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Comme vous avez pu le constater, cette petite passerelle de poètes français et italiens se déroulant sous forme de « portrait du dimanche » s’inspire surtout à l’idée du partage du plaisir de la lecture. Pour une pleine compréhension de l’importance de leurs œuvres, il faudrait un travail dont je ne peux pas me charger à présent, même si parfois j’aimerais (et devrais) le faire. Comme pour Aldo Palazzeschi (1885-1974), écrivain et poète tout à fait particulier dans le panorama littéraire de mon pays.
Particulier et original déjà dans le nom « Palazzeschi », qui m’avait toujours touché et que je découvre maintenant comme nom de famille d’une grand-mère de cet auteur. En fait, en italien, « Palazzeschi » semblait jaillir d’une fusion artistiquement volontaire du mot « palazzi » (« palais, immeubles ou hôtels particuliers » aussi) et l’adjectif « pazzeschi » (fous, farfelus et toujours inattendus).
Assez probablement, ce nom « trouvé » — qui servit au poète pour remplacer le nom de son père qui avait essayé de le fourvoyer de ses aspirations intimes — fut adopté en pleine conscience par cet homme assez anticonformiste, toujours à la recherche de quelque chose que le miroir de l’existence (ou de la société italienne de la première moitié du siècle dernier) lui cachait ou déguisait.
Je ne saurais pas dire si une traduction en français, même la plus fidèle, pourra effectivement transporter ici, dans le monde actuel, les vers de Palazzeschi — ce « maudit Toscan » (1) qu’on peut aussi considérer comme un « poète Toscan maudit » vis-à-vis de ses contemporains — que je viens de choisir, pour vous, à peu près un siècle depuis leur première publication.
Mais je crois que la force révolutionnaire de ce poète unique en sortira de toute évidence.
Je compte bientôt revenir plus analytiquement sur ce maître où la pertinence parfois diabolique du mot se lie strictement à la recherche dramatique du sens de la vie le plus profond et intime.
Beaucoup de critiques évoquent Gabriele D’Annunzio parmi les premiers inspirateurs de la poésie de Palazzeschi. Je trouve au contraire une singulaire affinité entre celui-ci et Giovanni Pascoli. Car la recherche de Palazzeschi est surtout musicale et psychologique. D’ailleurs, si Palazzeschi est de toute évidence le plus grand entre les poètes futuristes italiens, on ne peut pas coincer Palazzeschi dans cette avant-garde (sous l’hégémonie, dans le bien et le mal, de la figure contradictoire de Filippo Tommaso Marinetti ; et pourtant illustrée par des artistes incontournables comme Boccioni, Carrà, De Chirico, Balla, Depero et le Sironi des « paysages urbains »).
Aldo Palazzeschi profita bien sûr, surtout à l’époque de ses premières sorties poétiques, de l’appartenance à ce groupe fort motivé, qui dialoguait activement avec toutes les avant-gardes internationales ayant Paris comme moteur primordial. Mais il s’en détachait, d’abord au nom d’une irréductible intransigeance « esthétique » par rapport à l’instrumentalisation politique du futurisme (surtout littéraire), ensuite pour une exigence de solitude.
Si Palazzeschi fut beaucoup aimé par Italo Calvino (2), il est évident que sa personnalité — « aristocratique et populaire » à la fois — n’a rien à voir avec celle de Cesare Pavese, par exemple.
On pourrait, d’ailleurs, essayer de développer un parallèle (littéraire, artistique ainsi que politico-culturel en général) entre l’expérience d’il y a cent ans — dont Palazzeschi fut témoin et protagoniste à l’intérieur du futurisme et à côté du mouvement surréaliste — et le creuset d’intelligences de la maison d’édition Einaudi à Turin dans les années 40, qui virent Pavese dans une position similaire, de participation active et indépendante à la fois vis-à-vis du groupe conduit par Elio Vittorini et Giulio Einaudi.
