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Giovanni Merloni
X, Y, Z, W… IV/VI, un geste innocent et blasphème
De quoi s’inquiétait Upsilon ? De quoi s’interrogeait X ? Le petit groupe d’anciens amis du « duo » qui faisait une fois le beau et le mauvais temps au bar Central, avaient beaucoup plus d’informations que les deux membres de ce couple critiqué.
Quelqu’un d’eux connaissait en fait, depuis longtemps, ce Double-Ve de Villedouce. C’était un bon diable qui travaillait dans un foyer à l’esprit communautaire, où l’incursion subite de la silhouette svelte d’Upsilon avait eu l’effet d’une petite déflagration.
Tout le monde savait d’ailleurs que Zêta n’était pas la sœur cadette d’Upsilon ni sa demi-sœur non plus. Elle avait été adoptée quelque temps après sa naissance… le jour même que la mère d’Upsilon avait risqué mourir pour un avortement affreux. Heureusement, dans le chaos du bar, grâce aussi à la présence de quelques rares figures illuminées, les teintes sombres de cette histoire douloureuse se mutaient presque sans transition en anecdotes comiques ou alors en fables multicolores. Quelqu’un tranchait des louanges vulgaires aux parties plus cachées du corps sanctifié de la belle novice, tandis que le reste des présents, comme dans le Décaméron du Boccace, s’apprêtaient à entendre des suites scandaleuses avant de trancher quelques commentaires imprononçables.
En vérité, personne n’en savait rien. Ce que la voix du peuple disait avec insistance c’était probablement l’unique chose vraie au sujet de la petite Zêta aux yeux d’émeraude : le jour où elle avait su être orpheline de père et mère depuis la naissance, elle avait décidé de prendre les vœux.
« Mais pourquoi X ou Upsilon, ou les deux ensemble, ne viennent-ils pas nous joindre un jour ? » demanda par un geste circulaire l’un des habitués du bar. « Ce serait l’occasion d’une belle rapatriée et, petit à petit, ils seraient renseignés de circonstances d’importance vitale pour eux ! »
Au quatrième jour après le rêve de l’avalanche — encore vivante dans sa mémoire —, X décida de parler à sa femme et tirer au clair tous ces malentendus qui risquaient traîner leur union qui sait où. Il interrompit sa promenade au bord de la mer pour rentrer vite à la maison, à l’heure où, d’habitude, les deux femmes âgées mangeaient dans la cuisine en religieuse solitude. Il aurait pu entamer avec Upsilon une discussion sereine, sans polémiques, dont il avait étudié tous les détails…
Malheureusement, sa femme n’était pas là. À sa place, le téléphone sonnait avec une insistance sinistre. X répondit à contrecœur, car il avait deviné qu’il aurait écouté, pour la première fois, la voix, surprise, d’un inconnu. Celui-ci, sans aucune honte, avait demandé d’Upsilon. Sans hésiter, X avait répondu : « Ne vous inquiétez pas, elle arrivera chez vous dans les moindres délais », avant d’accrocher brusquement.
Dans l’esprit prudent et craintif d’X, cette déchirure, ouvrant grand les portes d’une imminente rupture, désormais presque inévitable, avait été provoquée par le rêve de l’avalanche. Tôt ou tard, les nœuds s’affichent… et notre vie précipite !
Néanmoins, X ne réussissait pas à s’expliquer le comportement d’Upsilon pendant les derniers jours. Pourquoi avait-elle interrompu ses voyages pendulaires en restant, telle une statue de sel, là où personne n’avait plus l’habitude de la voir ? Pourquoi recommençait-elle, maintenant ?
X avait peur d’une accélération de cette dérive. Il avait surtout peur de plonger à nouveau, comme dans le film d’une mort annoncée, dans ce rêve de l’avalanche, resté suspendu sur sa tête comme l’épée de Damoclès…
D’ailleurs, au cours de ses pérégrinations sur les sables déserts et gelés de Villecalme-Plage, l’obsession d’un geste à accomplir l’avait persécuté. « Je ne dormirais pas cette nuit. Je boirai mon poison, mais je ne m’étendrai pas dans ce catafalque conjugal n’ayant plus raison d’être ! » Sa vie avait changé brusquement, du jour au lendemain, quand il avait commencé à oser, à marcher sur une route interdite, contre lui-même… Oui, il ne risquait plus de glisser dans le vice de la pantoufle ! Il était passé bien au-delà de cela, il se trouvait nu-pieds, dans la boue gelée, obligé d’entamer une nouvelle vie, de se trouver un abri, des amis… Tout pouvait se perdre dans un seul déclic. Que restait-il à faire ? Comment empirer cette situation déjà compromise ? « Je vais effectuer le geste blasphème, tout à fait innocent, que j’ai toujours rêvé… »
Il s’agissait d’enjamber le mur du couvent où sa belle-sœur Zêta demeurait recluse… Un acte assez grave et même délictueux, certes inavouable et tout à fait solitaire…
Jusque-là, il avait considéré ce projet comme une bravade qu’on pourrait juste emprunter aux films de Fantomas ou alors aux histoires de grands spadassins-séducteurs totalement dépourvus de scrupules. Une proposition qui aurait demandé la faveur d’une nuit obscure et même noire…
