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(Au crépuscule, quand la nuit commence à tomber)
J’avais oublié de vous dire que dans mon voyage à rebours dans la mémoire j’ai cogné un soir, entre chien et loup, contre un objet que je ne pouvais voir, tellement il était fondu avec l’obscurité de la cour parisienne. Au-delà de cette porte cochère qui n’a pas changé depuis le XVIIe siècle, le désobligeant (ou cabriolet à une place) était encore là, garé sous le vieux marronnier dans l’attente qu’un quadrupède costaud le sorte avec sa précieuse charge d’idées et de projets dans les rues du quartier. Avait-il appartenu à une des protectrices de Jean de la Fontaine ? Était-ce le cabriolet à une place de la remise (*) de Calais, où traînait avec de confus projets d’amour Yorik, le protagoniste de l’incontournable Voyage sentimental à travers la France et l’Italie dont nous a fait cadeau Laurence Sterne ? D’ailleurs, cet objet sans vie, abandonné depuis des siècles dans un obscur entrepôt de décors théâtraux, n’avait pas été ressuscité pour un film en costume, mais justement pour moi.
Plus probablement, dans mes souvenirs flottants entre chien et loup, je ne m’étais pas aperçu que c’était la Giardinetta de mon père, qu’il avait abandonnée au bout du trottoir en descente, avant de se décider à chercher un mécanicien pour la remettre en marche. J’entrai sans difficulté dans le désobligeant et, puisque le siège était encombré de paquets pourris, je profitai de l’impeccable strapontin blanc. Blanc ? Oui, j’admets que c’est étrange, mais ce petit siège de réserve se détachait dans la nuit de lune pleine comme une fée souriante vêtue de rideaux transparents.
Tandis que mes frères entraient et sortaient de la porte opposée, je me souvins très nettement de cet après-midi où l’on nous avait tirés en quatre épingles pour faire un tour en voiture avec le « babbo » et que cette petite aventure familiale avait échoué tristement. La Giardinetta ne donnait pas signe de vie. Et, tout simplement, sans le prix de consolation d’une glace ou d’une meringue avec la crème fouettée, nous rentrâmes déçus dans la maison sombre. Pourtant, cette immobilité — périodiquement dérangée par les petits sursauts que mon frère ou la sœur provoquaient — se figea de façon tellement agréable dans mon corps assis que je me sentis autorisé à sauter d’un souvenir à l’autre suivant un parcours, aussi hasardeux que prodigieux, que cette immobilité rendait paradoxalement possible.
On sentait l’essence, mêlée au goudron du garage. La Mercedes blanche pouvait bien appartenir à quelques mafieux clandestins venant de cette mystérieuse porte en fer, toujours fermée, juste à la hauteur de la Giardinetta en panne, d’où sortaient des hommes de fatigue avec des sacs de charbon sur l’épaule. Pour moi, c’était un parfait désobligeant, un coin séparé tout à fait irremplaçable. Noblesse désoblige.
Mon cousin Paolo Perrotti, psychanalyste au visage humain, aurait tout reconduit à la mère. Car elle, par le biais de sa rêverie, s’appuyant à sa mémoire fabuleuse ainsi qu’à son talent sans faille (lui permettant d’évoquer comme possibles des choses normalement impossibles), la mère peut allumer la mèche de la volonté. Il ne m’a jamais trouvé un rapport entre les rêveries de ma mère et ce strapontin au ressort parfaitement huilé dans l’ancienne désobligeante ou dans la Mercedes Benz blanche du garage endormi.
Il ne m’avait pas expliqué non plus l’émotion qui se reproduisait quand je m’asseyais sur le muret du garde-corps, et que je me laissais ravir par la contemplation de ce qui se passait dans la rue : le fou en chaussettes noires qui endossait des slips rouges en dessus d’un redoutable collant noir ; les fils électriques faisant scintiller le trolley du « filobus » vert pâle montant en direction de piazza Fiume, après avoir frôlé de ses gommes épuisées via Veneto et via Boncompagni, ce lieu de rencontres forcées où j’avais plusieurs fois cueilli la joie unique, en rentrant tard avec mes parents distraits, de m’asseoir à côté de la vitre courante et de me consoler en chuchotant à moi-même une espèce de lamentation muette : mmmmmmuuuummmmmmuuuummmm ; le rudimental nettoyage de la rue au couchant ; le piano sur roues, plus triste que drôle, que mon père appelait orgue de Barbarie, d’où se déclenchait une musique assez rudimentaire : Ar-ri-ve-der-ci Roma…
Je me souviens d’ailleurs de noms mystérieux, comme celui de LA MADRE DI FAMIGLIA (un magasin de vêtements pour tous à via Piave) ou LE SORELLE ADAMOLI (via Salaria), ou l’enseigne ITALCABLE qui donnait un air de luxe sérieux à l’immeuble sombre d’en face, au coin de via Boncompagni. Et je note l’étrange coïncidence de la présence aujourd’hui — juste à l’angle de ce même édifice à l’enseigne changée — du cabinet du notaire qui curieusement m’assista en occasion de mon « retour », en 1984, dans le même appartement de coopérative où ma famille s’était transférée en 1954…
(Je parlerai bien sûr du traumatisme profond que ce nouveau déménagement provoqua en ma mère, obligée de se transférer chez sa sœur Augusta dans une maison très spartiate qui n’était pas la sienne ; et aussi mon personnel égarement de vivre, trente ans depuis, une deuxième fois l’installation dans cette même maison et ce même quartier où les fantômes du passé ne cessaient de voltiger.)