Si on a le temps et l’occasion, on pourra, un des prochains dimanches, à travers une petite sélection de quelques textes en prose, mettre à nu les immenses difficultés rencontrées par Aldo Palazzeschi, homme tout à fait réfractaire et indisponible aux rhétoriques ainsi qu’aux méchancetés du fascisme. Sa « résistance passive » au régime (se traduisant aussi dans un long séjour à Paris) fut spontanée et nette, ainsi que sa difficulté à s’engager dans une lutte positive.
C’est probablement à cause de cet objectif isolement humain et politique que l’œuvre de Palazzeschi a toujours rencontré un succès alterne ainsi que des périodes d’oubli.
Aldo Palazzeschi, le poète « saltimbanque »
un siècle depuis
Le miroir (3)
Là, dans un coin de ma chambre,
gît un sale décrépit miroir
ovale, une lumière obscène reflétant
assez mal.
Que me regardes-tu, effronté, vilain d’un miroir ?
Que me regardes-tu ? Est-ce que tu crois
que j’aie peur de toi,
vieux vêtement dégueulasse ?
Tôt ou tard, je te mets en mille pièces, tu verras !
Effronté ! Tu crois que tu vas prendre
mon visage, parce que le tien
te manque, le mien est blanc,
le pauvre, mais le tien, que tu n’as pas,
est celui de l’étang le plus sale
le plus vieux.
Là toujours cette gueule
impassible égale, dans le coin
de ma chambre, cette lumière
qui reflète mal.
La mienne est égale toujours,
la tienne est toujours égale,
laquelle est la gueule à nous ? Laquelle ?
Est-ce que tu le sais ? Le sais-je, moi ?
Je te hais ! Et parfois, hélas, je t’aime,
par toute ma haine !
Et je m’approche de toi, en vainquant
l’écœurante répugnance
de la présence obscène
que tu veux maintenir dans ma chambre.
Tu es blanc, et je suis blanc aussi.
Je me rapproche d’un air impassible, et toi
d’un air impassible tu te laisses rapprocher.
Dis-moi, me reflètes-tu ou bien me rejettes-tu ?
Tu me fais voir un homme
qui me fait pitié !
Quelle gueule blanche !
Tout égal est son visage !
Si je ferme les yeux
cet homme là-bas
il me semble mort.
Quelle uniformité de blanc
sur ce visage !
Tout enfariné et pétri,
comme celui d’un petit clown
inconscient de ses vêtements
et de ses déguisements
qu’on lui colle dessus par nécessité.
Au-dessous de l’œil gauche
on voit le frémissement
d’une étoile rouge,
l’on dirait que par sa vivacité
elle, continûment, bouge.
C’est étrange, juste un peu
de voir vraiment
dans un ciel de céruse
une étoile de rubis.
Ces cheveux roux,
roux et frisés !
L’implantation au front
ne pourrait pas être plus belle,
chaque mèche s’en fuit
par une voie capricieuse
en finissant dans un anneau
ou dans une boucle.
Cet énorme manteau
rouge éblouit mes yeux,
j’ai peur, je te hais, lâche d’un miroir.
Que me fais-tu voir ?
Un homme qui me fait
peur, un homme
tout rouge, quelle horreur !
Qu’il dégage, qu’il dégage cet homme,
sale miroir maudit !
Non, regarde,
je veux me rapprocher de toi,
je veux vaincre l’horreur.
Voilà, j’y reviens de nouveau,
peut-être pendant de longues heures,
ou alors pendant tout un jour
avec toi, mon étrange compagnon.
Dis-moi, qu’est-elle la vie que tu fais ?
Quelle vie vis-je ?
D’étranges vies, toutes les deux !
Pourquoi me fais-tu voir un homme
qui me fait peur ?
Pourquoi fais-tu cela ?
Sache que je ne te regarde pas pour me voir,
je te regarde pour te voir.
Je te regarde parce que je te hais,
et que je t’aime, hélas !
