Monsieur Yves Délagare centre le poids du crayon sur la feuille, tout en essayant d’éviter qu’elle se désarçonne de la rame, glissant à terre au milieu de la poussière et des taches de graisse.
Il se fraye un chemin dans cette matière blanche, en dessinant d’abord l’encadrement, comme s’il devait y forger un tableau qu’il devrait ensuite accrocher avec du scotch à la vitre coulante sous la pluie diagonale.
Il fait cela à la hâte, avec la précision vaine qui souvent accompagne la conscience du manque de temps. « Car il n’y a jamais le temps », dit-il comme d’habitude, en hochant les épaules. Mais, que ferait-il s’il avait tout le temps ? Ce manque de temps, dont il se plaint toujours, lui donne, au contraire, une sensation de liberté qu’il accueillit avec enthousiasme, par une sorte de sérénité enfantine.
Dans la certitude qu’il n’aura jamais le temps nécessaire pour atteindre son but, pour s’exprimer « jusqu’au bout », il s’adonne à ce jeu obsessionnel des fouilles dans sa tête pleine de mémoires et de personnages anxieux de ressusciter. Sans réfléchir que cette multiplication de la poste en jeu lui demande, au contraire, encore plus de temps.
Toutes les fois, le même adagio se répète. Il trace un rectangle sur un terrain vague à la banlieue de son cerveau. Il fait cela de la même façon qu’il a vu faire chez un ami fossoyeur qui l’invite toujours à ses enterrements comme à des fêtes : d’abord, avec des petits coups de pioche, il grave sur le sol un rectangle à peu près de sa propre taille ; ensuite il sape, posant au fur et à mesure ce qu’il trouve dans ses fouilles, diligemment sur les côtés de la fosse. Et, toutes les fois il se met les mains dans les cheveux, désespéré : vis-à-vis de ces immenses amas de débris, désireux de se lancer dans une nouvelle vie, le trou noir apparaît affreusement petit.
À la hâte, emporté par un sentiment de pénible impuissance, il essaie alors de tout y refouler dedans… sans y réussir. Il y a toujours des objets récalcitrants, ou plutôt des sujets à la figure vaguement humaine qui protestent ou essayent de le convaincre à faire une exception pour eux : « Il est évident que tu as besoin de quelqu’un qui te conseille, t’empêchant de faire encore des bêtises » lui dit par exemple un monsieur grand et maigre aux cheveux blancs qui profite d’un ancien tutoiement pour vanter des privilèges. D’autres, surtout des femmes qui peut-être lui reconnaissent un évident point faible, se risquent en offres d’échange en nature : « Si tu me laisses… juste le temps de m’acheter une robe rose de soie… tu verras ce qu’on peut faire ensemble, et tu toucheras le ciel du bout des doigts ! »
Sans compter l’épisode affreux d’un vieux camarade de l’école, mort à dix-huit ans, qui a essayé d’emmener son ancien copain dans la fosse avec lui, Monsieur Yves Délagare trouve de moins en moins l’envie de s’attarder autour de cette boîte empoisonnée. Il décide alors qu’il faut à tout prix trouver d’autres façons d’occuper son temps. Car il a bien compris que la vie même est un jeu obsessionnel. « La vie fonctionne mieux », se répète-t-il pour s’encourager un peu, « lorsque les soucis, les fantômes, les aspirations, les pas longs et rapides, qui deviennent courts et lourds avec le temps, glissent derrière l’œil (ou l’oreille) pour vaguer dans le cerveau comme des épaves dépourvues de conscience ».
C’est peut-être pour se soustraire à cette activité rétrospective dangereuse — qui serait impraticable au dehors de ses quatre murs et de la complicité irresponsable de son ordinateur toujours branché avec le reste du monde et toutes ses perturbations — qu’il a intensifié ses voyages pendulaires en train.
Monsieur Yves Délagare a décidé dorénavant de ne pas se prendre trop au sérieux. Il a tout de même envie d’ouvrir la porte aux paroles. S’il n’a pas su cumuler assez de preuves et témoignages du passage sur terre de ses benjamins, ou qu’au contraire cette documentation lui semble excessive et disproportionnée, il peut bien parler de soi. Pourquoi pas ? Qui peut l’empêcher de raconter sa vie, même dans ses contradictions ?
Maintenant, qui pourrait l’empêcher de s’asseoir hors du Panthéon ou de s’allonger sur les dalles humides du parvis de Saint-Laurent, s’adonnant sans défense à la danse des images nettes ou inconsistantes qui peuplent son arrière-pensée ? Qui peut l’empêcher de flâner parmi ces pierres sculptées, juxtaposées, se faufilant dans ces escaliers gris encastrés au milieu de murs blanchâtres ? Qui peut l’empêcher, nous disions, de raconter, de se souvenir, ou de tout oublier ?
L’espoir venant des mots se transforme dans ses mains en géographie d’argile, car il aime se plonger dans le lit-tapis d’une prose tordue et labyrinthique, ayant l’attitude de le contraindre à construire patiemment avant de démolir violemment.
Maintenant, dans un moment « x » de son voyage — ce n’est pas dit qu’il descendra à la prochaine station — il replie sa feuille en quatre, l’empoche avec des tickets et des listes de numéros et de noms ne faisant qu’un avec ses nombreux mouchoirs. Patiemment, il cherche un objet parmi les ingrédients tout à fait banaux et répétitifs des gens du train. Cette fois-ci, son regard s’est arrêté sur une bande de nylon ressortissant d’une valise en haut, essayant d’en décrypter l’inscription. Une fois reconstruit le glorieux nom HERMÈS, il est presque prêt à seconder son ondoyant esprit de conversation.
Et maintenant, assis sur le strapontin d’un train pendulaire à l’heure de pointe, se prenant pour une statue de carton-plâtre, il s’amuse à entretenir son occasionnelle compagne de voyage donnant la vie, rien que pour le plaisir d’elle, à des marionnettes louches et hardies, tout en maîtrisant avec désinvolture leur rébellion dans les coulisses de son petit théâtre de mots. Il se résigne à expliquer à sa contrepartie, bon gré mal gré, comment est faite la boîte de ses petits cachots et de ses lots édifiés hantés de liens sentimentaux et de sang à arroser. Il s’attarde même à éclaircir combien pèsent les cages et aussi la quantité d’escamotages qu’on peut envisager pour en sortir et y rentrer sans être vus.
Il se complait même lorsqu’il déclare à sa voisine de strapontin combien il aime la vie, toujours et partout. Peut-être, c’est à cause de cela que la chaleur de la vie s’installe au centre de tous ses discours :
— Quoi qu’il arrive, la vie est douce, tiède, réchauffant. Nous en attendons les bénéfices avec la même ténacité qui accompagne notre quête du printemps au milieu de l’hiver ou, ajouta-t-il d’une expression tout à fait baroque, l’ivresse d’une étreinte telle un formidable antidote à la solitude ennuyeuse et sordide !
Plus tard, dans le carnet tombé à terre des mains trop engagées d’Yves Délagare, une petite phrase, a été diligemment transcrite : « Vous parlez de la chaleur, monsieur… Vous entendez bien sûr la chaleur de la salle d’attente de la Gare de… mais, attention ! La dernière fois que j’y ai passé mes quarante minutes entre deux trains, le chauffage était en panne et les coulisses s’ouvraient continûment ! »
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 23 avril 2014
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« La vie est douce tiède », inutile de chercher le printemps au milieu de l’hiver, il suffit d’être patient, et il revient toujours …
quelle chute !
À (la gare de) l’Est, rien de nouveau ?
L’écriture est pendulaire aussi.