Je crois avoir déjà parlé quelque part de ma passion pour les terrasses panoramiques ou aussi pour les balançoires suspendues juste au-dessus de l’écume de la mer, de cette soif d’infini où se cache toujours, probablement, le désir d’une rencontre… Tout en attendant l’arrivée d’un visage et d’une silhouette unique, d’un corps et d’une âme qui nous manque gravement, j’essaie de profiter du talent tout à fait rare dont ma mère m’a fait cadeau. Apprenti sorcier, j’essaie de l’imiter et surtout de ne pas me figer longuement dans une stérile contemplation de mon égarement.
Mon cousin prêchait aussi, avec une assurance contagieuse, la pensée mobile, indispensable pour s’en sortir des tours vicieux de la perte. Si mon père avait suivi ce conseil, en nous invitant à abandonner la Giardinetta à sa mort provisoire, nous aurait bien sûr offert une glace dans le jardin de Fassi près du Corso d’Italia, ou alors une pizza ou une « mozzarella en carrosse » dans le vaste local via Nizza qui sentait le feu de bois… Nous aurions sauté de joie, comme l’enfant du pauvre chômeur de « Voleurs de bicyclettes » : « papa, la mozzarella en carrosse ! »
Donc, en empruntant librement les enseignements de mon cousin, je pourrais affirmer que si ma mère sans doute m’a transmis cette étrange attitude à mêler la réalité au rêve, sans renoncer aux bénéfices de la volonté, elle a été pour moi la quintessence de la pensée mobile. Mon père, plus silencieux et secret, m’a transmis en tout cas un certain esprit d’aventure et d’inconscience qu’en fin de compte son hypocondrie très humaine ne contredisait pas.
C’est pour cela que j’aime les balcons et la vue d’en haut des rues animées, où j’ajoute facilement les souvenirs qu’on me raconte, dont cette image des pompiers qui rentrent un jour, par cette même fenêtre, dans notre appartement au deuxième étage, pour y éteindre un incendie, heureusement très circonscrit. Cette image physique d’hommes lourds et pourtant agiles qui osent marcher sur le cornichon m’enthousiasmait énormément. Quoi, mon point d’observation au sommet du mât du vaisseau, va-t-il se transformer en passage, en porte tournante du grand hôtel, en trappe pour le passage des biscuits aux amandes dans le cloître du couvent des sœurs de Sogliano al Rubicone ?
Je ne peux pas tout reconstruire, bien sûr, dans ce passé révolu daignant revenir à l’esprit de but en blanc, sans jamais me prévenir, au risque de me trouver le plus souvent dépourvu de plume ou de papier pour prendre note.
Mais, il y a déjà des années qu’un projet bourdonne dans ma tête tiraillée. Maintenant, à la place de mon ancien appartement, un petit hôtel s’est installé. Son enseigne, « Albergo Priscilla », tout en évoquant les crânes ensevelis dans les catacombes homonymes, provoque en moi une petite hypothèse de transgression que j’hésite pourtant à concrétiser. Une chose banale, au fond. Il ne faut que téléphoner, ou écrire un mail : voyez, je voudrais d’abord savoir si vous avez des chambres au deuxième étage… Deuxième question : si vous occupez tout l’étage, je voudrais réserver une chambre du couloir à droite en sortant de l’ascenseur… Oui, une des chambres donnant sur la rue… Le bruit ? Peu importe, ce ne sera pas le même bruit qu’il y a… Mais, il me rappellera bien sûr quelque chose… Merci. Dernièrement, s’il vous plaît, c’est pour cette raison que je réserve en avance de trois mois… Je voudrais la deuxième chambre, juste au centre du couloir… Je suis né là-dedans, il y a très longtemps, à moins de cent mètres en ligne d’air du lieu précis de la brèche de Porte Pia… Saviez-vous qu’en cet endroit il n’y avait que des arbres, des fontaines ainsi que d’agréables promenades romantiques ?
Giovanni Merloni
(*) Robert : « Carrosse, voiture de remise : voiture de louage plus luxueuse que les fiacres « qui, au lieu de stationner sur les places, se tient sous les remises » (Littré).
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 21 janvier 2014
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arriver à habiller, sans rien perdre, l’émotion de fantaisie er de poésie – admiration Monsieur
@ Giovanni : la Giardinetta, déjà vue en couleurs « sépia », je crois. Le fume-cigarettes, accessoire quasiment disparu (même si tentative de Philippe Sollers).
Et beau dessin final.
C’est magnifique.Merci.