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Pour quelqu’un qui doit tout ce qu’il a à sa famille, à son père, à sa mère, à son frère, à sa sœur ; pour quelqu’un qui a vécu ses premiers vingt-trois ans et demi dans une famille ayant comme unique bien et fortune un appartement de coopérative dont le rachat final devait se réaliser après des années et des années de petits paiements échelonnés ; pour quelqu’un qui a eu rarement la chance de s’éloigner de sa ville de résidence et d’origine ; pour quelqu’un qui — rat de ville — a appris à aimer l’automne, l’hiver et le printemps comme des saisons rassurantes, dans lesquelles les probabilités étaient fort circonscrites de s’éloigner de son propre centre ne faisant qu’un avec des expériences et des émotions liées à la ville, aux vitrines, aux trottoirs, aux voitures garées tant bien que mal, au devoir de l’école ainsi qu’aux livres haïs ou aimés… il n’y a que les vacances pour s’apercevoir qu’il existe autre chose.
Giovanni Merloni Oubli et sagesse, Gulliver (partie du triptyque sur toile, 1990)
Heureusement qu’il y a eu des vacances ! Car je savais bien, de mes huit ou neuf ans, qu’il y avait une terrible fourchette d’inégalités infinies… Donc, s’il y avait bien sûr des familles qu’en raison de leur richesse devenaient esclaves de leurs résidences de campagne (ou de mer ou de montagne), il y en avait bien d’autres, habitant dans la banlieue ou dans les quartiers abandonnés du centre, qui n’avaient qu’un pauvre toit sur la tête. Donc, si chaque fin de semaine les plus fortunés partaient pour rejoindre leur villa avec jardin, par exemple à Ostia, les familles pauvres profitaient du train pour rejoindre elles aussi la plage d’Ostia avec le seul souci d’une serviette et d’un sac de carton rempli de « panini » préparés en avance.
Avant l’arrivée de la voiture, nous restions à Rome, prisonniers de notre maison sombre et rassurante, nous adonnant volontiers aux lectures des livres illustrés ou alors aux jeux que nous inventions nous-mêmes avec tout ce que nous trouvions dans le placard ou sous les lits. De temps en temps, nous allions en marche nuptiale à Villa Borghèse. Là, on nous laissait finalement libres de gaspiller toutes nos énergies par des courses déchaînées et sans but.
Au sujet des voitures et de leur rôle dans les vicissitudes familiales, on a parlé assez, je crois. Même si elles changeaient de forme et surtout de puissance avec le temps, les voitures de mon père représentaient objectivement des dépendances sur roues de notre maison, dont elles reflétaient les caractéristiques par le menu. Si pendant les trois saisons consacrées aux études — au-delà de la brève parenthèse des vacances de Pâques — les Fiat (« giardinetta » ou « mille et cent »), presque toujours vides et silencieuses, assumaient l’air nonchalant et paresseux de mon père, au cours de l’été elles se peuplaient de plusieurs significations, devenant théâtre d’un éternel balancement entre les curiosités sincères de ma mère et notre besoin croissant de transgression verbale, musicale et physique.
Les vacances, comportant le déplacement vers un lieu de villégiature, où le climat serait plus supportable vis-à-vis de la canicule tombante sur Rome de façon constante et régulière, devenaient de plus en plus indispensables.
Dans cette époque d’enfer comprise entre 0 et 9 ans — et surtout dans la période où mon père (député de cette partie méridionale de la Toscane) était obligé de quelques façons de s’y plonger le plus que possible —, une sage régie avait prévu l’alternance régulière entre deux endroits du même territoire très différents l’un de l’autre. Avant, depuis la mi-juin jusqu’en juillet on se déplaçait dans la maison d’une famille de Castel del Piano sur les côtes du mont Amiata, en y pratiquant avant la lettre une sorte d’agritourisme primordial. Ensuite, on se transférait à la mer, dans une auberge très spartiate trônant sur la plage de Giannella, alors complètement vide d’autres constructions, faisant partie d’un « tombolo » — une véritable oasis naturelle entre la mer et la lagune d’Orbetello — reliant le mont Argentario à la côte plus au nord.
Soit à Castel del Piano, soit à la mer, d’autres amis de mon père et de ma mère s’ajoutaient avec leurs familles. À Castel del Piano, ils louaient des chambres dans d’autres maisons à côté de la nôtre, tandis qu’à Giannella ils réservaient des chambres dans cette même auberge sur la mer.
Une situation très ressemblante à celle que Jacques Tati décrit dans ses « Vacances de Monsieur Hulot ». Avec la différence qu’ici manquait cet air de lieu de rencontre insouciante. On ne risquait pas de rester à jeun, bien sûr, mais au-delà des paninis avec jambon, fromage ou saucisson, ou beurre ou marmelade, les repas ressemblaient moins à ceux d’un restaurant ou d’une pension de campagne qu’à ceux d’un self-service…
Si la chaîne alimentaire était très élémentaire, l’impact avec la mer fut pour nous quelque chose d’extraordinaire, de merveilleux, mais de difficile aussi.
Je ne veux pas trop fouiller sur la question de la tête et du corps ou plutôt de la fatigue intellectuelle vis-à-vis de l’activité physique ni de la séparation entre le cerveau et le reste.
Mais il est évident que, sans avoir des constitutions fragiles ou chancelantes, ayant au contraire, heureusement, des corps sains, nous avons vécu de manière contradictoire, tout au long de l’enfance, notre rapport avec la nature et donc avec cet objet mystérieux représenté par la mer.
