
— Celle qui était Cendrillon, habillée en rose, dit l’enfant maigre. Et toi ?
— Moi je me suis fiancé avec la verte, Peter Pan, répondit le plus grassouillet.
Sur le quai de la gare de Lyon, en m’adressant vers la ligne 1 du métro, j’essayai de ranger mes émotions en désordre. Apparemment, Rome m’avait dit adieu, ou alors Rome s’était faufilée dans ma poche ou, plus intimement, dans ma gorge et mon estomac, décidée à me suivre, à partager mes expériences présentes et futures.
Quant à Paris, il m’accueillait avec sa frénésie concrète.
Giovanni Merloni
(*) Deux enfants se tiennent par la main les bras croisés, tout en cheminant en avant et scandant : « Pizza, ricotta, Oreste… ». Quand ils arrivent à « BOUM » il refont le même parcours à l’arrière, tout en scandant à nouveau la ritournelle.
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 22 janvier 2014
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La lumière des photos en couleurs ramène aux souvenirs en noir et blanc : la ritournelle est d’une teinte indéfinissable…