Mais, voilà… Le fait même d’avoir songé à ce mur du couvent des Carmélites ne faisant qu’un avec son clocher filiforme et sinistre, éloigné sur le côté opposé du village, là où la route se transforme en sentier de montagne… Avec un étrange plaisir, X vit s’ouvrir devant ses yeux écarquillés les précises circonstances en train de se dérouler, des événements qu’il croyait avoir définitivement oubliés au milieu de son fameux rêve coupé… lorsqu’il avait entendu cette rumeur sourde, peut-être le son d’une cloche essoufflée… C’était la réplique sonore d’une lumière indistincte qui pointait parmi le violet pâle des glycines dégoulinantes du haut mur blanc du couvent. Mais le mur qu’il connaissait grossier, très abîmé, n’était pas du tout blanc ! Il avait donc rêvé d’un mur caché et inconnu, placé probablement à l’intérieur de l’enceinte religieuse ! Avec cette lumière inexistante en nature, que sa belle-sœur évoquait à chaque fois de son inaccessible parloir et qu’elle avait répétée le 2 novembre dernier, lors de leur rencontre clandestine à Villecalme-Plage ! Une espèce de mot de passe pour atteindre son monde renversé, que sanctifiaient l’habit blanc et l’éloignement du monde… Et pourtant cette lumière, dans son rêve obsessionnel, s’était vite transformée dans le récit de la lumière même, qui enfin noyait, engloutie avec quelques petits fours, grands comme une seule bouffée, dans la gueule sombre d’une trappe, dans le parloir austère. Un lieu inaccessible comme une frontière ouverte et fermée à la fois, que X envisageait d’emprunter à plusieurs reprises. Par la trappe…
Profitant du silence et de l’indifférence de la nuit, même s’il n’était pas du tout un athlète, X réussit à rejoindre le sommet du mur d’enceinte du couvent des Carmélites, se découvrant une force tout à fait inattendue. Il s’était pourtant tailladé une main sur des triangles de verre que les religieuses cloîtrées avaient enfoncés sur l’étroit passage pour décourager les cambrioleurs et les souris. Voyant sa main ensanglantée, X dut forcément récupérer sa dimension d’hypocondriaque invétéré en songeant sans transition au tétanos qui l’aurait bien sûr attrapé s’il ne courait tout de suite, comme il aurait fait d’habitude, à la pharmacie. Mais cela était un truc bien connu, un contrepoids dont il se servait souvent pour se donner l’élan, pour ne pas lâcher prise : « Ainsi je meurs vite et l’on n’en parle plus » se dit-il, dans son esprit de funambule sans choix. Ensuite, le cœur battant, en proie d’états d’âme difficiles à décerner, il était resté longtemps à califourchon du mur, jusqu’à oublier sa main rouge et noire.
Au-delà du mur blanc recouvert de glycines, il y avait un sombre ruisseau, aboutissant dans une fontaine d’où jaillissait un pathétique arc-en-ciel de lucioles. Autour de la fontaine, l’on pouvait entrevoir un pré en pente légère. Une parfaite moquette noircie par la nuit.
La peur imposait à son cœur un rythme martelant, s’effondrant chaque fois dans l’estomac vide… il aurait voulu peut-être revenir sur ses pas, mais les jeux étaient faits. De l’autre côté du mur, dans la rue, en ce coin extrême de pays où le monde terminait, deux couples de jeunes anticonformistes ne cessaient de frapper avec des bâtons contre les poubelles métalliques, se réjouissant maladivement pour ce vacarme qui allait épater les Carmélites.
X ne pouvait pas revenir en arrière. D’ailleurs, il aurait sans doute essayé quelques fausses manœuvres, s’écorchant contre les clous et les aspérités du mur. En plus, dans le dernier trait, il aurait dû forcément sauter, tombant juste au milieu de ces gamins et gamines à l’air tordu… Au contraire, glisser au sol du côté du couvent c’était assez facile…
Dans la stricte perspective du jardin sombre, l’immeuble gris des religieuses plongeait dans le sommeil… Juste au rez-de-chaussée, on avait oublié d’éteindre la lumière. Au milieu de la fenêtre allumée, l’ampoule solitaire formait un halo d’opaline se confondant avec la brume. Distinguer un corps en mouvement là-dedans aurait été assez difficile. X n’avait même pas eu le temps de réaliser cette première scène. Quelques instants depuis, quelqu’un éteignit la lumière. Sans difficulté, par la fenêtre ouverte, par un opportunisme tout à fait inhabituel, X pénétra à l’intérieur.
Avec sa grande merveille, là où normalement on a à faire avec un hall d’entrée ou une grille, ou alors une porte doublement verrouillée… une gigantesque trappe séparait le monde des religieuses de celui des pécheurs impénitents.
X eut l’impression de calquer les planches d’une immense scène circulaire sur roues. Un manège sans chevaux, renfermé dans une cloison impénétrable : « puisque je n’ai pas d’espoir, je ne suis pas autorisé à entrer dans ce lieu de joie », se dit X, tout en se demandant si c’était encore possible de revenir en arrière, se sauvant dans le monde, parmi les communs mortels.
Heureusement, il n’était pas claustrophobe et s’arrangeait bien dans le noir plus noir que le noir. Dans un coin de la trappe, il trouva une couverture militaire, s’étendit sur le plancher rugueux avant de s’endormir comme un caillou…
Giovanni Merloni
Ce conte-récit est articulé en six chapitres, dont le premier a été publié dimanche dernier, le deuxième mardi 23 et mercredi 24. Prochaines publications : samedi 26 et dimanche 28 septembre.
Ah, ces histoires de couvent (et ces illustrations merveilleuses)…
ne sommes nous que des lettres…