Mon premier amour, que je n’ai jamais abandonné depuis, c’est le sable. D’ailleurs, cette matière changeante et mouvante résume en elle, avec la notion de l’extrêmement petit, de la petite poussière qui glisse dans la main sous les rayons irisés, le coup d’oeil ou le sentiment des immenses étendues des sables du désert. De mes dix-sept ans j’imaginais souvent de manger du sable, de m’en combler, de me défouler sur autant de bien de Dieu, avec rage. Elle n’a pas que la saveur de la terre salée, on y découvre l’arome amer d’autant de choses oubliées par force. Le sable c’est la vie qui se déroule. Si j’en mange, je me révèle à moi même. Si je fais semblant que je suis désespéré, et que j’en mange et j’en crache beaucoup, l’amour même a la saveur du sable.
Les caresses sont sable, les baisers sont sable. Et lorsqu’on se souvient de quelque chose, c’est du sable qu’on se souvient. D’un sable obscène, parfois, avec tous ces mégots, ces restes de glaces, ces papiers et ces vomissures.
Pourtant, le sable n’est jamais sale. Elle purifie toute chose. D’ailleurs, ce sable frivole des vacances c’est peut-être un amour qui n’a pas eu le temps de grandir. Un amour qui meurt prématuré. Et pourtant, dans cette dernière saveur découragée que j’ai encore dans la bouche, le sable ne cesse de représenter l’espoir, l’attente de jours heureux.
Depuis toujours, j’ai été considéré comme un enfant trop sensible, ensuite comme un garçon maladroit et sans grâce, enfin comme un jeune homme « qui ne pouvait pas se marier » à cause de ses impulsions (ou pulsions) incontrôlées et rebelles. J’ai commencé à prendre conscience de ma normalité prodigieuse et inoffensive lorsque j’ai finalement appris à nager. Cela est arrivé à l’âge tendre de mes trente ans, lorsque j’ai rencontré, après d’infinies péripéties infructueuses, une femme intelligente et positive, que mon cousin psychanalyste appelait « normal-type ».
Au temps révolu de mes vacances à Giannella, j’étais prisonnier jusqu’au bout de mes contradictions physiques et mentales, en ayant d’ailleurs déjà la conscience. Quoi ? Mon père et ma mère, qui n’étaient certes de modèles d’attitude sportive, me reprochaient — sans le dire, évidemment… il suffisait d’un regard, d’un soupir — à cause de mon naturel engourdi, rêveur et distrait ?
Mais j’ai eu un jour mon moment de gloire incontestée. En 1952 ou 1953, à Giannella je retrouvais G., une petite fille de mon âge que je fréquentais à Rome. G. S., sa sœur aînée, s’amusait à se moquer de moi, en insistant jusqu’au vomissement, avec la complicité de ma sœur, que j’étais le fiancé de G. Normalement cela m’ennuyait, surtout quand il y avait des jeux plus brusques à exploiter avec mon frère et d’autres enfants de la plage. Mais dans les longues pauses forcées, lorsque l’ennui, ne faisant qu’un avec une étrange mélancolie, prenait le dessus, j’acceptais volontiers la compagnie fidèle de G. Elle me suivait dans mes promenades sans queue ni tête, rarement rectilignes. Ce jour héroïque — que j’aimerais pourtant inscrire dans une façon particulière, cachée et anonyme d’être héros — nous nous éloignâmes de la zone contrôlée par les adultes. Voulais-je m’isoler avec G. ? Voulais-je me plonger librement dans la mer sans être poursuivi par les appréhensions d’un de mes deux parents ? Je ne sais pas. Je suis sûr qu’on était loin, très loin du drapeau rouge hissé sur la rive pour alerter les familles contre les risques d’une mer rarement calme. On était presque au couchant lorsque nous établîmes notre base près d’un tronc blanc très expert des allers-retours de la mer à la rive et vice versa. On décida de nous baigner. G. était plus experte que moi. Je n’avais pas peur de me plonger, les yeux ouverts, pour voir de près le fond de la mer. On avança. D’un coup, je frôlai quelque chose avec la jambe. C’était un poisson. Avec facilité, je lui saisis la queue tout en essayant de le traîner vers la rive. G. hurla que le poisson était mort. C’était un thon, énorme pour un enfant. Comme il arrive toujours, même si elle n’était pas ma fiancée, G. se comporta comme une typique femme mariée. Pendant tout le retour, elle voulait que j’abandonne le poisson à la mer… En fait, on avait essayé en deux de traîner ce corps luisant et parfumé, mais il était trop lourd pour nous. Alors j’eus l’intuition. Je traînai le poisson dans la mer et comme ça, par une seule main, avançant dans l’eau à deux mètres de la rive je réussis à livrer mon trophée au propriétaire de l’auberge. Appelé par G., tout le monde vint voir. Le patron examina attentivement les branchies ainsi que l’état général du cadavre… Et finalement il prononça son verdict. Probablement, une barque de passage était la responsable de cette déchirure profonde que je n’avais pas notée. Le soir, puisqu’il y en avait pour plusieurs, tout le monde goûta ma proie anonyme et héroïque, sans aucune conséquence pour les nombreux estomacs concernés.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8 mars 2014
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Giovanni, ces souvenirs sont touchants et amusants. Le tableau est une pure merveille.
J’aime ta période picturale de 1990, comme une sorte de cubisme de sable.