Je te hais parce que je te regarde,
je te hais parce que si je te regarde je ne te vois pas,
je te hais parce que je ne te crois pas.
Pourquoi ne me dis-tu, alors
si celui que tu me laisses voir
c’est vraiment moi ?
Antonio Donghi – « L’altalena », 1941
Rio Bo (4)
Trois maisonnettes
aux toits aigus,
un vert petit pré,
un ruisseau exigu : Rio Bo,
un vigilant cyprès.
Microscopique village, c’est vrai,
au-dessus, il y a toujours une étoile,
une grande magnifique étoile,
qui lorgne à peu près
la pointe du cyprès
de Rio Bo.
Une étoile amoureuse ! Qui sait
si jamais en aura
une grande cité.
Carlo Carrà – « Il pino sul mare », 1921
La fontaine malade (5)
Clof, clop, cloch,
cloffete,
cloppete,
chchch……
Elle est en bas
dans la cour
la pauvre
fontaine
malade.
Quelle douleur
que l’entendre
tousser !
Elle tousse,
elle tousse,
un peu,
elle se tait,
à nouveau
elle tousse.
Ma pauvre
fontaine,
le mal
que tu as
presse
mon cœur.
Elle se tait,
ne jette
plus rien,
elle se tait,
on n’entend
aucune sorte
de bruit.
ou peut-être
elle est morte ?
Quelle horreur !
Ah, non !
La voici,
de nouveau
en train
de tousser
encore.
Clof, clop, cloch,
cloffete,
cloppete,
chchch……
La phtisie
la tue.
Mon Dieu
son éternel
toussotement
me fait
crever,
un peu
oui d’accord,
mais tellement !
Quelle barbe!
Mais Habel,
Vittoria !
Courez,
fermez
la source,
son toussotement
éternel
me tue !
Allez !
Mettez
quelque chose
pour la faire
finir.
Ou même….
mourir !
Madone !
Jésus !
Non plus,
non plus !
Ma pauvre
fontaine,
par le mal
que tu as,
tu finiras,
tu verras,
par me tuer
moi aussi.
Clof, clop, cloch,
cloffete,
cloppete,
chchch……
Antonio Donghi – « Tevere », 1931
Qui suis-je ? (6)
Qui suis-je ?
Suis-je peut-être un poète ?
Certainement pas.
Elle n’écrit qu’un mot, bien étrange,
La plume de mon âme :
Folie.
Suis-je donc un peintre ?
Non plus.
Elle n’a qu’une couleur
La palette de mon âme :
Mélancolie.
Un musicien, alors ?
Pas davantage.
Il n’y a qu’une note
Sur le clavier de mon âme :
Nostalgie.
Suis-je donc… que suis-je ?
Je mets une loupe
Devant mon cœur
Pour bien le montrer aux passants.
Qui suis-je ?
Le saltimbanque de mon âme.
Aldo Palazzeschi
Mario Sironi – « Aereo » 1915
(1) Voir le livre homonyme de Curzio Malaparte
(2) Lettre de Italo Calvino à Palazzeschi du 9 juillet 1966 : « Cher Palazzeschi, ce qui m’enchante dans vos nouvelles c’est le dessin géométrique qui se cache derrière les cas humains. En vous lisant, je découvre que mon idéal stylistique est justement celui-ci. Je vous suis très reconnaissant pour votre dédicace ainsi que pour le plaisir de la lecture. Affectueusement Votre Italo Calvino ».
(3) dans « Poèmes », Firenze 1909, traduction Giovanni Merloni.
(4) Dans « Poèmes », Firenze 1909, traduction Giovanni Merloni.
(5) Dans « Poèmes », Firenze 1909, traduction Giovanni Merloni
(6) Dans « Poèmes », Firenze 1909, traduction François Livi, sur Anthologie bilingue de la poésie italienne p. 1284-1285, Gallimard 1994.
Merci pour ces découvertes poétiques dominicales!
Mario Sironi mériterait, lui aussi, un survol…